Au rebours de notre doxa, une analyse des conséquences de l'introduction de la logique économique dans le monde éducatif. Et ça marche, apparemment. Mais aux États-Unis...

 

"Premier obstacle ? La nostalgie. Aux États-Unis comme en Europe, on idéalise le passé, les bons professeurs d'antan et l'école communale ou républicaine. Une idéalisation sans motif, dit Caroline Hoxby"

G. Sorman

 

Caroline Hoxby, qui fait autorité en économie de l'éducation, est aussi l'une des rares économistes de renom de sexe féminin, et afro-américaine. Pour elle, l'éducation est une entreprise comme les autres. En la débarrassant de tout romantisme et de toute considération politique, elle se demande si cette entreprise est rentable. Dès l'instant, dit-elle, où les fonds investis dans l'éducation sont considérables, l'interrogation n'est pas illégitime. Mais comment en mesurer la productivité ?

Calculer l'investissement à l'entrée est relativement simple ; comme pour n'importe quelle activité, il ne s'agit que d'argent. Mais, à la sortie, que produit cette entreprise et comment l'évaluer ? À l'échelle d'une nation, cette production est du capital humain ; de ce capital humain, en quantité et en qualité, dépendra le développement économique. Mais il n'existe pas d'instrument de mesure précis de ce capital. En théorie, il conviendrait de connaître le coût de la formation de chaque individu, puis de rapprocher cet investissement initial de la production du même individu au cours de sa vie entière. Comme c'est impossible, les économistes se contentent d'apprécier la productivité du système éducatif par les résultats scolaires moyens obtenus par les élèves à la sortie de 1'" entreprise". Aux États-Unis, un test national fondé pour l'essentiel sur la maîtrise de la langue et du calcul permet des comparaisons dans le temps : à la sortie des high schools, équivalent des lycées en Europe, la tendance est à la baisse. Un autre indice inquiète : celui des étudiants qui désertent les établissements, les drop out.

En France, on ne dispose pas d'instrument de mesure comparable ; le taux de réussite au baccalauréat, qui pourrait servir d'indicateur, n'en est pas véritablement un, car il n'est pas homogène dans le temps. On ne sait pas si le niveau des élèves monte ou si celui du baccalauréat baisse. Aux États-Unis, cette baisse du niveau scolaire est une source d'inquiétude nationale. Elle est aussi une ombre portée sur l'avenir de l'économie américaine ; plus une économie se fonde sur la qualité du capital humain, plus son futur en est tributaire.

 

 

Le niveau baisse-t-il ?

 

Les tests nationaux constituent un indice imparfait, mais significatif ; il laisse prévoir avec suffisamment de certitude ce que sera l'itinéraire personnel et la productivité économique des élèves. De mauvais élèves pourront devenir des entrepreneurs exceptionnels, mais, en moyenne, ce ne sera pas le cas. Le marché reconnaît cette relation probable entre le niveau scolaire et l'efficacité économique, puisque les salaires de départ tiennent le plus grand compte des diplômes obtenus. Cette prime à l'éducation ne cesse de progresser aux États-Unis à mesure que l'économie dépend plus de la matière grise ; si, à l'usage, la prime n'était pas justifiée par les résultats obtenus, il est évident que les salaires baisseraient.

Le capital humain est décisif, puisque le taux de croissance est indexé sur son évolution. Mais qui en est comptable ? L'individu, en fonction de ses capacités intellectuelles, ou le système éducatif ? Aucun doute, selon Caroline Hoxby : le système éducatif est responsable. Quand, à la sortie de l'école, les résultats nationaux évoluent à la baisse, ce n'est pas le signe d'une érosion de l'intelligence de la population, mais d'une baisse de productivité du système dans son ensemble. Le niveau baisse quand l'école baisse ; cela est vrai en moyenne sans l'être nécessairement pour un individu particulier. Il existe donc de mauvaises écoles, mal gérées, et de mauvais enseignants ; sur eux, on peut agir plus aisément que sur les enfants, qui sont ce qu'ils sont. Il revient aux économistes de l'éducation de proposer des réformes de l'entreprise éducative pour en améliorer la productivité. Ce n'est pas une tâche facile. Dans un monde où tout change, seule l'école reste paradoxalement immuable : non pas, explique Caroline Hoxby, que l'imagination et les solutions manquent, mais les résistances sont considérables.

