À la mémoire de la petite Élisabeth Drummond (1942-1952), dont le soleil s'est couché avant la fin du jour.

 

 

 

 

 

 


"Il faut peut-être commencer à parler de la famille Dominici. Et les bottes sont nécessaires pour ne pas se noyer dans la boue"
(plaidoirie de Me Pollak, avocat de Gaston Dominici, 28 novembre 1954).

"Une crapule avec des allures d'honnête homme, qui savait recevoir et bavarder"
(Jacques Chapus).

"Il est facile de prévoir que les trois défenseurs de Gaston Dominici... mettront en cause, au procès qui s'ouvre à Digne, la valeur judiciaire de ces aveux, qu'ils prétendront "extorqués"
(Alex Ancel, in Le Parisien libéré, 9 nov. 1954).

 

 

Introduction

 

Je pensais avoir mis un point final, dans la nuit du 4 au 5 août 2001, à ce chapitre Pour en finir avec l'affaire Dominici.
En effet, je dénichai peu après un article paru dans The Times. Sous le titre Case Closed, le quotidien londonien avait publié, le 5 août 1957, l'écho suivant :


"Les journaux ont annoncé ce matin, cinq ans jour pour jour après la perpétration des meurtres de Sir Jack Drummond, de son épouse et d'Elisabeth, leur fillette de onze ans, que la peine de mort prononcée contre Gaston Dominici a été commuée en emprisonnement à vie. Ceci nous rappelle non seulement un crime odieux et dépourvu de mobile clair, mais également que la justice emprunte des voies différentes et plus lentes dans d'autres pays que le nôtre. Même si, depuis pas mal de temps, on se doutait bien que Dominici ne serait pas exécuté, cette annonce peut être reçue avec soulagement. Deux années et demie est un temps terriblement long pour quelqu'un qui est sous la menace d'une peine capitale. En dépit d'investigations très complètes et de nombreux actes juridiques, une intime conviction est demeurée ancrée dans beaucoup d'esprits quant à ce qui s'est réellement passé durant cette nuit du 4 au 5 août 1952. Dominici a aujourd'hui dépassé les quatre-vingts ans, et se trouve enfermé dans l'infirmerie de la prison de Marseille, tandis qu'une nouvelle enquête, commencée en janvier 1955, s'est achevée en novembre dernier sans apporter la moindre conclusion nouvelle ou découvrir des preuves supplémentaires. Avec cette commutation de peine, l'affaire peut donc être considérée comme classée.
Mais elle ne risque pas d'être oubliée de sitôt. Non seulement parce que la personnalité des victimes a entraîné un crime hors du commun, ou que ce crime fut gratuit et mystérieux. Mais également à cause de l'aspect effrayant de cette région française où la vie est toujours primitive et où les instincts se donnent libre cours. Peut-être l'explication approchant de plus près le mystère de la façon si sauvage dont les vacanciers britanniques ont perdu leurs vies, tandis qu'ils campaient innocemment sur le bord de la route, est-elle due à l'écrivain français Jean Giono, lui-même natif des Basses-Alpes, qui a rapporté, dans un livre ayant pour sujet les meurtres, ce qu'il savait de cette terre et des paysans qui y vivent. Des familles immigrantes ancrées là, les générations soudées entre elles, évoluant dans un monde primitif avec ses mentalités rudes et ses haines sauvages, incapables de dire la vérité, plusieurs de ces membres paraissant être des survivants d'un autre âge. Le procès de Dominici a donné un coup de projecteur sur une de ces familles, avec des fils accusant leur père et un père exécrant ses fils. Des dépositions furent faites, rétractées, contredites, modifiées, de façon apparemment irréfléchie.
N'importe quel lecteur de langue anglaise, étudiant jour après jour les témoignages tels qu'ils ont été rapportés, serait parfaitement excusable s'il avouait que l'approche de la vérité lui paraissait impossible. C'est une affaire classée".


Mais je me trompais. Les fripons ont assez de moyens pour faire des dupes, comme le dit si joliment Jean Jaurès. Et le marché de la crédulité(1) est toujours aussi bien achalandé.
Quand je pense que W. Reymond, aux beaux jours de son forum désormais éteint, osait le qualifier, en 2003, d'outil pédagogique (imité et dépassé en cela par le cher Alain qui, ne doutant de rien, parlait de son site depuis disparu comme d'un outil pédagogique unique !), tandis qu'il n'hésitait à traiter d'entrepreneurs en désinformation ceux des participants qui exigeaient de lui des faits précis extraits du dossier, et non de fumeuses sinon mensongères élucubrations !
Quand je pense que le même, affirmait du haut de sa suffisance, voici maintenant sept années, à propos du téléfilm que j'ai ailleurs qualifié de scélérat : "Disons-le clairement : la puissance cinématographique de l'œuvre diffusée par TF1 devrait permettre une fois pour toutes d'obtenir la révision populaire de la condamnation à mort de Gaston Dominici"...

Paroles verbales, mais espèces sonnantes et trébuchantes…
Ceci dit, il ne faut pas nier que si l'entreprise de subversion n'a heureusement pas réussi, elle a commis de nombreux dégâts, et emporté la conviction de beaucoup de gens abusés. Ainsi, au moment du procès Dominici, le journaliste G. Domenech prétendait que, dans la région, 50 % des personnes croyaient Gaston Dominici seul coupable, 40 % le pensaient coupable avec l'aide de son fils, et 10 % imaginaient un scénario externe (affaire d'espionnage, crime politique, règlement de comptes…)(2). Je ne sais ce que valait ce sondage sans prétention, que je crois au demeurent assez juste, pour avoir consulté pas mal de journaux de l'époque.

Mais il est assuré que si, aujourd'hui, on s'avisait d'interroger la population, on pourrait avoir de sidérantes surprises. Comment se fait-il que les contemporains de la tragédie de Lurs, assez convenablement informés, aient pu émettre des jugements conformes, en quelque sorte, au déroulement des faits tel qu'il a été de multiples fois établi, alors que de parfaits ignorants du B. A. BA de l'affaire, de nos jours se croient légitimés, parce qu'ils l'ont "vu à la télé", à crier haro sur la justice et la police françaises d'il y a un demi-siècle et plus ?
Certes, une comparaison entre les négationnistes (qui ont vu les archives cinématographiques des armées américaine et soviétique, et n'en refusent pas moins l'existence des chambres à gaz) et nos conspirationnistes et autres révisionnistes serait mal venue, et en tout cas hors de proportion. Il n'en reste pas moins que des uns comme des autres, on pourrait dire, avec le psalmiste : "Oculos habent, et non videbunt".

L'enfer étant pavé des meilleures intentions, il n'est pas jusqu'à L'Expertise, qui se voulait et se disait définitif démêlement de l'écheveau des crimes de Lurs par un architecte (plus exactement, par le Grand Architecte), qui n'apporte en définitive beaucoup d'eau au moulin des révisionnistes. J'ai écrit là-dessus, par ailleurs, ce que j'en pensais, à la grande fureur, paraît-il, de l'intéressé.

Mais depuis, il m'est revenu qu'un acolyte de Reymond (une vieille connaissance, l'une des chevilles ouvrières de l'incroyable Dominici, quarante ans de rumeurs, diffusé sur TF1 fin décembre 1993) avait commis sur le livre que je viens de citer, une critique des plus élogieuse. Qu'on en juge :
"Éric Guerrier a entrepris de revenir aux sources de ce drame, lisant tous les livres et articles qui y avaient été consacrés, épluchant toutes les pièces du dossier… Sa méthode de travail relève de l'expertise, qui consiste à établir les faits avant d'en déduire des hypothèses. D'où … une rigueur académique absolument époustouflante, une érudition réelle… Confrontant aveux, témoignages, autopsies, preuves balistiques, contexte local, Éric Guerrier parvient à remettre de nombreuses pendules à l'heure, sans pour autant classer l'affaire.... Peut-être se montre-t-il trop sévère à l'égard d'un journaliste qui avait pourtant posé les bonnes questions sur l'affaire"…

À la place de Guerrier, on se méfierait de ce panégyrique empoisonné, faisant benoîtement référence, in fine, à une "trop grande sévérité" à l'égard du falsificateur qu'est W. Reymond !
Car l'auteur de cette flagornerie, bien connu dans le monde des révisionnistes, roule aussi en tandem avec Reymond dans l'affaire Kennedy. Et leurs entreprises, par bonheur, ne font pas que des dupes, je n'en veux pour preuve que l'article intitulé Le scoop réchauffé de Canal+, que publia naguère l'hebdomadaire Télé Sept Jours (n° 2265, semaine du 25 au 31 octobre 2003) : "L'un est persuadé d'avoir démontré que Robert Boulin, l'ancien ministre 'suicidé' en 1979, avait été assassiné. L'autre affirme avoir élucidé le mystère Dominici. Selon lui, le patriarche de Lurs n'était pour rien dans le meurtre des Drummond en 1952 ; le KGB aurait trempé dans l'affaire. Bref, les deux compères doutent de tout et ne doutent de rien". Et d'ajouter que la salade présentée sous forme de scoop aux abonnés de la chaîne cryptée se retrouve sans aucune difficulté en quelques clics sur Internet, d'une part ; et que, par ailleurs, si Canal+ considérait comme capital l'apport des duettistes, l'émission n'aurait pas été programmée à près de minuit…

Et je note pour terminer que le dit laudateur ose écrire : "La sur-médiatisation de l'événement n'a pas facilité la tâche des enquêteurs, qui en ont pourtant bien profité" ; je voudrais bien qu'on me rappelle qui, surtout, a profité et continue à profiter de cette "sur-médiatisation".
Bref, assez parlé de tout cela.

Depuis que j'ai commencé à mettre en place ma propre vision de l'Affaire (et c'était très exactement fin janvier 2001, immédiatement après la Lettre ouverte à Mme Lebranchu), et elle vaut ce qu'elle vaut, j'en ai conscience, et elle est sans doute perfectible contrairement à la bible d'une rigueur académique de Guerrier, j'ai reçu de très nombreux courriers venant de tous les horizons, mais en particulier de militaires, de gens de la justice et de la police.
Avec certains de ces passionnés, j'ai noué des relations qui durent depuis sept ans et plus. C'est en particulier le cas d'un fonctionnaire de l'Intérieur ayant accédé aux plus hautes responsabilités, et je ne compte plus les mails que nous avons échangés - et même les courriers. Il a bien voulu écrire sa manière de se représenter l'affaire, et je l'en remercie vivement.

Je dirai tout d'abord que, contrairement à l'habitude de la maison (je parle de la mienne, non de la Grande), j'ai convenu avec lui que j'accepterais les courriels que je recevrais à propos de cette importante contribution, aux fins d'échanges constructifs qui seraient publiés, avec ses réponses, à la suite de son texte. Naturellement, je garderais l'entier contrôle de l'ensemble du dispositif, et je ferme par avance la porte à tous les trublions patentés et/ou téléguidés.
Je dirai ensuite que ce texte, si puissamment écrit, se situe aux antipodes de l'ouvrage pré-cité : non pas la morgue hautaine et méprisante de l'expert, non pas l'appareil bardé de références, mais le refus du sérieux cuistre, mais la force de conviction du spécialiste, qui ne sait peut-être pas ce qu'est un ancien mur de façade, devenu mur de refend (quelle importance, dans l'affaire), mais qui est du bâtiment, qui sait ce qu'est une audition ou un procès-verbal, pour en avoir conduit ou rédigé des centaines, et ne s'en laisse donc pas compter. Et qui nous restitue son expérience du dossier avec une scrupuleuse honnêteté. Eh bien, comptons sur lui pour confondre les révisionnistes et les illusionnistes de tout poil : comme on peut le lire chez Camus, "c'est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c'est l'honnêteté". Par ailleurs, on sait assez que Platon (c'est Montaigne qui parle, citant le Gorgias, XLII, 487) "prescrit trois qualités à celui qui veut examiner l'âme d'un autre : la science, la bienveillance et la hardiesse". J'ai la certitude que notre Divisionnaire X. les possède toutes à la fois. À la perfection.

 

Alors, voyons ce qu'il a à nous dire. Après, peut-être, serons-nous enfin en mesure de prononcer un Case Closed.



Notes

(1) Daniel Schneiderman, Libé, 7 novembre 2003.
(2)
in Le Méridional, dimanche 14 novembre 1954.

