Contextualiser cette nouvelle mise en ligne, c'est faire référence, tout d'abord, au vote récent de l'Assemblée générale des Nations Unies instituant le 15 mars Journée internationale de lutte contre l’islamophobie : il s'agissait ainsi de mettre en œuvre la proposition présentée par le Pakistan (un état vraiment démocratique) au nom de l’Organisation de la coopération islamique, l’islamophobie étant à ses yeux une violation des droits humains et des libertés de religion et de conviction des musulmans ; elle serait même une source d’anxiété dans le monde musulman surtout depuis le 11 septembre 2001 où les attaques, les soupçons et la peur des musulmans ont pris des proportions "épidémiques" (quel art consommé de renverser les responsabilités).
C'est ensuite, plus près de nous, donner du sens à la polémique ayant opposé le maire de Grenoble, l'élu des bobos, soutien des "hijabeuses" et très ambigu sur la question du burkini, au président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui lui reproche de soutenir la soumission islamiste, "insulte à la liberté des femmes". Quant à l'ouvrage présenté, qui a reçu le Prix du livre incorrect en 2012, il a pour sous-titre "Comment l'Islam va transformer la France et l'Europe", ce qui est assez dire qu'il ne s'avance pas masqué, et qu'on peut le considérer comme un complément à l'extrait de l'ouvrage de D. Murray (L'étrange suicide de l'Europe), mis en ligne ici-même voici deux années.

 

"Dans tous les pays du continent, quel que soit le rapport quantitatif actuel entre migrants européens et non-européens, le nombre de ces derniers va croissant et deviendra prédominant.
Les Européens ne font pas assez d’enfants. Que ce soit dû à leur degré de prospérité, de décadence ou à d’autres facteurs liés au moral des nations, la fécondité des autochtones européens décline depuis des années, et elle atteint maintenant l’un des plus bas niveaux jamais enregistrés, toutes régions du monde confondues. La population autochtone chute dans pratiquement tous les États de l’Union. Dans certains d’entre eux, cette chute est vertigineuse.
En règle générale, les Européens minimisent cet écueil".

Ch. Caldwell

"Une culture aussi élevée et par là même aussi fatiguée que l’est aujourd’hui l’Europe, a besoin non seulement des guerres, mais des plus terribles — partant de retours momentanés à la barbarie — pour ne pas dépenser en moyens de civilisation sa civilisation et son existence mêmes".

Nietsche, Humain, trop humain

Ch. Caldwell

"Pendant quelques mois, à la fin de l’année dernière, on a davantage «parlé» d’immigration... Le temps passant et le phénomène s’amplifiant, il s’est avéré de plus en plus difficile - selon la formule de Péguy, désormais consacrée - d’empêcher les Français de «voir ce qu’ils voient»".

Pierre Brochand (ex-DGSE, ex-Ambassadeur), in Le Figaro du 24 mars 2022, p. 18

 

 

 

Des rivières de sang

 

Sans que personne ne l’ait vraiment décidé, l’Europe occidentale s’est changée en société multiethnique. L’immigration de masse a débuté dans la décennie postérieure à la Seconde guerre mondiale – avec, comme on le verra, fort peu de débat public. En Grande-Bretagne, en France, aux Pays-Bas et en Scandinavie, l’industrie et le gouvernement ont mis en place des politiques de recrutement de main-d’œuvre étrangère pour leurs économies en plein boom. Certains immigrés ont pris des emplois qui paraissent aujourd’hui enviables, tant ils offraient la sécurité et des rémunérations respectables, en particulier dans l’industrie lourde. Mais d’autres travaillaient dans les secteurs les plus rudes, les plus ingrats de l’industrie européenne. Nombre d’entre eux avaient été de loyaux sujets dans les colonies, et ils avaient même porté les armes pour le compte des puissances européennes.