Premier obstacle ? La nostalgie. Aux États-Unis comme en Europe, on idéalise le passé, les bons professeurs d'antan et l'école communale ou républicaine. Une idéalisation sans motif, dit Caroline Hoxby. Les fonds investis naguère dans l'éducation étaient faibles, les élèves peu nombreux, l'impact de la formation sur des économies préindustrielles ou industrielles, négligeable. Il était aussi plus aisé de recruter des enseignants de qualité à bas salaires, car la considération sociale pour le statut d'enseignant était une motivation suffisante ; l'économie était moins compétitive et les diplômés, les femmes surtout, moins sollicités par des activités plus rentables dans les entreprises. Ce marché de l'emploi a totalement changé. Un diplôme peut aujourd'hui conduire, au choix, à l'enseignement ou à l'entreprise ; celle-ci, en règle générale, paie plus et récompense mieux l'efficacité et les initiatives. Dans les écoles américaines (jusqu'à l'université), les rémunérations, comme en Europe, sont médiocres, et l'avancement opère à l'ancienneté, pas au mérite. Plus rien ne garantit que les meilleurs iront enseigner, et moins encore que ceux-ci resteront dans l'enseignement ; la problématique n'est pas distincte des deux côtés de l'Atlantique. Il convient donc d'améliorer la productivité de l'entreprise éducative par des incitations économiques, sans trop d'égards pour les traditions. L'effort prioritaire devrait porter sur les high schools plutôt que sur l'école élémentaire, estime Caroline Hoxby, car c'est, aux États-Unis, le maillon faible.

L'école élémentaire ? Ce sont, dit-elle, des garderies plutôt que des lieux d'enseignement. Un peu de discipline et quelques notions de vocabulaire et de calcul ne requièrent pas une réflexion économique approfondie ni une réforme d'ensemble. Les enfants ne désertent pas les écoles élémentaires, tandis que dans les high schools l'absentéisme est devenu considérable. Celles-ci font toute la différence : c'est à leur sortie que la baisse du niveau est constatée. Autre preuve de leur inefficacité : alors que le nombre de lycéens qui entrent à l'université s'accroît, ceux qui y achèvent leurs études diminuent en pourcentage. Le niveau à la sortie de la high school est devenu insuffisant pour permettre au grand nombre de suivre un enseignement supérieur. Sur ce point, les États-Unis et la France se ressemblent.

 

 

Le chèque-éducation

 

Comment rendre les high schools productives ? En théorie, rien de plus aisé. Il se trouve, sur le marché des idées, une proposition et une seule que Caroline Hoxby défend, imaginée à l'origine par Milton Friedman dans les années 1970, le voucher system, connu en français sous l'appellation de chèque-éducation. En raison de la personnalité controversée de son inventeur, le chèque-éducation a la réputation d'être "ultra-libéral", une sorte d'irruption du capitalisme dans le service public. Il n'en est rien. Le chèque-éducation est compatible avec le service public, il s'inscrit à l'intérieur de l'enseignement public, il ne le privatise pas. C'est une sorte de troisième voie, dit Caroline Hoxby, destiné à rendre plus productif le service public de l'éducation, et non à s'en débarrasser.

Le principe est simple : l'État, les États ou les collectivités locales, responsables du service public de l'éducation, attribuent à chaque famille et pour chaque enfant, sans tenir compte des revenus, un chèque-éducation valable pour n'importe quelle école publique ou privée sous contrat. De ce libre choix parental (voire celui de l'enfant concerné), on attend que les intéressés sélectionneront les meilleurs établissements. Milton Friedman considère que les "consommateurs" d'éducation savent ce qui est bon pour eux ; ils échappent ainsi à l'obligation de la carte scolaire qui, aux États-Unis, est imposée aux parents. Pour les établissements, le chèque-éducation représente tout ou partie de leurs ressources budgétaires. Si l'école est choisie, elle prospère ; si elle est écartée, elle périclite et peut disparaître. On attend de cet exercice que les établissements entrent en compétition pour attirer les élèves. Ils devraient y parvenir en recrutant les meilleurs enseignants et en adoptant les meilleures pédagogies ; ce qui suppose de les rémunérer en fonction de leur qualité. Le chèque-éducation ne peut donc fonctionner qu'assorti d'une totale liberté de gestion des établissements ; en théorie, il engendrera un cycle vertueux où les écoles se comporteront comme des entreprises, en quête d'optimum.

