Encore un texte pas facile à lire, mais la facilité démagogique et Jean-Marie Domenach, cela fait deux, voyez-vous. Raison de plus pour méditer les paroles fortes de ce Cassandre-là qui, fort d'une culture tellement au-dessus de la moyenne (c'est un euphémisme dans ma bouche, et je pense à l'instant, le prononçant, à la "culture" tellement terre à terre de son rejeton, celui qui officie dans les medias bien-pensants). Paroles fortes, qui tentent de remettre à leur vraie place des "écrivaines" tellement vaines - et, au nom de Ernaux (il lui fait le sort qu'elle mérite), tellement chérie à gauche, que n'a-t-il associé celui de la dénommée Angot, que, dans un ouvrage fort réjouissant (Le Jourde et Naulleau, 2009), Éric Naulleau et son comparse ont jugée comme il se doit ? Mais il faudrait mentionner aussi le sinistre Lang, à propos de qui Domenach prononce les jugements qui conviennent et que la postérité, je n'en doute pas une seconde, fera siens... Un coup de balai, un peu d'air pur. Ce n'est pas si commun !

 

"J'aime trop le roman pour avoir jamais essayé d'en écrire un. Je n'ai donc aucun compte à régler sur ce terrain, sinon celui d'une reconnaissance sans limites. Nourri aux lettres classiques dans un collège religieux, le premier roman contemporain que je lus, en 1937, à l'âge de quinze ans, fut La Condition humaine d'André Malraux. Choc décisif que cette rencontre de héros révolutionnaires qui sortaient d'un univers inconnu de moi. Initiation et conversion. Il existait donc des martyrs athées. L'histoire de Kyo, de May, de Katow, m'avait tellement marqué que, plus ou moins consciemment, j'attendais, j'espérais le moment de m'y introduire. Il survint trois ans plus tard. Ainsi, la lecture d'un roman précédait, préparait l'engagement ; une histoire devenait l'Histoire. Y a-t-il meilleure chance pour un lecteur de voir des personnages fictifs devenir réels, car, si je ne fus pas l'un d'eux, j'en fréquentais qui leur ressemblaient et je crus un temps trop longtemps – que l'histoire réelle était la réplique du roman"

J.-M. Domenach

 

 

Jamais il n'y eut autant de "créateurs" et aussi peu de création. Voyez le roman : le nombre de titres augmente, l'ennui des lecteurs également. Devenus théoriciens et techniciens, les romanciers de la nouvelle école suppléent par des artifices de style à l'inconsistance de l'intrigue et des personnages. Repliés sur une intimité triste, on dirait qu'ils n'ont plus la force de saisir notre société de la saisir à la gorge.
Théâtre, poésie, chanson… Depuis une vingtaine d'années s'élargit le fossé entre les Français et leur culture. Décrochage de l'Histoire, certainement. Mais aussi rupture de civilisation : un imaginaire dépérit, qu'aucun autre ne remplace.
Le mal du roman, genre éminemment démocratique, est identique au mal de notre démocratie : asthénie et faux-semblant. Seule l'Histoire prospère nostalgie du passé ? Un peuple privé de fiction n'aurait plus affaire qu'aux problèmes matériels de sa survie et rien ne viendrait consoler son ennui.

 

 

C'est le moment d'y aller

 

À la fin de l'an 1993, notre gouvernement, dans un élan patriotique, opposa "l'exception culturelle" à la prétention américaine d'appliquer aux productions audiovisuelles le régime de la liberté commerciale. Ralliant à sa thèse une partie des gouvernements européens, la France obtint satisfaction : les Américains acceptèrent, à titre provisoire, le maintien de mesures de protection, dont les fameux quotas censés protéger ce qui reste du cinéma européen, ainsi que la chanson française. Toute mesure de protection a pour inconvénient que, se sentant protégé, on s'endort. Si elles rassurent un moment, les lignes Maginot sont destinées à être tournées, comme on l'a vu en 1940. Mais, en vérité, c'est moins du dehors que du dedans qu'elles sont détruites du dedans, c'est-à-dire par l'insouciance d'une nation intoxiquée par une caste qui lui fit croire qu'elle était toujours la plus forte et la plus cultivée. "Création", "créateurs", ce sont des mots comme "grandeur", des mots qui font plaisir mais qui ne font pas agir. Les arguments français étaient valables, dans la mesure où ils défendaient un principe : les biens culturels ne sont pas assimilables aux biens matériels, et une réalité : sans l'aide financière des États européens, principalement de la France, le cinéma européen aura disparu dans les cinq ans qui viennent. Mais la culture ne se réduit pas à l'image mobile, et, qu'il s'agisse de l'audiovisuel, du livre ou de la chanson, ce ne sont pas les milliards qui manquent, c'est l'inspiration.

