Normalien, agrégé, docteur, Roger-Pol Droit pourrait nous en mettre plein la vue. Sa connaissance intime des Anciens lui permet au contraire de vulgariser sans vulgarité, de nous rendre accessibles des notions qui ne nous sont pas précisément familières... Merci à lui de nous obliger à nous arrêter un moment, pour tenter de penser différemment le monde...

 

"Saturés d'images, nous manquons de paroles. Singulièrement de paroles politiques. Dans ce domaine, nous sommes accoutumés aux petites phrases, aux slogans, aux formules toutes prêtes. Les grands discours, destinés à emporter la décision, nous sont devenus comme étrangers. Pourtant, longtemps, la démocratie s'est nourrie de ces paroles longues, maîtrisées et construites, qui se confrontaient à d'autres, du même acabit, pour exposer au peuple assemblé la meilleure issue à une crise en cours. Elles semblent appartenir au passé.
Raison de plus pour aller les découvrir."

R.-P. Droit

 

 

"Contrairement à nous, Grecs et Romains considèrent que la peur de la mort est la première terreur à conjurer. Toutes les écoles de sagesse s'emploient à la maîtriser. Se défaire de cette panique revient à vivre sereinement, l'obstacle principal qui nous en empêche étant ôté. Ne pas craindre la mort est le deuxième des quatre éléments du remède d'Épicure..."

 

 

Garder la tête ouverte : Platon, Aristote, Sextus Empiricus

 


À mon avis, ce qu'il y a de terrible, Phèdre, c'est la ressemblance de l'écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu'engendre la peinture se tiennent debout comme s'ils étaient vivants ; mais qu'on les interroge, ils restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence. Et il en va de même pour les discours. On pourrait croire qu'ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, parce qu'on souhaite comprendre ce qu'ils disent, c'est une seule et même chose qu'ils se contentent de signifier, toujours la même.

 

Que dit Socrate, dans ce passage du Phèdre de Platon ? Le sens paraît évident : un texte écrit ne fait que répéter, il dit toujours la même chose, il est fixe, immuable, incapable de répondre aux questions. Il semble parler, en fait il se tait. À  l'inverse, la parole vivante - celle d'un individu réel, présent devant nous et avec qui nous entrons en discussion - est toujours différente. Elle s'affirme, mais d'une manière imprévisible, inventive, car elle se fabrique elle-même à mesure que la discussion avance et que le dialogue se poursuit. Pour l'essentiel, la signification de ce passage célèbre parait donc explicite.

Mais qu'y a-t-il derrière ? Quelle autre leçon pouvons-nous en tirer ? Par rapport à nos manques actuels, quelle ressource ou quelle incitation pouvons-nous y trouver ? Le texte suggère, en fin de compte, que la pensée est un mouvement, la réflexion, un processus indéfiniment ouvert, toujours à poursuivre. Pas de mise en lumière des questions ou d'analyse de concepts sans un périple où existe toujours de l'imprévu.

Voilà un élément central pour notre présent. En effet, nous manquons d'une expérience continue de l'ouverture de la pensée. Nous n'avons le plus souvent qu'un souvenir vague de ce mouvement permanent qui rend la réflexion indéfiniment mobile. Pour nous, la plupart du temps, les questions sont délimitées, la réflexion doit s'arrêter nécessairement sur des réponses. L'important, ce sont les résultats. Dès qu'ils sont là, la tâche est terminée, la pensée peut s'arrêter ou s'endormir. En fait, c'est l'inverse qui est vrai. Il n'y a de pensée véritable que mobile, toujours fluide, indéfiniment ouverte.

Voilà ce que nous apprennent, chacun à sa manière, ces monstres que sont Platon, Aristote et Sextus Empiricus. Cette affirmation peut surprendre. En effet, ces grands noms passent d'abord et avant tout pour des philosophes possédant une doctrine, un corps de concept, une méthode et des résultats. On prête attention à leurs aboutissements, plutôt qu'au mouvement de leur réflexion. Je crois qu'il serait utile de nous efforcer de les lire en suivant la direction inverse : ce qu'ils enseignent de plus précieux, ce n'est pas leur système, mais la marche de la pensée.