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

L'affaire Dominici est, sans aucun doute, une "affaire du siècle", du 20ème en l'occurrence. D'autres ont connu aussi un grand retentissement : liées à Landru, Petiot ou, plus près de nous, au petit Grégory. Mais l'affaire Dominici réunit, à elle seule, une somme d'ingrédients qui font, justement, les événements exceptionnels : des étrangers mystérieusement abattus en France, sans raison a priori valable ; une famille entière massacrée, les parents par balles et leur fillette de dix ans à la suite de coups portés avec une extrême violence qui lui ont fracassé le crâne ; un crime inquiétant, sauvage, qui atteint de paisibles touristes anglais de passage, venus camper une nuit sur le bord d'une route des Basses-Alpes ; des paysans que la police soupçonne, vivant dans une ferme à proximité ; parmi eux, le chef de famille, Gaston, un "pater familias" devenu grand-père, dur au mal, dur au travail, dur en tout ; sa femme, Marie, élégamment surnommée "La Sardine", une vieille usée et soumise ; le fils, Gustave, qui subit la poigne paternelle ; sa femme, Yvette, une jeunesse de vingt ans et un caractère d'acier ; autour d'eux, des frères, des sœurs, toute une famille qui va se déchirer tragiquement ; les membres d'un parti politique, alors puissant et redouté, qui apportent un soutien immédiat et bruyant aux suspects, avant d'adopter une prudente réserve ; le bourdonnement incessant de nombreux journalistes venus informer leurs lecteurs, les repaître de nouvelles sensationnelles, au prix, pour certains, de contorsions déontologiques aujourd'hui inimaginables, le tout dans une excitation médiatique nouvelle pour l'époque ; le soupçon de l'espionnage, du complot, car Sir Jack Drummond était un scientifique très connu dans son pays ; et surtout, un mystère, le mystère du crime de Lurs, devenu ensuite l'affaire Dominici. Qui a tué ? Pourquoi ? Comment ?

Il n'est pas extravagant de dire que ces questions n'ont pas trouvé de réponses satisfaisantes. Et c'est bien pour cela que tant de choses ont été dites ou écrites, ou filmées. Certains auteurs ont affiché des convictions bien arrêtées après avoir connu des hésitations. D'autres ont fait savoir qu'ils allaient révéler, enfin, la vérité. Mais ils n'ont pas convaincu tout le monde. Loin s'en faut.

Alors, me direz-vous, que venez-vous faire ici, à votre tour ?

L'objet de cette modeste contribution n'est pas de retracer dans tous ses détails les différentes phases de l'enquête policière, de l'instruction, du procès d'assises et de la contre-enquête. Il y faudrait des pages et des pages qui constitueraient alors un livre, un de plus dans la longue série déjà commise et où l'on trouve de tout, comme dans le grand magasin bien connu. Il est encore moins de débarquer, torse bombé, pour révéler une vérité que l'on ne connait pas. Il me semble que l'ambition raisonnable de tout observateur sérieux, aujourd'hui, doit se limiter à creuser ce qui peut l'être, à partir d'un examen attentif des différentes sources, en conservant, évidemment, celles qui sont solides, en discutant leur interprétation possible et en rejetant celles qui seraient erronées.

Me concernant, il s'agit aussi d'y ajouter un éclairage policier, puisque je suis "du bâtiment" pour reprendre le mot de Giono. Pas du tout pour défendre bêtement tel commissaire ou telle version mais pour dire comment un flic ressent les choses, au fur et à mesure de l'avancée du récit. Ce faisant, je n'affirme pas qu'il a raison sur tout le monde. Je n'ai pas non plus la prétention d'être le porte-parole de la gent policière. Mais je connais la "boutique" et je ne crois pas trop m'avancer en disant que la grande majorité de mes collègues raisonnerait grosso modo comme moi. Tout cela afin de contribuer, si peu que ce soit, au combat contre le mensonge et la manipulation qui ne manquent pas dans cette affaire.

Á l'usage de personnes connaissant peu ou pas le dossier, il convient de rappeler les événements principaux et authentiques de l'affaire. Et on en compte un certain nombre. Ensuite, à chacun de se faire une opinion, dans le secret de sa conscience, voire d'aboutir à une conviction. Tout en gardant à l'esprit qu'une conviction n'est pas nécessairement partagée par les autres.

La vérité ? La vérité factuelle ? Le déroulement précis, dans tous ses détails, du triple crime et aussi de l'action policière et judiciaire ? Bien malin qui pourrait prétendre savoir. Quelques personnes savent mais se gardent bien de dire, murées dans le silence. D'autres ne veulent pas voir ou comprendre et ont décidé de se réfugier dans une fiction rassurante. On peut l'admettre. Leur vie n'a pas été facile. Mais, tout compte fait, ne vaudrait-il pas mieux briser, une bonne fois pour toutes, la carapace du silence ?

Bien sûr, il y aurait tempête. Mais tempête momentanée, car notre époque avale et digère très vite l'information. Et ensuite ? Ensuite, on peut espérer qu'il y aurait le silence, la page serait tournée et les nombreuses victimes de cette affaire pourraient vivre ou reposer en paix.

 

 

I. UN RAPPEL DE DONNÉES ESSENTIELLES

 

Le 5 août 1952, un peu avant six heures du matin, Jean-Marie Olivier rentre de son travail au guidon de sa moto New Map. Un homme, au bord de la route, lui fait signe de s'arrêter. C'est Gustave Dominici. Il explique en quelques mots qu'il vient de découvrir un cadavre.

Déjà, pour cette toute première apparition d'un témoin dans l'affaire, les déclarations divergent. Olivier va déclarer, dans un premier temps, que Gustave lui parle d'un "cadavre, là-bas". Un an plus tard, il précisera que Gustave a parlé d'un "type mort sur le talus, au bord de la route" pendant que Gustave affirmera qu'il a parlé d'un cadavre situé vers la Durance, montrant du doigt la direction opposée. On n'en a pas fini avec les propos des uns contredits par ceux des autres.

Quelle importance, dira-t-on ? Quelle importance ? Mais bien sûr que ce détail est important. D'ailleurs, dans une affaire criminelle, tout, a priori, est important. Si Gustave a bien parlé d'un homme mort sur le talus, au bord de la route, c'est qu'il a vu le cadavre de Jack Drummond, le père de l'infortunée famille. Or, ce cadavre est couché sur le côté, au bord de la nationale 96, en partie dissimulé par un genêt et, plus important, recouvert d'un lit de camp. Les photos prises par les gendarmes le montrent bien : dans cette position première, le corps n'est pas visible, à moins de s'en approcher de très près.

Alors, de deux choses l'une : ou bien Gustave a vu le corps avant qu'il soit recouvert par le lit de camp et alors on voudrait savoir dans quelles conditions ; ou bien il ne l'a pas vu et il dit peut-être la vérité lorsqu'il raconte qu'il est sorti de chez lui, a voulu vérifier l'état d'un éboulement de terre sur la voie ferrée et, à cette occasion, a découvert le corps d'une enfant, la petite Elizabeth Drummond, 10 ans, allongé au flanc d'un talus descendant vers la Durance, à soixante-quinze mètres environ du lieu de sa rencontre avec le motard. Stupéfait et réagissant alors comme tout homme normalement constitué, il s'est précipité en courant vers la route pour donner aussitôt l'alerte.

Dans ce cas, il n'a pu voir le cadavre du père, ce qu'il affirmera. Ce qui revient alors à dire que Jean-Marie Olivier s'est trompé lorsqu'il a rapporté les propos de Gustave. On voit tout de suite l'intérêt qui s'attache à ce simple détail et les implications qui peuvent en découler.

Jean-Marie Olivier repart sur sa moto en direction d'Oraison où il doit aller prévenir le planton de la gendarmerie. Á cent cinquante mètres du lieu de sa rencontre avec Gustave, il passe à la hauteur de la Grand'Terre, la ferme des Dominici. Plus tard, il déclarera qu'il a vu alors deux femmes, figées, une jeune et l'autre plus âgée. Il décrit évidemment Yvette et Marie Dominici.

Que font-elles là, ces deux femmes ? Elles sont au courant de la découverte de cadavres ?

Elles nieront avoir été présentes à cet endroit et Gustave dira qu'elles n'étaient au courant de rien quand il a arrêté Jean-Marie Olivier, puisqu'il venait de découvrir le cadavre d'Elizabeth et n'avait encore informé personne.

Cette toute première rencontre, ce départ de l'affaire judiciaire que constitue le recours à un témoin qui part aussitôt prévenir les gendarmes, va susciter d'autres questions. Nous en reparlerons d'ici peu. En attendant, Jean-Marie Olivier frappe à la porte de la gendarmerie d'Oraison qui appelle la compagnie de Forcalquier. Deux gendarmes arrivent sur les lieux vers 7h30. Ils procèdent aux premières constatations et découvrent avec stupéfaction l'étendue de l'affaire criminelle. Ce n'est pas un crime passionnel ou une affaire entre voisins. Trois victimes d'un coup, qui plus est des étrangers, des Anglais, installés pour une nuit au bord de la route dans un campement de fortune. Il s'agit de la famille Drummond, le père, Jack, sa femme, Anne, et leur fille Elizabeth. Les parents ont été tués par balles. Leurs cadavres gisent à quelques mètres d'une voiture immatriculée en Angleterre et stationnée sur un espace utilisé par les Ponts et Chaussées pour y déposer du gravier. L'enfant a reçu des coups qui lui ont fracassé le crâne. Son corps est à soixante-dix sept mètres du lieu du campement. On y accède en empruntant un chemin perpendiculaire à la route qui passe, un peu plus loin, sur un petit pont de pierre enjambant la voie ferrée reliant Manosque à Sisteron avant de s'achever quelques mètres après, en haut du talus qui descend vers la Durance.

Á partir de là, le processus judiciaire s'accélère. Le capitaine Albert, commandant la compagnie de Forcalquier, est prévenu et vient sur les lieux. Il a alerté le maire de la commune et aussi les magistrats : le procureur de la République de Digne accompagné du juge d'instruction Périès. Tous deux arrivent en début de matinée. Un médecin, le docteur Dragon, a été requis. Á qui confier l'enquête ? Á la police judiciaire ; c'est la règle pour ce type d'affaire. Normalement, l'antenne du SRPJ de Marseille installée à Nice est territorialement compétente. Mais c'est le mois d'août, l'effectif de Nice est insuffisant. Le patron, le commissaire divisionnaire Harzic, décide que ses propres troupes constituant la 9ème brigade mobile de Marseille, iront sur place. Il désigne le commissaire Edmond Sébeille.

Et voici le commissaire Sébeille qui part de Marseille en compagnie de quatre inspecteurs, direction Lurs. Il ne sait pas encore qu'il va rencontrer l'affaire de sa carrière, de sa vie, celle qui va le marquer durablement, moralement et physiquement puisqu'il va même en perdre le sommeil.

Á quelle heure est-il arrivé sur les lieux, le fameux commissaire Sébeille ? En voilà une de question qui a fait couler beaucoup d'encre et de salive ! Dans son procès-verbal de constatations, il dit que c'est à 13h20. D'autres ont parlé du matin, d'autres ont dit qu'il était arrivé à 17h00 et qu'à ce moment les corps avaient été enlevés. Par conséquent, le commissaire Sébeille n'aurait même pas vu les cadavres sur place. Et, par conséquent toujours, il aurait établi un faux procès-verbal de constatations puisque dans ce document il décrit les cadavres sur le terrain. Il précise même, à propos d'Elizabeth : "La plante des pieds, sans être sale, est marquée de légères traces d'empreintes de cailloux, à l'exclusion de toute égratignure". Voici encore un point qui fera beaucoup parler de lui.

Mais revenons à notre question : Sébeille a-t-il rédigé un faux procès-verbal ? Non, et les preuves existent. Ne parlons même pas de l'énormité que constituerait la caution du juge d'instruction qui accepterait un tel faux. Mais des photographies sont là qui montrent que la police est présente alors que le camion qui emportera les cadavres attend au bord de la route. Á l'examen des ombres sur ces photos, il est permis d'affirmer qu'entre 14h30 et 15h00, la police est sur les lieux du crime. Ce qui ne signifie pas qu'elle vient d'arriver à cet instant, bien entendu.

Disons aussi un mot de l'état de la scène de crime, pour utiliser un terme actuel. Tout le monde s'accorde à reconnaître qu'elle n'a pas été protégée. Des curieux sont venus y traîner. Certains auraient même jeté un coup d'œil dans la voiture des victimes, une Hillman Minx Estate, dont des journalistes. Sébeille n'est pas content. Dans son livre, il écrira que "c'était la foire".

Ses constatations rapidement menées, le commissaire monte à Forcalquier assister aux autopsies. Avant son départ, il a appris qu'au moment où les cantonniers ont soulevé le corps d'Elizabeth, un éclat de bois a été découvert près de sa tête. Un éclat de bois qui pourrait provenir de la crosse d'un fusil.

