Intéressante contribution des critiques modernes à l'étude des œuvres littéraires, prenant ici appui sur un court texte du début de À La Recherche...

 

"Un certain espace, pleinement euphorique, s'imagine et se construit ici, espace dont il s'agira seulement de reconnaître la structure, les dimensions, le mouvement"

J.-P. Richard

 

 

"[… J’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ;] chambres d'hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu'on se tresse avec les choses les plus disparates, un coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit et un numéro des Débats roses(2), qu'on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s'y appuyant indéfiniment ; où, par un temps glacial, le plaisir qu'on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l'hirondelle de mer qui a son nid au fond d'un souterrain dans la chaleur de la terre) et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d'air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d'impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer, et qui se sont refroidies..."(1)

On choisira de lire ce texte (d'autres lectures étant bien sûr possibles) dans la perspective d'une rêverie d'intimité. Un certain espace, pleinement euphorique, s'imagine et se construit ici, espace dont il s'agira seulement de reconnaître la structure, les dimensions, le mouvement.

On le fera selon le triple critère exposé infra (cf. Annexe Critique Thématique) :

- Adhésion à chaque mouvement, chaque thème de la rêverie proustienne.

- Combinaison réciproque des thèmes dans l'espace (syntagmatique) du texte.

- Appel à la résonance (paradigmatique) de chaque thème dans l'ensemble de l'œuvre proustienne.

On reconnaîtra ici le principe d'une architecture intimisante à trois degrés : trois enveloppes incluses (ou mieux, creusées, comme dit Proust) les unes dans des autres.

Du dehors au dedans ce sont :

- la césure pariétale (évoquée à la fin de la description) ;

- le manteau d'air ("caverne creusée" au sein de la chambre elle-même) ;

- le lit tissé autour du corps, au sein du manteau d'air.

Principe de la boule gigogne, ou de la pelure d'oignon, qui permet des déplacements d'espace, des variations intérieures de l'intime, bref des modulations du même geste, ici essentiel, le geste de se blottir.

 

I. - La nidification

Elle se formule en deux attitudes, ou deux désirs qui doivent être distingués :


- a) être enveloppé par, ou s'envelopper avec : thématique de la construction du lit autour du dormeur, grâce à divers éléments amoncelés. Renvoi à la dimension de latéralité ;
- b) être enfoncé, ou s'enfoncer dans : geste du creusement, de la plongée dans un milieu souterrain, calorique, déjà là, matriciel. Renvoi au rêve de verticalité (l'oiseau enterré).

L'enveloppement comporte lui-même une alternative intéressante, celle du tressage et du cimentage : deux opérations visant à une réduction de l'hétérogène à l'homogène, mais selon des modes variés (la rêverie s'en prolonge au niveau de l'imagination, par Proust, de sa propre œuvre : à la fois on le sait, texture et vernis. Cela montre bien l'homologie de ces grandes formes contenantes : le lit, le corps – maternel -, l'œuvre), le discontinu étant lui-même ici rêvé selon deux modes :


- qualité : objets hétérogènes, d'une contiguïté toute gratuite ; on travaille avec ce qu'on a sous la main ;
- mesure : la bride, le petit morceau, le petit bout (coin, haut, bord) au lieu de l'objet total. Intention humoristique. Mais goût profond de Proust pour l'infime (contracté ou déployé).

 

II. - La focalisation

Il s'agit ensuite pour Proust d'animer, à partir d'un centre ardent, cet espace ainsi nidifié :

- Présence et besoin d'un feu central, d'un point d'émanation calorique, renvoi implicite à la dimension d'origine (appel à la série proustienne des objets focaux : lampes, aliments, fauteuils, etc.).

- Mais besoin aussi de déployer ce feu, d'ouvrir ce centre. D'où ici le rêve de cette paroi d'air chaud, développement du foyer en atmosphère, et parfait objet mixte : tout à la fois enveloppant et aérant, perméable et clos.