On ne se fabrique pas une "personnalité culturelle" avec des lois. Il incombe à l'État de légiférer et plus encore de faire respecter les lois pour tout ce qui concerne les bases matérielles de la culture, les conditions de sa circulation, la défense de son patrimoine. Aussi, en vertu du principe de la non-identification des biens culturels aux biens matériels, il faut défendre le prix plancher du livre contre les réductions des super­marchés. Mais l'essentiel est ailleurs. Les moqueries et les injures d'une presse anglo-saxonne francophobe ne sont pas une raison d'agiter les drapeaux. La question est de savoir si la caravane passera, si elle aura le courage de passer. Mais, plus que le courage, le désir. La culture est une affaire d'État, en France, depuis des siècles. Mais, dès lors qu'elle compte sur l'État pour survivre, elle se condamne. Opposer les fonctionnaires de la culture aux industriels de la culture serait la pire des solutions. La culture ne peut être vraiment soutenue que par un peuple, qu'on appelle public. Sans son désir, sans son plaisir, on n'arrivera à rien le désir et le plaisir de se sentir d'accord avec ses mythes, ses paysages et sa langue, de participer de la même histoire, de rêver et souffrir ensemble : ce que Pierre Nora a justement nommé "le roman national", ce roman qui est en train de s'interrompre et de se figer dans des "lieux de mémoire" qui retiennent les touristes et servent aux instituteurs à illustrer les cours d'histoire. Les lois ne changent rien en ce domaine. Nos radios continuent de brailler des chansons américaines auxquelles on ne comprend rien, nos télés à diffuser des programmes américains ou copiés de l'américain, et nos romanciers d'avant-garde à rivaliser dans le lugubre et l'insignifiant.

Propos outranciers ? Probablement. Mais, dans le tapage ambiant, il faut hurler quand on appelle au secours. Nos grands romanciers actuels sont des francophones (j'entends par là que le français n'était pas la langue de leurs parents) : Kundera, Bianciotti, Del Castillo (j'ajoute Ben Jelloun, Chamoiseau, Modiano…). C'est à la fois encourageant et inquiétant : encourageant, parce qu'il est ainsi prouvé que la langue française reste une réserve de sens et de beauté. Inquiétant, parce que cela laisse supposer qu'un lien vital s'est brisé, le lien que les Français avaient avec leur langue. Je l'ai déjà dit : le français fut longtemps une seconde langue pour la majorité des Français. Cela ne lui a pas nui, au contraire. Mais on dirait qu'aujourd'hui cette langue a cessé de faire corps avec eux, et, par là, d'être créative. Elle s'est atrophiée dans l'usage courant, et l'argot, lui aussi, est devenu folklorique : les San Antonio, c'est du folklore. Outil d'expression, le français est devenu objet de recherche : dans les deux sens du terme. Ceci explique sans doute pourquoi, en plein milieu de cette crise du roman, on en trouve beaucoup qui sont bien écrits. j'oserai dire : ils sont très bien écrits, mais ils n'ont pas de style. Pour en avoir, il faut un tempérament et - tant pis si je me répète - une vigueur qui est à la création ce que la volonté de vaincre est à la stratégie.

Les vérités tristes ne font pas recette, mais pour ne pas laisser croire que je suis seul à les dire, par masochisme ou par vocation, je citerai Alain Nadaud, dont le constat est plus sombre encore que le mien(1). Selon lui, la crise du roman français date d'avant le Nouveau Roman. Sans doute, le déclin du roman français date-­t-il du moment où les sciences de l'homme, avec l'appui de la psychanalyse, se sont attaquées au langage, faisant de ce qui était un instrument d'expression un objet d'études, et davantage : le modèle, la clé, de ces "structures" auxquelles le structuralisme naissant voulait réduire les cultures - donc, dès avant le Nouveau Roman, dès les premières analyses de Roland Barthes (Degré zéro de l'écriture, 1953), c'est-à-dire dès l'irruption des théories sémantiques, sémiologiques et structuralistes dans un domaine qui, jusque là, avait échappé aux sciences de l'homme. Ainsi, peu à peu, la référence de la littérature devenait la littérature elle-même, et la création littéraire cessait d'être un phénomène à part, prestigieux, mystérieux, qu'on mettait en rapport avec le génie d'un auteur ; elle devenait une fabrication semblable à celle d'un coffrage où le maçon n'a plus qu'à mettre son béton, donc montable et démontable à volonté. Dans un tel dispositif, l'écriture n'a pas plus de rapport avec l'écrivain que le béton avec le maçon qui attend que ça sèche : "ça écrit", comme Lacan disait "ça parle", et le texte "fonctionne" selon des règles que l'ingénieur connaît et que l'écrivain applique sans les connaître. Ce qui est construit peut être déconstruit, et les entrepreneurs en bâtiment savent qu'il est plus facile, et plus stimulant pour les maçons, de déconstruire que de construire.

Le résultat est que n'importe qui se sent autorisé à écrire n'importe quoi, pourvu qu'il suive les règles. En conséquence, l'auteur se trouve "désacralisé", ce qui est conforme à l'esprit du temps. Lucide, Barthes avait discerné où menait ce processus qu'il jugeait encourageant :"ce n'est pas, disait-il, que la littérature soit détruite ; c'est qu'elle n'est plus gardée : c'est donc le moment d'y aller".

On y est allé. Malheureusement, le commentaire étant plus aisé que la création, "les œuvres de fiction, contaminées par l'effervescence critique environnante, au lieu d'en profiter pour s'affirmer comme souveraines et autonomes, n'ont travaillé qu'à apporter la preuve qu'elles se conformaient bien à ce qu'on attendait d'elles"(2).

Je remarque, au passage, que par une inversion qui dénote l'indestructible vitalité de la langue sous le pesant appareil scientifique, les théoriciens des sciences de l'homme abondent en écrivains de la meilleure qualité : outre Barthes lui-même, Lévi-Strauss, dont le "finale" de L'Homme nu (1964) est beau comme du Chateaubriand, Michel Foucault dont l'analyse des Ménines (1966) est un morceau d'anthologie. Mais, dit Nadaud, l'excès de conscience critique atténue les originalités et engendre "une production frelatée et sans lendemain (…) qui finit par saturer le marché. La littérature, alors, se replie sur ses minima, elle devient l'exact reflet, dissocié et nauséeux, du monde existant".