Pendant son absence, deux inspecteurs vont faire une découverte majeure, une découverte sans laquelle il est permis de penser que l'affaire aurait connu un "flop" magistral. Dans une "recule" de la Durance, ils récupèrent une crosse de carabine qui flotte en compagnie d'une carcasse de mouton. Á quelques mètres, dans la vase, ils découvrent la partie métallique de l'arme. Le tout, reconstitué, prend la forme d'une carabine US M1, calibre 30. C'est la fameuse Rock-Ola. Elle est en bien mauvais état, cette carabine. Le garde-main, pièce de bois normalement placée au dessus du canon, a disparu. Ce même canon tient au fût par un collier en duralumin, l'équivalent d'un collier de serrage. Il s'agit donc d'une arme bricolée. Mais voilà. Cette arme va donner le sourire aux policiers : le petit morceau de bois découvert à côté de la tête d'Elizabeth s'adapte parfaitement à un éclat de la crosse.

De toute évidence, c'est la carabine Rock-Ola qui a servi de massue et qui s'est brisée par la force des coups assenés, laissant ainsi au sol l'éclat de bois remis à la police. Pourquoi un tel usage de la carabine ? Parce que le chargeur de l'arme est vide. L'assassin n'avait plus de munitions. Il a choisi ce moyen barbare pour tuer la fillette. L'enquête démarre fort : ils ont l'arme du crime ! Tout au moins, l'arme qui a servi à tuer Elizabeth Drummond.

Lorsque Sébeille revient, la nouvelle le remplit d'aise. C'est alors qu'il fait la connaissance de Gaston Dominici, le propriétaire de la Grand'Terre. Celui-ci, le lendemain, lui déclarera que c'est lui qui a découvert l'éclat de bois quand on a enlevé le corps d'Elizabeth et qu'il l'a remis aux gendarmes, comme doit le faire tout bon citoyen.

Sur le lieu du campement des Drummond ont aussi été découverts d'autres indices précieux. Les gendarmes ont récupéré d'abord une cartouche et une douille de calibre 7,62, qui se trouvaient au sol, l'une à côté de l'autre, formant une paire. Á quelques mètres de là, une paire identique a attiré leur regard. Le calibre 7,62 correspond à celui de la carabine US M1.

Pour les ignorants de la balistique, précisons qu'une cartouche est une munition complète, non encore tirée. Une douille est un élément de la cartouche, l'étui qui contient la poudre et qui est surmonté de la balle. Lors du coup de feu, la balle part, la douille est éjectée de l'arme.

Nos deux douilles sont donc d'anciennes cartouches qui ont été tirées. Elles sont marquées, au niveau de l'amorce, par la trace qu'a laissée le percuteur de l'arme. L'expertise balistique, soigneusement faite, conclura, quelques jours plus tard, que les deux étuis vides ont été tirés par l'US M1 Rock-Ola découverte dans la Durance. Il est donc fort probable que c'est bien cette carabine qui a tué aussi les parents Drummond.

Et les autopsies ? Qu'ont-elles apporté ? Les docteurs Nalin et Girard, qui ne sont pas des légistes, ont conclu que Sir Jack Drummond a été abattu de deux balles tirées dans le dos. Sa femme a reçu trois balles dont une a traversé le cœur. Aucune des balles tirées n'a été découverte dans les corps. C'est bien dommage pour l'enquête : si une balle avait pu être extraite, l'examen des rayures spécifiques occasionnées par le passage dans le canon aurait permis de conclure définitivement sur la question de l'arme du crime. Nous devrons donc nous contenter des douilles.

La petite Elizabeth a reçu plusieurs coups très violents, portés avec un objet contondant au niveau du front. La fillette n'a pas d'autre blessure hormis une plaie au niveau de l'oreille droite. Aucune violence sexuelle n'a été commise.

Tels sont les éléments dont dispose le commissaire Sébeille. Ce n'est pas si mal ! Disons tout de suite que ça aurait pu être mieux.

Un de ses inspecteurs, Girolami, est venu lui dire, peu après leur arrivée, qu'il était intrigué par un détail. Il venait de remarquer un pantalon en velours qui séchait, suspendu à un fil de fer, devant la cuisine des Dominici. Considérant probablement que c'était une drôle d'idée que de laver un pantalon un jour pareil, au milieu d'une telle effervescence, il demande à Gaston, l'air de rien, comment on fait pour la lessive à la Grand'Terre. Gaston explique que sa femme est trop fatiguée et qu'elle confie cette tâche à une de ses filles. Á une question de l'inspecteur, il ajoute que le linge est rapporté sec et repassé. "Et ce pantalon qui sèche là, à qui est-il ? ?" demande alors Girolami. "Demande à Gustave" répond Gaston. Notre inspecteur se dirige vers Gustave : "Je ne porte pas de pantalons de velours, je ne porte que des pantalons bleus, il est sans doute à mon père". Plus tard, on apprendra qu'un deuxième pantalon a été vu, suspendu derrière les volets entrebâillés de la fenêtre d'une chambre : la chambre de Gustave. Curieuse façon de faire sécher un pantalon, derrière des volets.

C'était donc journée de lavage à la Grand'Terre. Et cela le jour où l'on vient de découvrir trois cadavres près de chez soi, événement de nature à troubler tout un chacun, où la gendarmerie, la police, les badauds, sont présents. Girolami rend compte à Sébeille. "Laissez ça pour le moment et occupez-vous d'autre chose" s'entend-il répondre.

Il est probable qu'à cet instant on est passé à côté de quelque chose d'important. Si des pantalons ont été lavés le 5 août, dans un tel contexte, c'est qu'il y avait de bonnes raisons. Peut-être étaient-ils tachés de sang.

Mais cette affaire de pantalon ne ressortira que plus tard. En attendant, la police a l'arme du crime. Il ne lui reste plus qu'à mettre un nom sur la carabine Rock-Ola et l'affaire devrait avancer très vite. Avec un peu de chance, elle sera bouclée en quelques jours.

Les enquêtes de police, comme beaucoup d'autres démarches dans la vie, ont parfois besoin du petit coup de pouce de la fortune. Certaines qui étaient mal parties voient tout d'un coup l'horizon se dégager. D'autres, au contraire, s'enlisent. C'est un peu ce qui arrive au commissaire Sébeille. Personne ne connaît la carabine, personne ne l'a vue. Dans les Basses-Alpes, on se tait.

Les policiers recherchent des témoins. On entend des personnes qui sont passées sur la route nationale 96 durant la nuit du 4 au 5 août. Et puis, on recueille aussi les auditions des Dominici, les seules personnes qui habitent près du lieu du drame. Et là, les déclarations de Gustave attirent l'attention du commissaire.

Gustave a bien entendu des détonations dans la nuit, vers 01h00. Il précise même que ce n'était pas le son d'un fusil de chasse, mais plutôt d'une arme de guerre. Et qu'a-t-il fait alors ? Rien. Il a eu peur, il a pensé que les campeurs anglais qu'il avait vus la veille au soir en train de s'installer étaient peut-être attaqués. Mais il n'a pas bougé. Il est allé prévenir son père qui dort à côté ? Non. Son père a-t-il bougé ? Non plus. Gaston s'est levé vers 03h30. Il a emmené ses chèvres à la pâture.

Lui, Gustave, s'est levé vers 05h30. Il a décidé d'aller vérifier l'état de la voie ferrée qui passe à côté de la Grand'Terre. La veille, un arrosage trop abondant a provoqué un éboulement de terrain qui a recouvert les rails. Gustave a dû aller les dégager vers 20h30. Au matin, il fallait que la micheline passe sans encombre. Sinon c'est une amende lourde qui allait tomber. C'est d'ailleurs à cette occasion, au retour, qu'il a vu les Drummond se préparer pour la nuit. Il précisera plus tard que Lady Anne faisait le geste d'enlever sa robe pendant que la fillette se mettait en pyjama.

Il raconte donc aux policiers qu'il est sorti de chez lui, qu'il est passé près du campement des Drummond. Il n'a rien remarqué de particulier et n'a pas eu la curiosité de jeter un coup d'œil malgré les coups de feu de la nuit et le rapprochement qu'il a fait avec les touristes. Il a emprunté le chemin perpendiculaire à la route, jusqu'au pont qui surplombe la voie de chemin de fer. De cet endroit, on voit très bien la voie ferrée. C'est même le point idéal d'observation. Curieusement, Gustave a traversé le pont, a avancé encore de quelques mètres. C'est alors que son regard a été attiré par une présence insolite : à une quinzaine de mètres en contrebas, sur le talus qui descend à la Durance, gisait le corps d'une enfant vêtue d'un pyjama, pieds nus. Elle était morte. Il a prévenu Olivier puis sa famille. Découverte fortuite, donc.

Voilà qui intrigue légitimement le commissaire Sébeille : on entend des coups de feu dans la nuit, on pense aux campeurs ; on ne bouge pas, on ne cherche pas à savoir ; le matin venu on passe à côté du lieu où ils étaient installés, on ne remarque rien alors qu'un grand désordre règne autour de la voiture ; on ne cherche même pas à se renseigner et on découvre un corps à un endroit où l'on n'avait rien à faire. Et puis, cette enfant, elle avait des parents ! Gustave n'a pas cherché à savoir ce qu'ils étaient devenus ? Non. Et sur ce point précis, il livrera plus tard une réponse ahurissante. Accrochons-nous ; il a pensé que c'étaient peut-être les parents qui avaient tué leur propre fille ! Il a ajouté qu'on voyait cela tous les jours. Ben voyons ! Sa mère et sa femme sont-elles allées sur place, auprès de la fillette ? Toujours non.

Les choses n'ont pas fini de se compliquer pour Gustave. Il explique qu'après la découverte du corps d'Elizabeth, il est remonté jusqu'à la route en prenant le chemin qui y mène. Quoi de plus logique ? Il a donc débouché sur la route à la sortie de ce chemin et a fait signe à Olivier de s'arrêter. Ce n'est pas ce que raconte Olivier. Lui, il indique que Gustave n'est pas sorti du chemin mais qu'il a surgi devant le capot de la voiture des Drummond en faisant des gestes.

Et alors, quel intérêt ? L'intérêt c'est qu'une quinzaine de mètres séparent les deux points et que, si l'on en croit Olivier, Gustave était donc sur le lieu du campement après avoir découvert Elizabeth. On verra dans un moment l'intérêt majeur de sa présence à cet endroit.

En attendant, début septembre, Gustave est placé en garde à vue, interrogé, sans résultat probant. Les investigations se poursuivent à un rythme soutenu. Sébeille, épuisé par ces premières semaines d'enquête, part en vacances dans sa maison de Séverac-le-Château, dans l'Aveyron. Son collègue, le commissaire principal Constant, prend la relève.

Apparaît alors un personnage essentiel de l'affaire Dominici : Paul Maillet. Apparaît ? Pas exactement. Á la fin du mois d'août, à la suite d'une dénonciation par lettre anonyme, une perquisition a eu lieu chez lui. La police y a découvert deux mitraillettes Sten, l'arme de la Résistance. Maillet habite à quelques centaines de mètres des Dominici, il les connaît bien.

En octobre, il explique au commissaire Constant qu'il a reçu des confidences de Gustave. Lorsque celui-ci a découvert la petite Elizabeth au matin du 5 août, elle était encore vivante. Encore vivante ? Et personne n'a rien fait pour la secourir ? Que signifie cette attitude inhumaine ?

Gustave est arrêté, placé à nouveau en garde à vue et poursuivi pour non-assistance à personne en péril. Il est condamné à deux mois d'emprisonnement, incarcéré. Il restera en prison jusqu'au mois de Décembre.

Il est inutile d'insister sur le fait qu'à cette époque, Gustave Dominici est le suspect numéro un du commissaire Sébeille qui, d'ailleurs, l'écrit noir sur blanc dans un de ses rapports.

Car Sébeille est revenu de ses vacances. Il a peu goûté le fait que l'enquête soit passée dans les mains de Constant. Il récupère le dossier et le reprend point par point. Et il a de quoi faire ! Car, dans ce résumé, il n'est pas possible de développer l'ensemble des investigations menées. Mais la police et la gendarmerie ont entendu des centaines de personnes, exploité de nombreuses pistes allant de paisibles ramasseurs d'escargots aux Arabes de Ganagobie en passant par un légionnaire déserteur, un vagabond coiffé d'un chapeau mou ou un clochard de Cagnes sur Mer. Et j'en passe. Elles ont procédé à de multiples vérifications, sur des bicyclettes, par exemple, effectué des reconstitutions dont une qui avait pour objet de vérifier les dires d'un monsieur X qui avait pour nom Aristide Panayotou. Tout cela n'a rien donné. Enfin, presque.

