Pour compléter, en quelque sorte, le fichier "Saint-Louis....", je propose ci-après la lecture d'un compte-rendu de travail en classe (en classes de filles, d'accord - la gémination n'étant intervenue qu'en 1965 -, mais quand même) d'approche de la littérature médiévale. C'était en 1958 ! Ce n'était pas la préhistoire, que je sache ! Si Ferré et Brassens n'étaient pas passés par là, nos jeunes ne connaîtraient strictement rien de cette littérature si attachante.
Et on prétend, contre toute évidence, que le niveau monte ? Ilotes déguisés !

 

"Les élèves se passionnent vite pour ce genre d'étude : lais, virelais, ballades, rondeaux, chants royaux, poèmes dialogués, chansons de toile... leur deviennent plus familiers."

G. Houplain-Dagbert

 

 

L'enseignement si attachant de la littérature médiévale soulève, en 3e moderne, un problème : dans quelle mesure peut-on négliger le texte en langue originale ? Dans quelle mesure peut-on l'utiliser ?

Certes, il ne saurait être question d'imposer aux enfants d'enseignement moderne de 14-15 ans, à coups de lexique, le long et difficile effort de traduction d'un texte antérieur au XVe siècle en langue moderne. Cette tâche, assez fastidieuse pour des enfants, risque de tuer en eux l'attrait que présentent l'étude et le contact de cette littérature si vivante.

Mais l'analyse exclusive de la traduction et la méconnaisse complète du texte roman nous privent souvent d'une savoureuse verdeur d'expression, d'une poésie que la traduction la plus scrupuleuse altère ou dessèche, et du charme du vers médiéval.

Or, les éditions dont disposent nos élèves présentent généralement une traduction en langue moderne ou, pour les textes plus tardifs, une modernisation de l'orthographe, mais aussi de larges extraits du texte roman. Et il semble qu'il y ait là une richesse à exploiter.

Sans entreprendre une étude scientifique du roman, et aller, par exemple, jusqu'à observer la différenciation des formes romanes selon l'origine régionale du texte, il est possible d'aider les enfants à découvrir :

- que la langue du XIe siècle est pauvre, sèche, toute concrète ;

- que la langue du XIIe est plus nuancée et déjà capable d'analyse psychologique délicate ;

- que les langues des XIVe et XVe siècles marquent un enrichissement très net par rapport aux précédentes.

Les difficultés de vocabulaire et de syntaxe étant aplanies, on objectera sans doute que l'étude du texte original (ou d'un fragment) suppose une lecture préalable à haute voix et que cette lecture pose des problèmes de prononciation : les assonances n'étaient-elles pas fondées sur des prononciations disparues ?

Mais justement, il est possible d'initier les enfants à une prononciation correcte du texte ancien, à condition de bien préciser que :

1° tout e muet doit se prononcer avec sa valeur pleine. Ex. : dé-vou-e-ment ;

2° certaines fausses diphtongues doivent se prononcer avec leur valeur primitive. Ex. :  eu (participe passé du verbe avoir) = e-u ;

3° certains phonèmes n'ont pas la même valeur en ancien français qu'en français moderne. Ex. : chrétien = chres-ti-ien.

Remarquons d'ailleurs que ce problème de la diérèse se pose encore dans la poésie moderne.

Ceci dit, il est possible de lire en ancien français :

- un court passage dont on éclairera préalablement le sens, grâce à une bonne traduction, s'il s'agit d'un texte antérieur au XVe siècle ;

- la totalité d'un texte du XVe siècle.

Des expériences précises et renouvelées menées dans deux classes de 3e moderne ont conduit aux conclusions suivantes :

 

I. Textes antérieurs au XVe siècle.

 

Nécessité de la lecture du texte traduit en une langue moderne, respectueuse du charme archaïque.

Nécessité de l'analyse (tonalité d'ensemble, inspiration, thème, construction, progression, valeur psychologique et morale) pratiquée sur le texte en langue moderne.

Au terme de cette analyse, intérêt de la lecture d'une courte phrase en langue romane ; phrase dont les difficultés de syntaxe et de vocabulaire sont rapidement aplanies.

Étude de la poésie vigoureuse, de la densité de l'expression (notre langue moderne a beaucoup plus de petits mots : articles, mots de liaison).

Remarques sur le graphisme (qu'enrichissent des observations de graphies des XIIe et XIIIe siècles : signes imprécis, orthographe flottante).

Surtout, articulation liée et harmonieuse de ces quelques décasyllabes (dont on ne manque pas de faire remarquer le groupement en laisses), attention particulière portée sur les assonances.

Rappel fréquent de cette chose essentielle : la geste est un poème destiné à être lu, déclamé ou chanté. Chaque vers s'exécutait sur la même mélopée, le dernier vers de la laisse s'exécutait sur des notes différentes, et le trouvère jouait alors une sorte de ritournelle.

L'assonance conférait à la laisse de l'unité : charme et qualité que dissimule la meilleure traduction brisant aussi le balancement du décasyllabe, dont l'accentuation n'a rien de commun avec celle du texte original.

Ainsi, la musicalité du vers du XIIe n'échappe pas aux enfants qui remarquent, avec notre aide :

- la rareté des groupes de consonnes ;

- la rareté des voyelles nasalisées ;

- la fréquence de la vocalisation de l'I en U (Cette langue du XIIe siècle, d'ailleurs, a quelque chose de la musicalité de la prononciation italienne actuelle).

Et pourquoi ne pas faire chanter quelques vers d'Adam de la Halle, ou de Colin Muset... ou quelques vers de la chantefable Aucassin et Nicolette et tenter de rendre les fillettes réceptives à ce récitatif médiéval si proche de la mélopée ?

 roman rose

II. Textes du XVe siècle.

 

1re étape :

L'utilisation du texte ancien peut être plus large. L'étude métrique porte sur une strophe entière. Les élèves se passionnent vite pour ce genre d'étude : lais, virelais, ballades, rondeaux, chants royaux, poèmes dialogués, chansons de toile... leur deviennent plus familiers. Elles se montrent accessibles aux accents chantants des poèmes de Machaut, musicien, aux élégies mélodieuses de Christine de Pisan, (Seulete suis...), à la verve aussi, que prennent, en langue du XVe siècle, les dialogues de la farce (à ce sujet, il est une farce qu'aiment bien les filles : c'est celle, si spirituelle, Maitre Mimin).

2e étape

Alors, nos élèves progressivement entraînées, sont prêtes à accueillir telle ballade de Villon, la variété, la couleur et la vie de la prose d'un Froissart, désireux de perfection, aimant la rigueur de l'expression soignée, la langue nuancée de Commynes, susceptible de traduire les subtilités de l'analyse psychologique : tous textes qui les séduisent et elles se plaisent à refuser parfois le recours à la traduction dont, peu à peu, elles savent se libérer.

Invitées à étudier ces récitations dans la langue de leur choix (à la suite, bien entendu, d'une explication de texte), telle ballade ou tel rondeau de Charles d'Orléans, elles se précipitent vers le texte du XVe dans une proportion réconfortante.

Et, entraînées à la discussion, invitées volontiers à prendre position devant une question littéraire, elles ne méconnaissent pas la médiocrité des rimes extravagantes des rhétoriqueurs ; beaucoup parmi nos élèves rient de ces rimes-calembours, et réagissent avec flamme.

 

 

© Gisèle Houplain-Dagbert (1920-2002), Professeur de Cours complémentaire, in L’Éducation nationale n° 10, 6 mars 1958

 


 

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