Cette solide explication de texte dépasse sans doute le cadre du Lycée : elle pourra intéresser les candidats à la Licence de Lettres et, d'une façon plus générale, toute personne cultivée, ou se piquant de l'être...

 

N’est-ce pas à mes sensations du genre de celle de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’Outre-Tombe : "Hier au soir je me promenais seul… je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive". Et une des deux ou trois plus belles phrases de ces Mémoires n’est-elle pas celle-ci : "Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum, non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse".
Un des chefs-d’œuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d’Outre-Tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et "le gazouillement de la grive".

Proust, Le Temps Retrouvé.

 

 

 

La grive de Montboissier

"Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d'automne ; un vent froid soufflait par intervalles. À la percée d'un fourré, je m'arrêtai pour regarder le soleil : il s'enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.

Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. À l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes ou j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui ; mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre ; j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînent ; je n'ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire et dans quel lieu les finirai-je ? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ? Mettons à profit le peu d'instants qui me restent ; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore : le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s'éloigne et qui va bientôt disparaître".

[Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Première partie, Livre III, début (Édition M. Levaillant, Flammarion, T. I, pp. 102 sq.
Mais aussi sur Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/M%C3%A9moires_d%E2%80%99outre-tombe/Premi%C3%A8re_partie/Livre_III]

 

 

INTRODUCTION

 

Les plus belles pages des Mémoires d'Outre-Tombe sont peut-être les prologues qui amorcent la nostalgique poursuite du temps perdu. Parmi ces prologues, en est-il un plus beau et plus riche que celui qui ouvre le livre III ? On peut se fier à la caution de Proust, cet admirable lecteur, qui avait su le distinguer.

C'est le récit d'une sorte de coup de théâtre spirituel, la brusque émergence du passé sous l'action de la mémoire involontaire. Tous les hommes ont éprouvé de tels chocs, de tels rajeunissements illusoires ; mais Chateaubriand est sans doute le premier à avoir éclairé ce changement à vue du paysage (faut-il dire : du paysage intérieur ou du paysage environnant ? Les deux, probablement) — le premier à avoir exploité ces mystérieuses ressources de "l'imagination". Il ne devait pas être le dernier. Toute la littérature du souvenir, de Sainte-Beuve à Proust, a joué de ces ressorts et s'est glissée dans ce sillage.

Pour faire apparaître la fécondité de cette page, il faudra donc opérer quelques rapprochements majeurs. On n'en comprendra tout le prix qu'en voyant ce qu'elle a engendré. Ce sera aussi le meilleur moyen d'en marquer, par opposition, l'originalité.

* Chateaubriand est là tout entier, avec son âme radicalement incapable de bonheur, mal attachée au présent, hantée par les fantômes du passé et l'avance inéluctable de la mort. Il percevait l'écoulement universel, l'usure de sa propre vie emportée dans le flot de l'histoire, plus nettement que les battements de son cœur. Le passé ne lui est rendu à l'improviste que pour lui échapper plus cruellement et aiguiser en lui le sentiment de la dépossession.

* Chateaubriand est là tout entier avec son art. Jamais prosateur n'a tiré plus heureux parti des mots et des sons. Il faut commencer par lire le texte à haute voix, pour en écouter la musique, la résonance, la vibration. Les phrases les plus simples entraînent d'amples ondes sonores : récit et méditation s'organisent en vagues d'harmonie.

* On sera frappé tout de suite par un trait de style particulier, qui individualise la page. La plupart des mots marquants sont répétés deux fois. Soulignez ces répétitions : soleil, tour, Gabrielle ; tour, le soleil, Gabrielle. Mais soyez surtout attentifs au retour des mots grive, tristesse, chant, félicité, lieux ; et à la reprise du verbe se promener, qui se lit à la première ligne et reparaît vers la fin, encadrant le tout. Coquetterie ? Artifice ? Point du tout. Malgré la résurrection inattendue, mais précaire, des années naufragées, ce texte est dominé par l'expérience du temps, donc de la fuite. Il paraît juxtaposer les mêmes sentiments, les mêmes images, mais ce sont des clichés différents par la date. Il y a glissement ou va-et-vient du présent fugitif au passé aboli ; ce décalage frappe tout d'inconsistance. Un simple détail stylistique nous introduit assez loin dans cette philosophie du souvenir.

 

 

QUELQUES REPÈRES

 

1° Chateaubriand écrit ce texte en juillet 1817, au château de Montboissier.

— Montboissier est une commune d'Eure-et-Loir. En 1817, le château de la comtesse de Colbert-Montboissier est un grand blessé de la Révolution. Il ne reste que deux pavillons, et un parc qui retourne lentement à l'état sauvage. Ce décor tire forcément Chateaubriand en arrière, vers des images disparues et des pensées graves.

Si l'on veut bien jeter les yeux sur la carte jointe, on verra que le château d'Allures est légèrement à l'ouest de Montboissier. En suivant le soleil couchant, le regard doit se fixer sur la tour d'Alluyes.