Contre le chèque-éducation, les syndicats d'enseignants aux États-Unis sont unanimes ; ils avancent que le système discriminerait en incitant les parents à regrouper leurs enfants par ethnie (ce qui, de fait, est déjà le cas, en raison des regroupements de population dans des quartiers souvent homogènes). Ils laissent entendre que ni les parents ni les enfants ne seraient capables de discerner les meilleures écoles, mais se laisseraient berner par des arguments fallacieux. (en réalité, la publication des résultats par école est un bon indicateur de la qualité de l'établissement.) Alors que le projet de chèque-éducation est disponible sur le marché politique depuis une trentaine d'années, les syndicats d'enseignants sont parvenus à s'y opposer avec succès à peu près partout ; lors d'un referendum exemplaire sur le sujet, en Californie, en 1987, le chèque-éducation a été rejeté par la population. Les parents ont écarté une réforme qui leur était a priori favorable. Avec quel argument les syndicats ont-ils emporté la conviction populaire ? La nostalgie, essentiellement : les annonces télévisées financées par les syndicats jouèrent sur la nostalgie de ce qu'on appelle, là-bas comme ici, l'"école républicaine". Cette notion est d'autant plus sensible aux États-Unis - comme en France - que, dans un pays d'immigration, l'école est le creuset où se constitue la citoyenneté.

Malgré cette résistance syndicale et populaire, le chèque-­éducation est parvenu à s'imposer çà et là, en particulier en Floride et surtout à Milwaukee.

 

 

Une expérience convaincante

 

À partir de ces expériences témoins, il est possible de vérifier la validité de la théorie de Milton Friedman.

Le cas de la Floride, reconnaît Caroline Hoxby, n'est que partiellement convaincant. Sa principale vertu est politique : la Floride étant équitablement partagée entre les partis républicain et démocrate, le chèque-éducation y a été accepté par tous pour tenter de relever le niveau défaillant des high schools. Le chèque-éducation ne serait donc ni de gauche, ni de droite. Mais nul ne l'utilise, car il ne représente qu'une infime fraction des budgets des écoles. Sa simple menace aurait cependant incité les directeurs d'établissement à réfléchir en termes de productivité : le chèque-éducation comme pédagogie ?

L'expérience de Milwaukee est plus persuasive ; pour les économistes, elle est presque parfaite. Le chèque-éducation y a été instauré en 1998, puis annulé en 2002 à la suite d'un changement de majorité municipale, puis restauré en 2004. Il a été possible, pour Caroline Hoxby, d'en calculer les effets, avant, pendant et après. Milwaukee, de surcroît, compte une importante minorité hispanique, des immigrés mexicains pour la plupart, dont les résultats scolaires étaient médiocres ; avant le chèque-éducation, ces élèves étaient assignés, par une carte scolaire contraignante, à des écoles de quartier "ghettoïsées". Le chèque-éducation attribué à toutes les familles de Milwaukee a eu pour effet de redistribuer les élèves entre toutes les écoles de la ville ; les parents hispaniques ont effectué leur sélection en fonction des résultats publiés des divers établissements. Au terme de cette expérimentation en grandeur réelle, Caroline Hoxby a mesuré les résultats vérifiables ; il en ressort une amélioration variant entre 5 et 10 % pour l'ensemble des élèves de Milwaukee, avec une progression plus importante pour les enfants hispaniques que pour la population d'origine locale. La liberté de choix des parents a conduit, ainsi que le prédisait la théorie de Milton Friedman, à un gain de productivité pour l'ensemble du système, avec un bénéfice plus marqué en faveur des plus défavorisés.

Ce progrès ne semble pas spectaculaire, mais il changera la vie de ceux qui en ont bénéficié, et aura des effets induits positifs pour l'économie dans son ensemble. Caroline Hoxby pense aussi que la seule création du système a provoqué une dynamique du changement dans l'ensemble des établissements scolaires, qu'ils soient concernés ou non par le chèque-éducation : une amélioration de l'équilibre général. On retrouve là la vertu pédagogique évoquée dans l'expérience de Floride.

Malgré les vertus démontrables du chèque-éducation, il se heurte, partout où il est expérimenté, aux mêmes réticences corporatistes. Ainsi, au Chili, pays très influencé par les théories de Milton Friedman, le chèque-éducation est la règle ; mais les résultats sont médiocres, parce que les gouvernements (de gauche depuis le départ du général Pinochet en 1990) refusent de financer les chèques à un niveau suffisant pour accéder aux écoles privées, plus onéreuses que les écoles publiques ; au sein même de l'enseignement public, les parents ne peuvent pas choisir dans la transparence, parce que les directeurs d'école refusent de publier leurs résultats. Cette application médiocre du chèque-éducation, bien qu'il soit accepté dans son principe, nuit aux plus pauvres qui restent dans de mauvaises écoles publiques, tandis que les privilégiés fréquentent les écoles privées. Le corporatisme des enseignants publics renforce donc la discrimination sociale que le chèque-éducation pourrait en théorie réduire.