Et c’est ainsi que l’Europe devint une destination d’immigration, suite à un consensus de ses élites politiques et commerciales. Si tant est qu’elles aient un seul instant réfléchi aux conséquences à long terme, celles-ci se sont fondées sur quelques certitudes présumées : ces immigrés seraient peu nombreux; comme ils ne venaient que pour suppléer à des carences à court terme du marché du travail, la plupart d’entre eux ne resteraient en Europe que temporairement. Et même si certains d’entre eux devaient rester, personne ne supposait qu’ils seraient un jour éligibles aux dispositifs de protection sociale. L’idée selon laquelle ils conserveraient les habitudes et les cultures de leurs villages, de leurs clans, des mosquées et des bourgs marchands du Sud était bien trop exotique pour que l’on s’y attarde.

La quasi-totalité de ces hypothèses se sont révélées fausses. Dès que leur fausseté fut avérée, l’Europe cessa d’être accueillante envers les pauvres de la planète – d’abord de manière ambiguë, à travers la rhétorique de quelques politiciens boutefeux, dans les années 1960, puis de manière plus explicite, avec une législation intransigeante contre l’immigration, dans les années 1970. Les décennies passant, les opinions publiques d’Europe occidentale, telles que les mesuraient les sondages, se révélèrent résolument hostiles à l’immigration de masse. Mais ce n’est pourtant que le début de notre histoire. Plus ou moins explicite, le revirement des politiques migratoires européennes eut peu d’effet pour réduire les flux d’entrées. Les années passant, l’immigration vers l’Europe s’est accélérée. À aucun moment les Européens n’ont été conviés à évaluer ses coûts et ses avantages à long terme.

 

 

Enoch Powell, à tort ou à raison

 

Le 20 avril 1968, deux semaines après l’assassinat de Martin Luther King et les émeutes raciales que sa mort déclencha à Washington et dans d’autres villes des États-Unis, le parlementaire britannique tory Enoch Powell prononçait au Midland Hotel de Birmingham un discours qui n’a cessé de hanter l’imaginaire politique européen depuis lors. Powell parla de l’arrivée, encore modeste à ce stade, de sujets "de couleur" des anciennes colonies, essentiellement du sous-continent indien, mais aussi des Caraïbes. À l’époque cette immigration n’avait encore modifié l’aspect que d’un nombre très limité de quartiers urbains. Enoch Powell laissait entendre qu’à long terme, l’Angleterre connaîtrait des ghettos similaires à ceux d’Amérique, ceux-là même qui se consumaient à l’heure où il s’exprimait. "Nous devons être fous, déclara-t-il, littéralement fous à lier, dans ce pays, pour autoriser chaque année l’entrée de 50 000 personnes à charge, qui seront ensuite à l’origine de l’essentiel de la croissance de la population d’origine immigrée. J’ai l’impression de regarder ce pays s’employer à construire fébrilement son propre bûcher funéraire". Citant le poète Virgile, il mettait en garde : "Je vois confusément “le Tibre écumant de sang”".

Six mois plus tard, lors d’un discours encore plus lugubre devant le Rotary Club de Londres, il avertissait que si l’immigration devait continuer à ce rythme,

"la population des centres urbains de villes entières du Yorkshire, des Midlands et des comtés du Grand Londres serait composée de manière prépondérante ou exclusive d’Afro-asiatiques. Nous aurions plusieurs Washington en Grande-Bretagne. La population originelle, le peuple d’Angleterre, qui s’imaginait naïvement que ce pays était le sien et que ces villes étaient celles où elle avait grandi, en serait délogée – ici, j’ai délibérément choisi le mot le plus neutre que j’ai pu trouver. Et ici, pour la première fois, ce matin, je vous livre mon jugement subjectif […]. Le peuple d’Angleterre ne le supportera pas".

Depuis ce jour-là, au Royaume-Uni, tout le débat sur l’immigration s’est résumé à une querelle pour savoir si Enoch Powell avait vu juste. C’est une querelle stérile, car ceux qui s’y engagent tendent à confondre deux significations du mot juste – sa signification morale et sa signification factuelle. Dire que la Déclaration d’Émancipation est juste n’a pas le même sens que de dire que le théorème de Pythagore est juste. Les remarques de Powell mirent à nu une fracture de classe autour de la question de savoir laquelle de ces deux conceptions du juste était véritablement l’affaire de la politique. Et cette fracture-là est inhérente à tous les débats sur l’immigration contemporaine, dans tous les pays.

