Voici près de vingt ans, dans le cadre de "Journées" (22-23 mars 2002) de rencontre autour de la pensée d'Emmanuel Mounier, des élèves de Terminale (entre autres, et bien évidemment, du Lycée Mounier !) furent invités à traiter divers thèmes se rattachant aux préoccupations du philosophe personnaliste. Les travaux sont, naturellement, d'intérêt inégal, mais peuvent suggérer des pistes de réflexion aux élèves d'aujourd'hui. C'est pourquoi je mets en ligne les "dissertations" poursuivies autour du thème de l'engagement, réflexion en effet centrale dans la pensée de Mounier.

 

"Notre liberté est la liberté d'une personne située, elle est aussi la liberté d'une personne valorisée. Je ne suis pas libre seulement par le fait d'exercer ma spontanéité, je deviens libre si j'incline cette spontanéité dans le sens d'une libération, c'est-à-dire d'une personnalisation du monde et de moi-même".

E. M.

 

 

Dissertations : Que signifie "s'engager" selon Emmanuel Mounier ?

 

 

I. Bibliographie :

 


- Article sur Mounier in Dictionnaire des philosophes de Denis Huisman. PUF, 1984, pp. 1877-1882. ;
- Article sur Mounier de Jean-Marie Domenach in Encyclopédia Universalis ;
- Résumé de l'introduction de Jean Conilh à l'ouvrage intitulé Emmanuel Mounier, sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, PUF, 1966 ;
- Que sais-je, Emmanuel Mounier, Le personnalisme, Paris, 1950, chapitre VII, "L'engagement", pp. 93-104 ;
- "Sartre, un philosophe engagé", in Profil, Histoire de la philosophie, Jacqueline Russ, Hatier ;
- Spécial Emmanuel Mounier, "TC" jeudi 12 mars 1970, pp. 13-20 ;
- Bulletin des amis d'Emmanuel Mounier (BAM), n° double 87/88, mars 1998, "Emmanuel Mounier et le personnalisme" par Gérard Lurol, (pp. 18-30), texte paru dans le Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, sous la direction de Monique Canto-Sperber. PUF, 1996 ;
- BAM, n° 81, mars 1994, "Le projet culturel de la revue Esprit dans les années Trente", par Béatrice Sabatier (pp. 11-20) ;
- BAM, n° 83, mars 1995, "Le personnalisme" par François Chirpaz (pp. 9-15) ;
- BAM, n° 79, mars 1993, "Faire et en faisant, se faire" par André Dessymoulié (pp. 27-28) ;
- BAM, n° 77, mars 1992, "Un certain sang-froid spirituel" par François Chirpaz (pp. 20-24) ;
- Magazine littéraire, l'Existentialisme, "Kierkegaard et l'engagement'' (pp. 30-32), "L'existentialisme chrétien, Gabriel Marcel, Emmanuel Mounier, Jacques Maritain" (pp. 34.-37), avril 1994.

 

 

II. S'engager, est-ce perdre ou affirmer sa liberté ?

 

S'engager, c'est réaliser un acte par lequel on s'oblige à accomplir quelque chose. On s'engage lorsque l'on prononce une promesse ou un serment, lorsque l'on signe un contrat, ou bien lorsqu'on décide d'entreprendre une action dans un but précis. L'engagement est un acte exclusivement humain, il peut se faire seul, en accord avec ses convictions, ou au sein d'un groupe établi. [···]

Parfois, on est engagé par les circonstances sans l'avoir directement choisi. Mais dans ce cas-là, s'il y a une poursuite de l'action engagée sur le long terme, ce que l'on n'avait pas d'abord choisi devient son choix [...].

L'engagement, en plus d'être un acte conscient, est un acte qui nécessite l'utilisation de moyens pour rendre son action efficace. Il est donc nécessaire de s'interroger sur la justesse et l'équité des moyens que l'on peut être amené à mettre en œuvre. De plus, pour s'engager, il est impératif de réfléchir aux choix, aux valeurs et aux causes qui déterminent l'action. Donc, il est important de développer son esprit critique pour apprécier les causes qui valent la peine que l'on s'engage […]. Il faut s'engager pour servir la cause que l'on a choisie, en respectant ses valeurs et ses convictions pour respecter sa personne […].

On peut s'intéresser aux groupes d'action, dans ce cas, il y a deux types de libertés qui sont mis en œuvre ; on trouve la liberté d'action du groupe et la liberté personnelle de chaque membre de l'association. Au sein d'un groupe, souvent, une hiérarchie est établie pour ordonner la place de chacun et pour mener à bien les actions pour la cause défendue. Parfois, cette hiérar­chie impose des contraintes et limite donc les libertés individuelles pour que l'action libre du groupe soit reconnue [...]. En définitive, le fait de s'engager en adhérant à un groupe oblige parfois la personne à oublier sa liberté personnelle, pour que la liberté du groupe avan­ce et qu'il arrive à son but.

On peut ajouter le fait que l'action libre impose le respect de sa personne et de ses valeurs. En effet, on sait que la liberté est une qualité de l'homme, donc pour continuer à agir librement, il faut respecter toutes les qualités humaines et, en premier lieu, respecter sa propre personne. L'engagement qui n'est pas en accord avec ses valeurs détériore la qualité de la personne et n'est donc pas totalement libre [...]. Au sein d'un groupe, il est important que chacun remette souvent en cause les idées proposées par le meneur. Parce que l'on peut adhérer au départ aux causes défendues par le groupe, et ces causes peuvent changer. Il faut garder la tête froide et se demander si nos valeurs et nos convictions sont respectées par le groupe ; si ce n'est pas le cas, le fait de dire "stop, je me retire" devient l'affirmation d'une liberté [...].

Pour que l'engagement reste libre, il est nécessaire d'assumer les conséquences que l'action engagée pour entraîner. En effet, on a dit que la définition même de la liberté impose une notion de responsabilité. La personne qui n'assure pas la prise en charge des consé­quences de l'acte ne se montre pas totalement libre. Ainsi, si l'on s'engage dans une action et que l'on n'as­sume pas les conséquences, alors on perd en partie sa liberté. Le fait que l'on ne prenne pas cette responsa­bilité montre, soit que l'on fait un choix de facilité, on fait preuve de lâcheté, soit cela montre que l'on renon­ce à sa liberté et du même coup à sa qualité d'hom­me. Il est donc impératif, pour que l'engagement soit libre et sain, que l'on se rende responsable des consé­quences et qu'on les assume; ainsi on peut affirmer sa liberté [...].