 

 

Les écoles sous contrat

 

Malgré ses bénéfices incontestés, le modèle de Milwaukee n'a pas déclenché une vague d'émulation ; le chèque-­éducation reste aux États-Unis une théorie marginale, refusée plus que réfutée. Mais ce peut être l'esquisse d'une stratégie de réforme. Il en existe une autre, modeste encore, dans laquelle Caroline Hoxby investit ses espérances : les charter schools, des écoles sous contrat. Celles-ci représentent à peine 1 % du marché de l'enseignement secondaire, mais leur croissance est rapide, plus que le chèque-éducation, sans doute parce que le concept correspond mieux au génie et aux mœurs américains. Une charter school est une école secondaire créée par une entreprise privée, profitable (la plus importante est la Compagnie Edison, dirigée par un ancien président de l'université Yale, Benno Schmidt), ou par une fondation privée non profitable. Ces entreprises passent avec les autorités locales un contrat détaillé sur le contenu de leur enseignement, leurs méthodes pédagogiques et leur mode de gestion. À l'intérieur de ce contrat, l'école est libre du recrutement et de la rémunération des enseignants ; en règle générale, ces établissements reviennent moins cher à la collectivité que les écoles publiques, sans doute parce qu'ils sont mieux gérés. Pour les enfants, l'école est gratuite, à l'instar des écoles privées françaises ; mais les charter schools américaines bénéficient d'une plus grande liberté et, contrairement à ce qui prévaut en France, il ne s'agit pas d'établissements confessionnels (il existe aux États-Unis des écoles religieuses, totalement privées, mais elles sont entièrement financées par les parents d'élèves et ne passent pas de contrat avec la collectivité publique).

L'originalité des charter schools, qui les inscrit dans la tradition américaine, tient à leur appartenance à une "chaîne". Les modes de gestion et d'enseignement se conforment à des standards, chaque établissement bénéficiant de l'expérience de tous les autres ; pour les managers et les enseignants, il est possible de faire carrière à l'intérieur de la chaîne. Cette chaîne est une marque qui permet aux parents de se repérer et de connaître par avance les caractéristiques du produit offert. Pour une population mobile sur un vaste territoire et habituée aux standards, le marché de l'enseignement offre ainsi les mêmes garanties que toute autre marque.

Cette logique de marque influencera-t-elle le monde de l'enseignement plus que le chèque-éducation ? Caroline Hoxby l'espère, sans en attendre un bouleversement. Le succès même des charter schools, là où elles existent, limite paradoxalement leur expansion. Les collectivités publiques qui financent ces écoles sous contrat admettent mal que des entreprises capitalistes fassent des profits dans l'éducation ; dès qu'une charter school marche trop bien, au détriment des écoles publiques concurrentes, et bien qu'elles reviennent moins cher, l'État ou la ville tendent à réduire la subvention publique. La société Edison, déjà citée, n'est jamais parvenue à dégager de profits ni à rémunérer ses actionnaires, en raison même de son succès. Il n'empêche que la productivité éducative à la hausse dans ces expériences, le chèque-éducation et les écoles sous contrat acclimatent progressivement dans l'opinion et chez les gestionnaires publics l'idée même de productivité éducative. Les budgets consacrés à l'enseignement sont tels que les élus en viendront tôt ou tard à se demander s'il existe ou non une relation positive entre les fonds publics dépensés et les résultats le plus souvent non mesurés.

 

 

Les meilleures universités du monde

 

Que l'opinion aux États-Unis reste si réticente face à la concurrence dans l'enseignement secondaire surprend, puisqu'elle est, par ailleurs, de règle dans l'enseignement supérieur. Au contraire de l'Europe continentale, nul aux États-Unis ne s'offusque de la totale liberté dont jouissent les universités dans leur sélection, leur enseignement et leur financement. Caroline Hoxby essaie de comprendre pourquoi ce principe de concurrence ne se diffuse pas des universités vers l'enseignement secondaire. Sans doute est-ce en raison de la fonction d'intégration républicaine des établissements secondaires ; les universités, parce qu'elles sélectionnent les élites, semblent échapper à ce critère républicain. Il est vrai aussi que les universités américaines, publiques ou privées, ont accompli de gros efforts pour ne pas apparaître comme discriminatoires, tout en restant élitistes ; on appelle cela la "diversité".