Pour leur part, les élites politiques s’attachèrent à comprendre si Powell avait vu juste du point de vue de la morale. Même si presque toutes les peurs qu’il invoquait étaient légitimes, et même si quantité d’éléments démontrent que le personnage n’avait lui-même rien d’un raciste (on en veut pour preuve sa passion de l’Inde et des langues de l’Inde, par exemple), il eut du mal à se défendre contre les accusations de xénophobie. Il eut vite les médias contre lui. Le chef des Tories, Edward Heath, rival inexpiable de Powell à la tête du Parti conservateur, le contraignit à démissionner de son poste de ministre de la Défense du shadow cabinet. Moralement, Powell n’avait donc pas vu juste.

L’opinion populaire, en revanche, se demanda si les faits ne lui donneraient pas raison. Or en ce sens-là, il était dans le juste, sans l’ombre d’un doute. On eut beau, à l’époque, copieusement dénigrer ses prévisions démographiques, elles ne se sont pas seulement révélées à peu près exactes. En effet, elles étaient d’une exactitude aussi parfaite que peut l’être ce type de projections : lors de son discours au Rotary Club, il choqua son auditoire en déclarant que la population non-blanche de Grande-Bretagne, à peine plus d’un million d’individus à l’époque, atteindrait 4,5 millions en 2002 (Selon les chiffres du recensement national, à cette date, les "minorités ethniques" du Royaume-Uni comptaient 4 635 296 personnes). Lors d’un autre discours, pendant la campagne législative de 1970, il déclara aux électeurs de Wolverhampton, sa circonscription, qu’entre le cinquième et le quart de la population de leur ville, de celle de Birmingham et de l’Inner London serait composé d’immigrés et de descendants d’immigrés originaires de pays du Commonwealth6 (D’après le recensement de 2001, Wolverhampton est peuplée à 22,2 %, Birmingham à 29, 6% et l’Inner London à 34,4 % d’habitants non-blancs).

Les Britanniques ordinaires adorèrent le discours de Powell à Birmingham. L’élu de Wolverhampton reçut des fourgons de courriers – littéralement : 100 000 lettres dans les dix jours qui suivirent, dont 800 seulement exprimaient un désaccord. Pourtant, s’il avait vu juste en avertissant que l’immigration dépasserait ce qu’un Britannique de 1968 aurait jugé supportable, il eut tort de prédire que les Anglais des générations ultérieures ne le toléreraient pas. Si le sang a en effet quelquefois coulé – une vague de meurtres à caractère raciste de ressortissants d’Asie du Sud dans l’East End de Londres dans les années 1970, une dizaine de grandes émeutes en quarante ans, et de nombreux complots terroristes, y compris les attentats à la bombe du 7 juillet 2005 dans les transports londoniens, perpétrés par des Anglais islamistes d’ascendance pakistanaise – , il n’a pas fait écumer les rivières. Alors, qu’est-ce qui a pu échapper à Enoch Powell ?

Une chose lui a échappé : la honte. Après deux méfaits de dimension historique, le colonialisme et le nazisme, le climat moral dominant l’Europe de l’après-guerre était celui de la repentance. Il est vrai que la Grande-Bretagne, cas unique parmi les nations d’Europe de l’Ouest, n’avait aucune raison d’éprouver du repentir pour avoir perpétré, encouragé ou passivement observé les atrocités du fascisme, vingt ou trente ans plus tôt. Cependant, le Royaume-Uni avait récemment dissous le plus grand empire de l’histoire du monde (quand il n’en avait pas été chassé), laissant ses citoyens osciller entre la gêne et le manque d’assurance. Powell n’en était pas. Amoureux de l’ancien Empire, envoûté par son caractère romanesque, il refusait de prêter l’oreille au chant lugubre du repentir, et n’avait pas non plus l’impression que ses concitoyens entendaient une autre musique.