Sur ce dernier point, je ne suis qu'à moitié d'accord : cette littérature n'est pas un "exact reflet", mais une description partielle, orientée - le choix d'une vision du monde conforme à l'idéologie dominante. Un reflet déformé et déformant. Mais mon diagnostic rejoint celui de Nadaud : ce qui détache le lecteur de l'œuvre, "c'est que fait défaut l'énergie qui anime, met en perspective et soude entre eux les principaux éléments du récit".

La force, toujours la force. Mais, "qui me donnera la Force ?" demandait Tête d'Or. Question fréquente dans ces fins de siècle ; elle annonce des redressements, des conversions, mais aussi des consentements à des forces venues d'ailleurs… Nadaud cherche une réponse dans "le corps social tout entier". Mais "on ne change pas la société par décret" (Michel Crozier) et la littérature encore moins. D'ailleurs, si la société voulait domestiquer la littérature, la réplique serait facile ; on lutterait pour la liberté d'écrire. Mais la société en a d'autant moins l'intention que cette littérature vit en symbiose avec elle.

 

 

Écouter le corps

 

De cette étroite liaison entre le roman et une civilisation (ce mot étant pris au sens français, qui implique un ensemble de valeurs et de mœurs), l'exemple le plus frappant est fourni par l'apparition du sida. S'y trouvent impliqués deux éléments majeurs qui, depuis des siècles, hantent les écrivains : le sexe et la mort. Leur signification, leur valeur à l'un et l'autre ont été récemment bouleversées, mais non pas leur liaison.

Les religions monothéistes ont toujours tenu le sexe sous étroite surveillance. Ce n'est pas que les mœurs aient été jadis plus austères qu'aujourd'hui, mais dans l'aire européenne, c'est-à-dire chrétienne, le péché de la chair était rigoureusement codifié et sanctionné, et, quelle que fût la liberté des mœurs, il portait avec lui une culpabilité qui le rendait à la fois terrifiant et attrayant. Il existait, certes, une littérature érotique et pornographique, dont la puissance est même restée inégalée (je songe à Sade), mais elle était à part et la grande littérature restait chaste. Ainsi, Victor Hugo consacre une quinzaine de pages à décrire le vertige qui s'empare de l'homme qui rit(3) lorsqu'il perçoit la princesse dormant nue sur son lit. Des femmes nues, les adolescents en voient tous les jours, sur les murs et au cinéma. Mais le fait est récent : une vingtaine d'années, au plus.

Au lycée, préparant l'École normale supérieure, j'avais un camarade qui répartissait les livres en deux catégories : "ceux où ça baise et ceux où ça ne baise pas". Les premiers avaient seuls sa préférence ; les seconds (parmi lesquels, malheureusement, on comptait les grands classiques) l'ennuyaient. Il doit être content, maintenant que la première catégorie l'emporte sans conteste sur la seconde.

Depuis un siècle, on assiste à la réhabilitation du corps. L'image qu'en donnaient les romans était souvent précise, parfois brutale, mais le corps y était toujours vu du dehors. Avec le sport, le vélo, le canotage, les bains, les corps se libéraient du faux col et du corset. On se soigne, on se lave, et l'industrie cosmétique prend son essor. Et puis, d'année en année, le déshabillage progresse et la nudité féminine, naguère bouleversante, devient à la télé une enseigne à tout vendre… Mais la vraie révolution survient lorsque le corps n'est plus seulement décrit du dehors, mais du dedans : le bien ou le mal être des organes, leur complicité industrieuse ou leur détraquement, bref, le fonctionnement quotidien d'une machine dont l'esprit humain dépend mais ne sait qu'en dire.

"Nul ne sait ce que peut le corps" (Spinoza). Comment le saurait-on ? Les mots manquent à la·cénesthésie : "Je me porte bien", "j'ai mal au ventre"…  Le corps, qui est notre plus proche, est aussi notre inconnu. L'affinement des sensations, externes et internes, est à mettre au crédit de beaucoup de romans contemporains. Les perceptions tactiles, d'ordinaire si pauvres, deviennent abondantes et précises, par exemple dans Seules les larmes… de Bianciotti, qui met en scène une couturière et un "créateur" de haute couture (le tissu rêche, velouté, etc. ). Mais ce sont aussi les perceptions du dedans que Bianciotti n'hésite pas à décrire. Or, s'il est vrai qu'une chevelure, une peau, des jambes, une barbe aident à figurer un personnage, les bruits de sa digestion ne nous renseignent pas sur sa personnalité. À vrai dire, ils ne sont pas là pour ça, mais pour ramener le personnage au niveau commun, pour nous confirmer qu'il est des nôtres, et non pas d'une espèce angélique. Cette façon d'écouter le corps du dedans est une réplique au corps jeune et joyeux, fouetté par l'eau et le vent, un rappel à la condition du vieillard qui sent venir la mort. Ce n'est pas par hasard que le personnage central de plusieurs de ces romans est un médecin. La valeur du corps est devenue l'étalon des sociétés développées. C'est à elle qu'on mesure les risques de guerre, la diplomatie, la protection sociale, l'indemnisation des transfusés… Tel est le non-dit de nos sociétés. Et voilà que la mort apparaît, non pas au terme de la vie, mais à son origine, ou du moins, à ce qui devrait l'être : le sexe.