 

 

L'homme qui préfère l'immuable

 

NOM : Platon, né vers 427 avant notre ère
LIEU : Athènes
À LIRE : Tout ! Absolument tout !
POUR : Découvrir ce que penser veut dire

 

 

Platon est-il seulement le philosophe qui a scindé le monde en deux étages distincts ? Certes, il a fondé ce clivage qui a traversé les siècles : d'un côté, un espace de la matière, du sensible, toujours changeant, difficilement fiable, rassemblant les sensations sur lesquelles nous avons du mal à compter, car tout ce que nous touchons, voyons, goûtons s'impose à nos sens mais se trouve marqué par l'évanescence et l'incertitude. De l'autre côté, le versant du monde à privilégier, celui des formes, le monde des idées, habité par des essences immuables, que caractérisent leur perfection, leur immobilité, leur éternelle netteté. Ces vérités éternelles, inoxydables, constituent la matrice, le modèle absolu de tout ce que nous voyons.

Par exemple : l'idée du cercle est toujours identique à elle-même, éternellement incorruptible. La multitude d'objets circulaires existants - dessinés à la craie, figurés sur le sable, découpés dans du bois ou du tissu - sont tous soumis à la dégradation progressive. Si je brûle tel ou tel objet circulaire, si j'efface au tableau la figure de craie qui s'y trouve, je ne modifie en rien l'idée du cercle. Elle demeure immuable et immobile.

Avec en tête ces caractéristiques du platonisme, on risque fort de transformer la pensée de Platon en un système rigide, une doctrine privilégiant le diamantin et le cristallin sur le charnel. Pourtant, même si on se reporte au texte central pour cette division qu'est l'Allégorie de La caverne, il n'est pas assuré qu'il en soit réellement ainsi. Ce qu'on retient de la mise en scène - cette curieuse histoire de prisonniers enchaînés depuis l'enfance, prenant des ombres portées pour des objets réels, puis détachés. emmenés à l'air libre, s'accoutumant à la lumière et au vrai monde -, c'est une conclusion dogmatique : le monde que nous croyons réel est fait seulement d'ombres et de reflets, le monde vrai est celui des idées, fournissant les modèles de tout ce que nous voyons. Encore une fois si on en reste là, on jugera Platon fixiste.

Pourtant, dans ce texte paradigmatique, il faut prendre garde à ce qui constitue le mouvement même de la philosophie : détacher le prisonnier, défaire ses liens, le contraindre à se lever, à marcher, à quitter sa position primitive, à monter péniblement vers la lumière, le ciel des idées, la vision des choses réelles. Dans cette description, il convient d'être attentif à ce fait central : il n'est question que de mouvements. Ce qui compte, c'est la marche. Vers l'extérieur de la caverne, mais aussi, plus tard, vers les ténèbres, quand il faudra redescendre. Platon y insiste : on ne va pas permettre au philosophe de rester éternellement à contempler la vérité, il doit rejoindre ses anciens compagnons, retrouver les prisonniers dans l'obscurité, autrement dit, revenir dans la réalité de la société - affaires politiques, commerce confus entre les hommes - pour y mettre de l'ordre. Là aussi, le mouvement est central : il faut cheminer à rebours, avancer pour redescendre à l'intérieur de la caverne.

Du coup, l'important chez Platon n'est pas seulement le fixe et l'immuable. C'est aussi le passage, la marche, le chemin, le pied mis péniblement devant l'autre, le pas à pas. Ces métaphores corporelles incarnent un mouvement de la pensée plus crucial pour la philosophie que la pure contemplation. Celle-ci n'est qu'un moment d'arrêt entre deux mouvements : l'un pour parvenir à la vérité, l'autre pour redescendre appliquer cette vérité dans le monde humain.