Maryline D.

 

 

L'engagement peut prendre des formes variables : parole donnée, promesse, alliance, contrat, conventions diverses, ... S'engager, s'est affirmer sa volonté de rester constant dans son choix : faire ce que l'on a promis, remplir le contrat, ne pas rompre l'alliance.... L'engagement est-il une affirmation de notre liberté dans la mesure où il traduit un choix, une volonté ou une perte de liberté parce que, après, nous sommes obligés de nous plier à de multiples contraintes ? [...] L'engagement est bien souvent redouté : la crainte de perdre sa liberté est mise en cause ; cette liberté que l'on a peur de perdre ne consiste-t-elle pas à toujours disposer de soi, sans obligation et sans contrainte ?

L'engagement est une décision volontaire. L'individu se lie à lui-même ou, plus souvent, à d'autres ou à un groupe. Cela peut être entendu comme une promesse entre deux personnes […]. L'engagement peut être aussi une forme de vie, une démarche s'opposant à la passivité, au conformisme de la Société.

L'individu s'implique dans le cours du monde. Ainsi, on peut s'engager idéologiquement : on peut adhérer à un parti politique pour s'exprimer, donner son avis, s'investir ... […].

Dans tous les cas, l'engagement est une implication pour l'individu, une responsabilité et un rapport anticipé à l'avenir. S'engager, c'est aller au bout de ses idées, c'est alors conformer ses actes et son existence à ses convictions, c'est choisir et décider de faire aboutir ses idées en connaissance de cause. Il ne faut pas confondre embrigadement et engagement : un engagement est conscient, volontaire et réfléchi […].

La situation créée par un engagement verrait-elle l'impossibilité ou la difficulté plus ou moins grande de se dégager de ses promesses ou de ses implications ? Notre liberté s'affirmerait au moment du choix. Ensuite, comme il nous faut assumer jusqu'au bout les conséquences et les implications de ce choix, notre liberté serait perdue puisque nous sommes liés par le choix que nous avons fait. Quelqu'un qui s'engage choisit de rester fidèle à ses promesses. Cette notion de fidélité peut apparaître comme contraire à notre liberté.

Les personnes qui refusent de s'engager, par peur, veulent sauvegarder leur liberté. Cela résulte, soit d'une légèreté d'esprit qui fait que l'individu refuse de s'impliquer, de participer, soit d'un prudent égoïsme qui ne veut pas se risquer dans une situation qui peut menacer son indépendance. L'engagement implique souvent une participation collective, une implication avec d'autres personnes : d'autres égoïstes refuseront l'engagement pour ce prétexte. Les hommes qui ont peur de s'engager ont peur d'engager leur liberté, de la vouer à un destin dangereux.

Mais l'engagement est un choix. À l'origine de l'engagement, il y a la liberté : la liberté de choisir, de décider. L'engagement, dans la mesure où il est un acte volontaire, a été l'objet d'une délibération préalable. La liberté intervient dans la recherche des raisons de l'engagement, et dans le jugement porté sur leurs valeurs. Si l'engagement est bien réfléchi, les valeurs sont vraiment jugées comme "bonnes". Elles correspondent à celui qui s'engage. C'est avec la possibilité de s'engager que l'on ressent l'expérience de la liberté [...]. Pour aller au plus profond de ses pensées, de ses sentiments, de l'affirmation de soi, il faut s'engager à aller plus loin, à montrer, persuader, convaincre, expliquer. Ce n'est pas ne plus pouvoir reculer ou changer d'avis, mais adhérer à son "soi" en allant le plus loin possible. L'engagement rapproche ainsi les idées de l'action : c'est une preuve de liberté. Si l'on ne s'engage pas réellement dans l'action, notre "faux engagement" est purement verbal ou pensé, et il n'est pas l'aboutissement maximal de nos idées, de notre "soi-même". Dans un engagement, on affirme sa personnalité, on la construit. C'est l'autre aspect de la liberté. La liberté n'est pas épuisée par le choix. Elle est dans tous les actes qui suivent et confirment le choix et qui contribuent à la construction de la personne. S'engager, c'est se construire dans la durée, conformément à certains projets, s'accomplir [...].

 Une personne qui ne s'engage pas, ne mène pas ses projets jusqu'au bout, ne va pas au bout de ses actions qui restent inachevées. C'est quelqu'un qui fuit le risque, qui fuit sa vraie liberté : celle de s'affirmer, qui laisse sa liberté désœuvrée. La fidélité qui apparaît pour certains comme une contrainte à la liberté est, en fait, la continuation de cet engagement. J'ai toujours le pouvoir de remettre en cause ma fidélité. Être fidèle, c'est renouveler sans cesse son engagement. La fidélité est liberté. C'est la fidélité à ce que je suis qui en fait ma liberté. En effet, la fidélité engendre une obligation, mais cette obligation qui peut m'apparaître contraire à ma liberté fait partie de celle-ci [...]. L'engagement est à la fois fidélité mais aussi rupture, changement, tout comme la liberté.

L'engagement est une ouverture sur l'avenir. Un engagement implique souvent d'autres personnes. Il n'est pas un sort mais s'ouvre sur d'autres choix, d'autres possibilités. Il s'ouvre sur d'autres événements et la rencontre avec ces événements viendra révéler et concrétiser la vocation personnelle de l'engagé. L'individu peut se rendre quelque peu dépendant d'autres personnes, mais en même temps l'individu œuvre son destin. Cette "dépendance" n'est pas un manque de liberté mais une ouverture sur les autres, contraire à un égoïsme qui limite ma liberté.

Il faut s'engager pour faire avancer le monde, et ceci est, à grande échelle, le fruit de la liberté humaine. Les véritables historiens, les grands hommes de lettres et de sciences, sont engagés : on parle de littérature engagée, qui prend vraiment position au-delà de donner simplement son avis [...]. Plus l'engagement pour une cause est fort, plus il y a de signification, de sens et de puissance dans la liberté. Le progrès, la civilisation, les idéologies humaines sont construits par des personnes qui se sont engagées, impliquées dans des actions pour faire avancer l'Homme. Ce n'est pas en donnant son avis que l'on fait avancer le Monde, mais en participant activement, en s'engageant dans des actions, et ceci est le témoignage de la puissance de la Liberté Humaine [...].