 

 

Le sexe et la mort

 

Brusquement, la sexualité, qui était naguère un risque de vie, rencontre le risque de mort. Ce renversement physique et métaphysique provoque un scandale qui va prendre un tour littéraire. Désacralisée, déculpabilisée, la sexualité était passée de la clandestinité à l'exhibition. À en croire le roman et la télé, la majorité des Français, de dix-sept à soixante-dix-sept ans, passent la moitié de leur temps à faire l'amour, dans toutes les situations et toutes les positions. "Il me prenait sur la table de la cuisine, sous la douche, dans l'ascenseur", etc. Curieux langage, si l'on pense que le Dr Lacan a expliqué qu'on ne prenait ni ne possédait rien et qu'il s'agit moins de prendre que de garder.

La sexualité est l'activité corporelle la plus fascinante, et ses possibilités sont sans limite depuis qu'elle s'est détachée de la reproduction. Mais son obsession, compréhensible après un siècle de répression puritaine, finit par prendre un tour pathologique. Annie Ernaux dans La Place, s'extasie sur la représentation du coït et ne regrette pas sa banalisation, loin de là : "Ce qu'on ne peut regarder [dans un film porno] sans presque mourir, devient aussi facile à voir qu'un serrement de mains. (…) Il m'a semblé que l'écriture devrait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l'acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, cette suspension du jugement moral". Voilà la littérature assimilée à l'acte sexuel. Pourquoi pas la musique ? Fin juillet 1993, j'entendais un des impitoyables pédants qui se produisent à France Musique dire d'un opéra de Wagner (je crois qu'il s'agissait de Tristan et Isolde) que c'était un "orgasme retenu", alors que les opéras précédents étaient des "éjaculations précoces" (je cite verbatim).

On le voit, les femmes ne sont pas les dernières à célébrer les merveilles du sexe. De nos jours, Emma Bovary ne se contente plus de lire des romans, elle en écrit. Lycéennes aux yeux peints, Bovarys impudiques, elles n'en finissent pas de narrer leur initiation et leurs frasques. Ces coquineries plaisent aux hommes. Sont­-elles appréciées par les femmes ? Il est politiquement incorrect de dire des choses pareilles. Je les écris quand même, me retenant cependant, par un reste de galanterie, de citer des noms. Mais je tiens qu'il y avait plus d'érotisme dans l'Albertine de Proust ôtant sa chemise, que dans la collection de préservatifs d'Emmanuèle Bernheim et dans les étreintes répétées de La Place.

Quel rapport avec la création ? Les moralistes, repre­nant les anathèmes des confesseurs de jadis, accuseront la masturbation de diminuer les capacités physiques et intellectuelles. Mais cela ne trouve une vérité qu'à un niveau plus profond : cet activisme sexuel, non seulement dévalorise l'érotisme, mais aussi l'imaginaire amoureux, lié au moratoire sexuel de l'adolescence et à la sublimation de l'objet aimé. Cela est-il compatible avec la revendication d'une égalité complète entre les sexes (j'entends, non pas une égalité de droit, mais une égalité de désir et de fonction), je ne sais. Mais j'ai la conviction que les acrobaties érotiques cachent la peur des tabous, de même que les performances sexuelles cachent l'impuissance à étreindre la réalité vivante : le monde, la société, l'homme simplement. Le mal du roman est analogue à celui de la politique, et ils ont la même source : la défaillance de l'imagination et de la volonté d'exister. C'est au fond l'affaiblissement des "puissances de l'Être"(4) qui entraîne cette morosité : tristesse, "acédie"(mot du langage religieux signifiant écœurement, dégoût) qui caractérise aussi bien une sexualité repue que l'absence d'un vouloir vivre commun. Détachée de l'amour, la sexualité nous renvoie à la solitude de notre propre corps, à l'errance de quelqu'un qui se prend facilement pour un autre.

La sexualité s'étalait apparemment sans contrainte, jusqu'à ce qu'elle rencontre la mort. Elle avait gagné sur le travail, la militance, la dévotion. C'est sa revendication qui avait déclenché le mouvement de Mai 68. Personne ne pouvait imaginer qu'une douzaine d'années plus tard renaîtrait de cette même origine, la peur non plus la peur de donner la vie, mais, celle bien plus terrible, de donner la mort. Face au sida, le Moi désagrégé connaissait sa défaite et tentait de regrouper ses réserves. C'est ce qu'écrit Cyril Collard(5), en des termes d'une extraordinaire lucidité : "je suis fait de morceaux de moi-même, éparpillés puis recollés ensemble, n'importe comment, parce qu'il faut bien avoir l'apparence d'un corps. Je ne suis qu'un amas de cellules terrorisées". Un être dissous (dissolu) qui tente in extremis de se rassembler, mais qui n'en a plus les moyens. Il est intéressant d'évoquer ici le Lazare de Malraux, parce qu'on y trouve, vingt ans plus tôt, une lutte avec la mort, mais orientée vers la résurrection. L'écart entre l'un et l'autre donne la mesure de la différence qui sépare deux époques, deux idéologies, deux "modèles", puisque, si dur que cela soit à entendre, Cyril Collard a été salué par le président de la République comme "un exemple pour la jeunesse française". Son livre, que je trouve à la fois immonde et poignant, nous intéresse parce que son succès (il en a été vendu au moins 500 000 exemplaires et le film qui en a été tiré a enregistré plus de trois millions d'entrées) marque l'extrême limite de l'idéologie dominante, et probablement son ultime triomphe. "Livre-culte", comme ils disent.

