Mise en ligne de deux commentaires composés, qui peuvent concerner le public des classes de Seconde.

 

 

 I

 

"Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence. Vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l'Euphrate pour y élever un superbe édifice ; l'air y est sain et tempéré, la situation en est riante, un bois sacré l'ombrage du côté du couchant, les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n'y auraient pu choisir une plus belle demeure. La campagne autour est couverte d'hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l'airain et le porphyre ; les grues et les machines gémissent dans l'air et font espérer à ceux qui voyagent vers l'Arabie de revoir, à leur retour en leurs foyers, ce palais achevé et dans cette splendeur où vous désirez de le porter avant de l'habiter, vous et les princes vos enfants. N'y épargnez rien, grande reine : employez-y l'or et tout l'art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris; tracez-y de vastes et de délicieux jardins dont l'enchantement soit tel qu'ils ne paraissent pas faits de la main de l'homme, épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable ; et après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison pour l'embellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune".

[Les Caractères, Des biens de fortune, 78]

 Vous commenterez ce texte en recherchant les idées et intentions de La Bruyère, et en insistant sur les procédés d'expression.

 

 

INTRODUCTION

 

Cette évocation de Zénobie se situe vers la fin du chapitre traitant des Biens de fortune. Dans ces dernières pages, La Bruyère étudie surtout la ruine des fortunes causée par le jeu ou par les créanciers, ainsi que ses répercussions psychologiques et, d'une façon plus générale, la transformation du caractère humain par la richesse ou la pauvreté. Ce texte parut en 1694, dans la huitième édition. Les ruines de Palmyre, capitale de Zénobie, avaient été retrouvées en 1691.

 

 

1. LES SOURCES DE LA BRUYÈRE - LA FICTION ORIENTALE

 

a) Zénobie

 

Avant Montesquieu, Voltaire et Diderot, La Bruyère se sert d'une histoire, d'un décor orientaux pour faire la satire d'un état de choses proprement français. Reine de 266 à 272, Zénobie étendit son empire de l'Euphrate à la Méditerranée, s'emparant notamment de la Syrie, de l'Égypte, d'une partie de l'Asie Mineure. Très cultivée, elle accueillait à sa cour des poètes et des philosophes (elle-même avait toutefois des goûts et des mœurs simples).

Elle parut tenir en échec la puissance romaine et son empire aurait subsisté sans l'énergie d'Aurélien qui la vainquit et la fit défiler à son triomphe. Elle mourut à Tibur. Ce personnage représente donc pour La Bruyère le colosse aux pieds d'argile, la grandeur éphémère, l'échec immérité.

 

b) Le paysage

 

Autant que le personnage, le décor oriental évoque un rêve de splendeur, l'espoir d'un paradis retrouvé : Zénobie ne construit pas à Palmyre, oasis du désert, mais à 50 ou 100 lieues de là, sur les bords de l'Euphrate, berceau de l'humanité, vrai séjour des dieux. Cette région nous est présentée par La Bruyère comme un carrefour des peuples et des caravanes venant du Liban ou de l'Arabie. C'est un joyau de la civilisation, car les successeurs de Phidias et Zeuxis y déploient leur science. Rien ne paraît donc plus juste, plus légitime que de chercher, dans ce décor harmonieux et enchanteur, un bonheur procuré par la nature et l'art. On peut supposer avec vraisemblance qu'après la chute de Zénobie et de son empire, après le sac de Palmyre par Aurélien, les propriétés de la reine ont été vendues au plus offrant, peut-être à quelque grossier conducteur de chameaux, enrichi par le trafic et la guerre, ou encore à un publicain, l'équivalent des partisans flétris par La Bruyère. Nous ne savons pas si les péages du royaume de Zénobie enrichissaient ceux qui les percevaient. Il est possible que La Bruyère ait parlé de péages pour ne pas nommer les publicains et laisser au lecteur le soin de deviner qu'il visait les partisans ou les fermiers généraux. En tout cas, au XVIIe siècle, les péages avaient encore mauvaise presse, et étaient considérés comme un rançonnement des voyageurs.

 

 

II. L'ART ET LES PROCÉDÉS LITTÉRAIRES

 

a) Le début, qui ne ressemble pas aux autres portraits des Caractères, est une sorte d'envolée où les trois négations : ni les troubles... ni la guerre... rien affirment une puissance rassurante et durable. Néanmoins les deux mots troubles, guerre, contiennent en germe la ruine finale due à une présomption excessive.

