Réflexions préparatoires à la rédaction d'une éventuelle dissertation philosophique portant sur le sujet de la Culture

 

 

On oppose souvent nature et culture comme le donné originel et le donné transformé, travaillé, développé par l'homme. Ainsi l'agriculture développe certaines virtualités végétales de la nature en leur imposant un ordre qui les conforme à une destination nutritive (le blé par exemple), industrielle (le coton), esthétique (les fleurs, les jardins). Il n'y a donc pas de culture pure, c'est-à-dire séparée de toute nature. La réciproque n'est pas vraie. Il y a une nature vierge. Au fond, la culture s'oppose moins à la nature qu'elle ne l'accomplit.

Si nous considérons maintenant l'homme, pouvons-nous distinguer l'homme cultivé d'une part, l'homme naturel d'autre part (ou l'homme vierge), le premier étant l'accomplissement du second ? Cette thèse, qui est plus ou moins celle de Rousseau, est insoutenable. Il n'y a pas d'homme naturel, c'est-à-dire tel qu'il puisse se contenter de laisser jouer les déterminations de sa nature. Il existe pourtant une nature humaine, mais qui est inséparable d'une culture, c'est-à-dire qui n'apparaît jamais à l'état pur. Nier cette nature, comme le fait Sartre, c'est nier l'évidence. Mais cet "homme nu", support des développements culturels, est seulement accessible à la raison. L'expérience ne nous livre jamais qu'un homme revêtu de culture. Ce qui, répétons-le, ne porte en rien contre le caractère parfaiment objectif de sa nature.

Pourquoi en est-il ainsi ? C'est que l'homme est un être pensant, un animal raisonnable. Or, qu'est-ce que la pensée ? Nous ne pouvons la définir que d'une manière négative : la pensée c'est le non-donné, le non-immédiat. C'est une distance, une séparation, mais aussi un moyen, le medium quo de ma présence au monde. Elle prouve à la fois que l'homme transcende le monde, mais aussi qu'il ne peut jamais être en contact direct avec les choses. Il peut seulement se les représenter. Il n'y a de présence pour l'homme que par représentation. L'homme ne se présente pas plus immédiatement aux choses que les choses ne se présentent immédiatement à lui. On pourrait dire équivalemment : l'homme doit toujours "apprendre" les choses (et lui-même). Qui va les lui enseigner ? C'est précisément le rôle de la culture qui est une "pensée constituée" ou encore, une pensée en acte qui permet à la "pensée possible" de s'actualiser.

Nous pouvons donc définir la culture (humaine) comme un système de représentations permettant d'intégrer, c'est-à-dire de comprendre et d'ordonner, toute information. Comprendre signifie saisir une chose en elle-même, ordonner signifie mettre une chose à la place qui lui revient par rapport aux autres. Aussi bien qu'une conception du monde, c'est, en fin de compte, un monde de concepts constitués, fourni par la société. Les systèmes culturels peuvent être très variés, mais leur nature et leur fonction demeurent partout identiques.

La relation nécessaire que nous avons posée entre la pensée et la culture apparaîtra plus clairement encore à la lumière des considérations qui vont suivre.

On peut apprendre à un singe et à un enfant à ouvrir un tiroir rempli de bonbons à l'aide d'une pièce qu'on glisse dans une fente ; l'opération est répétée autant de fois qu'il convient pour obtenir une bonne réussite. Ensuite, on place les singes et les enfants dans un local vide, en donnant à chacun une pièce. On constate que si l'enfant comprend immédiatement que la pièce "vaut" des bonbons, jamais le singe ne peut "lire" sur la pièce perçue la signification "bonbon". Ce n'est point qu'il en ait perdu le souvenir, mais c'est que "la perception bouche la représentation", ou encore, que l'animal, par nature, ne peut saisir un symbole. C'est donc la "fonction symbolique" qui caractérise l'homme.

On interprète généralement cette expérience comme manifestant la supériorité de l'homme sur l'animal, et l'on a raison. Mais il serait inexact d'imaginer que l'homme est d'abord un animal qui perçoit ce que perçoit tout autre animal, plus une fonction symbolique, c'est-à-dire plus de la représentation. La fonction symbolique, qui n'est rien d'autre que la pensée, ne s'ajoute pas à la perception, elle ne fait qu'un avec elle, ou plutôt l'enrobe de toutes parts, en sorte que la perception pure est comme une limite, qui arrête et fixe la fonction symbolique. Au fond, si l'univers des significations est inaccessible à l'animal, l'univers animal est inaccessible à l'homme. Il constitue la limite inférieure de l'univers humain. Si l'homme donc, ne perçoit que des significations, si c'est là la "forme générale" de la connaissance humaine, il faut bien donner une matière à cette forme, il faut bien que la signification, en général, devienne telle signification. Il faut bien une représentation en acte qui induise la représentation psychique : cette représentation en acte, c'est la culture, et tout particulièrement le langage. Toute pensée est pensée sur un donné culturel. Nommer, ou mieux, dire les choses, n'est pas une opération contingente dont l'homme pourrait se passer. La vraie nature de l'homme, c'est la culture.

La culture est donc première par rapport à l'homme. Cela pose le problème de savoir comment la culture première s'est constituée, puisque la nature humaine exige de soi non un donné naturel, mais un donné culturel. Pour notre part, nous ne voyons pas comment on peut ici se passer de l'idée d'une Révélation, soit infuse dans l'esprit du premier homme, soit objectivement manifestée, nous voulons dire d'une Cause transcendante qui enseigne à l'homme la signification des choses. C'est pourquoi, d'ailleurs, toutes les "cultures" affirment que le langage et les symboles sont d'origine divine.

Au commencement de l'homme, il y avait la religion.

 

© Denys d'Arès, agrégé de philosophie, in Les Humanités [Hatier] n° 466, mai 1971

 


 

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