L'abstention est illusoire: on est naturellement engagé dans notre vie ; notre situation, notre famille nous engagent dans tel ou tel destin. Avec ce qu'il appelle le "pari" sur l'existence ou la non existence de Dieu, Pascal montre bien que l'on ne peut pas se soustraire au choix et à l'engagement. Tout le monde doit choisir sans que la raison permette de trancher cette question : il faut s'engager, soit vers la croyance en Dieu, soit vers l'athéisme et assumer toutes les conséquences de son choix [...].

S'engager, ce n'est pas mettre en marche un processus de déterminisme, c'est tracer un chemin pour mieux avancer, un chemin avec des directions de toutes sortes. Ce chemin n'est pas tout tracé au moment de la décision, mais il se trace peu à peu dans la durée, au fur et à mesure que l'on fait des choix et que l'on agit dans une fidélité à soi-même, à l'autre et à nos convictions communes, à la direction que l'on a prise.

Sophie W.

 

 

Pour beaucoup, engagement est synonyme d'entrave. S'engager, c'est se délimiter un champ d'action, limiter ses mouvements. On est alors contraints de suivre certaines règles, on a des obligations, des responsabilités. On ne peut plus agir comme bon nous semble. On est en quelque sorte prisonnier de cet engagement.

De plus, une fois qu'on est engagé dans une cause, on ne peut que difficilement faire l'action inverse. Ceci est un autre aspect négatif de l'engagement. Qu'il soit moral ou "officiel", lorsque l'on est impliqué, il n'est en effet plus question de renoncer ou même d'hésiter. Cela crée donc encore ici une sorte de dépendance. Par ailleurs, lorsque l'on s'engage, c'est pour une cause qui nous tient souvent à cœur. S'engager, c'est se lier à cette cause. L'engagement par excellence est celui que passent les hommes d'Église, moines, religieuses, car c'est de leur vie et de leur liberté qu'ils font don. Ils se privent de tous les petits plaisirs que peut apporter la vie "physique" et ne peuvent plus céder à leurs pulsions naturelles, pour se plonger dans la prière et le recueillement dans lesquels peut-être trouvent-ils leur liberté spirituelle. Ce type d'engagement est un bon exemple pour démontrer le côté captif de l'engagement. L'engagement délimite généralement certes un champ d'action, mais notre liberté n'en est qu'augmentée, car on peut explorer à notre guise ce champ d'action et ainsi mieux le connaître que si on ne s'était pas engagé. Engagement signifie aussi et surtout choisir. On ne s'engage effectivement qu'après avoir mûrement pensé et réfléchi, ce qui est un acte volontaire. Or être capable d'un choix montre à quel point on est libre. À l'inverse, ne pas faire de choix, c'est se priver de la liberté de progresser. Choisir d'adhérer à une association ou à un parti politique, c'est être totalement en accord avec ses idées et partager ses opinions. Par là, on affirme notre liberté car on s'aperçoit que l'on peut agir par soi-même et surtout choisir ce que l'on souhaite faire. On peut aussi s'engager avec soi-même. C'est un soutien, une force qui nous pousse à aller jusqu'au bout de ce que l'on entreprend et qui permet de lutter contre la négativité de notre conscience.

On peut également s'engager envers une personne : son enfant, un ami ou encore une connaissance. Le mariage est significatif de cet engagement puisque c'est par cet acte solennel que l'on offre sa vie à une personne. Les personnes mariées reconnaissent que le mariage est une réduction de la liberté par un apport de contraintes mais librement consentie. Malgré cela, c'est aussi l'exercice de sa liberté de choix.

C'est pourquoi on peut dire que s'engager c'est dans un sens affirmer sa liberté. Quand on s'engage, on montre notre liberté et on la découvre parallèlement. C'est une liberté différente de celle dont on a habituellement la conception. L'engagement c'est une liberté qui donne un contenu concret à l'existence. Par les actes qui suivent et découlent de notre engagement, on construit son existence et on se construit soi-même.

Marie D.-D.

 

 

La liberté n'est pas seulement agir sans contraintes car, dans ce cas-là, elle est vécue dans un état de jouissance contraire à la réalité. La liberté, c'est surtout réfléchir, vouloir, choisir, être responsable de ses actes. Or l'engagement, c'est le choix réfléchi d'une voie en connaissant les conséquences de ce choix. S'engager, c'est se sentir responsable de ses actes. Par exemple "une pensée engagée" est d'une part celle qui prend au sérieux les conséquences morales et sociales qu'elle implique, de l'autre celle qui reconnaît l'obligation d'être fidèle à un projet. Le fait de s'engager est un choix personnel de l'homme. On n'est pas obligé de s'engager. On le fait par volonté personnelle et en sachant tout ce que cela entraîne. On affirme donc sa liberté. S'engager, c'est se poser en homme libre car notre liberté augmente si notre choix est éclairé par notre réflexion, nos convictions, notre adhésion à telle valeur.

Cependant, on peut apporter une certaine nuance à cela. En effet, on s'engage souvent à cause d'un contexte extérieur défini, que l'on ne maîtrise pas. Comme le dit E. Mounier, "l'action se mûrit à travers la conscience totale et le drame entier de son époque". Ainsi, on peut s'engager pour certaines causes sans être totalement libre de son choix ou sans avoir le temps de réfléchir et d'imaginer les conséquences de cet engagement. Ce peut être considéré comme un engagement imposé. Mais E. Mounier apporte, en quelque sorte, une réponse. Pour lui, l'action permet de modifier la réalité extérieure. Ainsi, même si l'engagement nous a paru imposé par les crises extérieures, il a toujours pour but la recherche d'une quelconque liberté ou d'un changement, ce qui ne peut être que bénéfique. De plus, pour E. Mounier, "nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables sur des causes imparfaites. Refuser, pour autant l'engagement, c'est refuser la condition humaine"?

Héloïse S.

 

 

"[…] D'après la stricte définition, l'engagement n'est-il pas le choix de dire "oui" à quelque chose et "non" à une autre ? Et de là, la liberté n'est-elle pas affirmée par cet engagement ? [...]"