Ce qui conforte ce jugement sur la place centrale du mouvement dans la démarche de Platon, c'est la forme même de son œuvre. Les commentateurs - disciples ou. adversaires - ont inventé au fil des siècles une doctrine baptisée platonisme. Cette doctrine n'est pas fictive, au sens où il n'y aurait aucun platonisme chez Platon. Mais il faut toujours la reconstituer, et même la construire. Ce "platonisme" n'est exposé nulle part. Platon n'a écrit aucun traité explicitant sa philosophie, disant noir sur blanc quelle est sa doctrine.

Sa manière : faire parler des personnages. Celui-ci semble refléter ce qu'il pense, cet autre paraît soutenir exactement l'inverse. En lisant, on peut certes discerner ce que Platon préfère. On croit donc pouvoir reconstituer avec vraisemblance sa doctrine. Pourtant, rien n'est jamais affirmé clairement. On peut toujours se dire que ce que soutient ce personnage n'est pas nécessairement ce que Platon pense.

Cette mise en scène construit un authentique théâtre d'idées - avec ses intrigues, ses rebondissements, ses voix disparates, leurs timbres et leurs rythmes. On y trouve tous les éléments des pièces de théâtre : scènes de genre, monologues, échanges de répliques acerbes, moments de colère ou d'émotion, longues tirades… Ce dispositif incarne le mouvement même de la pensée : toujours plusieurs points de vue, plusieurs dimensions se répondant.

Socrate, en soulignant qu'aucun texte ne répond à son lecteur comme le fait un interlocuteur vivant, avait sans doute en tête cette ouverture mobile de la parole circulant entre plusieurs protagonistes. En fait, avec ces dialogues mettant en scène différents personnages et leurs répliques, Platon a tenté d'inventer une autre manière d'écrire. Il a voulu mettre en œuvre un type de texte qui ne soit pas figé, qui conserve une capacité de bifurquer, de surprendre. Une forme de pluralité irréductible.

Les dialogues incarnent effectivement ce mouvement multiple. Nous avons tort de croire que "dialogue" signifie "conversation à deux ". Le verbe dialegô signifie s'entretenir, discuter, expliquer, discourir. Il indique un cheminement à travers (dia) la parole et la raison (logos). Il ne s'agit donc pas d'être seulement deux (ce serait un "duologue", non un dialogue). C'est par une habitude fondée sur un contresens que nous opposons dialogue (où parlent deux personnes) à monologue (où s'exprime un seul). Le monologue ne concerne effectivement qu'un seul, mais le dialogue, lui, peut rassembler et opposer deux, trois, quatre ou x interlocuteurs.

Par cette pensée à plusieurs, Platon ménage l'ouverture, le mouvement indéfini des idées, la possibilité permanente d'un rebondissement de l'analyse, d'une nouvelle reprise de la réflexion. En soutenant que la pensée consiste en un "dialogue de l'âme avec elle-même", il indique que l'autre n'a pas à être physiquement présent pour intervenir dans le processus même de la réflexion. Je n'ai pas besoin d'avoir toujours un ou plusieurs interlocuteurs, en train d'échanger avec moi idées, objections et répliques pour qu'existe cette dimension d'ouverture à l'altérité qui définit l'exercice de la pensée. Même si je suis seul, même si je me tais, le seul fait que je sois en train de réfléchir est déjà un dialogue - parce que en réfléchissant se constituent plusieurs voix dans ma propre tête. Je me dis : "Oui, cela semble vrai, mais après tout on pourrait aussi voir les choses autrement … Et si je tenais compte de cet élément que je n'ai pas encore vu, cela ne changerait-il pas la perspective ?"