La police a tout de même retrouvé l'artisan, Joseph Chauve, qui vend sur les marchés du coin des plaques d'identité pour les vélos que l'on glisse sur un collier en duralumin. Joseph Chauve fournit le collier, la plaque, la vis et l'écrou. Il indique qui sont ses fournisseurs pour chacun des éléments. Et il est formel : c'est bien lui qui a vendu le collier découvert sur la carabine. Mais il ne sait à qui. Ajoutons que l'expertise a montré que la Rock-Ola est graissée, en partie, avec de l'huile d'olive. Le collier vendu dans les environs et l'huile d'olive révèlent, sans doute possible, une origine locale.

D'autres investigations ont été menées, ailleurs. Le commissaire principal Gillard, de la Sûreté Nationale à Paris, s'est rendu en Allemagne pour entendre un nommé Bartkowski qui s'accusait d'avoir participé à l'affaire en compagnie d'un commando venu de Bavière à bord d'une voiture Buick. Gillard a conclu que Bartkowski était un affabulateur. Ce dernier a d'ailleurs reconnu qu'il avait menti, cherchant par ses déclarations à être transféré en zone française.

Bref, une masse de travail a été abattue, sans résultat définitif. La presse a vivement critiqué la police. Sébeille a été surnommé par certains "le commissaire Tournenrond". Le moral n'est pas terrible en ce début d'année 1953. Et pourtant, Sébeille ne lâche pas le morceau. Après avoir trop frayé avec les journalistes, il se fait plus discret mais travaille dans l'ombre. Et il avance.

Au mois de janvier, Paul Maillet passe à la vitesse supérieure. Il n'a pas tout dit à la police à propos de Gustave. Au mois de septembre dernier, celui-ci lui aurait fait une autre confidence : "Si tu avais vu, si tu avais entendu ces cris d'horreur, je ne savais plus où me mettre !". Par exemple ! Gustave aurait "vu" ? Il aurait entendu des cris d'horreur ? Mais alors, où était-il ? Il en saurait davantage que ce qu'il a raconté jusqu'à présent ? Cela n'est pas fait pour surprendre Sébeille. Mais qu'un témoin lui apporte cette information, voilà qui l'arrange bien.

Ce n'est pas fini. Sébeille interroge Roger Perrin, le petit-fils de Gaston, celui dont certains ont dit : "Il ment comme il respire". Roger Perrin était présent sur les lieux au matin du 5 août. Il est arrivé vers les 08h00 en provenance de la ferme de ses parents, La Serre, distante de trois kilomètres. Comment a-t-il été mis au courant ? Par quel moyen est-il arrivé ? Quel a été son emploi du temps de la veille, de la nuit et du matin ? Roger Perrin, dit "Zézé", a raconté un tas de mensonges. Les gendarmes le soupçonnent d'avoir passé la nuit à la Grand'Terre. Il est très proche de Gustave. Celui-ci aurait pu le ramener avec lui, sur sa moto, le 4 au soir lorsqu'il revenait de Peyruis où il est allé prévenir Roure, brigadier-chef à la SNCF, de l'éboulement sur la voie ferrée.

Qu'est ce qui permet de penser que Zézé aurait passé la nuit chez ses grands-parents ? Il y a cette histoire de vélo, un vélo gris que le capitaine Albert remarque lorsqu'il se trouve sur les lieux du crime. L'engin est appuyé au gros mûrier qui borde le campement des Drummond. Il est muni d'une plaque sur laquelle l'officier lit le nom du propriétaire : Gustave Dominici. Gustave aurait eu besoin de prendre son vélo pour aller de la ferme au campement, distant de 160 mètres ? Curieux. D'autant plus curieux qu'un des gendarmes présents au matin du 5 août, le gendarme Bouchier, expliquera qu'il "croit se souvenir" que Zézé est arrivé en provenance de la Serre, sur un vélo. Il n'a pas fait particulièrement attention à l'engin. Un moment plus tard, Zézé est revenu, tenant son vélo à la main, en compagnie de Gaston et Gustave qu'il venait de rencontrer au débouché du sentier venant de la cour de la ferme. Ce pourrait donc être le vélo de Gustave que Zézé montait et qu'il aurait rangé contre le mûrier. Et, dans ce cas, il faudrait expliquer comment il a eu ce vélo, dans quelles conditions. Mais Roger Perrin ne parle pas du vélo de Gustave. Il dira, plus tard, aux gendarmes qu'il s'est déplacé avec le vélo de son cousin Gilbert, le fils de Clovis Dominici. Problème : Clovis répond que Zézé n'a eu le vélo de son cousin qu'à partir du 18 août. On regrettera qu'aucune confrontation n'ait été faite entre Zézé et Clovis pour éclaircir ce point.

En attendant, le 5, Roger Perrin serait arrivé à la Grand'Terre avec une autre bicyclette que celle de son cousin. Si Roger Perrin est arrivé à la Grand'Terre sur le vélo de Gustave c'est qu'il l'avait peut-être pris dans la nuit, pour rentrer chez lui à la Serre.

Alors Zézé ? Qu'as-tu à me dire ? Et voici que Roger Perrin explique à Sébeille qu'il a entendu Yvette Dominici raconter, le 5 au matin, que la veille en fin de journée "les Anglaises" étaient venues à la ferme pour chercher de l'eau. Elles avaient un seau en toile qui a disparu depuis. Gaston leur aurait fait voir ses chèvres. Voilà une autre information intéressante !

Jusqu'à présent les Dominici disaient qu'ils n'avaient eu aucun contact avec ces gens. Là, ça change. On apprend même que c'est la petite Elizabeth qui parlait en français. Dans ces conditions, comment imaginer que les Dominici n'aient pas réagi davantage lorsqu'ils ont entendu les coups de feu ? Et pourquoi avoir caché ce contact que confirme Germaine, la mère de Roger Perrin ? Á elle aussi, Yvette a parlé de la venue des Anglaises.

Ce n'est toujours pas fini. Sébeille va découvrir un élément de poids, du lourd. Il convoque un témoin qui s'était signalé au début de l'affaire : Jean Ricard. Ce Ricard est passé sur la route au matin du 5 août, vers 07h00. Il avait campé quelques jours sur le plateau de Ganagobie et rentrait chez lui, à Marseille. Il devait prendre l'autocar au passage. Qu'a-t-il vu ? Il a remarqué la voiture des Drummond, un grand désordre autour, des objets épars. Et une forme humaine, sous une couverture, couchée sur le dos, près de la Hillman. Seuls les mollets dépassaient. Il a poursuivi sa route. Tiens donc ! Sébeille est intrigué.

Ce que lui raconte Ricard ne correspond pas à ce qu'il a constaté. "Voyons Monsieur Ricard, une forme humaine sous une couverture, allongée sur le dos ? Cela ne cadre pas avec nos constatations. Le cadavre de Sir Jack était sous un lit de camp, sur le côté opposé de la route par rapport à la voiture. Celui d'Elizabeth était invisible du campement. Reste celui de Lady Anne. On l'a retrouvée, allongée sur le ventre, à cinq mètres environ du véhicule". Ricard insiste, explique : la forme sous la couverture était allongée sur le dos, parallèlement au véhicule, la tête vers Peyruis, les pieds vers la Brillanne. Ça alors ! Si c'est vrai, c'est super ! Cela signifierait qu'entre le passage de Ricard et l'arrivée des gendarmes, entre 7h00 et 7h30, quelqu'un a déplacé le corps. Pour quoi faire ?

Et surtout, si quelqu'un a déplacé le corps, on peut supposer que c'est une personne liée aux crimes. On n'imagine pas un passant se livrer à cette activité. Mais quelqu'un qui serait lié aux crimes et qui serait encore présent sur les lieux après 7h00 du matin, ce ne peut être un criminel de passage. Car un criminel de passage aurait pris la fuite depuis longtemps. Ce ne peut être que quelqu'un du coin.

Et Sébeille d'imaginer … qui vous savez. Comment corroborer cette déclaration de Ricard ? Mais oui, d'autres personnes sont passées près du campement ce matin-là, avant lui ! Il y a Roure qui est venu se rendre compte de l'état de l'éboulement. Il y a eu aussi Clovis Dominici et Boyer qui se rendaient à leur travail, à vélo, et qui ont vu Gustave à hauteur de sa maison. Il était environ 06h30. Celui-ci leur a fait part de sa macabre découverte. Inutile de dire qu'ils sont allés voir et qu'ils ont examiné aussi le campement.

Sébeille fait venir Roure sur les lieux, en toute discrétion. Il lui demande d'expliquer ce qu'il a vu, notamment en ce qui concerne le cadavre de Lady Anne. Roure, joignant le geste à la parole, s'allonge sur le dos parallèlement à la voiture du commissaire qui est stationnée à l'emplacement de la Hillman. Il confirme donc la version de Ricard. Sébeille se frotte les mains ! Alors-là, il commence à avoir du biscuit ! Et il en a bien besoin. Car avec les Dominici, il est tombé sur un os. Lui comme ses collègues. Avec Gustave, il a pu constater à quel point la logique était inopérante.

Relisons ce qu'écrit Constant à son propos :

"Mais cet homme possède à un degré extraordinaire la force d'inertie. Il est capable d'écouter pendant des heures les raisonnements les plus accablants pour lui, sans manifester aucune émotion, sans faire un geste de protestation : on croit qu'il est décontenancé et que, touché par la logique des idées exprimées, il va abonder dans le sens de l'enquêteur. Pas du tout, lorsque celui-ci s'arrête de parler, Gustave lui dit calmement : "Je ne peux pas vous dire autre chose". C'est un véritable roc. C'est seulement lorsqu'il est attaqué directement, lorsqu'on envisage sa culpabilité personnelle, que Gustave élève la voix pour se défendre, pour nier catégoriquement toute participation au crime.

Naïfs sont ceux qui s'imaginent qu'en prouvant à une personne qu'elle ment, on obtient d'elle une déclaration sincère. Gustave Dominici en est un exemple typique".



Avec Gaston, il a noté la solidité du personnage et aussi sa violence plus ou moins bien contenue. Tant qu'on parle de la pluie et du beau temps, Gaston Dominici est un interlocuteur agréable, aimant bien plaisanter, porté sur la gaudriole. Dès qu'on évoque l'affaire, il se met en colère, ses yeux flamboient, il brandit sa canne. Et puis Gaston ne dit pas toujours la vérité : il a déclaré le 6 août, par procès-verbal, que c'était lui qui avait découvert l'éclat de bois près de la tête d'Elizabeth. Quand Sébeille va reprendre les auditions, il va établir que ce petit morceau de la crosse a été vu et récupéré par les cantonniers faisant office de fossoyeurs, plus précisément par le nommé Robert Eyroux. Ensuite, l'éclat serait passé de main en main. Voilà qui change les choses.

Et dans l'entourage, ce n'est pas plus simple. Tout le monde fait bloc, des vérités ne sont pas dites.

Clovis, par exemple, dont on a loué la droiture. C'est le fils aîné de Gaston. Employé à la SNCF, il habite à quelques kilomètres de la Grand'Terre, à Peyruis. Il a été informé, dès le 5 août au matin, par Gustave, que la petite Elizabeth était encore vivante quand il l'avait découverte. Clovis lui a conseillé de n'en rien dire. Voilà qui n'est pas fait pour aider la justice. De même, le 6 ou le 7 août, le commissaire Sébeille lui a présenté la carabine Rock-Ola. Á sa vue, Clovis a été pris d'un tel saisissement qu'il est tombé à genoux, se mordant les lèvres. Aussitôt, Sébeille l'a questionné : "Pourquoi cette réaction ?". Clovis s'est repris, il a répondu à côté.

Mais maintenant, Sébeille a avancé dans son enquête. Des éléments supplémentaires ont été recueillis. Le moment est venu de lancer la grande offensive, celle qui devrait permettre de recevoir des aveux et d'élucider cette affaire criminelle de Lurs. Le commissaire ignore que cette phase nouvelle va être aussi le véritable point de départ de ce qui est appelé "l'affaire Dominici".

 

 

II. NOVEMBRE 1953, UNE OFFENSIVE JUDICIAIRE QUI PRODUIT DE LA CONFUSION

 

Le commissaire Sébeille et le juge Périès ont soigneusement préparé leur affaire. Ils veulent agir dans le plus grand secret pour ne pas voir débouler la clique des journalistes et des badauds. La discrétion est de mise depuis plusieurs mois. Les Dominici ne se méfient pas. Ils espèrent que l'affaire est terminée en ce qui les concerne.