Celle orgie sexuelle - bisexuelle - écœure. Mais le plus grave est ailleurs : dans l'aveu que fait Collard d'avoir risqué consciemment de contaminer son amie en lui cachant sa séropositivité : "Je crachais mon venin en elle et je ne disais rien". Et, plus loin : "Puisque la mort doit venir, autant qu'elle soit portée par celui que l'on aime ou que l'on croit aimer". Cette phrase permet de comprendre par quelle aberration une attitude, qui relève de l'homicide, a pu enthousiasmer des centaines de milliers de jeunes gens. II faut être Jack Lang pour célébrer "cet hymne à la vie, à l'amour étourdissant et flamboyant". Le culte rendu à ce livre est en contradiction totale avec l'éloge du préservatif orchestré dans la soirée télévisée du 8 mars 1993, pour la prévention du sida, où fut magnifié l'exemple donné par Collard et sifflé l'abbé Pierre.

Mais de deux choses l'une. Ou bien Les Nuits fauves sont un roman, et une fiction n'est pas généralisable ; ce n'est pas parce que Julien, dans Le Rouge et le Noir, tue Mathilde de la Môle, qu'il est recommandé de l'imiter. Ou bien, c'est une autobiographie. Or, c'est une autobiographie, et d'ailleurs Collard a assumé son personnage à l'écran. On touche ici une des ambiguïtés perverses à la mode dans le roman contemporain : des auteurs incapables de construire une fiction vont chercher leur intrigue et leurs personnages dans leur famille et chez leurs proches, et se mettent eux-mêmes en scène, camouflant sous des noms d'emprunt leur propre personne, ceux qu'ils décrivent et les lieux où ils situent des histoires qu'incapables d'inventer ils se contentent de transposer. Ainsi, l'auteur de L'Esprit de vengeance, Chris Donner, se tailla un petit succès en caricaturant ceux qui l'avaient hébergé, ce qui donna l'occasion à la troupe des idéologues déguisés en critiques, de crier au génie persécuté parce qu'un éditeur avait refusé ce travestissement. Le cas de Collard va beaucoup plus loin. Son aventure tire sa puissance de séduction de la fusion de l'amour (ou du moins ce qui passe pour de l'amour) avec la mort. À chaque étape de notre culture, depuis Tristan et Yseult se répète cette tragédie. Mais la distance qui sépare Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, Kleist et Henriette, de Cyril Collard et ses partenaires, hommes et femmes, sépare un amour chaste, idéalisé, de l'orgie bisexuelle. Le double suicide romantique est donc resté un mythe assez envoûtant pour avoir été plaqué sur cette histoire sordide. On aurait donc tort d'y voir la preuve de la dégradation irrémédiable des mœurs de la jeunesse. 92 p. cent des adolescents interrogés lors d'un récent sondage ont dit se refuser à toute expérience homosexuelle. Le succès des Nuits fauves est donc plutôt la preuve de la survie du plus terrible des mythes de l'amour dans une société qui l'a confondu avec la sexualité. C'est la mort programmée du sida qui, paradoxalement, a rendu à l'amour son idéalité.

Parce qu'on a toujours tendance à simplifier, il faut rappeler qu'aucune idéologie n'est simple. Celle qui sévit actuellement présente deux faces. L'une exprime la déchéance, le dégoût, le désespoir. Elle tend au nihilisme et, depuis le sida, il y a un nihilisme sexuel (les prémices s'en trouvaient déjà chez le marquis de Sade). Récréation absolue, d'autant plus sinistre qu'elle prend sa source dans le pouvoir de donner la vie, dans cette création première qui est la chance offerte à tous de se prolonger dans des êtres qui emportent au-delà de soi une partie de soi. Nul n'ose parler de châtiment, car nous n'avons plus de Bossuet parmi nous, et cela vaut mieux parce que la prédication morale a fait son temps. Mais la parole porte toujours un pouvoir salutaire : malgré qu'on en ait, elle transfigure. Cyril Collard est un écrivain, comme l'est Hervé Guibert(6). Tous deux ont survécu quelque temps par l'écriture. Mais ce qui fut pour d'autres le salut, ne fut pour eux qu'un sursis. Ils savaient, et nous font savoir, que l'écriture peut être une forme de courage.

Le sida a revêtu l'aspect ambigu du tabou : terrifiant et fascinant (n'est-il pas significatif que les hémophiles infectés par le sida soient indemnisés, et non ceux qui l'ont été par l'hépatite ?). Le public s'y est intéressé, et par conséquent les éditeurs. Une littérature sidatique a fait florès qui, à côté de Guibert et Collard, contient des livres aussi lamentables que La Femme riche(7), histoire érotico-drolatique : un séropositif accepte un "contrat" pour tuer une femme ; il se trompe de femme, mais le commanditaire, qui avait tout prévu, savait qu'en contaminant cette autre femme, il tuerait par ricochet son patron qu'il voulait abattre. Ce livre inepte a été l'un des plus vendus pendant l'été 1993… Pour un certain nombre de lecteurs (et il y en eut certainement aussi parmi les lecteurs de Collard) ce genre de littérature est le comble de la pornographie. Mais le sida, s'il n'a pas encore trouvé un romancier à sa mesure, trouve dans des autobiographies plus ou moins romancées comme celles de Collard et Guibert, une vérité d'une autre classe.