Jamais la pensée n'est un bloc homogène, compact, massif, immobile. À l'intérieur de ce qu'il y a en elle de plus dense, du mouvement est essentiel. Penser implique du fluide, de l'aérien - tout le contraire de ce que l'on est accoutumé à attribuer à Platon. Il suffit pourtant de le lire, me semble-t-il, pour percevoir cette dimension. Peut-être préfère-t-on la mettre à l'écart parce qu'elle ne rassure pas vraiment. Elle suggère en effet que le philosophe n'est pas un ancien prisonnier désormais délivré à jamais, mais plutôt, si l'on ose dire, un éternel fugitif.

 

 

L'homme qui veut tout savoir

 

NOM : Aristote, né vers 384 avant notre ère à Stagire
LIEU : Athènes
À LIRE : Métaphysique, Politiques
POUR : Son rôle historique majeur

 

 

Cette mise en perspective, on peut la répéter, mutatis mutandis, à propos d'Aristote. On croit sa pensée rigide et close, elle n'est faite, elle aussi, que de mouvement, d'ouverture et de fluidité. Il est vrai qu'au premier regard Aristote est massif. On peut même ajouter qu'il est souvent lourd, pesant. Ce n'est pas un styliste, comme son maître Platon, un homme à la parole aisée et séductrice. Cette impression est largement liée au fait que nous n'avons plus que les notes de cours d'Aristote, non ses textes rédigés. Cicéron s'émerveille de la beauté de son écriture, après avoir lu des œuvres aujourd'hui totalement perdues.

Pourtant, même en tenant compte de l'histoire particulière de ces héritages, il reste incontestable qu'Aristote est plus professoral, plus argumentatif que Platon, et infiniment moins élégant. La pesanteur d'Aristote va de pair avec sa puissance, car elle se trouve liée - comme tout étudiant, voire tout lycéen, le sait ou devrait le savoir - à l'armature des règles logiques qu'il a mises en œuvre. On doit à ce maître d'avoir mis à nu les catégories à partir desquelles nous pensons. Il a dégagé les lignes de force de nos raisonnements et formulé les principes fondamentaux de la logique - comme le principe de non-contradiction.

Pourquoi une pensée ne peut-elle pas être contradictoire ? Par nature. Je ne peux pas penser un cercle carré : soit je pense un cercle, soit je pense un carré, mais je ne pourrai parvenir à conjoindre dans ma représentation des caractéristiques qui s'excluent. Bien sûr, je peux toujours prononcer les mots "cercle carré ", mais je n'aurai aucune pensée correspondant à ces termes. Si je prétends malgré tout penser "quelque chose" en pensant un cercle carré, je plaisante, ou bien je mens.

L'apport d'Aristote ne se limite évidemment pas à la logique. Il est également décisif dans le domaine de la métaphysique. Ses analyses de la question de l'être, de l'être suprême, du premier moteur constituent des socles de la philosophie occidentale. C'est également le cas de ses traités consacrés aux questions politiques, à la constitution la meilleure pour une cité, ou bien encore à la structure de la tragédie ou de la comédie.

C'est donc légitimement qu'on peut avoir le sentiment que "le maître de ceux qui savent", comme on disait au Moyen Âge, constitue l'exemple le plus achevé d'une pensée solide, construite sur des résultats vérifiés et des termes clairement définis. L'apport essentiel de cette œuvre systématique à la philosophie tient à sa construction exigeante, à ses méthodes probatoires et à ses résultats - pas à son mouvement.

Si on croit cela, on aura tort, là aussi. Car Aristote est en fait un passionné de savoir, une sorte de boulimique qui sait pertinemment qu'il n'en aura jamais fini avec la connaissance du monde. Cet affamé poursuit une enquête sans terme, sans fin, sans ligne d'arrivée ultime. Certes, il acquiert des connaissances, conquiert des domaines entiers de réflexion. Mais ces victoires, chaque fois, ouvrent de nouveaux horizons à atteindre. La faim de connaissances, chez Aristote, est permanente et insatiable. En définissant la philosophie, comme "la totalité du savoir dans la mesure du possible", il sait que cette totalité sera toujours ouverte. Jamais la totalité du savoir ne se trouvera détenue. Aristote sait déjà, ce que nous savons encore mieux que lui, que le jour n'arrivera jamais où l'on dira : "La science est terminée, nous savons tout, nous n'avons plus besoin de chercher".