 

1. Gustave aux abois

 

Le jeudi 12 novembre 1953 à cinq heures du matin, un important déploiement de gendarmerie contrôle les accès à la Grand'Terre. Un peu après six heures, le juge Périès arrive sur les lieux en compagnie de la police. On remet la voiture Hillman à la place qu'elle occupait au moment des faits. La famille Dominici est bloquée dans sa maison.

Une reconstitution a lieu près de la voiture des Drummond. Il s'agit de régler définitivement cette question de position du corps d'Anne Drummond. Sont présents Ricard, Roure, Boyer et Clovis. Les trois premiers indiquent une forme humaine parallèle à la voiture. Au tour de Clovis. Il commence par expliquer qu'il a vu le corps à l'endroit où les gendarmes l'ont trouvé, c'est-à-dire perpendiculairement à l'automobile, à cinq mètres environ. Puis, face aux déclarations des trois autres, il admet que le corps était bien parallèle au véhicule. C'est au tour de Gustave. Il étend une couverture à l'emplacement du corps de Lady Anne, là où elle se trouvait à l'arrivée des gendarmes. On n'est pas vraiment surpris.

Direction Digne, le palais de justice. Gustave est entre les mains de la police. Elle le confronte avec Maillet. "Alors, Gustave ? Si tu avais vu, si tu avais entendu, etc." Gustave nie avoir tenu ces propos puis finit par reconnaître qu'il a bien entendu des cris. Mais pas longtemps, et alors qu'il était couché. Il n'a pas bougé de sa chambre.

Autre confrontation, cette fois avec Olivier. On revient sur la question de l'emplacement où se trouvait Gustave quand il a fait des signes au motard. Gustave raconte l'histoire du bout du chemin avant d'admettre qu'il est bien sorti de derrière la voiture. Il a donc vu le cadavre de Lady Anne, ce qu'il niait jusqu'à présent ! Ça commence à faire pas mal. Pourquoi tous ces mensonges si l'on a rien à se reprocher ?

Troisième confrontation, face à Roger Perrin. Avec réticence, Gustave admet que les Anglaises sont bien passées à la ferme, le soir, mais précise qu'il n'était pas présent. Il l'a entendu dire. On est déjà en fin d'après-midi. La pression des interrogatoires n'est pas terminée.

On revient sur la reconstitution du matin. Pourquoi avoir déplacé le cadavre de Lady Anne ? Gustave n'est pas d'accord. Il n'a rien déplacé du tout. Comment ? Rien déplacé ? Qui alors a fait cela ? Les questions continuent. Gustave finit par avouer. Le corps était bien dans la position que les autres ont indiquée. Il l'a tiré de quelques mètres après l'avoir mis sur le ventre. Pourquoi ? Pour savoir si Anne Drummond était morte. Allons Gustave, ce n'est pas sérieux ! Il y avait une autre raison pour motiver ce geste ! Mais dans ses procès-verbaux d'audition, que ce soit par le commissaire ou le juge, Gustave maintient sa position. Et pourtant, on lit dans différents ouvrages qu'il finit par admettre qu'il cherchait "des douilles ou des balles" qui auraient pu provenir de la ferme. Ce qui constituerait alors un drôle de comportement pour quelqu'un qui a cru bon de ne pas bouger durant la nuit et qui se dit étranger à l'affaire ! L'explication est certainement à rechercher du côté du commissaire Sébeille qui relate dans un rapport du 25 janvier 1954 et aussi dans son livre écrit en 1970, cette nouvelle et importante déclaration de Gustave et la situe le 13 novembre au matin. Seulement voilà, si ces mots ont été prononcés, on regrettera qu'ils n'aient pas été couchés sur procès-verbal. On aurait pu alors poser d'autres questions : "Pourquoi des munitions de la ferme ? Comment auraient-elles pu arriver là ?

Quoi qu'il en soit, les défenses de Gustave cèdent les unes après les autres. Il est tard. Sébeille entend encore Clovis et le père de Zézé puis va se coucher. Mais Gustave dira que des inspecteurs ont continué à l'interroger durant la nuit. Ce n'est pas impossible.

Le lendemain matin, vendredi 13 novembre, l'interrogatoire reprend. Le travail de sape de Sébeille use le roc Gustave. Á 14h30, il s'effondre. Sébeille a un geste fraternel. Il l'invite à pleurer sur son épaule. Et Gustave avoue : son père est l'auteur du massacre. Sébeille rend compte au juge. Il ne dresse pas de procès-verbal d'audition.

C'est le juge qui entend Gustave. Celui-ci raconte qu'au matin, vers 04h00, il a entendu son père se lever. Il est allé lui demander s'il avait entendu les coups de feu. Oui, a répondu Gaston "puisque c'est moi qui les ai donnés". Et d'expliquer qu'il était parti faire un "tour de chasse" et qu'il a rencontré un homme. C'est alors qu'il a tiré. Avec quelle arme ? "Avec une carabine que je tenais camouflée" a répondu Gaston. Gustave s'empresse d'ajouter qu'il ne connaissait pas cette carabine. Il ne l'avait jamais vue. Après la tuerie, son père l'a jetée.

Ce n'est pas tout. Gustave ajoute que son frère Clovis était au courant. Ils en ont parlé tous les deux à son retour de prison. Gustave suppose que le père s'est confié à Clovis.

Á la fin de son audition, Gustave adresse une demande étonnante au juge d'instruction qui la retranscrit à la fin du procès-verbal : "Je ne voudrais pas que vous disiez à mon père que c'est moi qui l'ai dénoncé. Faites-le venir de plus loin". Bigre ! Il craint son père à ce point, le Gustave ? Inutile de préciser qu'une telle demande est impossible à satisfaire.

 

2. Gaston sur la sellette

 

En attendant, le juge a maintenant une dénonciation, certes peu détaillée, mais qui accuse clairement Gaston. Et Clovis serait au courant, lui aussi ? Allez me chercher Clovis ! Sébeille recueille l'audition. Clovis ne sait rien. Allons Clovis, ton frère a avoué ! Tu ne nous crois pas ? Amenez donc Gustave… et Clovis avoue à son tour.

Il explique qu'un soir son père lui a confié être l'auteur des crimes. La carabine ? Clovis ne la connaissait pas.

On remarque, en passant, que la dénonciation du père par Clovis ne s'est faite ni spontanément, ni facilement. Gustave a parlé le premier et Clovis n'a confirmé qu'après avoir vu son frère et compris que l'argument de la police n'était pas un piège. Ce point a son importance pour la suite.

Et maintenant il faut attaquer le gros morceau. Allez me chercher Gaston Dominici ! C'est le commandant de gendarmerie Bernier qui est chargé de la mission. L'uniforme en impose à Gaston qui veut faire bonne figure et offre un verre de son vin. L'officier, conciliant, accepte. Gaston est conduit au palais de justice de Digne vers 19h00. On l'installe dans la chambre du conseil, une vaste pièce meublée d'une grande table entourée de fauteuils qui jouxte la salle d'audience au rez-de-chaussée.

Gaston Dominici est certainement quelque peu décontenancé. Mais il le cache sous une allure qui se veut décontractée. Il sifflote, se lève de son fauteuil pour se diriger vers un des deux petits meubles-vitrines où sont rangés des recueils de jurisprudence. "Ils sont beaux ces livres, "sas" (tu sais, en langue d'oc), ils doivent coûter cher !". Sébeille est en train de bouillir. Il explique à Gaston que l'heure n'est pas à la plaisanterie. Mais il en faut un peu plus pour impressionner le "vieux sanglier" qui prend son chapeau et sa canne et se dirige vers la sortie ! "Je m'en vais, tu commences à m'emmerder". Sébeille est au bord de l'apoplexie. On rattrape l'irascible vieillard, et là le commissaire pique une colère : il reproche à Gaston son attitude méprisante, ses moqueries, son tutoiement. Ce qui ne dérange pas le maître de la Grand'Terre. Jusqu'au moment où Sébeille lui révèle que ses fils l'accusent : "Ils ont dit ça les bandits ! Ce n'est pas vrai, commissaire. Vous avez voulu me posséder mais vous ne m'aurez pas".

Pendant ce temps, Gustave et Clovis attendent dans une pièce voisine. Car il semble bien, selon plusieurs auteurs, qu'on les a laissés ensemble après leurs auditions. Si ce fait est exact, on peut dire qu'il s'agit là d'une faute grave. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'enquête vient de recevoir un coup de fouet avec les accusations des deux fils mais qu'elle n'est pas achevée, loin s'en faut. Clovis et Gustave prétendent ne jamais avoir vu l'arme du crime. C'est tout de même un peu curieux pour des frères qui pratiquent la chasse et le braconnage et qui se voient régulièrement. L'un des deux vit dans la maison de son père, là où la carabine était "camouflée". Et jamais aucun des deux n'aurait vu cette arme ? Leur père ne leur en aurait jamais parlé ? Il ne l'aurait jamais utilisée devant eux, pour la chasse au sanglier, par exemple ? Tout cela paraît assez invraisemblable et mérite d'être creusé. Et puis on ne sait pas ce que va dire Gaston. Et s'il met l'un de ses fils en cause, ou les deux ? On est loin du bout et laisser des témoins de cette importance dans un même local leur permet évidemment de se concerter, de se mettre d'accord. Et on va voir que c'est bien ce qui s'est produit.

La nuit avance. On est déjà le samedi 14 novembre. Á 0h45, Clovis est à nouveau entendu, cette fois par le juge Périès. Il répète, en apportant des détails, dans quelles conditions son père lui a confié être l'auteur des crimes.

Clovis couchait chez ses parents pendant l'incarcération de Gustave. Un soir, alors qu'il avait bu quelques verres de trop, Gaston lui a dit, en patois : "Aï paù de dégun. Es ioù qu'aï fa peta leis inglés".

Tout méridional de souche comprend le sens de cette phrase : "Je n'ai peur de personne. C'est moi qui ai fait péter les Anglais". Et il est inutile de gloser sur la signification de "faire péter les Anglais". Cela signifie, évidemment, les abattre, les supprimer.

Clovis se lance ensuite dans une fumeuse explication à propos de l'arme du crime, précisant qu'il pensait que son père avait utilisé son vieux fusil Gras et non une carabine qu'il n'avait jamais vue. Mais il est alors vertement repris par le juge qui lui fait remarquer qu'au moment où son père lui fait ces confidences, la carabine a été découverte dans la Durance depuis deux ou trois mois. Donc Clovis ne peut raconter sérieusement qu'il a pensé au fusil Gras, puisque la carabine lui a été présentée par le commissaire Sébeille quelques jours après le crime. Embarras de Clovis qui, un peu plus tard, déclare au juge : "Je vais vous dire maintenant toute la vérité".

Et voici que la carabine trouve sa place à la Grand'Terre. Clovis l'a bien reconnue quand elle lui a été présentée par Sébeille. Le soir même il s'est rendu dans un hangar, à côté de la maison. Il est allé vérifier sur une étagère située au fond et à droite si l'arme était à sa place habituelle. Non, elle n'y était pas. Plus de doute, c'était bien l'arme du crime. Il a pensé alors que c'était Gustave qui s'en était servi. Il lui a même posé la question, mais Gustave a répondu par la négative, ce qui n'a pas convaincu son frère. Jusqu'à ce jour où Gaston lui a révélé être l'auteur de la tuerie. Quand Gustave est sorti de prison, quelques semaines plus tard, Clovis lui a demandé s'il était "au courant". Gustave a répondu qu'il savait.

Le juge Périès a progressé avec cette déclaration de Clovis. Que les deux frères accusent leur père, c'était un premier pas. Mais que personne n'ait jamais vu l'arme du crime, voilà qui n'était pas de nature à simplifier les choses. Gaston aurait beau jeu de nier et on aurait toujours sur les bras cette maudite carabine sur laquelle Sébeille fondait tant d'espoirs, au début de son enquête. Ah ! On aurait bonne mine avec une arme du crime venue d'on ne sait où, orpheline tombée peut-être du ciel, et dont le propriétaire rigolerait silencieusement dans son coin ! Mais là, les choses se précisent. Clovis l'avait déjà vue et il dit clairement qu'elle appartient à son père.

Fort bien, mais ce n'est pas ce que déclare Gustave. Le juge n'est pas au bout de ses peines. Et c'est ici que se situe un épisode peu glorieux de la "nuit terrible" dont a parlé Gaston Dominici.