— Un peu au-delà se trouve le bourg d'Illiers. Or Illiers, c'est Combray, c'est-à-dire toute la jeunesse de Proust. Pourquoi ne donnerait-on pas une valeur symbolique à ce voisinage fortuit ?

2° En juillet 1817, Chateaubriand, né en 1768, a 49 ans. C'est à 16 ans et à 17 ans, en 1784-1785, qu'il a vécu à Combourg ses jours les plus ardents et les plus actifs. Trente-trois ans ont passé...

— Le livre III est consacré au récit de cette adolescence. Notre prologue explique comment Chateaubriand a été conduit à continuer ses Mémoires, et donc à revivre son adolescence. Il se promène. Une grive chante. Combien de fois le jeune homme, jadis, n'a-t-il pas entendu ce chant ? Voici surgir d'autres promenades, un autre monde, une autre âme, la même peut-être. Il n'est que d'obéir à cet enchantement.

— Chateaubriand ne manque pas de remarquer la futilité de l'incident qui le rejette ainsi dans son passé. Le chant d'une grive, c'est "une circonstance frivole" dont son cœur est le jouet. Et d'appeler à la rescousse l'ironie de Montaigne pour la machine humaine(1). Ainsi Chateaubriand a peine à secouer l'influence des moralistes au moment où il ouvre des voies si neuves de poésie. Heureusement ce dédain pour la "vanité" de l'homme ne sera ici qu'un faux prélude.

 

 

MOUVEMENT DU TEXTE

 

Le chant de la grive est une surprise, mais peut-être n'a-t-il une telle répercussion que parce que l'âme de Chateaubriand était devenue "conductrice". D'où l'importance des rêveries mélancoliques, des "réflexions" où l'entraîne le soleil couchant. Elles préparent le jeu de la mémoire affective.

Une phrase admirable, le centre magnétique du texte, fait entendre la grive et opère le miracle. Après les mots : "où j'entendis si souvent siffler la grive", il faut imaginer un assez long silence. Chateaubriand s'abandonne à la magie imprévue et subit l'envoûtement du passé.

Il redevient le maître de ses pensées pour comparer ce passé à son présent. Une méditation lyrique, allant de sa tristesse d'adolescent à sa tristesse d'homme mûr, module un chant désabusé. Ainsi se prolonge le sifflement moqueur de l'oiseau.

Il ressaisit sa volonté pour se mettre en scène, non sans pose, et entamer méthodiquement la poursuite de ses souvenirs. C'est donc par une résolution que se termine son expérience.

 

I. RÊVERIES D'UN PROMENEUR SOLITAIRE

 

1. Rien de plus simple que le début de ce texte. Une fin de journée un peu vide, un mouvement machinal, qui conduit à des pensées vagues. Tout est ordinaire et naturel. D'où le titre volontairement atone que choisit Chateaubriand dans son sommaire pour désigner l'épisode : Promenade. Sur ce fond banal se détachera mieux tout à l'heure, avec sa richesse gratuite, l'Apparition de Combourg.

— Pourtant, dans cette phrase dépouillée, sous leur apparente neutralité, les mots ont déjà un secret pouvoir d'alerte et d'alarme. — Hier au soir : C'est l'heure de la rêverie. Je me promenais seul : Chateaubriand, discrètement, prend la suite d'un autre promeneur solitaire. Émule de Jean-Jacques, pourquoi a-t-il fui la compagnie, sinon pour savourer la mélancolie de cette soirée d'été manquée ? — Le ciel ressemblait à un ciel d'automne : on sait le pouvoir de l'automne sur René. Mais ici c'est un automne anticipé. Le ciel ment à la saison, supprime déjà l'été ; il avertit de la précarité de tout ; il empêche de croire au bonheur, comme les bouffées du vent froid. Voici Chateaubriand sur la pente de ses tristesses familières.

2. À la percée d'un fourré, je m'arrêtai... Le geste est naturel, presque automatique. C'est le réflexe du promeneur qui débouche à la lumière. Aucune tentation de pittoresque. Ce faux soleil d'automne s'enfonçait dans des nuages : le symbolisme élémentaire de cette occultation progressive dispose lui aussi aux idées sombres.

3. Ici entrent en jeu l'imagination de Chateaubriand, et une des formes très particulière de son sens de l'histoire. Il a l'érudition aristocratique ; il connaît la grande histoire et la petite, les anciennes lignées, le passé des nobles domaines. Les édifices d'autrefois demeurent pour lui chargés des présences d'autrefois. Ce que le touriste moderne découvrirait froidement dans un guide, il l'atteint, il l'anime sans peine. Dès qu'un monument rappelle une anecdote ou un drame, tout se passe comme si son regard en apercevait les héros et les héroïnes. C'est un don de seconde vue, qui dissipe l'épaisseur du temps.