Quand ils s’adressaient aux Africains, aux Asiatiques et à d’autres immigrants en puissance, les Européens de l’après-guerre éprouvaient un sentiment d’illégitimité qui n’a cessé de s’approfondir avec le temps. Un téléfilm de fiction, The March, que BBC 1 diffusa pour le "One World Week" en 1990, résumait cet état d’esprit. Dans ce film, un dirigeant politique charismatique, El-Mahdi, prend la tête d’un groupe de 250 000 réfugiés partis d’un camp soudanais pour une marche de près de 5 000 kilomètres jusqu’en Europe, derrière cette banderole : "Nous sommes pauvres parce que vous êtes riches" – un message que ce film de fiction ne cherchait guère à contredire. Même ceux qui croyaient ce sentiment de honte injustifié étaient obligés d’en admettre la puissance. Dans Le Camp des saints, le sombre roman de Jean Raspail, publié en 1973, un groupe de philanthropes et de militants incitent un million d’Indiens sous-alimentés dans le delta du Gange, à s’embarquer à bord d’une armada de cargos rouillés à destination de l’Europe. L’entreprise a de sinistres conséquences, notamment la mort de leurs sympathisants, piétinés alors qu’ils se précipitaient pour les accueillir à leur débarquement. La vision de Jean Raspail parvient mieux à saisir la complexité du monde moderne que ne le fait The March. Les affrontements politiques n’y sont pas seulement causés par les inégalités. Ils sont aussi le produit de simples accidents, de la vanité des élites intellectuelles et de l’effet boule de neige des médias. Là où le réalisateur de la BBC n’avait vu qu’une question de conscience, Raspail y voyait un mélange de couardise et de conséquences inattendues.

Pour Enoch Powell comme pour Jean Raspail, l’immigration de masse vers l’Europe n’était pas l’affaire d’individus «à la recherche d’une vie meilleure», selon la formule consacrée. C’était l’affaire de masses organisées exigeant une vie meilleure, désir gros de conséquences politiques radicalement différentes. "On sera bien plus proche de la vérité, insistait Powell, en se représentant des détachements des Caraïbes, d’Inde ou du Pakistan campant dans certaines régions d’Angleterre". Détachements, campements – ce sont là des vocables militaires. Enoch Powell a tort d’y recourir. Toutefois, même si ces immigrants n’agissent pas collectivement, à l’ère de la mondialisation, la somme de leurs décisions individuelles peut produire des effets collectifs massifs. Comme l’écrivait le poète et essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger en 1992 :

Tendanciellement, la libre circulation des capitaux entraîne celle de la force de travail. Avec l’instauration toute récente du marché planétaire, les mouvements migratoires prendront, eux aussi, des formes nouvelles. Au lieu de guerres coloniales organisées étatiquement, au lieu de campagnes de conquête et au lieu de déportations, on va sans doute assister à des migrations massives de type moléculaire.

 

Si l’on veut bien renoncer à l’idée que les Européens de l’Ouest seraient par nature des rapaces et des exploiteurs, et que les Africains, les Asiatiques et d’autres candidats à l’immigration seraient inévitablement leurs victimes, alors la différence fondamentale entre colonisation et migration de la main-d’œuvre cesse d’être évidente.

 

 

Combien d’immigrants ?

 

Pour la première fois de son histoire moderne, l’Europe est désormais un continent d’immigrants. Sur les 375 millions d’habitants que compte l’Europe de l’Ouest, 40 millions vivent en dehors de leur pays de naissance. Dans presque tous les pays d’Europe occidentale, le nombre de ces immigrants et de leurs enfants approche ou dépasse les 10%. Même les pays historiquement pauvres et plus retardataires de la périphérie de l’Europe catholique, comme l’Irlande (14,1 % d’immigrés) et l’Espagne (11,1 %) sont devenus des carrefours. Entre 2000 et 2005, la population née à l’étranger a augmenté de 8,4% par an en Irlande et de 21,6% par an en Espagne (et ce dernier chiffre n’est pas une coquille typographique).