Au fait, que devient-il Gaston à ce moment ? Il déclarera plus tard qu'il a été interrogé toute la nuit, qu'on l'a précipité "dans le gaga". Il est possible, en effet, que la police lui ait "mis la pression". Il faut dire qu'il ne s'agissait pas de faire la lumière sur un vol de poule.

Mais Sébeille, dans son livre sur l'affaire, raconte que Gaston était décontracté dans son fauteuil et se moquait même de deux inspecteurs qui tombaient de sommeil, constatant auprès de leur collègue Ranchin que "ces jeunes", ça ne tenait pas le coup.

 

3. Une brûlante carabine

 

Mais revenons à Gustave et Clovis. L'un prétend connaître la carabine, l'autre non.
Sans vouloir bouleverser l'ordre chronologique de l'affaire, il faut expliquer ici que l'instruction sera suivie d'un jugement, lui-même suivi d'une contre-enquête conduite par le commissaire divisionnaire Chenevier. Et lors de cette contre-enquête, Chenevier fera une découverte pour le moins surprenante. Il va apprendre de la bouche de Gustave et de Clovis, fâchés à ce moment-là, que les deux frères se sont retrouvés tous les deux dans le bureau du juge Périès, en présence du seul greffier, M. Barras. Il a été question de la Rock-Ola. Clovis a exhorté son frère à dire la vérité, dire qu'il connaissait cette carabine. Et pour que les choses soient bien claires dans les esprits de chacun, le greffier Barras a lui-même établi un croquis, un plan sommaire montrant l'emplacement habituel de l'arme, au fond à droite du hangar ! Tout cela en l'absence du juge et hors tout procès-verbal, alors que cette scène n'est rien d'autre qu'une confrontation entre deux témoins ! On croit rêver.

D'autant que si Gustave connaît cette carabine et accepte de le dire, il n'est pas nécessaire de lui soumettre un plan des lieux qui désignera un endroit quelconque de la ferme. N'oublions pas qu'il vit et travaille à la Grand'Terre. L'établissement de ce plan en commun révèle, hélas, une concertation aberrante et une légèreté qui inquiète. Certainement pas une malhonnêteté du greffier ou du juge : Barras a cru bien faire.

Mais lorsque l'on connaît maintenant le dessous des cartes, on ne peut que douter de la spontanéité de la déclaration de Gustave. Ce qui conduit à s'interroger sur l'exactitude de la déclaration des deux frères. Et c'est alors qu'on mesure, a contrario, le poids qu'aurait, pour notre conviction personnelle, un témoignage irréprochable de Gustave. Mais il y a plus grave : au moment du procès, la cour d'assises sera dans l'ignorance de cette péripétie et sera fondée, elle, à donner sur ce point un grand crédit aux déclarations des fils Dominici.

En attendant, lorsque le juge Périès procède à une nouvelle audition de Gustave, le 14 au matin, il a l'agréable "surprise" d'entendre celui-ci lui déclarer : "Je ne vous ai pas dit, hier soir, toute la vérité". Gustave explique alors qu'il connaissait cette arme, qu'il l'avait déjà vue dans les mains de son père et qu'elle se trouvait, la plupart du temps, sur une étagère dans la remise. Le jour même des crimes, il est allé vérifier. Elle n'était plus à sa place et il a compris alors que c'était avec cette arme que son père avait tué les parents Drummond.

Et que devient-il, justement, son père ? Gaston n'a pas "craché le morceau". Il a nié les faits avec véhémence. Au matin du 14 novembre, Sébeille revient le voir. Il lui met sous le nez un journal qui annonce, par un gros titre, que les fils Dominici accusent leur père. Gaston se répand en insultes et imprécations contre sa progéniture. Sébeille et le juge Périès décident de le laisser seul avec sa colère, comptant bien qu'elle va fermenter et l'asphyxier, le conduisant à rendre les armes.

Et tous deux se rendent à la Grand'Terre accompagnés de Clovis et Gustave. Les nouvelles sont arrivées à la ferme où plusieurs femmes de la famille sont réunies. Elles forment une sorte de chœur antique déchaîné qui accueille Sébeille et les deux frères par des insultes et autres malédictions. Il faut l'intervention des gendarmes pour les calmer.

L'un après l'autre, sous l'œil d'un photographe, Gustave puis Clovis se dirigent vers le hangar où ils désignent l'étagère qui servait de rangement à l'arme du crime. Ils sont ensuite ramenés à Digne.

Et là, avec la bénédiction du juge, Yvette a pris place avec eux, à l'arrière de la voiture ! En passant à Peyruis, on s'arrête pour inviter Rose, la femme de Clovis, à monter à bord d'une autre voiture de police. Tout ce beau monde arrive à la préfecture des Basses-Alpes. Gustave et Clovis déjeunent en compagnie de leurs épouses dans la salle du conseil. On leur a apporté un repas du restaurant. Yvette est entendue dans l'après-midi. Elle déclare alors qu'elle vient de découvrir le pot aux roses. Jusque là, elle ne savait rien ! En faisant le trajet dans la voiture elle s'est fait confirmer leurs accusations par les deux frères et a reproché à son mari de ne lui avoir rien dit auparavant. Et Gustave de s'excuser : "Je ne voulais pas te faire de la peine. J'avais peur que tu sois malade". Á croire qu'Yvette a dormi tout au long de la nuit du 4 au 5 août pour ne plus rien demander ensuite.

Mais, pour sourire une minute, précisons qu'à la fin de son audition devant le juge, Gustave a déclaré la veille que seuls son frère et Yvette étaient au courant. Il a même ajouté : "Je l'ai dit à Yvette le premier jour". Décidément, c'est toujours simple avec les Dominici.

 

4. Des aveux décevants

 

Sébeille n'en a pas fini, loin s'en faut. Gaston est toujours là et il tient bon malgré un interrogatoire soutenu. Á 18H00, le juge lui notifie la prolongation de sa garde à vue. Gaston est installé dans la chambre du conseil pour la nuit. Le commissaire de Digne, Pierre Prudhomme, est venu s'assurer des conditions de la surveillance. Un gardien de la paix, Victor Guérino, est désigné pour ce service jusqu'à 20h00. C'est un gars du coin. On ne lui a pas demandé d'être muet. Une conversation s'installe entre les deux hommes.

 

a. Devant Guérino

 

Gaston se plaint du traitement qu'il subit. Puis on parle de chasse, Gaston évoque sa ferme, des relations médiocres avec sa femme. Á un moment Guérino le voit pleurer, s'apitoyant sur son sort, évoquant ses petits-enfants. Quelques jours plus tard, lors d'une confrontation, le gardien Guérino ajoutera que Gaston a prononcé aussi ces mots : "Ah cette petite, cette petite !".

Gaston est manifestement accablé. Guérino lui dit alors : "C'est peut-être un accident ce qui vous est arrivé. Vous devriez le dire, à votre âge on vous en tiendra compte". En prononçant ces mots, le gardien de la paix voulait peut-être parler, dire n'importe quoi pour mettre fin à un moment pénible. Gaston relève la tête et lui répond : "Eh bé oui, c'est un accident. Ils m'ont attaqué. Je les ai tués tous les trois". On imagine la tête de Victor Guérino.

Parce qu'il est de service ce jour-là, on lui a demandé de garder un homme dont tous les journaux et toutes les radios parlent régulièrement depuis des mois. Le mystère de la tragédie de Lurs paraît insoluble. Et lui, gardien de la paix, à la base de la hiérarchie policière, il vient de faire parler le criminel ! Que faire ? Il décide d'attendre la relève. Gaston donne encore quelques explications : il a pris son fusil, une habitude de chasseur. L'homme lui a sauté dessus, il a tiré. Guérino ne pose pas de questions, conformément aux instructions qu'il a reçues. Ce qui ne l'empêche pas de conseiller à Gaston de s'expliquer devant Sébeille. Vive protestation de Gaston qui n'a aucune envie de s'épancher dans le gilet de ce commissaire qui traque les Dominici depuis des mois ! Il préfère parler au "Président" qui lui paraît plus sympathique. En fait de président, Gaston parle du commissaire Prudhomme.

Á 20H00, arrive le sous-brigadier Bocca qui vient relever Guérino. Il est accompagné de Giraud, à la fois concierge du palais et gendarme en retraite. Devant eux, Guérino expose brièvement ce qui vient de se produire et demande à Gaston s'il veut toujours parler au commissaire Prudhomme. Gaston accepte.

Le voici donc en présence du sous-brigadier Bocca. Guérino est parti prévenir le commissaire Prudhomme à son domicile en compagnie de Giraud. Gaston revient sur ses déboires conjugaux, parle de son chien, de la ferme. Il en arrive au crime. Changement de registre.

En fait, il ne sait rien. Á 04h00, il est parti garder ses chèvres et il a appris le massacre par Yvette, lorsqu'il est revenu vers les 08h00. Notons au passage que lors de sa première audition, Gaston a déclaré avoir été informé par Gustave. La carabine ? C'est Gustave qui en est le propriétaire ; il l'a achetée à des Américains, à la Libération. C'est lui qui l'a réparée. C'est Gustave qui a tué, mais Gaston s'accuse pour "sauver l'honneur de [ses] petits-enfants". On a un peu de mal à comprendre comment il compte sauver l'honneur de ses petits-enfants en accusant directement leur père.

Ici, il convient de s'arrêter quelques minutes. Que signifie cette déclaration ? Gaston dit-il la vérité lorsqu'il se prétend innocent ? Auquel cas on se demande quelle mouche l'a piqué de se confier ainsi à Guérino. Ou bien a-t-il déjà décidé de faire marche arrière ? Á chacun d'interpréter selon son intuition, sa sensibilité, car, à cet instant, nous ne sommes pas en présence de vérités incontestables mais de mots qui expriment ou dissimulent une pensée.

Pour ma part, j'ai quelques difficultés à concevoir qu'on puisse s'accuser d'un triple crime si on est innocent. Je sais bien que de tels cas se sont produits. Mais Gaston n'est pas une mauviette, c'est un dur. Quand il avoue devant Guérino, il ne subit aucune pression et il ne fait aucune allusion à un quelconque sacrifice. Il avoue, point. Et il ne dira jamais qu'à ce moment il ne savait pas ce qu'il racontait. Ni au commissaire, ni au juge. Ce n'est que plus tard, lorsqu'il comprend que ses propos vont être couchés sur un procès-verbal, qu'il avance le sacrifice. Mais quel sacrifice ?

Il vient de le dire à Bocca : le coupable, c'est Gustave. Gaston se sacrifie pour lui.

Voilà qui est étonnant. Et pour deux raisons : la première c'est que, dans une situation pareille, un véritable sacrifice s'accompagne évidemment du silence. Pour justement ne pas déplacer les soupçons vers la personne que l'on veut protéger. C'est le contraire que va faire Gaston Dominici. Et plus d'une fois ! La deuxième tient au moment de ce "sacrifice" : pourquoi, à cet instant précis, se sacrifier pour Gustave ? Où est l'urgence ? Certes, celui-ci a été fortement soupçonné et l'est peut-être encore. Mais dans l'immédiat, ce n'est pas Gustave qui est dans le collimateur : il a accusé son père, suivi de Clovis. Celui qui est maintenant aux premières loges du soupçon c'est bien Gaston. Et s'il y a donc quelqu'un qu'il faudrait aider, si tant est que l'on veuille aider un criminel, c'est bien lui ! Mais Gaston ne l'entend pas ainsi : c'est ce moment qu'il choisit pour "se sacrifier". Un sacrifice à contretemps qui n'est rien d'autre qu'une accusation déguisée de son fils.

Je crois qu'avec Guérino, Gaston s'est laissé aller, épuisé, en état de relâchement après des heures de lutte, bercé par la chaleur du poêle et l'ambiance devenue reposante. Ses mots ayant été prononcés, il ne peut plus les rattraper. Dire que Guérino a inventé, ou mal entendu ? Personne ne le croirait. Dire que le même Guérino a exercé sur lui une pression insupportable ? On ne le croirait pas davantage.

Dire qu'il se sacrifie pour Gustave ? C'est inviter le juge et le commissaire à revenir vers lui, ce mauvais fils qui accuse son père. Et du même coup, diminuer une pression qui, pour Gaston, devient intolérable.

 

b. Devant le commissaire Prudhomme

 

Pendant ce temps, le commissaire Prudhomme a été avisé. Il est un peu surpris d'être ainsi sollicité. Il ne connaît pas l'affaire. Il a téléphoné au restaurant Julia où Sébeille était en train de dîner. Sébeille est venu le rejoindre chez lui puis tous deux ont rencontré le procureur de la République devant le restaurant "Le Grand Paris". Le magistrat a donné son accord pour que le commissaire de Digne entende Gaston.