Voilà pourquoi ce philosophe se fait apporter des poissons inconnus par un réseau de pêcheurs. Quand ils ramènent une bizarrerie dans leurs filets, un spécimen comme ils n'en ont jamais vu, ils les lui font parvenir - pour qu'il dissèque, observe, prenne note. L'homme s'intéresse aussi aux serpents, aux bisons, aux étoiles, à la manière dont la mémoire grave les souvenirs. Il cherche à comprendre, par exemple, comment s'organisent les rêves, le sommeil, les marées, les éclipses, l'érection, la sécrétion du sperme ou la digestion des poissons.

Ce qui l'anime est bien une curiosité insatiable. Son enquête se poursuit dans tous les domaines, sans discontinuer - depuis les principes de la logique jusqu'aux habitants de la mer. Une légende lui attribue des dispositifs pour ne pas s'endormir et continuer à réfléchir et à rédiger, le plus possible. Ce qu'il cherche ? Comprendre, étudier, éclairer la totalité du monde. Or cette forme d'ouverture du savoir, ce sens aigu des surprises que recèle la réalité, cette permanente attention à la composition des analyses en fonction des éléments nouveaux font d'Aristote non seulement un des fondateurs des sciences et des méthodes d'investigations scientifiques, mais aussi, plus profondément, un polymorphe dont la pensée est en permanence un hymne au mouvement, à la mobilité des idées.

 

 

L'homme qui doute de tout

 

NOM : Sextus Empiricus, né vers 190 de notre ère
LIEUX : Alexandrie, Athènes
À LIRE : Tout, sans hésiter
POUR : Apprendre à se méfier des savoirs

 

 

Avec Sextus Empiricus, la question du mouvement se pose autrement. Voilà en effet un auteur qui n'a pas l'air d'avoir une doctrine affirmée. Maître du scepticisme, dont il récapitule tous les aspects, il organise son œuvre comme une machine à détraquer les certitudes. Ses livres sont d'abord des plans de bataille, des armes de destruction. Sa démarche consiste toujours à défaire ce que l'on croit assuré, à montrer que les êtres humains n'ont guère de certitude qui tienne. Élève de Pyrrhon, Sextus Empiricus s'en prend systématiquement à tous les savoirs dans ses Esquisses pyrrhoniennes, exposé complet de la démarche du scepticisme. Cette œuvre, qui date des environs du Ille siècle de notre ère, est un des rares textes de l'Antiquité qui nous soient parvenus en entier, sous une forme vraisemblablement très proche de celle que l'auteur lui-même avait donnée à son texte. Cette somme paradoxale fut traduite en latin par Henri Estienne en 1562. Cette version connut dans l'Europe de Montaigne, de Machiavel et de Pascal une fortune considérable.

Sextus ne soutient pas de thèse et veut montrer qu'on ne saurait en soutenir aucune : ce que nous prenons pour des savoirs, ce ne sont que des questions mal posées, des illusions ou des artifices. Quel est donc le lien avec ce qui nous occupe, l'ouverture de la pensée et son mouvement ? Derrière l'aspect corrosif et destructeur des argumentations du scepticisme, on ne trouve pas seulement - comme on l'a vu avec Pyrrhon -, un souci de sérénité et de délivrance. On peut discerner également une volonté de maintenir ouverte l'attente du savoir.

Non, nous ne savons pas ! Ce que nous croyons tenir de plus solide est encore fragile. Il nous faut continuer à chercher. Il importe de trouver les dispositifs qui pourront nous permettre - un jour, peut-être - d'atteindre à une connaissance effective. Tout ce que nous savons pour l'instant se révèle incertain… C'est bien une manière d'inciter à poursuivre la recherche, de maintenir ouverte la quête de vérité. L'autre ouverture qui se manifeste dans les recherches de Sextus Empiricus, c'est que la réalité elle-même demeure incertaine. Nous pouvons être tout à fait sûrs de nos perceptions, mais pas du lien qu'elles entretiennent avec le monde, que probablement nous ne pourrons jamais connaître.