Toutefois, il faut établir ici une nette distinction. Nombre de ces immigrants – les Européens partant s’installer dans d’autres pays européens – n’en sont pas vraiment. Ils reflètent une politique d’accroissement de la mobilité résidentielle et professionnelle qui a fait l’objet d’un accord explicite, à travers des traités conclus entre plus d’une vingtaine d’États membres de l’Union européenne. En effet, les membres de l’Union se sont promis une "union encore plus étroite". Les "accords de Schengen", ratifiés dans la décennie postérieure à 1985, ont autorisé la libre circulation des habitants du continent à travers la quasi-totalité de ses frontières intérieures, sans contrôles et sans visas.

Il n’y a rien d’extraordinaire à ce que le tiers des habitants du Luxembourg (37 %) soient nés à l’étranger. La quasi-totalité d’entre eux sont nés dans l’UE : Portugal, France, Belgique, Allemagne et Italie pour ne citer que les principaux pays d’origine. Le Luxembourg est membre de l’Union européenne, et l’un des plus loyaux. Par ailleurs, un Polonais qui part s’installer en Irlande – comme ils ont été à peu près 63 000 à le faire depuis le tournant du XXIe siècle, au point que 2 % de la population de l’île sont natifs de Pologne –, ne se contente pas de quitter un pays pour entrer dans un autre. Il se déplace à l’intérieur d’une fédération.

L’UE n’est pas unanimement aimée en Europe, et la mobilité entre pays de l’Union ne plaît guère – 78 % des Irlandais, par exemple, veulent réinstaurer des restrictions à l’immigration en provenance d’Europe de l’Est. Une telle mobilité érode les cultures nationales qui ont modelé et consolidé les peuples depuis des siècles et, à cet égard, il importe donc peu de savoir qui sont ceux qui arrivent. Ainsi, le sociologue suédois Åke Daun a souvent écrit sur ces Suédois "qui aiment tant être comme les autres". La plupart des êtres sont dans ce cas, mais quand leur pays se remplit de visiteurs venus d’ailleurs, cela leur est plus difficile. Ces préférences pour la similitude culturelle portent souvent sur de petits détails – par exemple, la soupe de pois jaunes que les Suédois servent traditionnellement le jeudi ou ce caractère taciturne, un trait national si ancré que, selon Åke Daun, en Suède, "mettre son clignotant quand on conduit est souvent considéré comme un signe d’agressivité assez peu apprécié". Si vous êtes de ces Suédois à qui la soupe de pois jaunes du jeudi soir réchauffe le cœur ou qui sont un peu gênés d’avoir à mettre leur clignotant, l’immigration peut aisément vous gâcher l’existence, car elle bouleverse ces habitudes de comportement. Et cela reste vrai même si ces immigrés sont des citoyens parfaitement éduqués, venus d’un pays voisin.

Pourtant, l’immigration des pays voisins ne suscite pas les questions les plus préoccupantes à propos de l’immigration: "vont-ils bien s’intégrer ?", "veulent-ils s’assimiler ?", et surtout "où va réellement leur loyauté ?" – autant de questionnements qui s’achèvent sur une interrogation inquiète : "et où cela nous mène-t-il ?". Présenter ces mouvements de population intra-européens comme une immigration peut être un ressort utile pour ceux qui souhaitent court-circuiter le débat autour des problèmes posés par l’immigration non-européenne. ("Pourquoi les taudis habités par les Marocains d’Amsterdam seraient-ils un problème, et pas les colonies de retraités allemands à Ibiza ?") En ce sens, l’emploi du terme immigration pour décrire des mouvements intra-européens n’aurait guère plus de sens que dire d’un New-Yorkais partant pour la Californie que c’est un "immigrant". Les mouvements entre pays européens comptent bel et bien comme des migrations, mais à des fins statistiques. Ce n’est pas le sujet de ce livre.