Il faut voir comment fonctionne cet objet imaginaire :


- a) La métaphore du manteau, l'un des objets fétiches de la Recherche. On analysera sa valeur (enveloppe fidèle du corps, et pourtant jeu, flottement, liberté) ; on rappellera les principales occurrences du thème dans le livre (le manteau du prince de Foix, apporté par Saint-Loup ; le don du manteau par la mère à Venise), et sa valeur affective dans une obsession de l'air, de la frilosité.
- b) Le manteau d'air, d'air chaud. De fonction double. Il clôt, protège, referme en tant que chaleur ; il ouvre, offre, anime, en tant que transparence. Les deux registres sensibles qui le constituent - le visuel et le tactile - opposent donc, et conjuguent en lui leurs bienfaits contradictoires.

Mais, à un autre niveau, se réalisent encore en lui un autre équilibre, une autre euphorie. La paroi d'air est à la fois sécurisante et éveillante. Paisiblement active, et cela à cause du thème de :


- c) La traversée. La paroi calorique est en effet "ardente et mobile". Offerte à des éléments d'animation venus de deux directions opposées :

- du dedans vers le dehors : fumée, tisons, continuité olfactive, ou durée intermittente, avec petits éclats toujours réexcitants de feu et de lumière. D'où une palpitation heureuse de l'ardeur (entretenue et discontinue, durable et variée) ;
- du dehors vers le dedans. Les "souffles" venus de l'extérieur vers le plus intime (la figure) et lui apportant une "fraîcheur" (remède au danger d'étouffement provoqué par une intimisation trop parfaite). Ici, appel à toute la thématique du vent chez Proust, thématique d'extériorité et de transcendance.

Mais ici l'air ne vient pas vraiment du dehors : seulement des "parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer".

Si bien que c'est encore du dedans, à partir d'un trajet de la chaleur dans cette pièce bien fermée, que proviennent les éléments chargés de l'animer et de l'ouvrir.

Cette chambre est donc un vase clos, mais non un espace mort. Elle réalise, à sa façon, l'idéal d'équilibre entre intimité et ouverture, habitude et aventure, même et autre, qui soutient tout un registre de l'expérience proustienne, et se satisfait par exemple, d'une autre manière, dans la chambre de l'hôtel de Doncières. Ce lieu où Proust peut goûter, comme il le dit lui-même, "le plaisir de l'étendue après celui de la concentration" et ajouter "au plaisir de (sa) solitude qui restait inviolable, et cessait d'être enclose, le sentiment de la liberté"(3).

 

 

Notes

(1) Bibl. de la Pléiade t. I, p. 7 (éditions Clarac et Tadié).
(2) Il ne s'agit pas d'une revue coquine, comme pourrait le laisser supposer le titre, mais bien l'édition du soir du sévère Journal des Débats, qui commença à paraître en 1893 !
(3) Le Côté de Guermantes, t. II, p. 84, édition Clarac ; tome I, p. 383, édition Tadié.

 

 

Annexe : Critique thématique, ou Contribution des critiques modernes à l'étude des œuvres littéraires

 

PROJET

Une étude de type thématique se propose de décrire et d'interpréter, dans sa cohérence et dans sa visée, l'univers personnel constitué par chaque grande œuvre littéraire.

 

QUESTIONS POSÉES

Elle se posera donc, au départ, et selon l'appel même de l'œuvre, des questions de ce type : comment cet univers personnel se fabrique-t-il ? Selon quelles modalités particulières de la perception ou du désir ? À partir de quelles dimensions particulièrement signifiantes ? En interrogeant quelles matières ? En se fascinant sur quelles chairs ? En s'animant selon quels mouvements, ou s'établissant dans quelles formes favorites ? Comment s'y structure la temporalité ? De quelle façon s'y instaure la relation ? Comment s'y définit imaginairement la substance ? Comment, en somme, s'y construit le paysage original de l'avenir ?

 

CHAMP DE RECHERCHE

Il s'agit donc d'une critique des signifiés, ou, mieux, d'une critique catégorielle, visant à explorer et mettre en cohérence les registres essentiels où, dans chaque univers littéraire particulier, se déploie la signification. Le thème est une unité de signification : unité sensible, ou relationnelle, ou temporelle, reconnue 'comme étant spécifique d'un auteur, et comme permettant à partir de lui, par une sorte d'expansion (réticulaire ou linéaire, logique ou dialectique) tout le déploiement de son univers propre.