Un autre aspect de la liberté vérifie cette vision libre de l'engagement. En effet, Sartre disait que la liberté totale entraînait une responsabilité totale. Or l'engagement est, nous l'avons dit précédemment, une prise de parti et un combat perpétuel pour la cause défendue. Mais qui dit "prendre parti" et "mettre tout en œuvre" dit aussi "prendre des responsabilités", "assumer ses responsabilités"... L'engagement est donc acte traduisant une certaine liberté puisqu'il est une suite de responsabilités à assumer. Sartre a dit : "nous - (les Français) n'avions jamais été aussi libres que l'occupation allemande" ; en effet toute personne qui est en mesure de répondre de ses actes est libre, y compris dans les situations les plus critiques. L'exemple de l'engagement des Résistants n'est-il pas évident ? Tous les combats, tous les engagements ne sont-ils pas pour la liberté, valeur impliquée dans toutes celles qu'on peut défendre ? [...]"

"[...] L'engagement est un acte honorable puisqu'il suppose un certain "don de soi" et que sa capacité à rendre les êtres humains solidaires est remarquable ![...]

Vanina D.-S.

 

 

Je doute fort que les personnes qui ne font rien, qui ne s'engagent à rien, soient plus libres que les autres. Elles subissent plus les décisions des autres sans donner leur avis pour ne pas s'engager et sont donc au final moins libres que les personnes qui s'engagent et qui tentent de faire entendre leurs opinions sur tel ou tel sujet.

Quand on s'engage dans quelque chose, on se bat pour ce qu'on croit bien et juste à condition que ce soit un engagement volontaire. On veut œuvrer pour une cause, changer les choses et on affirme par là, sa liberté propre.

Domitille M.

 

 

III. Que signifie "s'engager", selon Emmanuel Mounier ?

 

3.1.

 

Gandhi, un homme petit et frêle, est resté dans l'histoire parce qu'il a su s'engager dans une lutte pacifique pour l'indépendance de son pays. Il s'est battu avec des mots, des grèves de la faim, afin de faire connaître ses idées. L'engagement, qui a pour sens originel celui de mettre en gage, a, au sens philosophique, celui de prendre conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps, de renoncer à une position de simple spectateur et de mettre sa pensée ou son art au service d'une cause. L'engagement, a donc le pouvoir de faire évoluer les idées, la vie, et semble de ce fait être une valeur phare de notre société. C'est sans doute pourquoi de nombreux philosophes ont réfléchi sur la signification de l'engagement. Emmanuel Mounier, un philosophe français du XXe siècle, a non seulement réfléchi à ce que devrait être l'engagement et quel devrait être son rôle ainsi qu'on le voit dans plusieurs de ses ouvrages (Le Personnalisme, la revue Esprit) mais sa vie elle-même a été celle d'un homme engagé, souvent au prix d'immenses dangers et sacrifices. Nous allons donc étudier la signification (du latin significatio : "indiquer", "signaler") de l'engagement à travers la pensée d'un homme remarquable : E. Mounier.

Dans un premier moment, nous verrons que, pour Mounier, l'engagement c'est un certain type d'action et nous en montrerons l'importance dans sa philosophie. Dans un second moment, nous mettrons en évidence l'engagement de Mounier dans sa vie et dans la revue Esprit, synthèse de ses idées. Dans un troisième et dernier moment, nous comparerons sa pensée à celle d'un philosophe contemporain par rapport à lui : J.-P. Sartre

Pour E. Mounier, s'engager c'est agir, c'est-à-dire appliquer une philosophie, la mettre en pratique. Mais le personnalisme se différencie du pragmatisme ou de l'utilitarisme pour qui la faculté d'agir a la primauté par rapport à la connaissance, puisque l'action, chez Emmanuel Mounier, s'élabore et s'appuie à partir de la connaissance, de la réflexion ainsi que de l'époque dans laquelle on vit. L'action équivaut donc à l'engagement. Mais il s'agit de définir l'action telle que l'entend Mounier, car son sens est plus complexe que le sens étymologique (le mot action vient du latin actio qui signifie "faire, agir") ou que le sens ordinaire (une action étant le fait de produire un ou des effets dont on est la cause en modifiant des objets et par lequel on réalise volontairement une intention). L'exigence de Mounier est certes animée d'un souci, d'une quête de perfection et d'absolu. Mais il dit par ailleurs qu'il faut accepter "l'impureté" d'un engagement car le concret n'est jamais complétement idéal. Donc il faut vouloir toujours plus de perfection mais savoir que dans les faits la perfection ne sera pas effective ou du moins qu'elle ne correspondra pas forcément à l'idée qu'on s'en fait : Mounier est un visionnaire très réaliste. Chaque action permet le développement spirituel de l'individu qui accède toujours davantage à une humanité plus réelle, plus authentique (Mounier parle d'''expérience spirituelle intégrale") et dit qu'elle permet la "fécondité intime" de l'individu en tant qu'être. L'action est donc un lien entre l'individu séparé (le soi) et les autres (qui appartient à l'humanité). L'engagement, défini au sein du personnalisme, respecte la personne dans l'optique de la collectivité. D'après Mounier, l'action suppose liberté, et par cela il s'oppose aux fatalismes, c'est-à-dire aux Stoïciens, à Spinoza et surtout aux conformismes (pour Mounier, le fatalisme permet en effet de justifier une attitude démissionnaire).

Mais comme le dit Montesquieu "la plupart des hommes sont plus capables de grandes actions que de bonnes", c'est la raison pour laquelle Mounier prévient les dérives, les "déroutes" de l'action. Notamment, il critique les fondements de certaines actions. Il s'agit entre autres d'actions qui reposent sur des valeurs choisies arbitrairement, ou bien, à l'inverse d'actions désordonnées, délirantes et sans règles ou limites (comme pour Malraux, Drieu, ou Jünger). Il apparaît alors que la frontière entre l'humain et l'inhumain n'est plus nette. Il s'agit donc de s'engager, mais de la bonne manière, en suivant la bonne route. Cela implique une transformation radicale : celle de l'individu qui devient une personne.

Pour comprendre comment Mounier développe le concept d'action "valable", il faut revenir à l'origine de l'engagement de Mounier qui demeure dans une double exigence : celle d'une foi qui sait que son destin est inséparable du temps de l'histoire et celle d'un engagement dans les combats du temps qui maintient que le primat du spirituel doit commander en tout et partout. Une action "valable" est une action mûrie avec une "conscience totale" et réalisée avec une prise en compte du "drame entier de son époque", c'est-à-dire en réfléchissant sur les événements contemporains, sur l'histoire qui se fait dans le temps où l'on vit. Ces deux conditions sont requises pour manifester sa volonté, et exercer son engagement de façon à être toujours en accord avec des valeurs spirituelles authentiques (Mounier parle d'un souci de rectitude et d'un "sang-froid spirituel"), et pour produire une action à la mesure du contexte de l'époque, comme par exemple s'engager dans les maquis. L'action conserve alors une légitimité.