Aucun des romanciers qui ont pris le sida pour thème n'en a traité comme d'une catastrophe sociale, comme d'une épidémie de civilisation. Il n'est resté que l'atrocité de destins particuliers. Mais rien sur ce mélange de tourisme sexuel, de trafic d'hémoglobine, de profit et d'irresponsabilité, qui a déclenché et répandu l'épidémie. Comment oser le dire ? Les idéologues ne veulent pas regarder en face, sous le feu aveuglant de l'épidémie, la négation, l'inversion monstrueuse de leur pathos.

La pitié succède alors à la fête. On dépose des baisers sur le front du lépreux (sachant que ce baiser-là est sans risque). L'admiration pour l'amour qui tue se dissout en philanthropie. De la responsabilité, face à la sexualité qui tue, il n'est pas question. Philanthropie et hygiène, voilà les maîtres-mots. Et ceux qui nous avaient conviés à "jouir sans entraves" se sont métamorphosés en apôtres du préservatif, tandis que les moralistes de service restaient dans leurs abris.

 

 

L'éros noir

 

Avec le sida touche à sa fin une époque qui avait commencé bien avant lui. Un lien trouble, en effet, unit les formes perverses de la sexualité aux années de la torture, des camps de concentration et des génocides. Il est sensible dans le film de Liliana Cavani, Portier de nuit, où une ancienne déportée part à la recherche de son bourreau. "En somme, la mise à mort de masses de gens par un régime totalitaire, sera saisissable si nous l'appréhendons à travers le modèle du viol, du sévice sexuel, si l'on pense en termes de transgression, d'extase, d'amour à mort, si l'on se souvient de l'immoralité irrépressible de la libido"(8). À un certain degré d'avilissement, la sexualité touche à la cruauté, comme, à l'autre extrême, elle touche à la charité. On dirait que cet érotisme dégradant profite de ce que la violence totalitaire lui a ouvert la voie en brisant toutes les barrières du droit et de la morale. La femme devient alors une proie pour l'homme. La réhabilitation de Sade par Sartre et Beauvoir, sitôt après la guerre, n'est qu'un hors-d'œuvre dans l'orgie sado-masochiste qui commence.

Certes, les sévices sexuels que décrivent les romans ne visent que des individus et non des masses. Ils sont présentés, non pas comme un asservissement au maître, mais comme un esclavage amoureux, et même comme une libération, puisque l'amant se substitue à Dieu ("Dieu" est le nom qui lui est donné dans la fameuse Histoire d'O(9)) et qu'en transgressant les limites, c'est la répression bourgeoise qu'on piétine. "Se faire tuer par quelqu'un qu'on aime me paraît le comble du ravissement", déclare l'auteur de L'Histoire d'O. On n'est pas loin de Cyril Collard.

Duras n'est pas la dernière à plonger dans cet enfer délicieux. Toute proche qu'elle fut, cependant, de la déportation, elle décrit, dans L'Homme assis dans le couloir (1958), quelqu'un qui frappe et insulte une femme qu'il aime ; dans La Douleur, une séance de torture organisée par un groupe de résistants(10). "L'érotisme noir, fondé sur l'abjection volontaire des femmes, demeure essentiellement une spécialité française". Sans doute est-ce parce que le sadisme est imprégné de la rationalité cartésienne et parce que, comme le suggère Nancy Huston, l'expérience de la barbarie nazie a ouvert à des intellectuels français, dont plusieurs pourtant l'avaient combattue, une porte qu'ils ont franchie en brandissant les oriflammes de la liberté et du plaisir - une porte qui, aujourd'hui, s'est refermée sur eux.

 

 

L'écriture du désastre

 

Qu'est-ce qui relie entre eux tant de ces romans ? Qu'est-ce qui me permet de parler d'un corpus ?

J'ai esquissé une première hypothèse : ces romans contiennent (et sont contenus par) une idéologie dont les structures flottantes sont repérables dans le roman, repérables surtout par leurs omissions et leurs négations, car cette idéologie ne s'articule à aucune doctrine, rendant ainsi difficile son identification et sa réfutation.

Cette idéologie est en étroit rapport avec la réalité qu'elle reflète. Le déclin des communautés, des classes et des types sociaux, de la répression sexuelle, de la mystique du travail, ainsi que les progrès de l'urbanisation et de la mobilité sociale, enfin l'essor de l'image mobile, tout cela explique et, dans une certaine mesure, justifie que le reflet que nous en donne le roman soit si souvent terne. Mais cela ne justifie pas que la plupart de ces romans semblent manquer de la force qui loge des personnages dans une histoire, dans une société. Les diagnostics convergent pour déplorer cette atonie dont on remarque que plusieurs écrivains francophones sont exempts. Il y aurait donc une pathologie spécifiquement française, qui semble concerner aussi 1'Eurpoe occidentale, avec une réserve sur le cas britannique. Qu'en est-il aux États-Unis ? L'étude documentée de Marc Chénetier(11) montre que les nouveaux romanciers américains, après avoir été imprégnés des théories françaises, sont passés "au-delà du soupçon", c'est-à-dire au-delà de cette conscience exaspérée des intentions cachées, des ruses et habiletés du langage, et qu'ils ont cherché, et parfois trouvé, des issues nouvelles. Le lecteur français en jugera sur pièces. Mais ce second souffle invite, en tout cas, à circonscrire la pathologie à l'Europe occidentale et particulièrement à la France, où elle a pris naissance et connu sa plus grande extension.