L’immigration musulmane

Ce livre traite d’un second type d’immigration : l’immigration en provenance de pays et de cultures non-européens. Pour être plus précis, il aborde certains problèmes créés par le désir de non-européens de s’installer en Europe pour de bon : problèmes des sociétés multiethniques et multiculturelles. Il existe de très longue date en Europe occidentale des nations comprenant plusieurs peuples européens aux identités linguistiques et culturelles distinctes. C’est le cas en Belgique, en France, en Grande-Bretagne, en Finlande, en Espagne et en Suisse en particulier. En revanche, l’immigration intercontinentale, à l’échelle actuelle, reste sans précédent. Et elle est impopulaire. Dans aucun pays d’Europe, la majeure partie de la population n’aspire à vivre dans le vaste bazar des cultures du monde. Et pourtant, tous les pays européens aboutissent à cette prise de conscience déchirante: d’une manière ou d’une autre, sans que personne ait fait ce choix délibéré, ils se sont tous transformés en de tels bazars.

En théorie, toute culture profondément différente aura du mal à s’assimiler à la vie européenne. Dans la pratique, c’est l’Islam qui pose les problèmes les plus aigus. Pendant mille quatre cents ans, les mondes islamique et chrétien se sont opposés, parfois violemment. Nous vivons l’une de ces périodes. Si à certains égards, sur un plan structurel ou économique, l’immigration est nécessaire à l’Europe – une proposition que l’on examinera de plus près dans le chapitre suivant –, c’est probablement des pays musulmans surpeuplés situés aux franges sud et sud-est de l’Europe qu’elle viendra. Naturellement, cette immigration-là existe déjà, et elle ne se tarira pas.

Le solde migratoire avec les pays extérieurs à l’Europe atteint des niveaux record avec à peu près 1,7 million de nouveaux arrivants chaque année. La paix et la prospérité futures de l’Europe dépendent de la facilité avec laquelle ces nouveaux arrivants (et leurs enfants et petits-enfants) s’assimileront à la vie européenne. Au milieu du XXe siècle, il n’y avait quasiment pas de musulmans en Europe occidentale. À l’orée du XXIe, ils étaient entre 15 et 17 millions, dont 5 millions en France, 4 millions en Allemagne et 2 millions au Royaume-Uni.

Le "poids" démographique de l’immigration en Europe est à peu près l’équivalent de celui de l’immigration aux États-Unis, un chiffre qui invite à comparer l’immigration musulmane en Europe à l’immigration latino-américaine aux États-Unis. Mais une telle comparaison occulte davantage qu’elle n’éclaire. Les particularités culturelles des immigrants d’Amérique latine – hormis une première langue différente (d’origine européenne) qu’ils abandonnent inévitablement dès la deuxième génération au profit de l’anglais – correspondent généralement à une version archaïque de leurs congénères américains. Les Latinos ont moins d’argent, représentent une part plus importante de la main-d’œuvre ouvrière, possèdent des structures familiales plus autoritaires, connaissent un taux de divorce plus faible, une fréquentation des églises plus élevée (toujours et surtout catholiques, malgré une pénétration impressionnante du protestantisme évangélique), un régime alimentaire moins sain et s’engagent davantage dans les forces armées que les autochtones américains. En d’autres termes, et à grands traits, la culture latino est comparable à la culture de la classe ouvrière blanche américaine d’il y a quarante ans. Elle reste parfaitement intelligible pour tout Américain doué d’un peu de patience qui aurait déjà discuté du passé avec ses parents. L’immigration hispanique de masse peut déranger quelques coutumes locales et, selon le volume, cet afflux peut provoquer quelques casse-têtes logistiques dans les écoles, les hôpitaux et les administrations locales. Mais elle ne nécessite aucune réforme fondamentale des pratiques culturelles ou des institutions américaines. Tout bien considéré, elle peut même les renforcer.