Mais Mounier n'oublie pas qu'à l'origine d'une action il y a une personne, une pensée. Cette pensée, qui vit donc la primauté du spirituel doit être une pensée "engagée­-dégagée". En effet, Mounier considère que lorsqu'on s'implique activement dans un combat pour défendre des valeurs fondées sur le primat accordé à la personne, on s'engage, on est pris dans un mouvement impétueux qui peut devenir excessif du fait même de sa propre dynamique. Afin que les actes restent justes (c'est-à-dire garants de justice et adaptés avec justesse aux circonstances), il faut pouvoir se dégager, ou prendre du recul à tout moment. Une retraite est profitable pour se remémorer ses objectifs. Précisons qu'il ne s'agit pas d'une pensée présente-absente, mais d'une pensée présente dans une distance qui doit être maintenue pour ne pas perdre de vue l'essentiel, c'est à dire notre destin spirituel. L'action engagée a non seulement pour but de modifier la réalité extérieure, mais aussi de nous former, de nous rapprocher des autres hommes et d'enrichir notre univers spirituel. L'action possède donc quatre dimensions. Si l'action n'est pas envisagée dans ces quatre dimensions constitutives, on la mutile, et en la mutilant, on mutile l'homme.

Si l'action est envisagée seulement sur le registre du faire, dont l'instrument de mesure est la maîtrise, l'efficacité technique ou économique, un déséquilibre peut apparaître dans deux cas de figure : soit par excès, soit par défaut. En effet, le faire risque de devenir exclusif, le règne de la technocratie, du technicisme, le triomphe de l'économie, ou de l'utilitarisme sont dangereux. Mais si le faire vient à manquer, alors l'incompétence technique, l'inefficacité ou le manque de maîtrise dans l'outillage entretiendront une sorte de "complexe d'Archimède" (manque d'ingéniosité technique et d'habileté pratique).

Si l'action est envisagée uniquement sur le registre de l'agir, où l'instrument de mesure est l'authenticité, la dignité et la qualité de présence, le risque se situe dans la formation du sujet, de l'acteur ou de l'agent, car à ne pousser que de ce côté, l'idéalisme s'installe qu'il soit individuel ou élitiste. Mais sans cette dimension, c'est la spontanéité aveugle qui régit l'action, un activisme tous terrains avec ses prurits pulsionnels.

Si l'action est envisagée selon le registre de l'équipe de travail, de la "communauté de destin", le critère est celui de la qualité du vivre ensemble et de celle de l'''humanisation commune". À n'aller qu'en ce sens, tous les collectivismes idéalistes se mettent en place, avec leurs cortèges bureaucratiques et leurs organisations sans sujets auteurs de leurs destins, ou avec leurs armées civiles et militaires et leur individus fascinés par un mythe ou mystifiés par un chef, mais à n'y aller jamais, le risque est d'avoir une action isolée, des solipsismes psychologiques, solitaires sans espérance.

Enfin, si l'action est considérée en fonction des valeurs, l'instrument de mesure se situe dans la qualité du discernement ou dans la plénitude d'une œuvre accomplie. Ne tenir compte que de cette dimension de l'action, c'est prendre le risque de basculer dans un spiritualisme désincarné; ne jamais en tenir compte fait d'un homme une girouette qui manque d'horizon, d'imagination ou de projet et fait de l'action une action aveugle ou à courte vue, où l'immédiateté fait loi.

Il ne faut donc pas privilégier une de ces dimensions de l'action (économique, éthique, communautaire et prophétique), mais plutôt les envisager toutes accordées, afin qu'il y ait intégrité et intégralité de l'action.

Nous avons vu que Mounier critique certaines actions, du fait de leur incomplétude ou de leur caractère fragmentaire, mais soulignons que Mounier critique vivement l'absence d'action, d'engagement. Pour Mounier "ce qui n'agit pas n'est pas". Certes Mounier concède que "nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables sur des causes imparfaites", mais il ajoute aussitôt que "refuser pour autant l'engagement, c'est refuser la condition humaine". L'engagement est donc une valeur essentielle dans la philosophie de Mounier. Comme en témoigne son dernier ouvrage, "Le Personnalisme", qui est une sorte de synthèse de ses idées et qui porte le nom de sa philosophie, Mounier consacre toute une partie pour expliquer ce qu'est, selon lui, l'engagement. Mounier est un philosophe existentialiste pour qui on est impliqué dès lors qu'on vit, "engagé malgré soi". Mais pour Mounier, il faut s'engager totalement (avec l'idée d'aller-retour, de retrait nécessaire pour mieux s'impliquer par la suite) et cet engagement doit s'effectuer de manière responsable : "une personne responsable" a un "pouvoir démesuré", "quand elle a foi en soi".

Non seulement Mounier consacre à la notion d'engagement une réflexion profonde qui en fait un des concepts centraux de sa pensée, mais de plus, il met en pratique cette exigence d'action engagée. En effet, devant la politique française, les petits et grands méfaits de la haute société, la décrépitude, l'escroquerie et la démocratie bourgeoise, la montée des fascismes et la tentation du communisme, les guerres d'Éthiopie, puis d'Espagne, le Front Populaire, le colonialisme, Mounier fait acte et s'engage. Mounier est un personnage actif, révolté ; il commence d'ailleurs sa vie par des ruptures. Il renonce à la médecine pour la philosophie. En 1932, il quitte la "sale machine universitaire" et décide de fonder une revue qui soit l'organe d'un mouvement de pensée visant à une rénovation totale de la civilisation. En 1935, il réunit ses principaux articles en un volume intitulé "Révolution personnaliste et communautaire". Le titre de ce volume nous montre à quel point Mounier conteste le système dans lequel il vit. Mais de plus en plus, à côté des grands articles de doctrine ou des études plus poussés encore, apparaissent des prises de position et des commentaires sur les événements. Il existe donc chez Mounier un lien profond entre ce qu'il dit et ce qu'il fait, entre sa parole et son action. Toute sa vie est une défense et illustration d'un constat, d'un engagement rayonnant. Ceci apparaît également dans la façon dont il traite les enfants, avec liberté et confiance, dans la façon dont il n'abandonne jamais un travail, quel qu'il soit, dans la façon dont, même si le téléphone le dérange constamment, il reste accueillant à qui l'appelle. L'engagement de Mounier est particulièrement manifeste à travers la revue Esprit. Les rédacteurs de cette revue, tous animés par la même intention, placent l'action au cœur même de l'existence. "La personne s'expose, elle s'exprime: elle fait face, elle est visage", écrit Emmanuel Mounier. Exister personnellement, c'est donc faire le choix de l'affrontement, refuser le confort de l'abstention. Esprit se présente comme la volonté de mettre en mouvement ce qui est figé ou sclérosé. Or tout mouvement s'accomplit dans l'action et vise l'efficacité dans l'intervention. L'unité d'Esprit se fait derrière une pensée : le personnalisme, et derrière un homme: Emmanuel Mounier. L'objectif de la revue Esprit est présenté dans le prospectus annonçant sa publication : "Nous voulons sauver [l'homme] en lui rendant la conscience de ce qu'il est. Notre tâche capitale est de retrouver la vraie notion de l'homme. Nous nous trouvons d'accord pour l'établir sur la suprématie de l'esprit".