Au-dessus de la tour d'Alluye : Le paysage cesse d'être anonyme. Du même coup, il prend une autre dimension.

a) D'où Gabrielle, habitante de cette tour (il s'agit de Gabrielle d'Estrées, maîtresse d'Henri IV) ; ce n'est pas une illustration plaquée, c'est une évocation spontanée. — Chateaubriand aperçoit la tour, l'identifie, la nomme. Elle est dans ce décor mouvant un témoin provisoirement épargné du lent déclin universel, de la chute répétée des jours, de la fragilité humaine. Le regard insiste. La tour devient cette tour ; et cette répétition est le pivot de la phrase et de l'imagination. Voici que surgit le fantôme d'une femme amoureuse, en proie aux attentes ou aux vains regrets, guettant la montée des ténèbres.

b) Comme moi. Chateaubriand n'est pas simple : ce qu'il fait, il se voit en train de le faire. Il suit l'agonie du soleil, et il considère avec complaisance et angoisse sa propre image. Mais, en un autre sens, il est simple de la simplicité qui simplifie, et de celle qui est à l'aise avec les grands. Il enferme toute sa vie, toutes ses inquiétudes dans une attitude symbolique ; et il confond presque son image avec celle de l'héroïne disparue.

4. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? C'est ici un écho naturel de Villon et de sa fameuse ballade. La rêverie du promeneur solitaire est aimantée par la mort. — Les simples prénoms ont une éloquence puissante. Ces personnages évanouis, ce sont moins d'illustres figurants de l'histoire de France que le couple toujours renaissant et toujours condamné des amants symboliques. — Ce que je serai devenu... Chateaubriand revient toujours à lui, non par affectation, mais par angoisse. Quelle dérision de ne survivre comme Gabrielle, que par un nom, attaché à une tour ruinée ! Il est obsédé par la précarité de l'existence. Les Mémoires ? Une assurance contre la mort totale ; mais aussi une sorte de pacte avec la mort.

 

II. LE CHANT DE LA GRIVE

 

Ainsi "réfléchissait" Chateaubriand, au gré de sa marche et de ses haltes, obéissant aux appels d'un ciel gris, d'un vent froid, d'un crépuscule, d'une vieille tour, d'une dame du temps jadis. Comment cette rêverie, mi-poétique, puisqu'elle transforme tout en symboles, mi-angoissée, puisque partout affleurent la menace et les signes de la mort, mérite-t-elle le nom de "réflexions" ? Ce mot désigne l'attention qui ramène Chateaubriand à lui-même et sur lui-même, à ses appréhensions, à ses calculs, à leur vanité. Lui aussi, il "hume ici sa future fumée", quand le miracle se produit, qui le tire de ses réflexions.

1. Le gazouillement d'une grive (2) rompt le cours de ses pensées. Ce chant, Chateaubriand n'a pas commis la maladresse de le décrire. Il n'a pas à nous le faire entendre : nous n'accompagnons pas le promeneur solitaire, nous écoutons ses confidences. Il nous suffit de savoir qu'il l'a entendu, et aussitôt reconnu.

Mais quatre notations précises et sûres reconstruisent la scène :

a) une : l'oiseau est isolé.

b) grive. Dès les premières mesures, Chateaubriand l'a identifié.

c) perchée sur la plus haute branche. Il le cherche alors du regard, et levant la tête, l'aperçoit.

d) d'un bouleau. Par instinct campagnard, Chateaubriand prend garde à l'essence de l'arbre, comme à l'espèce de l'oiseau.

Les observations des naturalistes confirment ces sobres indications : elles sont vraies. Mais une phrase de Chateaubriand, même dépouillée, est toujours riche d'harmoniques. Sur la plus haute branche : qui ne reconnaîtrait ici par surcroît un fragment d'une chanson populaire ? Et, plus subtilement, une suggestion déjà symbolique ? Ce chant vient de haut et de loin : il tombe des hauteurs du passé.

2. À l'instant, ce son magique...

Sensation ou sortilège ? Ce qui compte, c'est la transformation spirituelle dont le chant de la grive est le signal et l'agent. Chateaubriand n'a plus d'attention que pour ce qui se passe en lui. Le style même signale l'importance de cette mue : la phrase prend l'ampleur et la cadence des périodes les mieux orchestrées.

À l'instant... subitement. — La première chose qui frappe "l'ensorcelé", c'est le caractère instantané de cette révolution : une transformation totale et immédiate de son âme. D'où l'adjectif magique. Ce son, si étrangement efficace, est magique comme est magique la baguette des fées. Il suffit qu'il ait touché le promeneur pour que l'univers, autour de lui, en lui, se métamorphose.

— Suivons le développement du "charme".

a) Fit reparaître à mes yeux : le parc de Montboissier s'abolit, un autre décor surgit et s'offre à la contemplation de Chateaubriand, à ses yeux. Par une "correspondance" naturelle, un son a engendré des images ; l'oreille a illuminé les yeux.