L’Islam en Europe, c’est une autre affaire. Depuis son arrivée voici un demi-siècle, il a bousculé bon nombre de coutumes, d’idées reçues ou d’institutions avec lesquelles il est entré en contact – ou imposé leur adaptation, ou suscité des réactions d’arrière-garde. Parfois, ces ajustements sont des accommodements mineurs à la tradition musulmane – suppression, dans les entreprises, du pot traditionnel après une journée de travail, horaires réservés aux femmes à la piscine ou salles de prière dans les immeubles de bureaux, les usines et les grands magasins. Parfois, de nouvelles lois sont jugées nécessaires, comme en France le texte interdisant le port du voile à l’école.

Dans certains cas, c’est l’essence même de l’Europe qui qu’il faudrait adapter. C’est l’un des thèmes qui court tout au long des derniers chapitres de cet ouvrage : en plus de son coût économique, l’immigration coûte cher à la liberté. Le multiculturalisme, qui demeure le principal outil de gestion de l’immigration de masse en Europe, impose le sacrifice de libertés que les autochtones européens tenaient naguère pour acquises. Par exemple, ces dix dernières années, dans la plupart des pays du continent, la surveillance des imams et des mosquées de tendance radicale a été renforcée. De telles pratiques sont volontiers critiquées (et parfois avec cynisme) comme une volonté de surveiller les gens uniquement parce qu’ils sont musulmans. Un régime de surveillance renforcée, visant tout le monde indistinctement, peut ouvrir la voie à un affaiblissement des protections constitutionnelles. Dans des pays où les coutumes immigrées répriment les femmes, les intrusions dans les arrangements conjugaux de l’ensemble des familles sont devenues moins rares. Pour prendre un exemple sur lequel nous reviendrons au chapitre 8, un ministre du gouvernement suédois a proposé l’examen génital de toutes les fillettes pour combattre l’excision chez une petite minorité d’immigrantes – les Somalies et les Africaines de l’Est, à dominante musulmane, arrivées à partir des années 1990.

Peu à peu, les autochtones européens sont aussi devenus moins francs ou plus craintifs dans l’expression publique de leur opposition à l’immigration. En revanche, ils l’expriment en privé, notamment devant les sondeurs. Il ne semble pas seulement s’agir d’une objection à l’arrivée de nouveaux citoyens, mais à la société multiculturelle en général. Seuls 19% des Européens pensent que l’immigration a été un bien pour leurs pays respectifs. Plus de la moitié (57%) estime que leur pays compte "trop d’étrangers". Plus un pays connaît d’immigration, plus l’antipathie envers cette immigration augmente : 73 % des Français considèrent que leur pays comporte trop d’immigrés, tout comme 69 % des Britanniques. L’argument n’est plus de savoir quelle quantité d’immigration les Européens désirent, mais ce qu’ils sont prêts à tolérer.

Les inquiétudes sur l’immigration en général ne sont rien comparées à celles que suscite l’Islam en particulier. Depuis le 11 septembre 2001, les craintes relatives aux immigrés et à leurs enfants, perçus comme une véritable cinquième colonne, se sont propagées dans toutes les sociétés européennes. Même avant le 11 Septembre, les sondages mentionnés plus haut montraient que les Français avaient trois fois plus de chances de se plaindre du "trop d’Arabes" que du trop-plein de telle ou telle autre communauté. Le maire de Madrid, Alberto Ruiz-Gallardón, déclarait en 2006, se référant à l’Islam, que sa ville "n’est pas – et ne souhaite pas être – multiculturelle". La diatribe de feu Oriana Fallaci contre l’Islam européen (La Rage et l’Orgueil) est devenue en 2002 l’essai le mieux vendu de toute l’histoire italienne, avec plus d’un million d’exemplaires écoulés. En 2004, Bernard Lewis, professeur à Princeton, spécialiste de l’Islam, a eu cette répartie moqueuse quand un journal allemand lui a demandé de prédire si l’Europe, à la fin du siècle, serait une superpuissance : "L’Europe, a-t-il décrété, fera partie d’un Occident arabe, ou du Maghreb".