Depuis les années 1900, les critères d'admission dans les universités n'ont cessé d'évoluer de manière à ce que le corps enseignant tout comme les étudiants reflètent la diversité de la société américaine. Cette quête de la diversité, tout comme les bourses et les prêts octroyés aux étudiants pauvres ou appartenant à des minorités, ne s'expliquent pas, selon Caroline Hoxby, par la contrainte juridique dite de l'affirmative action. Pas plus par l'altruisme. Quant aux quotas, ils sont interdits parce que discriminatoires. La productivité économique suffit à faire comprendre la diversité. Par ses travaux sur les parcours des étudiants, elle a montré que les candidats choisissaient plus volontiers les universités les plus diversifiées ; il est de l'intérêt d'un étudiant de se confronter, au cours de ses études, à la société réelle, à celle qu'il devra gérer lorsque, muni de son diplôme, il deviendra probablement un manager d'entreprise. En prenant en compte la diversité, étudiants et universités se comportent, sans y être contraints par des lois, de manière économiquement rationnelle.

La logique économique explique aussi pour quelles raisons l'accès aux universités américaines devient de plus en plus onéreux. Naguère, les universités étaient locales et recrutaient dans leur voisinage. Puis elles sont entrées en concurrence au niveau national, ce qui les a conduites à investir dans des disciplines plus coûteuses et à recruter à des salaires croissants les meilleurs enseignants possible. Voici maintenant ces universités en concurrence sur le marché mondial, puisque des étudiants du monde entier souhaitent y entrer et des professeurs du monde entier y enseigner. En conséquence, les prix montent, les spécialisations s'accentuent; les enseignants en profitent. Les étudiants en profitent aussi dans la mesure où leur investissement dans des études coûteuses leur rapportera ultérieurement un avantage salarial à la hausse sur le marché de l'emploi. La gratuité de l'enseignement supérieur telle qu'elle est pratiquée en France ou en Allemagne n'est donc pas un élément auquel le marché est sensible : bien des étudiants préfèrent une université privée onéreuse, qu'ils financeront en s'endettant, plutôt qu'une université publique gratuite si la première est plus prestigieuse et garantit de meilleures rémunérations ultérieures. Ce raisonnement vaut pour les étudiants étrangers qui prospectent le marché mondial selon les mêmes critères ; on vérifie aisément sur ce marché que la gratuité des universités françaises ou allemandes ne leur confère pas un avantage comparatif. De plus, la gratuité appauvrit les universités en les laissant dans la dépendance des États qui seuls les financent. Entre les continents, l'écart se creuse : on consacre en Europe 5 000 euros par an à un étudiant, contre 40 000 aux États-Unis.

Pour les universités non américaines qui ne se sont pas engagées dans cette compétition mondiale, le péril est grand de perdre leurs meilleurs élèves et leurs meilleurs enseignants : une spirale à la baisse et, à terme, une érosion du capital national. Conscient de ce risque pour la France, Jean Tirole observe que le départ d'un chercheur pour les États-Unis conduit à une perte de capital humain qui dépasse la personne de ce seul chercheur : c'est aussi une génération entière d'étudiants qui ne bénéficiera pas de son enseignement, et les innovations produites par lui-même ou ses disciples seront perdues pour le pays de départ. L'avance américaine en deviendra irrattrapable, sous réserve que les États-Unis conservent chez eux le plus grand nombre des étudiants formés dans leurs universités. C'est, pour l'instant, la situation prévalente que ne menace pas encore le retour dans leur pays d'origine d'étudiants chinois, indiens ou autres ; la balance des échanges intellectuels reste favorable aux États-Unis. Dans l'avenir, on ne peut exclure que cet exode mondial des cerveaux vers les États-Unis gagne aussi l'enseignement secondaire ; il devient courant, parmi les élites asiatiques, africaines ou moyen-orientales, d'envoyer ses enfants étudier aux États-Unis en amont de l'université de manière, par la suite, à leur en faciliter l'accès. Il est envisageable que ce marché mondial de l'éducation dessine déjà la carte économique de demain.

 

 

© Guy Sorman, in L'économie ne ment pas, Fayard, 2008, 339 pp. [Chapitre VI : L'entreprise éducation]

 

 

- Jean Tirole (né en 1953), économiste français, médaille d'or du CNRS ;
- Caroline Hoxby, Université Harvard.

 

 

 


 

 

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