Le domaine paternel. Cette périphrase est chargée d'émotion. Elle ne se contente pas de marquer un dépaysement, la substitution d'un paysage éloigné dans l'espace au paysage environnant. Elle suggère un voyage dans le temps, un rajeunissement de l'âme. Chateaubriand retrouve ses sentiments d'adolescent et d'ancien régime, sa fierté de jeune hobereau (domaine), sa dépendance craintive d'héritier en tutelle (paternel).

b) J'oubliai... Tout l'entre-deux s'efface. Les événements proches sont comme s'ils n'avaient jamais été, malgré leur ampleur épique.

Transporté dans le passé. Un double mouvement conjugue ses effets. Le monde ancien émerge ; Chateaubriand est emporté vers lui. Résurrection, puis enlèvement : ce sont là miracles des fées.

Je revis... La formule est moins passive que la précédente : fit reparaître à mes yeux. Chateaubriand découvre et explore les étendues familières : ces campagnes. Le mot "campagnes" contient de l'espace et de la tendresse. Le démonstratif ces est ici l'outil de la reconnaissance.

 Où j'entendis si souvent siffler la grive. On admirera au passage la musique des i et des s. Entendre siffler la grive, c'est une sensation liée à une saison, à un climat, à une contrée. L'article défini marque ici le caractère attendu et presque rituel de ce chant(3). En reprenant avec une variante grammaticale, pour boucler sa phrase, la formule qui l'avait ouverte, Chateaubriand évoque et explique. C'est ce chant qui lie le parc d'aujourd'hui aux campagnes d'autrefois. L'oiseau siffle peut-être encore sur son bouleau ; mais ce sifflement se confond avec beaucoup d'autres, jadis entendus ; il les prolonge comme un écho.

3. Toutefois, il faut se garder de forcer. Chateaubriand, par le miracle de la grive, ne se croit pas vainqueur du temps, possesseur de la seule réalité qui échapperait à l'usure, introduit dans un éternel présent. Cette expérience demeure humble, précaire : un caprice de la mémoire, un mécanisme déconcertant de l'esprit, et rien de plus. Sans doute Chateaubriand a-t-il eu l'impression que trente-trois années de sa vie étaient escamotées ; d'un seul coup, l'hôte de Montboissier est redevenu René. Mais cette illusion ne survivra pas à la fin de la promenade.

— Reste que, à la suite de ce coup de théâtre, ses pensées ont pris un autre cours. Il n'aime rien tant que les bilans de désespoir. Puisqu'ils se sont trouvés inopinément ressoudés, c'est à comparer son point de départ et son point d'arrivée, ses seize ans et ses cinquante ans, qu'il va désormais s'appliquer.

 

III. LE GLAS DU BONHEUR

 

Ce n'est plus le promeneur solitaire qui parle, c'est l'écrivain aux prises avec ses souvenirs, c'est l'Enchanteur désenchanté. Entre le miracle du parc et cette méditation lyrique, il convient d'imaginer un temps d'arrêt, un silence de recueillement, nécessaire pour prendre du recul, pour dominer et juger ce passé provisoirement réanimé.

1. Plus encore que dans un pays, Chateaubriand a pénétré dans son âme. L'unité de sa personnalité est assurée par la permanence de la tristesse : j'étais triste de même qu'aujourd'hui. Mais cette tristesse n'a pas, à l'entrée et au bout du chemin, la même signification. L'analyste va mettre toute sa complaisance à en distinguer les tonalités ; le poète, à en moduler les définitions.

a) Cette première tristesse... C'est celle de l'adolescent à l'affût, aux aguets, brûlé d'un désir vague de bonheur. Les plus belles pages de ce livre III décriront cette ardeur confuse qui ne sait où se prendre, à laquelle le Génie du Christianisme a attaché pour toujours un nom, le "Vague des Passions". (Cf. 2e Partie, livre III, ch. 9). Si prisonnier qu'il soit de son cœur, René attribue à sa propre expérience une valeur universelle. Il n'écrit pas : "cette tristesse naissait d'un désir", mais : était celle qui naît d'un désir... Chacun l'a éprouvée pour son compte et la reconnaîtra.

b) La tristesse que j'éprouve actuellement... Ce n'est pas une humeur passagère, une crise d'âge : c'est une disposition coutumière, le climat dont il est prisonnier. Chateaubriand en laisse tomber de haut l'explication décisive et douloureuse. L'adulte qui a beaucoup vécu "connaît" les choses. Entendez sous ce collectif volontairement vague et dédaigneux les passions, les charges, les honneurs, les plaisirs. Il les a appréciées : chaque expérience est une expertise. Il les a jugées, c'est-à-dire il en a percé à jour le néant : la somme des expériences, ce que l'on appelle au singulier l'expérience, est un verdict. Vivre, c'est se dépouiller de l'illusion(4).