 

MÉTHODE

Le travail de mise en ordre thématique de l'œuvre réclame deux gestes simultanés : recensement et structuration. On repérera, dans la totalité écrite de l'œuvre, les éléments qui s'y répètent de façon significative, et qui peuvent y être soit des objets particuliers, soit des qualités plus abstraites, soit des catégories plus générales encore. Ces éléments seront mis en série, en paradigmes ("avenues de rêve", disait Gaston Bachelard). Ces séries elles-mêmes seront mises en relation les unes avec les autres en un geste d'organisation globale.

La valeur de chaque thème s'établit donc à la fois dans sa capacité d'insistance et dans sa puissance d'articulation. Les thèmes ne prennent sens que les uns par rapport aux autres, dans cet espace tout intime et en même temps tout mondain, que G. Poulet nomme distance intérieure, J. Starobinski œil vivant, J.-P. Richard univers imaginaire.

 

FONDEMENTS ÉPISTÉMOLOGIQUES

La critique thématique est donc une sémantique intentionnelle. L'organisation du contenu qu'elle établit, elle l'instaure en vertu d'un projet, d'une visée d'existence, elle-même rattachée à une cons­cience, là un JE particulier.

Où se situe exactement ce JE, comment fonctionne-t-il ? Deux précisions sont ici nécessaires :

1) Ce JE (on reprendra ici la distinction classique de Proust dans le Contre Sainte-Beuve) n'est pas celui de l'auteur, mais celui de l'œuvre : point de vue tout subjectif, perspective personnelle de sens que nous oblige à épouser, ou plutôt à réopérer chaque lecture. Cela écarte toute étude des dehors de l'œuvre : biographie, contexte historique, organisation fantasmatique sont non pas exclus, mais mis - à ce niveau - entre parenthèses, comme ne relevant pas de l'immanence du texte.

2) Ce JE n'est pas non plus, ou pas toujours, (les différents thématiciens varient sur ce point) une conscience de type réflexif, nettement posée elle-même face à ses objets. G. Poulet fonde toute compréhension littéraire sur la saisie et la résurrection par le critique d'un cogito initial : acte originel par lequel l'écrivain s'appréhende lui-même à la fois comme réalité spirituelle et comme forme constitutrice d'univers. Mais Bachelard situe ses analyses dans la zone moins transparente de la rêverie. D'autres critiques suivront les lignes de la phénoménologie, pratiquée surtout à travers l'œuvre de Merleau-Ponty : le JE invoqué sera ici une instance irréfléchie, sauvage, "tacite", se sentant mais ne se sachant pas, ou vivant sur le mode du pré-savoir, n'existant que dans le "montage originaire" qui l'unit primordialement au monde.

Dans cette dernière perspective, qui est celle d'une analyse du paysage, "toute conscience est conscience de quelque chose" (Husserl), "les sens ont un sens", ou encore, comme le dit Novalis, "chaque paysage est un corps idéal pour un type particulier d'esprit". Déchiffrer le paysage comme corps, c'est s'introduire du même coup à la particularité de l' "esprit".

 

APPLICATIONS PRATIQUES

Cette approche de l'œuvre peut donner lieu à des exercices variés, et d'importance inégale :

- Description de l'ensemble d'un univers personnel (trop vaste d'ambition sans doute au niveau de l'enseignement secondaire).

- Description d'une catégorie signifiante dans l'ensemble d'une œuvre (par exemple : la verticalité chez Vigny), ou dans le cadre plus restreint d'une œuvre particulière (la verticalité dans Les Destinées) .

- Analyse thématique d'un objet particulier, aux deux niveaux précédemment invoqués (ainsi par exemple la pierre chez Rimbaud, la tête chez Vigny, le gâteau chez Proust, etc.).

- Analyse thématique d'un passage détaché de l'œuvre, relativement long (ainsi la structure spatio-temporelle de l'épisode de Doncières, dans La Recherche du temps perdu), ou au contraire très court (cf. exemple proposé en Critique thématique II).

 

QUELS SONT LES AVANTAGES PÉDAGOGIQUES DE CE TYPE D'INTERPRÉTATION ?

 

1) Pratiques

 

Leur variété : ils permettent d'alterner exposés et lectures dans le développement d'une même perspective; ils autorisent aussi bien la préparation individuelle que le travail en groupe.