À partir de 1937, Mounier voit de plus en plus nettement les fascismes menacer toute l'Europe et les menaces de guerre se préciser. Ses avertissements se précipitent comme marqués d'angoisse. Mais il domine cette angoisse même et, comme toujours il affronte et fait face. En 1940, pendant la seconde guerre mondiale, rusant avec la censure, Mounier et ses collaborateurs réussissent à faire de la revue Esprit, le premier organe de la résistance spirituelle. La revue Esprit est finalement interdite en 1941. Mounier a des contacts moins "orthodoxes" avec le père Chaillet, avec Henri Frenay qui commence à organiser son réseau. En 1942, Mounier est arrêté, soupçonné d'être l'animateur spirituel du mouvement "Combat" de Frenay. Il fait une grève de la faim, il est finalement acquitté et commence pour lui et sa femme la vie clandestine. Ils restent cachés jusqu'à la Libération en compagnie d'autres clandestins, avec la complicité d'une population rétive à tout esprit de "collaboration".

D'autre part, Mounier est vu comme le modèle du chrétien "engagé". En effet, les carnets et lettres publiées après sa mort ont révélé la profondeur de sa foi. Il n'a cessé d'être fidèle à l'église catholique, même lorsqu'il a failli encourir une condamnation à cause de son "œcuménisme concret" qu'il mis en pratique en rassemblant à Esprit des croyants de diverses religions avec des incroyants, mais surtout à cause de sa lettre dénonçant la "liaison" du spirituel et du réactionnaire.

En fondant Esprit, Mounier avait trois buts : réagir contre le vieillissement de l'intelligence française, opérer la rupture entre le christianisme et le désordre établi, répondre à une crise totale de civilisation. Le drame de Mounier, c'est que les événements ne lui ont pas laissé le loisir d'accomplir cette énorme tâche qu'il assignait à Esprit, d'être, pour le XXe siècle, l'analogue de ce qu'avait été l'Encyclopédie au XVIIIe siècle : "rassembler toutes les données de la civilisation", sans cesse remettre à jour le projet d'une société et d'une vie personnelle désaliénées. Ce qui caractérise le plus Esprit, c'est sa volonté révolutionnaire qui se présente comme une rupture absolue : bref, il s'agit bien là d'un engagement radical.

Après avoir constaté que l'engagement était constitutif de la pensée et de la vie d'Emmanuel Mounier, nous allons nous demander dans un troisième moment, ce qui distingue l'engagement du philosophe grenoblois de celui de certains existentialistes et en particulier de J.-P. Sartre. À la suite de Kierkegaard, la philosophie existentialiste définit l'homme comme "être-au-monde", situé et impliqué dans un milieu historique, un contexte social et culturel qu'il n'a pas choisi. Mounier a gardé cet aspect dans sa philosophie, puisqu'il dit que l'''on est engagé malgré soi". Sa philosophie ne se contente pas de rester contemplative, puisque l'homme doit agir avec une "conscience totale" et en fonction du "drame de son époque".

La pensée de Mounier n'est pas restée dans les mémoires, au contraire de celle de Sartre (1905-1980), philosophe contemporain de Mounier (1905-1950). Nous pouvons nous demander pourquoi. L'engagement de Mounier ne méritait-il pas d'être retenu comme une démarche de pionnier œuvrant pour la construction d'un monde meilleur ? N'oublions pas que Sartre fut un philosophe célèbre de son vivant : on lui a décerné le prix Nobel, qu'il a d'ailleurs refusé ! Le succès de la pensée de Sartre peut s'expliquer tout d'abord tout simplement par le fait que Sartre ayant vécu plus longtemps que Mounier, a eu plus le temps de transmettre ses idées. Une autre raison est que Sartre fut quelqu'un de beaucoup plus médiatique que Mounier. Rappelons que Mounier renonce à sa carrière à la Sorbonne pour s'engager totalement alors que Sartre n'y renonce pas et reste ainsi très présent dans le milieu intellectuel.

Ces deux philosophes ont souvent des idées contraires, en particulier dans leur rapport au marxisme. Mounier dénonce l'aspect uniquement matérialiste du communisme et soutient que le communisme est voué à l'échec (ici Mounier fait preuve d'une grande clairvoyance), alors que Sartre (malgré quelques changements apportés à la doctrine communiste) soutient que la doctrine marxiste "est la seule, en même temps, qui prenne l'homme dans sa totalité, c'est-à-dire à partir de la matérialité de sa condition". Il est donc intéressant de confronter la position de deux philosophes sur l'engagement, alors qu'ils vivaient à la même époque. C'est d'autant plus intéressant que Sartre a mené, de l'avis de tous, une vie engagée, reflétant les inquiétudes et les conflits de notre époque. Sartre et Mounier ont beaucoup de points communs dans leur analyse de l'engagement (comme l'importance du contexte historique), mais ils ont aussi beaucoup de différences.