2. À la manière de Rousseau, Chateaubriand développe ici par nappes et par reprises. La deuxième vague de phrases dit la même chose que la première ; mais elle le dit avec plus de pénétration et de poésie. Elle a surtout le mérite de revenir au chant de la grive, d'en préciser l'action sur son cœur, d'encadrer son histoire spirituelle entre ce double appel musical.

a) Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg... Les variations de la formule sont significatives. Elles marquent un recul, un détachement, l'intervention de l'esprit critique et du jugement. L'oiseau a remplacé la grive : la sensation perçue exigeait, pour être précise, une identification du chant ; le souvenir déçu se contente du mot le plus général, qui enlève au chanteur son prestige. Les bois de Combourg ont remplacé le domaine paternel : le sortilège a cessé, qui allait de pair avec l'émotion renaissante. Ici, Chateaubriand localise une étape de sa vie. Il ne désigne Combourg par son nom que pour mieux prendre ses distances.

M'entretenait. Ce chant alerte et suave sonnait comme une promesse. L'oiseau musicien était un messager de paradis ; le complice d'un cœur ivre d'attente, impatient de délices. 

d'une félicité : mot mystique, le plus fort de la langue pour désigner le bonheur(5).

—  que je croyais atteindre. Chateaubriand veille à l'harmonie et à l'équilibre de la phrase. Le sens demanderait sans doute un mot de plus : "que je croyais pouvoir atteindre", ou "atteindre bientôt". Mais combien l'ellipse traduit mieux l'imminence, et par conséquent la force de l'illusion !

b) Le même chant dans le parc de Montboissier. Le nom propre répond au nom propre, Montboissier à Combourg, le parc aux bois. Entre ces deux lieux, toute la vie affective de Chateaubriand.

— Hier soir, la grive était encore suavement enjôleuse. Le souvenir des émois d'adolescence était lié à son chant ; mais comment serait-on dupe à cinquante ans ? Chateaubriand n'a récapitulé que des déceptions et des mensonges. Il n'a pu faire, avec une ironie désespérée, que l'inventaire de son échec.

Me rappelait. Bien qu'il soit symétrique de m'entretenait, ce second imparfait n'a pas tout à fait une valeur aussi pleine que le premier. M'entretenait est, dans toute sa force, un imparfait de répétition et de prolongement : la connivence de l'adolescent et de l'oiseau musicien était sans fin. Me rappelait ne marque que la durée, assez limitée, d'une opération unique : celle qu'accomplissait hier le promeneur du parc et sur laquelle il revient maintenant, la plume à la main.

Des jours perdus à la poursuite... C'est d'abord, et par privilège, au gaspillage de son adolescence que s'attache la mémoire douloureuse de Chateaubriand. Ce sont ces jours-là dont la grive lui a restitué la naïve inanité, ce sont ceux-là dont il va entreprendre le récit. Mais tout le reste marche à la suite : la vie entière de René ne présente à son souvenir que jours perdus.

De cette félicité insaisissable. Rien n'est beau comme cette chute de phrase, qui accole à un mot de quatre syllabes un adjectif plus long encore, indéfiniment prolongé par son e muet. La main se tend en vain ; elle demeurera toujours vide.

 

IV. L'ULTIME DÉFENSE CONTRE LA MORT

 

Pour ne pas alourdir cette explication, on ne dira plus que l'essentiel.

1. Présents, parfaits à sens présent, futurs, impératifs : voici le bilan, et les exhortations. Ce n'est plus le rythme, ce ne sont plus les temps du récit (passés simples) ni de la méditation (imparfaits). Le chant de toutes les grives s'est éteint ; les vibrations du mot insaisissable se sont assoupies. La phrase repart brusquement.

Je n'ai plus rien à apprendre. Par là il est aux antipodes de cet adolescent de Combourg, qui était "sans expérience". Il y a sans doute un peu d'affectation : René vieilli aime jouer au blasé. Il y a beaucoup de conviction. Que de contrastes, que de chances d'apprentissage dans sa vie ! Il connaît le dessous des cartes. J'ai fait le tour... on attendrait "de la terre", tant il a été marqué par ses errances et ses voyages ; et il ne lui déplaît pas d'avoir réglé sa marche sur celle du soleil couchant. Il dit : de la vie, c'est-à-dire du sort et du cœur des hommes.

Les heures fuient... Le sentiment du temps irrépressible, c'est la forme tragique de son désespoir. Existentialisme élémentaire et lyrique. Il connaît sans répit la disgrâce de l'érosion intérieure. Comme il fait sien le cri de Pascal : "C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on possède !" (Br., 212). La grive de Montboissier ne lui a rendu sa jeunesse que pour mieux l'avertir qu'elle était à jamais perdue, et que la plus grande part de lui-même appartient déjà au néant.