Ces dix dernières années, le Danemark a durci sa législation en matière d’immigration après que des projections alarmantes établies dans les années 1990 prévirent que, dès 2020, 13,7 % des Danois seraient originaires de pays et de cultures "autoritaires". Comme aucun des États membres de l’UE n’a de régime autoritaire, ce qualificatif peut dès lors être considéré comme un euphémisme désignant des univers non-européens. Que les Européens s’inquiètent avant tout des immigrés d’ethnies différentes ne signifie pas nécessairement que leur inquiétude ait des motivations racistes. Leur malaise peut naître du sentiment que des griefs ancestraux risquent aisément de se réveiller, et que la nostalgie des identités claniques se ravive facilement. Un tel malaise affecte la perception que les Européens ont des Basques, des Irlandais et d’autres peuples du continent, et il n’y a aucune raison pour qu’il ne touche pas leur perception des immigrés de fraîche date. En 2006, des ressortissants musulmans du Danemark ont traversé le monde à seule fin d’attiser la haine contre ce royaume, le leur, lors de la crise des caricatures anti-islamiques. Des citoyens britanniques musulmans ont fomenté et perpétré des attentats contre des civils, non seulement dans leur pays, le Royaume-Uni, mais aussi en Israël. L’Islam se révélera peut-être assimilable à l’Europe, à long terme, mais cela n’a rien d’évident.

 

On est ici en présence d'un ouvrage savant, bourré de notes de bas de page. Pour le seul extrait publié supra, on n'en compte pas moins de vingt-quatre, qui n'ont pas été reproduites ici. On notera seulement que l'ouvrage d'Enoch Powell, Reflections of a Statesman (Bellew Publishing Co Ltd, 1991), est longuement cité, que la phrase "À l’orée du XXIe, ils [les musulmans] étaient entre 15 et 17 millions, dont 5 millions en France, 4 millions en Allemagne et 2 millions au Royaume-Uni" s'appuie sur une estimation faite par Tarik Ramadan dans Dar ash-shahâd (Tawhid Eds, 2002)

 

© Ch. Caldwell, in Une révolution sous nos yeux : Comment l'islam va transformer la France et l'Europe, Éditions Toucan, 2009.

 


 

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Révolution
Sous nos yeux
"Christopher Caldwell a le grand mérite de revenir sur l’anachronisme historique qui nous fait aborder les enjeux du XXIe siècle avec l’état d’esprit qui nous a tant manqué il y a soixante-dix ans. Notre « trousse à outils rhétoriques » reste celle de l’antinazisme. Cela revient à chercher ses clefs sous un lampadaire, parce c’est là que se trouve la lumière. Jean-François Revel avait longuement écrit sur ce problème dans son beau livre La Connaissance inutile, publié en 1988. Il y expliquait, entre autres, pourquoi nous tenions tellement à réactiver la bataille contre le nazisme et comment l’application du principe de neutralité avait profité à l’idéologie communiste. Livrer bataille contre le nazisme, alors que la menace avait disparu, apportait "une satisfaction symbolique" et "une revanche onirique". Nous y sommes toujours. Par ailleurs, livrer la bataille contre un spectre, c’était s’assurer de la victoire et se dispenser de combattre contre des dangers bien réels. Le souci d’équité voulait que toute critique du communisme ne pût, alors, guère être entendue si vous n’aviez, auparavant, donné des gages de votre engagement contre les menaces fascistes imaginaires censées sévir en Occident. Telle était alors la manière dont fonctionnait le principe de neutralité et qui a permis au communisme d’échapper à la critique radicale dont il aurait dû faire l’objet. Christopher Caldwell fait la même analyse s’agissant de notre attitude vis-à-vis de l’Islam. Cela a quelque chose de désespérant de se retrouver, vingt ans après le livre de Jean-François Revel, dans la même ornière, et il n’est pas sûr que cela se termine aussi bien".

[Extrait de la Préface rédigée par M. Tribalat]