Commençons par envisager les points communs aux réflexions de Sartre et de Mounier sur l'engagement. Sartre, comme Mounier, rompt avec l'aspect contemplatif de la philosophie existentialiste et prend l'action comme un engagement. Ainsi que pour Mounier, la personne est responsable de ses actes, l'homme est conscient. On constate que Sartre, comme Mounier, a lutté aux côtés des opprimés et des déshérités de toute espèce (Noirs, Juifs ou prolétaires). Sartre, de même que Mounier, s'inquiète des problèmes de son époque et s'engage (il fonde une revue en 1945, Les Temps modernes, comparable à Esprit). Mais on peut faire un reproche à Sartre qui n'est pas valable pour Mounier, à savoir qu'il a plus suivi les idéologies de son temps qu'il ne les a mises en question (on peut se demander si Sartre n'a pas été trop prétentieux, notamment lorsqu'il a refusé le prix Nobel, on peut aussi lui reprocher son adhésion au communisme). Soulignons tout de même que Sartre s'est engagé dans des combats louables, tels que la lutte contre la guerre d'Algérie (le manifeste des 121, 1956). Enfin, pour ces deux philosophes, l'action suppose la liberté, et nous fait progresser dans notre existence.

Mais les différences entre les deux philosophies sont de taille. Mounier n'oublie pas qu'à l'origine d'une action, il y a une personne transcendante, un esprit (d'où le personnalisme, provient du mot personne, pour désigner sa philosophie). Pour Mounier, l'homme n'est pas seulement le résultat de ses actions, au contraire, la pensée "engagée-dégagée" permet de maintenir un équilibre entre les actes qui nous façonnent et notre essence personnelle qui prend la forme d'une vocation. Sartre est beaucoup plus radical, pour lui l'homme est entièrement responsable et il est responsable devant tous. Seule l'action définit l'homme ; en dehors d'elle il n'y a rien (Sartre se rapporte à l'''intentionnalité'' de Husserl). On ne retrouve pas la notion du retour sur soi chez Sartre, cela est critiquable car Sartre perd la transcendance de l'homme, sa dimension infinie, son esprit.

Nous avons vu que pour Mounier, agir c'est s'engager, et que c'était une valeur phare du personnalisme. Ensuite nous avons vérifié que Mounier avait été un homme engagé, notamment avec la revue Esprit, et dans sa vie quotidienne. Enfin nous avons comparé l'engagement de Sartre à celui de Mounier.

Nous avons compris qu'une philosophie de l'action n'est un appendice du personnalisme, mais qu'elle en occupe la place centrale.

Comme Jacques Le Goff l'écrit dans Le Monde du 30 octobre 1982, "L'œuvre de Mounier demeure l'une des plus riches et des plus influentes du XXe siècle. Elle peut encore nourrir très activement une existence et un engagement individuel, personnel et collectif, comme en témoigne le combat pour la liberté et la libération de très nombreux Polonais, Tchèques et Sud-Américains, pour qui Mounier reste un compagnon de route et de lutte. Pensons par exemple à Lech Walesa, à Tadeusz Mazowiecki, tous deux fervents adeptes de Mounier, comme l'était Camilo Torres, ou un nommé Karol Wojtyla ... et combien d'autres connus ou encore inconnus, qui portent la brûlure incicatrisable de l'appel personnaliste à la présence, la responsabilité dans le grand combat pour l'homme."

Johanna B., Marie de B., Clara L., Lucile P.

 

 

3.2.

 

"L'engagement ne compatit pas avec mon humeur" (Molière, Le festin de Pierre, III, 5). Une telle affirmation ferait sans aucun doute réagir Emmanuel Mounier, pour qui refuser l'engagement c'est "refuser la condition humaine".

Définissons tout d'abord notre concept. S'engager, étymologiquement, c'est "être mis en gage", mais par extension, c'est "se lier par une promesse, une convention". Emmanuel Mounier étant avant tout un philosophe, prenons connaissance de la définition philosophique. L'engagement est donc l'acte ou l'attitude de l'intellectuel, ou de l'artiste, qui, prenant conscience de son appartenance au monde, abandonne une position de simple spectateur et met sa personne, sa pensée, son art, au service d'une cause. L'engagement est donc entendu soit au sens de "conduite", soit au sens "d'acte de position". Bien entendu, nous ne limiterons pas notre étude à l'un ou l'autre de ces sens mais les traiterons dans leur globalité.

D'autre part, Emmanuel Mounier est considéré par ses contemporains comme un chrétien engagé, un éducateur ou encore un visionnaire. Sa pensée quant à elle est toujours d'actualité. Cela nous pousse à nous poser la question suivante : quelle était sa conception de l'engagement ?

Nous verrons donc dans un premier temps que l'engagement est pris comme conduite, qu'il donne, dans un second temps une finalité à l'action, et dans un dernier temps, que la revue Esprit est le symbole par excellence de son engagement.

L'engagement en tant que conduite est un type d'attitude qui consiste à assumer (activement) une action, une situation ou un état de chose. L'engagement s'oppose au retrait, à l'indifférence, à la non-participation. S'engager, c'est prendre position et prendre conscience, s'impliquer et se sentir responsable. À ce titre, Mounier situait son engagement "au niveau même de la défense de la dignité humaine avec un besoin de justice, de liberté et de vérité; au niveau de la Personne".

L'engagement se traduit par des actes, mais ne s'identifie à aucun acte en particulier. C'est un style d'existence, une façon de se rapporter à soi-même, aux événements, aux autres. S'engager, c'est être fidèle. L'engagement de Mounier s'oppose à l'embrigadement. La personne est donc un sujet "auto créateur" qui doit refuser de se laisser modeler par des situations sans intervenir, refuser d'être coupé du monde, des autres, de la nature. Lui-même avait un perpétuel "décentrement de soi, une attention majeure à l'autre, quel qu'il soit et vécue à tout instant".

S'engager c'est donc aussi faire montre de prudence et de lucidité. Mais Mounier ne s'insurgeait-il pas contre les prises de positions confortables, sans que l'acte ne se joigne jamais à la parole ?

Effectivement les théories ne suffisent pas. Il y a un lien direct entre l'action et la pensée, une continuité entre ce qu'il dit et ce qu'il fait. Dès lors, l'engagement se définit comme étant un acte, une mise en jeu partielle ou totale de la personne qui se décide. L'enjeu est selon les cas plus ou moins important. Toutefois, il entraîne des modifications dans la vie de la personne qui la met en œuvre.

Emmanuel Mounier s'engage dans sa vocation d'écrivain et d'homme d'action, Son adhésion à cela sous-entend une souscription aux valeurs, inconvénients et exigences qui en découlent. Il abandonne alors sa thèse et évolue en dehors "de toute carrière", entre avec courage dans la résistance clandestine à travers son mouvement de résistance "Combat", crée la revue Esprit, milite, lutte contre les fascismes, totalitarismes et colonialismes et pour une société plus juste et fraternelle, affronte et rend public ses avertissements qui vont croissants à partir de 1937 et, malgré tous ses engagements, ne délaisse pas son œuvre.