Dans combien de lieux...(6) Chateaubriand a la manie de ces récapitulations, le culte des étiquettes géographique. Coquetterie de voyageur qui collectionne des souvenirs de ses étapes ? Voyons plus avant : il souffre de ce nomadisme capricieux, de cette existence contingente. Son vœu eût été de s'enraciner, d'épouser un lieu, d'y inscrire longuement sa trace, de commander au destin. De combien il s'en faut !

Dans quel lieu... Il ignore où ses pas le porteront demain. Cette indécision géographique meurtrit son imagination, qui butte au mystère de l'avenir. Elle grossit toutes les menaces du futur(7).

Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ? Cette promenade est le symbole d'une liberté (précaire) ; d'une santé (compromise). Combien de temps pourra-t-il jouer à imiter René et à attendre le miracle des grives ? Ce rappel discret du début de l'épisode en prolonge la poésie.

2. — Mettons à profit... Voici les résolutions solennelles, énoncées avec une pointe de grandiloquence(8). Stimulé par la grâce dérisoire de la grive, il reprend la trame des Mémoires.

 — ... Ma jeunesse, tandis que j'y touche encore. Chateaubriand, à cinquante ans, ne se sent plus jeune. Mais l'expérience du parc lui a montré qu'il pouvait encore rajeunir par le souvenir. Il a touché, comme de la main, les jours abolis. Un effort conscient peut consolider les dons gratuits de la mémoire. Il faut exploiter d'urgence cette grâce d'un instant.

Le navigateur etc... Ce prologue se clôt par une admirable image. La mer a toujours bien inspiré ce Breton, déguisé volontiers en explorateur(9). Il renouvelle la métaphore par l'accent, par les suggestions. Sa jeunesse est ce rivage enchanté qui va disparaître pour toujours. Tout à l'heure, il parlait de sa tristesse de Combourg. Il n'y a pas contradiction avec "rivage enchanté" : Combourg était le temps de l'illusion, et l'illusion est un sortilège.

À la vue de la terre. Le mot vue est important. Il fait écho à ce qu'a été l'expérience de Montboissier, la substitution sous les yeux du promeneur d'un paysage à un autre : "je revis ces campagnes". Le passager attache ses regards à la ligne des côtes qui s'efface dans les lointains : ainsi fait l'homme embarqué dans la vie. Des brumes de l'oubli un chant d'oiseau a fait émerger le décor d'une adolescence : les yeux fixés sur cette frêle image, l'homme mûr veut en prolonger le souvenir. Le journal qu'il écrit n'est pas son journal de bord, mais le récit des jours passés à terre, dans une escale privilégiée, sur un continent condamné. Modestie de cet ambitieux : les Mémoires ne visent qu'à faire durer un mirage.

 

Conclusion

 

Il y a, une fois qu'on en a savouré la beauté, beaucoup à retenir de ce prologue.

L'habileté technique de Chateaubriand. Il explique comment la reprise des Mémoires lui a été imposée. Il introduit de manière vivante le motif de l'automne, qui sera le motif majeur du livre III.

La profondeur de son angoisse, de son expérience du temps. Elle prend des formes bien à lui, presque maniaques : le goût des repères, le culte des lieux, des figurants de l'histoire. Elle confine à la pose, quand il se vante de posséder la totalité de l'expérience humaine. Mais elle est d'une cruelle sincérité, et s'alimente de symboles à tous les cycles de la nature : chant saisonnier des oiseaux, course et déclin du soleil.

3° On aperçoit dès ce texte la complexité des Mémoires d'outre-tombe et un des secrets de leur beauté. Chateaubriand est à la fois dans son passé et hors de lui ; il le savoure, mais il le juge. Il combine deux éclairages, celui de 1784 et celui de 1817. Il semble bien que la peinture de Combourg soit plus riche en ce livre III des Mémoires que dans René. C'est dû à ce double jeu de regards, qui s'amorce ici, notamment dans la comparaison des deux tristesses.

4° Mais l'essentiel est ailleurs. Si ce texte a tant de prix, et ouvre une ère littéraire, c'est parce qu'il enregistre sans la majorer une expérience magnifique de mémoire involontaire. Chateaubriand est transformé par le chant de sa grive, mais il n'est pas transfiguré. Il puise dans ce choc un regain d'énergie, pour mener sa mémoire consciente à l'investissement de son passé. Mais ce miracle ne lui masque pas longtemps le vide dévorant de l'échec et de l'oubli. De ce souvenir magique, il a senti la poésie, il n'a pas pressé la signification métaphysique. Il appartenait à Proust d'aller plus loin que lui sur ce chemin.

 

 

Montboissier

 

 

PROLONGEMENTS

 

La meilleure manière d'introduire à la littérature moderne, c'est peut-être de la voir en germe dans les œuvres des précurseurs. Chateaubriand "genuit" Sainte-Beuve, ...et d'héritier en héritier, "genuit" Proust. Pour alerter l'esprit, on se contentera de jeter un regard sur le premier et le dernier maillon de cette chaîne.