Dans quel cadre juridique ? Mystère. L'affaire est confiée à un juge d'instruction qui a délivré des commissions rogatoires à des officiers de police judiciaire, en l'occurrence ceux de la Mobile de Marseille. Pas au commissaire Prudhomme. Mais ce soir-là, curieusement, on ne s'adresse pas au juge mais au représentant du Parquet. Pour autant, rien n'indique que le procureur Sabatier n'a pas été rendre visite au juge Périès. Au moins pour l'informer de ce rebondissement et de la suite procédurale qu'il autorisait.

Prudhomme arrive donc au palais de justice. Il rencontre Gaston dans la chambre du conseil. Celui-ci énonce tout de go qu'il est innocent mais qu'il veut bien faire "un papier" disant qu'il est coupable. Le commissaire a un haut-le-corps. Que signifie ce discours ? Gaston est coupable ou il ne l'est pas, mais il n'est pas question, en la matière, d'arrangements avec la vérité ! "Nous ne sommes pas au marché !" lance-t-il. Gaston est bien embêté. Prudhomme n'est pas une marionnette.

Écoutons, à ce propos, ce que les policiers présents vont déclarer au juge, quelques jours plus tard. Commençons par Bocca décrivant Prudhomme : "Il sentait que le vieux était très ennuyé, qu'il voulait dire quelque chose, que la langue lui démangeait [sic] mais que malgré tout quelque chose le retenait".

Guérino lors de son audition du 20 novembre : "Le vieux Dominici paraissait très hésitant, mâchonnant sans cesse. Entre temps était arrivé dans la salle le brigadier Sabatier". Guérino explique la situation à l'oreille de son supérieur. Quelques paroles en provençal sont échangées, invitant Gaston à se montrer raisonnable.

Écoutons enfin ce que déclare le brigadier Sabatier sur l'ambiance du moment : "Pour préciser davantage, lorsque la conversation portait sur des sujets divers, il vivait cette conversation avec nous, tandis que lorsque nous parlions du crime, il devenait soucieux, hésitant et baissait la tête. Il réfléchissait et paraissait embarrassé". Puis les policiers, accompagnés de Giraud, sortent de la pièce.

Le commissaire se trouve en tête-à-tête avec Gaston. Aucun procès-verbal n'est établi à ce moment. Quelques minutes plus tard, Prudhomme rappelle ses hommes et Giraud pour leur exposer, en quelques mots, la teneur des déclarations de Gaston. Le procédé est pour le moins inhabituel, mais les protagonistes de cette scène seront ensuite entendus par le juge, commissaire Prudhomme en tête.

On apprend que Gaston s'est caché derrière le mûrier pour observer Anne Drummond. Il a vu celle-ci se déshabiller, il s'est approché d'elle pour se livrer à des attouchements. Elle était consentante. Jack Drummond les a surpris et s'est précipité vers Gaston. Voilà l'origine du drame.

Revenons à Guérino : "Á ce moment-là, Madame Giraud est arrivée avec le repas que l'on venait d'apporter du restaurant. Gaston Dominici s'est mis à manger aussitôt. Cela m'a surpris car deux heures auparavant, il m'avait dit qu'il n'avait point d'appétit. Tout en mangeant la soupe, le vieux a déclaré : "J'ai fait un péché d'amour". … " On imagine, en même temps, le sourire malicieux de celui qui se dit qu'il vient de jouer un bon tour à ses adversaires.

Il faudra revenir sur les aveux de Gaston, mais remarquons tout de suite l'invraisemblance totale de cette scène entre une Lady qui ne parle pas le français et un vieux paysan provençal qui ne connaît pas un mot d'anglais et dont on cherche désespérément où il a pu dissimuler un pouvoir de séduction de nature à subjuguer Anne Drummond. On se dit que le gaillard ne manque pas d'imagination et de culot. Mais on apprend très vite, car Prudhomme va le déclarer au juge Périès, que c'est lui, le commissaire, qui a emmené Gaston "sur le terrain de la paillardise où il avait l'air de se complaire". Cette fois, on ne sait pas s'il faut pleurer ou se mettre en colère.

Le commissaire propose à Gaston d'être entendu par son collègue Sébeille. Gaston accepte. Il va passer des aveux par procès-verbal. Disons-le tout net : avant même qu'il ne commence, on peut être quasiment certain que Gaston Dominici va déployer un tissu de mensonges, à commencer par le mobile. C'est d'ailleurs parce qu'il a décidé de prendre cette voie qu'il accepte de parler à Sébeille, alors qu'il avait nettement refusé la proposition de Guérino. Pour autant, faut-il rejeter en totalité les aveux que Gaston va passer ? Difficile de répondre, mais le moins que l'on puisse dire c'est qu'il faudra les prendre avec des pincettes.

 

c. Devant le commissaire Sébeille

 

Gaston raconte donc qu'il est sorti de chez lui, le soir vers 23h30, pour vérifier où en était l'éboulement. En chemin, il a changé d'idée. Il avait vu les Anglais s'installer la veille. Il avait même échangé quelques mots avec eux à propos du climat. Il a décidé d'aller jeter un coup d'œil vers leur campement. Il avait pris avec lui une carabine, dans l'espoir de "tuer quelque blaireau ou autre bête". Où était cette arme ? Sur ce point précis et important, il déclare exactement : "J'ai pris cette carabine dans un des hangars, carabine qui était dissimulée entre deux planches qui forment étagère dans ce hangar, à droite en entrant vers le fond". Á retenir pour plus tard.

Gaston poursuit son récit en expliquant qu'il s'est dissimulé derrière le mûrier et a attendu pour voir la femme se déshabiller. Puis il s'est approché, a "échangé quelques paroles à voix basse" avec elle (on se demande en quel idiome) et s'est livré à des attouchements. Elle était consentante. Le mari a entendu, s'est levé et s'est précipité vers Gaston en criant. Celui-ci a ramassé son arme, juste avant l'empoignade. Jack Drummond a essayé de le désarmer en prenant la carabine par le canon. "Á ce moment, j'ai perdu la tête et, sans me rendre compte évidemment de ce que je faisais, j'ai appuyé sur la gâchette. La balle est entrée dans une main, ce qui l'a obligé à lâcher prise". Gaston poursuit en expliquant que l'homme s'est enfui et qu'il l'a abattu de deux balles "par derrière ou de côté".

Il continue : "Pendant ce temps, la femme criait et c'est alors que j'ai tiré une seule fois, me semble-t-il, sur elle. Elle est tombée sur place". Á ce moment, il a vu la fillette qui venait de sortir de la voiture où elle était installée pour la nuit. Elle s'enfuyait, en courant, vers la Durance. Il a tiré une fois dans sa direction, l'a manquée. Il s'est lancé à sa poursuite et l'a rattrapée. Elle était à genoux. Il lui a porté un coup de crosse, un seul, sur la tête. La crosse s'est brisée. Il est descendu à la rivière se laver les mains et a jeté à l'eau les morceaux de la carabine. Puis il est rentré chez lui, s'est couché, sans avoir rencontré quiconque.

Á 4H00, il s'est levé pour aller faire paître ses chèvres. Il ne sait pas si Gustave est allé sur les lieux du crime. Il n'a parlé de tout cela à personne. L'arme ? Á qui appartient-elle ? La question n'est pas posée par Sébeille.

Comme on pouvait s'y attendre, Gaston a "arrangé" les choses.

Il dit s'être levé à 23h30. Les coups de feu ont été entendus par deux témoins situés au hameau de Dabisse, de l'autre côté de la Durance, à 01h10. Gaston aurait donc attendu plus d'une heure et demie avant de passer à l'action ?

Il a pris avec lui une carabine. Il faut croire, dans ces conditions, que la question de l'éboulement ne le préoccupait pas outre mesure. Et cela pour un tour de chasse en pleine nuit, même avec un beau clair de lune ? Ce n'est pas impossible, mais tirer à balles sur une bête quelconque et dans ces conditions, voilà qui nécessite de l'adresse. Surtout lorsque l'on apprend que Gaston ne chassait plus depuis plusieurs années.

La séduction de Lady Anne ? Ne revenons pas sur cet épisode grotesque.

La blessure à la main de Sir Jack Drummond ? Sébeille dira par la suite que ce point était ignoré de tout le monde et que, par conséquent, Gaston n'a pu l'inventer. C'est possible, mais n'oublions pas qu'au matin du 5 août, Gaston Dominici était présent sur les lieux. Un premier médecin, le docteur Dragon, a été requis pour les constatations. Il a pu parler, faire des commentaires, d'autant qu'il est allé ensuite se laver les mains à la Grand'Terre. De plus, un lambeau de chair était collé au pare-chocs arrière de l'Hillman. Le docteur Girard, présent sur place, a déclaré au juge qui le mentionne dans son procès-verbal, qu'il s'agissait d'un fragment d'aponévrose qui provenait de la main de Sir Jack. Qui peut dire qu'à ce moment Gaston ou Gustave n'étaient pas présents, à quelques mètres, toutes antennes déployées ? Souvenons-nous, "c'était la foire".

Une balle pour Lady Anne ? Faux. Les docteurs Nalin et Girard ont parlé de trois balles. Aujourd'hui, des praticiens confirmés affirment qu'il y en aurait eu quatre. Sur le corps de Lady Anne ont été relevés sept orifices correspondant à des entrées ou sorties de projectiles. Dans ces conditions, la "balle magique" qui a tué le président Kennedy est battue à plates coutures !

Un coup de crosse pour la petite Elizabeth ? Faux. Bien qu'incapables de dire le nombre précis de coups qu'elle aurait reçus, les médecins sont formels : Elizabeth a été frappée de plusieurs coups de crosse portés sur le front et formant un V partant de la racine du nez.

C'est bien ce que l'on pouvait craindre. Gaston ne dit pas la vérité. Ou, du moins, il ne dit pas toute la vérité. Ce n'est pas surprenant. Il est fréquent qu'un malfaiteur cherche à minimiser ses actes. Dans ces conditions, c'est à la police ou au juge d'instruction de reprendre les déclarations, les confronter aux constatations matérielles qui ont été faites et poser les questions qui dérangent.

Á moins que Gaston ne s'accuse délibérément de tous ces crimes alors qu'il serait blanc comme neige et, de surcroît, ignorant des événements de la nuit du 5 août. Ce qui reviendrait à dire qu'après avoir annoncé haut et fort qu'il se sacrifiait pour Gustave, il serait passé à l'acte, le déchargeant totalement. Mais alors on est en droit d'espérer qu'il ne va plus varier et qu'il maintiendra ce cap en silence. Sinon un tel "sacrifice" n'a plus de sens. Eh bien, non !

 

d. Devant le juge Périès

 

Le lendemain, dimanche 15 novembre, le juge Périès arrive au palais. Á 10H15, en compagnie de son greffier, il se rend auprès de Gaston. Il ne fait aucun doute qu'il est au courant de ses aveux et qu'il a lu le procès-verbal établi par Sébeille. Á son arrivée, Gaston, tel le maître des lieux, lui fait signe de la main de venir s'asseoir à côté de lui. Écoutons le juge : "Gaston Dominici nous déclara aussitôt qu'il n'était pas le meurtrier de la famille Drummond, mais qu'il désirait confirmer la déposition qu'il avait faite la veille au commissaire Sébeille, dans le seul but, affirmait-il, de sauver l'honneur de ses petits-enfants".

Nous voici repartis dans un incroyable marchandage, et cette fois avec le juge d'instruction ! Mais maintenant, le doute n'est plus permis. Gaston Dominici veut se donner le beau rôle et, dans le même temps, cherche à égarer la justice en embrouillant volontairement les choses. Le juge poursuit : "Comme nous l'invitions à préciser cette assertion, Gaston Dominici nous laissait entendre que l'assassin de Lurs ne pouvait être que son fils Gustave. Nous n'avons pu obtenir de lui d'autres précisions et Gaston Dominici, sur nos questions, reprenait : "Je suis le plus vieux de la famille. Il est de mon devoir de me sacrifier pour elle !".

On notera au passage que le juge ne reste pas inerte lorsque Gaston évoque la culpabilité de Gustave. Il lui demande des précisions, ce qui est la moindre des choses. Et il ne les obtient pas. Dans ces conditions, le juge Périès refuse d'entendre Gaston. On peut le comprendre. Comment concevoir sérieusement une audition d'un homme qui déclarerait en propos liminaire : "Je vais vous dire que je suis le criminel, mais ce que je vais vous raconter n'est qu'un tissu de mensonges car je connais le vrai coupable et ce n'est pas moi" ? On mesure alors tout le vice de la situation et l'incroyable duplicité de celui qui est à la manœuvre.