 

2) Théoriques

 

Plus essentiellement la lecture thématique exige de qui veut la pratiquer un peu sérieusement un ensemble équilibré de qualités :
a) une puissance presque obligatoire de sympathie. Le sens ne peut être ici activé qu'en étant revécu, réassumé. Le liseur doit donc se projeter lui-même dans le texte lu. Cela réclame de lui un investissement constant, et amène nécessairement à dépasser le stade de la distance, ou de l'indifférence. La lecture renvoie à l'existence du liseur, l'utilise, mais l'ensemence en retour d'un pouvoir nouveau de rêverie. D'où le moyen d'éveiller, ou de réveiller un attachement à la littérature.
(b) Cette sympathie reste disciplinée. Ce qui arrête ici le délire de projection subjective, c'est le principe selon lequel les thèmes auxquels il faut imaginairement adhérer ne prennent sens que les uns par rapport aux autres, donc dans une extériorité par rapport au liseur, et dans la totalité signifiante qui est celle
- du texte lu (unité syntagmatique),
- de l'œuvre elle-même (unité paradigmatique).

Si j'essaie par exemple de rêver à la valeur du velours chez Proust, je ne le pourrai qu'en imaginant tous les velours déjà connus de moi, - mais cela dans la perspective de Proust lui-même, et par rapport aux autres valeurs sensibles (ainsi vernis, couleur, lumière, etc.) constitutives de son univers particulier.

La lecture thématique fait ainsi appel à la fois à la spontanéité et aux capacité de médiation. Elle est en même temps directe et indirecte.

 

 

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages théoriques

Gaston BACHELARD

- l'Eau et les rêves. - J. Corti, 1942 ;

- l'Air et les songes. - J. Corti, 1943 ;

- la Terre et les rêveries du repos. - J. Corti, 1948 ;

- la Terre et les rêveries de la volonté. - J. Corti, 1948 ;

- Psychanalyse du feu. - N.R.F., 1949 ;

- la Poétique de l'espace. - P.U.F., 1957 ;

- la Poétique de la rêverie. - P.U.F., 1960.

Maurice MERLEAU-PONTY

- Phénoménologie de la perception (Bibl. des idées), N.R.F., 1945.

J.-P. SARTRE

- l'Être et le Néant (spécialement p. 643-690) (Bibl. des idées), N.R.F., 1943.

Jean STAROBINSKI

- la Relation critique (l'Œil vivant II). - N.R.F., 1971.

Ouvrages critiques

Roland BARTHES

- Michelet par lui-même (Les écrivains de toujours), Éd. du Seuil, 1954.

Roger KEMPF

- Sur le corps romanesque (coll. Pierres vives), Éd. du Seuil, 1968.

Georges POULET

- Études sur le temps humain. - Plon, 1950 ;

- la Distance intérieure. - Plon, 1952 ;

- les Métamorphoses du cercle. - Plon, 1961

- l'Espace proustien. - N.R.F., 1963 ;

- Mesure de l'instant. - Plon, 1968 ;

- Trois Essais de mythologie romantique, Corti, 1966 ;

- Benjamin Constant par lui-même, Seuil.

J.-P. RICHARD

- Littérature et sensation. - Seuil, 1954 et Coll. Points Seuil, 1970 ;

- Poésie et profondeur. - Seuil, 1955 ;

- l'Univers imaginaire de Mallarmé. - Seuil, 1962 ;

- Onze études sur la poésie moderne. - Seuil, 1964 ;

- Paysage de Chateaubriand. - Seuil, 1967

- Études sur le romantisme. - Seuil, 1971.

Jean STAROBINSKI

- J.-J. Rousseau. La Transparence et l'obstacle, Plon, 1957 et Bibl. des idées, N.R.F., 1971 ;

- L'Œil vivant. - N.R.F., 1961 ;

- Portrait de l'artiste en saltimbanque (Les Sentiers de la création), Skira, 1970 .

 

 

© Fiches établies par M. J.-P. Richard, in Dossiers pédagogiques de la R.T.S., 1971, Contribution des critiques modernes à l'étude des œuvres littéraires.

 

Jean-Pierre Richard [1922-15 mars 2019], Normalien agrégé de lettres (reçu avec le rang 2 en 1944), docteur ès lettres en 1962.
Auteur de Proust et le monde sensible, 1990 (disponible dans Points).

 

 


 

 

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