Quelques regards jetés sur d'autres domaines de la littérature contemporaine, ainsi que sur l'audiovisuel, nous ont donné à penser qu'au-delà du roman, on a affaire à une syncope de la création artistique - à l'exception de l'architecture, où la création est depuis longtemps internationalisée. En conséquence, on ne peut se borner à incriminer les théories du langage et la concurrence de l'audiovisuel ; il s'agit d'une défaillance commune à tous les secteurs de la création, ce mot étant pris dans son sens originel : "Action de tirer du néant, de donner l'existence"(12).

Il y a deux façons d'interpréter cette syncope de la création. L'une consiste à dire : "Ne nous inquiétons pas. C'est l'époque précédente qui était exceptionnelle par sa fécondité. Nous sommes revenus à la normale, et la postérité trouvera bien quelques pépites dans les cônes de déjection…" L'autre façon de voir (c'est la mienne) s'oppose à cet optimisme généreux. Non que l'optimisme soit "infâme" (Schopenhauer), mais parce que l'analyse montre qu'il ne s'agit pas d'une panne technique, d'une défaillance passagère, ni même d'une "crise", c'est-à-dire d'une aggravation de la maladie qui laisse entrevoir sa nature, et donc son remède, mais d'un phénomène à la fois individuel et collectif, esthétique et éthique, physique et spirituel, que j'ai appelé récréation. Le mot n'est pas encore dans le dictionnaire. Créé par Péguy, je l'applique à la nouvelle phase du nihilisme dans laquelle sous sommes entrés il y a une quarantaine d'années et qui a pris les dimensions d'une idéologie dont la ruse, quasi démoniaque, fut d'ériger en mot d'ordre et de galvauder le grand mot de création (tout le monde, à ses heures, peut être un "créateur"). Cette entreprise n'est pas concertée, et il serait ridicule d'y voir un substitut des totalitarismes défunts. Mais, emportés comme nous le sommes par le reflux des grandes espérances, le sol fuit sous nos pieds, et on ne sait plus à quoi se raccrocher. On ne sait même plus dans quelle direction il faut nager.

Au cours de mes lectures, j'ai été frappé par l'absence de définition, de repérage par rapport au haut et au bas. On ne sait plus où l'on est et où l'on en est. Si c'est "vrai" ou "faux", réel ou rêvé… Je me disais parfois : ce qui manque, c'est la réalité, "la réalité rugueuse à étreindre" (Rimbaud) ; d'autres fois, c'est l'ouverture vers l'invisible, le soupirail pour voir le ciel par-dessus le toit. Mais ce n'est peut-être qu'une seule et même chose ; le pouvoir de faire croire est identique au pouvoir de croire, et c'est ce pouvoir qui manque à nos romanciers. S'ils ne parviennent pas à dresser (à "camper", comme disent les manuels) des personnages, ce n'est pas à cause des théories fascinantes sur la mort de l'homme, c'est simplement parce qu'ils sont impuissants - impuissants à croire, donc à faire croire. Mais à croire à quoi, en qui ? C'est ici que l'énigme s'épaissit.

Force, énergie, vitalité…, ce sont des mots qui prêtent à confusion : la force seule ne mène qu'à la violence. On n'est pas fort tout seul. Ce qui importe, c'est le moment où le ciel entre en court-circuit avec la terre : cela s'appelle la foudre. Pendant une seconde, l'éclair illumine. Il me semble que cette communication a été coupée. À défaut de l'éclat de rire, j'attendais au moins une petite illumination. Je ne l'ai pas obtenue.

Bien sûr, il reste quelques romanciers fidèles au roman de la grande époque. Les deux Julien, Green et Gracq, et puis Jean d'Ormesson, P.-J. Rémy et d'autres que les lecteurs apprécient. Mais les histoires qu'ils racontent ne me touchent pas aux points sensibles, là où je m'interroge à propos de mon destin et du destin commun dans un monde qui a basculé depuis trente ans. Paradoxalement, j'ai un faible pour les techniques dont j'ai critiqué l'abus, et qui ont réussi à quelques-uns, surtout à Marguerite Duras, dont L'Amant a collecté des millions de lecteurs en France et à l'étranger. Qu'il me soit permis de saluer cette réussite en oubliant les insanités que cet auteur a répandues sur de nombreux sujets(13). Il arrive au vrai créateur de s'abîmer dans sa création (Aragon, cas exemplaire). L'Amant (1984) tranche sur les romans du même genre, qui ne cessent, on l'a vu, de l'imiter, parce qu'une passion l'anime - le souvenir, ou plutôt la réminiscence d'une passion - et qu'en le lisant on se débarrasse de l'obsession : "vrai ou pas vrai ?" Duras habite la langue, une langue parlée, répétitive, avec, ici et là, un accent épique. L'érudit y repère des signes proustiens : l'attention portée aux visages, la fluidité du temps, la mélopée de la langue. L'épithète manque rarement son but. Cependant, à la longue, la répétition se fait mécanique. C'est réussi, mais on n'y verra pas le signe d'une renaissance. C'est plutôt une fin, un apogée. À preuve, L'Amant de la Chine du Nord (1991), remake du précédent, qui bascule dans le style scénario. Par exemple : "Une porte. Il ouvre cette porte, c'est obscur, c'est inattendu, c'est modeste. Banal. C'est rien. Il parle. Il dit (…)". Style inchoatif, syntaxe puérile. En 1993, Duras publie Écrire. La boucle est fermée : elle parle d'elle. Ainsi, la plus connue des romanciers français signe, en même temps que plusieurs autres, son acte de décès.