 

I. AVEC SAINTE-BEUVE

 

Caché derrière son héros, Amaury, l'évêque exilé, Sainte-Beuve a écrit dans Volupté une fort belle page sur la résurrection du passé(10).

a) Approfondissant l'expérience de Chateaubriand, il analyse avec subtilité la "convocation naturelle", c'est-à-dire involontaire des souvenirs. Il est pour un tel réveil des heures, des jours privilégiés : les soirs du dimanche, la sonnerie des cloches (puissance d'ébranlement des sons). Il décrit avec bonheur, avec un luxe d'images précieuses, ce mystérieux travail qui éclaire et rassemble les débris du passé : "Tous les anneaux rompus... se remettent à trembler dans leur cours, à se chercher les uns les autres, éclairés d'une molle et magique lumière. Les temps et les lieux se rejoignent". L'unité de la conscience est le fruit de cette sorcellerie.

b) Mais Chateaubriand et Sainte-Beuve sont loin d'avoir la même attitude devant ces miracles de la mémoire. Le premier les juge au fond illusoires et dérisoires. Ils sont menteurs. Ils n'arrachent pas pour de bon le passé à son néant. Peut-être en rendent-ils la perte plus douloureuse, plus ironiquement cruelle.

Amaury au contraire tend à voir dans le souvenir la seule réalité. Il y puise l'équilibre et la paix. La nostalgie de Chateaubriand s'est invertie : il en voulait au passé de n'être plus le présent ; Amaury en veut au présent de n'être pas encore le passé. La mémoire, pour lui, est un sacre, et non pas un leurre. Le bonheur n'est bon qu' "à l'état de souvenir", de "délicieuse tristesse". Au lieu de vivre, il a hâte d'hiverner dans son passé. Ce renversement ne serait-il qu'une défense contre les meurtrissures de l'existence, contre la peur de l'avenir ? Il se pourrait. Mais peu importe ici. Chateaubriand et sa grive ont fourni à Sainte-Beuve un secret pour changer la vie.

 

II. AVEC PROUST

 

a) L'œuvre de Proust, on le sait, est commandée par des expériences de mémoire involontaire. La plus connue est celle de la madeleine. Les plus décisives sont celles des pavés inégaux de la cour de l'hôtel de Guermantes, et de la serviette empesée qui lui est tendue. Il trébuche dans cette cour, et la secousse ébranle son paysage intérieur et renouvelle son personnage : elle lui rend Venise et ses rues branlantes.  Le contact d'un linge rêche fait revivre Balbec et les matinées d'autrefois. C'est en exploitant ces grâces inattendues qu'il se hausse à son ambition dernière : construire une machine à vaincre le temps.

b) Projet téméraire ? Les garants ne manquent pas. Proust se rassure "en découvrant" que ce projet "s'apparentait à des traits moins marqués, mais reconnaissables, discernables et, au fond assez analogues chez certains écrivains". Et d'invoquer explicitement la caution de Chateaubriand, et du prologue de notre livre III : "N'est-ce pas à mes sensations du genre de celle de la madeleine qu'est suspendue la plus belle partie des Mémoires d'outre-tombe ?" Il cite alors l'essentiel du texte que nous venons d'expliquer(11). En veine de rapprochements, ce "suffisant lecteur" fait appel à d'autres magiciens, mais il réserve bien la primauté de Chateaubriand : "Sylvie, de Gérard de Nerval, a tout comme le livre des Mémoires d'outre-tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et "le gazouillement de la grive". Chez Baudelaire enfin..., etc." Proust ne se trompait pas sur ses devanciers et sur l'ancêtre.

c) Au demeurant, il est bien évident que Proust ne demande à Chateaubriand qu'un précédent et une sûreté. On l'a assez vu : le chant de la grive enfonce l'hôte de Montboissier dans la tristesse, il ne l'en guérit pas. Chateaubriand n'a pas soupçonné comment la mémoire involontaire pouvait installer l'artiste dans la possession du bonheur.

Il ne saurait être de notre propos de suivre ici les analyses assez difficiles qui remplissent les 80 premières pages du tome II du Temps Retrouvé. L'essentiel serait que lorsqu'une sensation, par exemple le chant de la grive, évoque un souvenir, elle est savourée à la fois dans le passé, à Combourg, dans le présent, à Montboissier. Elle est donc à la fois idéale et réelle, réelle sans être actuelle, idéale sans être abstraite ; matérielle, puisqu'elle est entrée par les sens, spirituelle, puisque nous pouvons en dégager l'esprit. "L'âme, où habituellement les sensations particulières laissent tant de vide, est remplie alors par une essence générale". (Op. cit., p. 78).

Chateaubriand aurait sans doute trouvé cela bien subtil et bien verbal. Trop intimement persuadé de la vanité de tout, il aurait haussé les épaules. Il était accoutumé à renier ses disciples et à incriminer leur dépravation d'esprit.