 

 

Quelles leçons ?

 

 

Pour nous qui vivons à présent entourés de tant de savoirs et de formes de connaissance, nous qui avons la conviction que des experts sont disponibles pour tous les domaines, qu'il va suffire de convoquer le spécialiste, rien sans doute n'est plus utile que ces leçons d'inachèvement. De diverses manières, les Anciens rappellent l'ouverture de la pensée, l'incertitude fondamentale qui est nôtre face au monde, le caractère perpétuellement inachevé de nos savoirs. Contre l'hyper-expertise, voilà donc un antidote primordial.

Dans le domaine des savoirs, notre travers unilatéral nous fait croire que la connaissance positive chasse l'ignorance. Nous oublions cette vérité massive : tout savoir accroît ce que nous ne savons pas. Ce qui, à l'inverse, ne doit pas conduire à conclure que notre ignorance l'emporte. L'essentiel, en fait, est ce double mouvement en équilibre instable : nous savons de plus en plus, indiscutablement, et c'est pourquoi nous ignorons de manière croissante. Les deux vont de pair, constamment. Interminablement.

Encore faut-il que cette dualité soit sans cesse ravivée. Grecs et Romains le savent pertinemment. C'est pourquoi les philosophes antiques apparaissent comme des "gardiens de l'ignorance". Ne pas laisser les savoirs se clore, satisfaits de leur expertise et imbus de leurs pouvoirs, voilà ce qui est en jeu. Il faut maintenir le mouvement d'ouverture de la connaissance. Socrate disait, chacun le sait aujourd'hui : "Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien". En répétant cette formule, nous avons tendance à oublier combien elle est toujours actuelle. Et combien notre temps, plus que d'autres, doit la réactualiser. Pour le maintien de la science elle-même, pour la pérennité du sens de sa démarche.

Car il ne s'agit pas simplement de dire : "Nous en savons beaucoup, mais restons humbles, et surtout prenons garde aux usages de tant de connaissances acquises". Ce qui est en question a trait au cœur même de la connaissance scientifique. "Nous n'en aurons jamais fini de chercher" est ici une maxime plus appropriée, et finalement plus proche de ce qu'ont affirmé les Anciens.

Ce qu'ils ont. de plus précieux, en l'occurrence, est donc de nous reconduire au centre de la science. Certes, les données dont ils disposent sont "pré-scientifiques". Ils ne savent pas, sur la composition de l'univers et les processus de la matière, le milliardième de ce que nous pouvons prétendre connaître. Malgré tout, ils sont d'emblée là où toute démarche scientifique nécessairement se tient : dans la dialectique du savoir et de l'ignorance, dans l'interminable déploiement du désir de connaître. Mais aussi, si l'on se souvient que la raison n'est pas sans affect, dans ce choc tellement singulier : l'émotion de ne pas savoir.

 

© Roger-Paul Droit, in Vivre aujourd'hui avec Socrate, Épicure, Sénèque, et tous les autres, Poches Odile Jacob, Essais, 2010.

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

Strange
Death
"Ce livre est une promenade dans l'Antiquité, selon un itinéraire subjectif et libre de toute contrainte. Son
but : chercher auprès des Anciens des règles de vie et de pensée qui nous manquent.
Pas question de demander à Socrate de quel côté dormir, à Épicure ce qu'il faut manger le matin, à Sénèque comment gérer ses économies. Il s'agit plutôt d'approcher autrement quelques expériences d'existence et de pensée, centrales pour les Grecs et les Romains, dont chacun pourra s'inspirer.
Tandis que les mutations en cours tendent à faire oublier les humanités, les rencontres avec l'humanité antique doivent se multiplier. Car ces périples dans le passé conditionnent, en grande partie, notre avenir".

[Quatrième de couverture]