Ce corpus qui s'édifie à partir du Nouveau Roman pour aboutir jusqu'à nous, faut-il lui reprocher la "sinistrose "qui l'affecte depuis une quinzaine d'années ? En soi, le gai n'est pas supérieur au triste, et le réalisme socialiste ne vaut pas mieux que la littérature de catastrophe. Si notre fin de siècle est effectivement sinistre, pourquoi reprocher à notre littérature de l'être ? La coupure entre riches et pauvres, le délire technique, l'accumulation des déchets, la pollution de l'air et de l'eau, les génocides, le sida et Tchernobyl composent le début d'une apocalypse que dénoncent des intellectuels renommés. Il y a des misères auxquel­les on s'habitue et des prophéties qui se réalisent. Mais le vrai prophète, Bernanos, par exemple, ne se contente pas de dénoncer, il appelle au redressement. "L'écriture du désastre"(14) est d'un effet trop facile. Cioran, depuis longtemps, y excelle. Mais, comme l'écrit simplement Annie Lebrun, il est surprenant qu'"aucune réflexion globale ne vienne aujourd'hui relayer poétiquement l'appréhension de la catastrophe"(15).

Les romans dont je parle n'ont rien de poétique, ni de prophétique. Je ne leur reproche pas d'être pessimistes, mais de ne l'être pas assez : de se borner à des descriptions, à une atmosphère, par exemple, en imaginant un tremblement de terre à Marseille, ou l'envol d'une fusée en Guyane, comme pour Échenoz dans Nous trois. Mais il manque quelque chose : la capacité de sortir de soi et de donner vie à des êtres. Le Moi recouvre tout, on le sent dans les trouvailles du style, le ciselage des détails, les provocations mineures. En somme, nul ne prend la parole, sauf l'auteur. Et le Moi réduit à lui-même n'est pas drôle. "La première personne est source de désespoir"(16). Surtout lorsqu'elle se dissimule derrière un monde qu'elle a renoncé à améliorer. Telle est la différence avec Bernanos ou Malraux : les créatures de nos romanciers sont tristes. La catastrophe est dans la tête, dans la rencontre entre la dépression de l'Histoire et celle d'un être désaccordé. "Imagination morte, imaginez !" (Beckett). Le peuvent-elles encore ? Elles ne "baignent" plus. Le liquide amniotique où se formaient les légendes et d'où renaissait indéfiniment le roman, s'est vidé, comme une baignoire.

 

Notes

(1) Alain Nadaud, "Une crise exemplaire", conférence du 15 novembre 1993, publiée in Quai Voltaire, revue littéraire, n° 10, hiver 1994.
(2) Alain Nadaud, op. cit.
(3) V. Hugo, L'homme qui rit, VII La Titane, 3, Ève.
(4) Ernst Jünger, Maxima, minima.
(5) Cyril Collard, Les nuits fauves, Flammarion, 1989.
(6) Hervé Guibert, Le Protocole compassionnel, Gallimard, 1991.
(7) Patrick Besson, La Femme riche, Albin Michel, 1993.
(8) Nancy Huston, "La Belle et le Bellum", Lettre internationale, printemps 92.
(9) Pauline Réage, L'Histoire d'O (préface de Jean Paulhan), J.-J. Pauvert. Le véritable auteur, connu depuis 1994, était Dominique Aury.
(10) On peut lire dans le livre de Pierre Péan, Une jeunesse française, p. 489 sq., des pages qui laissent craindre que cet épisode ne relève pas seulement de la fiction.
(11) Marc Chénetier, Au-delà du soupçon : La Nouvelle fiction de 1960 à nos jours. In : Revue Française d'Études Américaines, N°43, février 1990. Mutants et chimères.
(12) Le Robert.
(13) Un sottisier (très abrégé) de M. Duras a été publié par M.-A. Barnier et Patrick Rambaud, in Info-Matin, 12-13 août 1994.
(14) Maral Ulabeyan, "Faisons-nous peur", Le Quotidien de Paris, 6 février 1992.
(15) Annie Lebrun, Perspective dépravée, La Lettre volée, 91.
(16) Rodolphe Wurlitzer, Flats, cité par M. Chénetier.

 

© Jean-Marie Domenach, in Le crépuscule de la culture française ?, Plon, 1995

 


 

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"Ancien directeur de la revue Esprit, Jean-Marie Domenach est l'auteur de plusieurs livres, parmi lesquels :
Le Retour du tragique (Seuil, 1967) ; Ce qu'il faut enseigner (Seuil, 1989) ; Europe, le défi culturel (La Découverte, 1990) ; Une morale sans moralisme (Flammarion, 1992).

 

 

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https://www.samuelhuet.com/35-kairos/aletheia/1267-finkiel-87.html Défaite de la pensée

 

 

Culture
française
" La platitude de la grande majorité des romans français contemporains révèle une société aplatie. J'en prends pour exemple une romancière qui a ses partisans puisqu'elle a obtenu le prix Renaudot en 1984 (pour La Place)".

["Crépuscule...", pp. 82-83]