Notes

(1) Voici ce qu'écrit Chateaubriand, une dizaine de lignes avant le début de cette explication :
"Disons d'abord ce qui me fait reprendre la plume ; le cœur humain est le jouet de tout, et l'on ne saurait prévoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l'a remarqué : "Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre doute ; une resverie sans cause et sans subject la régente et l'agite".
(2) Il s'agit sans doute de la grive musicienne (turdus philomelus), dont le chant est souple ou flûté, parfois strident, Les spécialistes signalent que ces oiseaux lancent leur chant isolés (Cf. UNE grive), perchés sur les branches assez élevées. Cf. Les Oiseaux de France, par A. Ménégaux, tome III, 1re partie, p. 171.
(3) Cf. les expressions comme : cueillir la violette, le muguet. Ou encore ce vers de Hugo : "Avez-vous vu saigner la mare dans les haies ?".
(4) II va sans dire que les déboires et les épreuves de Chateaubriand n'auraient pas suffi à le conduire à des conclusions si désolantes, sans une prédisposition au pessimisme, une vocation à l'angoisse. D'autres écrivains lui infligeraient d'éloquents démentis. Voici par exemple Claudel : "Et je dis en effet que la jeunesse est le temps des illusions, mais c'est parce qu'elle imaginait les choses infiniment moins belles et nombreuses et désirables qu'elles ne sont, et de cette illusion nous sommes guéris avec l'âge". (Le Soulier de satin, 1, 6.).
Ou Bernanos : "L'expérience n'est pour la plupart des hommes, au soir d'une longue vie que le terme d'un long voyage autour de leur propre néant". (Sous le soleil de Satan, p. 199).
Du même : "L'illusion est un avorton de rêve, un rêve nain, proportionné à la taille de l'enfance ; et moi, mes rêves, je les voulais démesurés — sinon à quoi bon les rêves ? Si je recommençais la vie, je tâcherais de les faire encore plus grands, parce que la vie est infiniment plus grande et plus belle que je n'avais cru, même en rêve, et moi plus petit".  (Les Enfants humiliés, p. 199).
(5) On connaît les beaux emplois de ce mot dans la littérature classique :
— lyrique, dans les stances de Polyeucte, v. 1110 : Toute votre félicité...
— humoristique, dans Le Loup et le Chien ;
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse
.
— hypocrite, dans la déclaration de Tartuffe (Tartuffe, 1444) :
Mais ce cœur vous demande ici la liberté
D'oser douter un peu de sa félicité
...
(6) Le détail de ces lieux n'est pas encore très long. Le livre 1 a été écrit à la Vallée aux Loups, près d'Aulnay (oct. 1811-juin 1812). — Le livre II, à Dieppe (sept-oct. 1812), puis à la Vallée aux Loups (déc. 1813- janv. 1814). — Nous voici, avec le début du livre III, à Montboissier (juillet 1817).
(7) Le livre IV, écrit à Berlin (mars-avril 1821) s'ouvre par un écho complaisant à ce jeu d'interrogations : "Il y a loin de Combourg à Berlin, d'un jeune rêveur à un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui précède ces paroles : "Dans combien de lieux ai-je commencé à écrire ces Mémoires, et dans quel lieu les finirai-je ?" (Éd. Levaillant, I, 144.). Les caprices du destin ont été plus singuliers que Chateaubriand n'osait le prévoir.
(8) Par un curieux tour de syntaxe, l'impératif est au pluriel emphatique ; le pronom et le possessif restent au singulier. L'impératif met en scène l'écrivain, l'homme d'un rôle et d'un métier, le personnage ; le prénom désigne le sujet de ses écrits, l'homme intérieur, la personne.
(9) On ne manquera pas de relire, comme exemple de lyrisme marin, l'admirable clausule du livre V, l'adieu à la terre d'Europe (Éd. Levaillant, I, p. 244).
(10) Volupté, éd. Pierre Poux, tome I, pp. 242-264. C'est la fin du chapitre XIII.
(11) À la Recherche du Temps Perdu. — Le Temps Retrouvé (Édition N. R. F. in-octavo, tome II, pp. 79-80). Proust relève ensuite une autre phrase "proustienne" de Chateaubriand, l'analyse d'une odeur d'héliotrope et des suggestions dont elle est chargée (Mémoires d'outre-tombe, éd. Levaillant, I, 267).

 

© Roger Pons (1905-1961), in l'Information littéraire, 8è année, 1956, IV, septembre-octobre.

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

Roger Pons (agrégé 1928) : Professeur de lettres en première supérieure, aux lycées de Lille, Janson-de-Sailly, Henri IV, Louis-le-Grand. - Président du Comité d'union des catholiques de l'enseignement public (1945-1954). - Inspecteur général de l'Instruction publique.