En revanche, on peut se demander pourquoi le juge ne reprend pas, sur procès-verbal, le propos accusant Gustave, posant ensuite des questions précises à Gaston sur ce point, le poussant dans ses retranchements. Il recevrait des réponses probablement confuses mais qui auraient le mérite d'exister.

C'est donc à juste titre que le procureur Sabatier pourra se présenter devant les journalistes, un moment plus tard, pour leur déclarer : "Gaston Dominici est entré cette nuit dans la voie des aveux. Mais la version qu'il a donnée du massacre ne nous satisfait pas. Nous ne pouvons en dire davantage pour le moment". Oui, en effet, il y a de quoi ne pas être satisfait.

Á 11h15, le juge Périès est à nouveau devant Gaston. Cette fois, celui-ci accepte de s'expliquer sans faire état de son prétendu sacrifice. Sébeille est peut-être passé par là. Ou bien Gaston a changé d'avis, seul. Il est vrai que cette nouvelle audition peut laisser une impression de malaise, comme le soulignent certains, dans la mesure où l'on n'a aucune raison de croire que la tortueuse manipulation précédemment avancée par Gaston, a disparu de son esprit. Mais comment faire ? Si un policier ou un magistrat s'abstient d'entendre un mis en cause parce qu'il a un doute sur sa sincérité, je peux affirmer que le nombre des auditions va chuter de manière vertigineuse. Á lui ensuite de démêler le vrai du faux. Quant au suspect, rien ne l'empêche de se livrer complètement, offrant ainsi toutes les clés d'une affaire.

Gaston renouvelle ses aveux devant le juge. Il commence par dire qu'il ne se souvient plus exactement de l'heure à laquelle il est sorti de chez lui. Ce point qui posait question est donc revu et corrigé. Il est probable qu'il avait attiré l'attention du magistrat.

Gaston décrit à nouveau précisément l'endroit où se trouvait la carabine "entre deux planches superposées formant étagère, au fond et à droite". Gaston l'avait prise dans l'espoir de rencontrer "quelque blaireau ou quelque lapin". Décidément, Gaston devait être une fine gâchette pour se sentir capable de tuer un lapin en pleine nuit, par balles.

En passant près du campement il a vu la femme se déshabiller, enlever sa robe, alors que le mari semblait dormir. Et là, usant de mots de la plus basse grossièreté, Gaston explique qu'il a eu une relation sexuelle avec Lady Anne. Le mari s'est levé, les a surpris. Gaston ajoute qu'après le premier coup de feu accidentel qui a traversé sa main, Sir Jack l'a saisi à la gorge. Gaston a tiré un deuxième coup de feu à bout portant, ce qui va à l'encontre des constatations, et un troisième alors que l'homme avait traversé la route. Il a ensuite tiré sur Lady Anne, "une fois ou deux fois". Il décrit la mort d'Elizabeth de manière identique à celle contenue dans son précédent procès-verbal. Il est ensuite revenu vers le campement et a recouvert le corps de Jack Drummond avec un lit de camp puis celui d'Anne d'une couverture. Enfin il est rentré chez lui avant de repartir vers 04h00 avec ses chèvres.

Une précision : il a entendu Gustave se lever deux ou trois fois. Tiens ! Gustave qui, dans l'audition prise par Sébeille, n'avait pas été cité, fait ici une apparition.

Et l'arme ? Cette fois, le juge pose la question et recueille une réponse imprécise : "Je ne puis me souvenir des circonstances dans lesquelles cette arme est devenue ma propriété. Ce que je sais, c'est que nous l'avions depuis le passage des troupes américaines".

Et Gaston ajoute une phrase qui laisse rêveur : "C'était la première fois, le matin du 5 août 1952, que je me servais de cette arme. J'ai constaté qu'elle fonctionnait coup par coup".

Pauvres Drummond ! Ils n'ont pas eu de chance ! Cette nuit-là, alors qu'il veut vérifier l'état d'un éboulement qui risque de coûter cher à la Grand'Terre, Gaston pense soudainement à la chasse et se voit en train de réaliser un ou des cartons sur des blaireaux ou des lapins. Oui mais, avec quoi ? Tiens, et si je prenais, en pleine nuit, cette carabine située au fond d'un hangar dépourvu d'électricité ? Je ne m'en suis jamais servi. Ce serait une bonne occasion de commencer. On mesure ici toute la sincérité de cette déclaration.

Après avoir signé son procès-verbal, Gaston ajoute quelques mots que le juge inscrit : "J'espère que vous avez compris. Il y a vingt ans que je ne m'entends plus avec ma femme. Je suis trop vieux pour divorcer. J'ai là une occasion de m'enlever du milieu. Je ne la laisse pas échapper".

Décidément, ce brave Gaston ne peut s'empêcher d'instiller le doute. Et, pour ce faire, il a de l'imagination ! Après avoir invoqué le sacrifice au bénéfice de son fils, le voilà qui s'accuse d'un triple crime pour fuir les griffes de "la Sardine" ! Mais il ne tenait qu'à lui de parler plus tôt pour échapper ainsi à l'enfer conjugal !

Le juge Périès dispose donc d'aveux. Il est évident qu'il en mesure la fragilité. D'abord, il n'a aucune preuve matérielle. Même la propriété de la carabine Rock-Ola n'est pas formellement établie. Tout ce qu'il a repose sur des mots. Et avec des mots on peut aussi faire marche arrière et se rétracter. De plus, il a bien entendu les raisons invoquées par Gaston pour expliquer qu'il avouait : d'abord un sacrifice, puis une fuite devant la mère de ses enfants. Tout ceci n'est pas révélateur d'une volonté de libérer une conscience. Il envisage donc de faire une reconstitution sur les lieux dans le but de reproduire les déplacements, les gestes, et vérifier ainsi la crédibilité des propos de Gaston.

Mais si les nouvelles sont arrivées jusqu'à la Grand'Terre, la veille, il est inutile de dire que le "grand public" est, lui aussi, au courant. C'est dimanche, les gendarmes font savoir au juge que près de deux mille badauds se trouvent dans le secteur ! La reconstitution est donc reportée au lendemain.

Le juge Périès en profite alors pour confronter Gaston à sa progéniture. Á cette occasion, on remarque que le père est peu loquace. Il se contente de répondre brièvement à ses fils qui réitèrent leurs accusations. Clovis et la révélation que Gaston lui a faite ? "Je ne me souviens pas avoir dit cela à Clovis". Gustave qui répète l'aveu de Gaston, après les coups de feu ? "Je vous remercie, Monsieur Gustave".

Curieusement, apparaît alors l'histoire du pantalon en velours qui séchait à la Grand'Terre le 5 août. Gustave n'a pas remarqué ce détail. Gaston répond qu'il n'avait pas "à laver de pantalon puisqu'il n'était pas taché de sang".

Durant cette confrontation, il ne renouvelle pas ses aveux. Il ne nie pas non plus. Il répond simplement aux déclarations de ses fils. Et il ne profite pas non plus de cette circonstance pour accuser Gustave, alors qu'il l'a mis en cause précédemment.

Le lendemain, lundi 16 novembre, a lieu la reconstitution, sous les yeux de nombreux journalistes. Gaston arrive à la Grand'Terre vers 09h00. Il se dirige d'abord vers le hangar où il a déclaré avoir pris la carabine.

Á la demande qui lui est faite de désigner l'endroit précis où se trouvait la Rock-Ola, Gaston lève sa canne pour désigner l'étagère. Cet instant va faire parler de lui !

Sur la photographie qui est prise, on voit Gaston tendre sa canne vers l'étagère du haut. De nombreuses personnes, y compris le commissaire divisionnaire Chenevier, vont remarquer qu'il y avait donc une nette contradiction entre Gaston et ses fils qui, deux jours avant, avaient bien montré celle du bas. Une explication sera donnée : le flash de l'appareil photographique de la police n'a pas fonctionné, à deux reprises. Il a fallu faire appel au photographe de presse Ansaldi pour la troisième tentative. Mais Gaston, excédé, a levé sa canne à l'emporte-pièce. Cette explication ne convainc pas tout le monde, encore aujourd'hui.

Je considère, quant à moi, qu'il s'agit là d'un problème mineur et pour une raison objective : ainsi que cela a été écrit précédemment, lors de ses aveux devant Sébeille puis devant Périès, Gaston a bien déclaré que l'arme se trouvait "entre deux planches superposées formant étagère". Á moins d'imaginer que la Rock-Ola était en état de lévitation entre les deux planches, je vois mal comment on peut interpréter autrement ce propos que par une position de la Rock-Ola sur la planche du bas. Un esprit chagrin pourrait aussi penser que Gaston n'a pas déclaré ce qui figure dans le procès-verbal. Mais alors on peut tout remettre en question et, dans ces conditions, on ne parle plus de rien.

Et pour en finir avec cet épisode, je dirai aussi qu'il faut savoir ce que l'on veut : plus tard, Gaston déclarera que s'il a pu indiquer l'emplacement de la carabine c'est parce que les policiers, au courant des déclarations de Gustave et Clovis, lui avaient dit qu'ils savaient tout, qu'il était l'assassin, que la carabine était au fond du hangar… etc.

Si ce fait est exact, il montre, une fois de plus, un singulier manque de professionnalisme pour des spécialistes de la chose criminelle. Car il est bien évident qu'une déclaration spontanée, non suggérée, montre aux policiers eux-mêmes que l'homme qui avoue dit bien la vérité : il n'a pu inventer une telle chose. Mais ce qui est tout aussi certain c'est que, dans l'hypothèse où les policiers ont soufflé cette "information", on voit mal pourquoi ils n'auraient pas dit la même chose que Clovis et Gustave.

Gaston sort du hangar, se dirige vers le campement, s'allonge au sol pour figurer la scène ubuesque qui l'aurait associé à Lady Anne, se relève, montre comment il a abattu Sir Jack. Sur ce point précis, le juge note une contradiction avec les aveux, puisque Gaston montre qu'il a tiré la deuxième balle à quelques mètres de Sir Jack alors qu'il avait déclaré au juge l'avoir fait à bout portant. Pour Lady Anne, il mime un seul coup de feu. Gaston fait savoir qu'Elizabeth a pris la fuite vers le pont. Le juge lui demande de reproduire ses gestes et notamment sa course. Le vieillard détale brusquement et surprend tout le monde par sa rapidité ! Arrivé au milieu du pont, il se précipite vers le parapet de droite et tente de se jeter sur la voie ferrée ! Il est rattrapé in extremis par plusieurs policiers et le juge. Inutile de dire que tout le monde tremble rétrospectivement. Quel scandale si Gaston s'était donné la mort, alors qu'il était entouré de policiers, que des gendarmes se trouvaient aussi sur le terrain ! Inutile non plus de préciser que, jusqu'à la fin de la reconstitution, il va être serré de près par les représentants de la maréchaussée.

Gaston se dirige jusqu'au talus. Dans un premier temps, il refuse de renouveler le geste qui aurait tué Elizabeth. Quand il s'y décide, il demande à l'inspecteur qui figure la jeune victime de s'agenouiller face à lui. Il fait le geste de le frapper sur le crâne, avec sa canne car la carabine reconstituée à l'aide de fil de fer n'a pas résisté à la mêlée sur le pont. L'opération s'achève par le geste du lancement de la carabine à l'eau et le retour de Gaston au campement où il explique qu'il a pris un lit de camp pour aller recouvrir le corps de Sir Jack Drummond.

La reconstitution est terminée. Le juge Périès inculpe Gaston. Il lui demande s'il a un avocat et s'il souhaite faire une déclaration : "Je ne désire pas d'avocat, à moins que vous vouliez m'en payer un. Je maintiens les déclarations que j'ai faites à titre de témoin. J'ai agi dans un moment de folie. D'ailleurs, je vous l'ai déjà dit, lorsque j'ai quitté la ferme, j'étais saoul".

On remarquera qu'après une reconstitution qui n'arrange pas ses affaires, même si l'opération laisse subsister des zones d'ombre, Gaston Dominici avoue une fois de plus et insiste bien sur le fait qu'il était saoul, qu'il a agi dans un moment de folie. Á ce moment, il doit penser que ça va mal pour lui.

Si l'on compte bien, c'est la sixième fois qu'il avoue : devant Guérino, Prudhomme, Sébeille, Périès, pendant la reconstitution et à l'issue de celle-ci. C'est aussi la dernière, car les choses vont bientôt changer.