Son engagement ressort dans son "choix de vie" ; de 1935 à 1939, sa vie n'est rien d'autre que de multiples voyages entre Bruxelles, Paris et le reste de la France, la Tunisie, l'Allemagne, la Suisse et bien d'autres lieux encore. En 1943-44, il s'installe avec sa femme à Dieulefit sous un faux nom où ils vivent d'aumônes. Et quand bien même il est secoué par une crise cardiaque en 49, il passe outre afin de mener à bien ses diverses actions.

Sa philosophie, le personnalisme, est aussi une philosophie en acte et non pas seulement une pensée théorique. Sa pensée est orientée vers l'action et vérifiée par elle. Néanmoins, le personnalisme n'est pas une option de tout repos parce que la personne "se prouve par ses engagements".

Étant donné que la personne est "acte ou elle n'est pas", il est évident qu'il faut agir avant tout. Et c'est là que figure l'erreur. Pour Mounier, l'action n'est valable que si elle vise non pas l'individu mais le collectif, si elle est causée par la passion de l'homme, si elle le sert.

Sartre confère une très grande importance à notre responsabilité. Autrement dit, le "on est acte ou on n'est pas" chez lui est textuellement applicable : la personne est définie par ses actes dont elle porte toute seule l'entière responsabilité. La vie n'a pas un sens fixé à l'avance, il n'y a pas de destin et les seules valeurs sont celles que l'homme se crée en agissant. Or, Mounier accepte l'erreur (errare humanum est). Son engagement ne peut être total que parce qu'il offre la possibilité de se désengager. Lorsqu'on fait une erreur, un jugement trop rapide, un acte allant à l'encontre de notre fin, on peut se désengager, opérer un retour à soi pour se ressourcer, pour mieux se réengager. C'est ici qu'on retrouve la spiritualité, qui permet de retrouver cette intériorité. Nous sommes ouverts au monde, nous le manifestons par nos engagements, mais nous sommes aussi renfermés, tournés vers la transcendance qui habite notre intériorité pour éviter de nous perdre. L'engagement de Mounier est l'alternance de la praxis de la générosité (qui permet un décentrement, une disponibilité aux autres) et d'un recueillement.

L'engagement se traduit donc et par une ligne directrice, une orientation générale (l'analyse-réflexion qui précède) et par des actes ponctuels et contextualisés. Ne pouvons-nous pas essayer de réunir ces deux aspects en un seul objet ?

Cet objet, c'est Esprit, la revue de Mounier qui est un instrument de sa critique intellectuelle, de son combat pratique et pédagogique. S'il l'a créée, c'était parce qu'il ressentait le besoin de s'intégrer dans un autre système, de travailler à une tâche historique. Il a en fait bien en tête que pour "changer le monde" il faut "changer les hommes" lui y compris.

Il fonde ainsi en 1932 une revue cherchant à révolutionner le monde. Il s'est tout d'abord manifesté comme prophète pour qui la pensée est faite d'intelligence et de rigueur. Pour lui la révolution relève du spirituel, d'où le nom de la revue : Esprit. Esprit réunit donc autour de Mounier des personnes conscientes, faisant preuve d'une certaine spiritualité. Comme il le dit si bien "la révolution sera spirituelle ou elle ne sera pas". Toutefois, Mounier ne cherche pas à détruire, mais à renouveler la communauté et il s'engage avec humilité. Pour se faire, il s'attaque aux fondements même de la société, comme l'éducation, la définit ou la redéfinit, la réoriente, la crée. Éveiller des personnes capables de vivre et de s'engager comme personnes, telle est le but de l'éducation. On pourrait par la même occasion se demander quels étaient les buts d'E. Mounier en fondant Esprit.

Mounier a trois buts :

- réagir contre le vieillissement de l'intelligence française ;

- opérer une rupture entre le christianisme et le "désordre établi" ;

-  répondre à "une crise totale de la civilisation".

Esprit est donc à la fois un mouvement de pensée et d'action qui réunit des hommes engagés faisant montre d'une certaine spiritualité. Néanmoins, rompre est une chose et perdurer en est une seconde, non moins importante.

38 ans après sa fondation, la revue existe toujours et Mounier s'est battu de son vivant pour qu'elle vive. En mai 1933, par exemple, l'existence de la revue est menacée, ce qui est en partie dû à la crise entre la revue et le mouvement. Mounier s'est peut-être effondré mais il ne s'est pas découragé et grâce à sa force intérieure, il envisagea des moyens pour faire front. Malgré les censures qui s'exercent sur la revue, Mounier et ses collaborateurs font face et rusent même avec elles. Esprit devient le premier organe de la résistance spirituelle. En 1941, cette audace s'accentue et la revue finit par être interdite en août de la même année. Mais Mounier prépare sa renaissance et la revue refait surface en 1944.

À travers Esprit on retrouve toutes les caractéristiques de l'engagement selon Emmanuel Mounier ; la réflexion, les actes, toujours centrés sur le bien de l'homme.

Nous avons vu dans un premier temps que l'engagement pour Mounier peut-être envisagé comme état d'esprit, c'est-à-dire du côté de la volonté qui en est la source, mais qu'il s'oppose à l'embrigadement. L'engagement est tout d'abord une prise de position qui peut justifier ses actes ; c'est le lien entre un "pouvoir" et des fins. Dans un second moment, nous avons vu que Mounier est aussi un homme d'action -l'engagement impose donc une action défendant une visée humaniste. La Personne est le centre de la communauté et c'est seulement pour son accomplissement, son épanouissement, qu'il vaut la peine qu'on se batte. Finalement, nous avons vu que la création, la réalisation et la diffusion d'Esprit, sa vie et sa survie, montrent au mieux la portée de son engagement, et ce à tous les niveaux. Être homme pour Mounier, c'est s'engager, c'est mordre "sur l'histoire au lieu de faire des prêches à l'histoire".

Myriam B., Stéphane E., Vanessa L.

 

 

[Ensemble réuni par Claire Rösler-Le Van (née en 1976), Professeur agrégée au Lycée Mounier (Grenoble), et docteur en philosophie].

 

 

© Extrait de Actualité d'Emmanuel Mounier, une culture pour l'action, Lycée Mounier, Grenoble, mars 2002

 

 


 

 

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