 

b) Le site naturel est évoqué en quelques phrases assez courtes mises au présent de l'indicatif. Le tableau n'est point pittoresque et fait penser aux descriptions vagues de Fénelon.

 

c) Les constructions sont suggérées eu deux phrases plus longues, cadencées, riches en verbes : c'est l'allégresse du travail, la joie d'entreprendre, l'espoir du succès ; les voyageurs espèrent, la reine espère pour elle, sa famille, ses enfants. Elle "se forge une félicité".

 

d) Après l'indicatif, La Bruyère emploie l'impératif : est-ce pour encourager la reine, pour partager son enthousiasme ? Ainsi les poètes courtisans engageaient les rois à de nouvelles conquêtes ou à écraser les rebelles : tel Malherbe écrivant pour Louis XIII :

 

Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion ...

Et n'épargne ... ni le feu ni le fer.

(Ode, 1628)

 

La valeur réelle des impératifs apparaît vers la fin : La Bruyère veut dire : "Vous aurez beau employer l'or et tout l'art ... épuiser vos trésors, tout cela est vain". Cet emploi ironique de l'impératif n'est pas unique chez La Bruyère ; dans le portrait du charlatan Çarro Carri, il écrit : 0 Fagon Esculape, faites régner... conduisez... observez... guérissez. L'auteur veut dire : "Vous aurez beau guérir toutes les maladies, vous ne guérirez pas les hommes de la passion des charlatans".

Il y a dans ce texte comme une courbe mélodique croissante, rendue sensible à la fois par les faits et la construction des phrases. Dans cette avant-dernière partie nous arrivons au sommet grâce aux superlatifs, aux hyperboles, aux répétitions des noms.

 

e) Le talent de l'auteur éclate surtout dans la dernière partie. Après les sommets de l'enthousiasme et de l'espérance, c'est le déclin, mis en valeur par le rythme de la phrase, les virgules après mis, Zénobie, main, quelqu'un, Palmyre, rivières. L'interruption de la phrase par ces fréquentes coupes souligne la fin de l'ascension, de la grandeur. Mais jusque-là on ne voit pas encore de dénouement. Comme dans une tragédie de Racine il arrive, rapide, impitoyable : les deux dernières lignes n'ont pas de virgules, sont d'une sécheresse prosaïque, non dépourvue d'ironie, contrastant avec l'emphase voulue de tout ce qui précède. Ce trait final, bref et dépouillé de toute explication, commande tout le texte et fait équilibre à toute la magnificence antérieure.

 

 

III. LES INTENTIONS DE LA BRUYÈRE

 

a) Critique des nobles

 

L'auteur des Caractères critique la folie des grandeurs des nobles qui avaient la manie de bâtir, d'entreprendre, de dépenser, ce qui les menait souvent à la ruine financière. N'appelait-on pas "folies" ces demeures consacrées au plaisir qu'on se construisait en banlieue, au XVIIIe siècle ? Ces nobles voulaient imiter le roi et les constructions de Versailles.

 

b) Satire des partisans

 

L'acheteur du château de Zénobie est un parvenu, un nouveau riche, qui paie à deniers comptants. Il est imbu de lui-même, plein de mauvais goût, avide d'étaler sa splendeur : c'est pourquoi il trouve que cette demeure royale n'est pas digne de lui. Ces partisans, âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain, de l'intérêt, étaient les financiers prenant à ferme le recouvrement des impôts. La Bruyère veut montrer les grands déplacements de fortunes, l'influence croissante de l'argent, l'aristocratie de naissance remplacée peu à peu par la ploutocratie, l'argent allant toujours aux moins dignes. Comme le dira Rousseau : "La fortune a soin de maintenir constant le produit de la richesse par le mérite".

Louis XIV lui-même n'a pas échappé aux puissances d'argent puisqu'il emprunta 30 millions au financier Samuel Bernard qu'il anoblit par-dessus le marché. Ce dernier construisit un magnifique hôtel. Enfin la Révolution livrera les palais royaux au peuple, et même à la populace, tandis que les fortunes des fermiers généraux passeront aux mains d'une nouvelle couche sociale.

Ainsi La Bruyère a évoqué ici un phénomène qui se reproduit périodiquement.

 

 

CONCLUSION

 

C'est une vision assez pessimiste de l'existence humaine qui se dégage de ce texte : l'homme passe son temps à peiner, suer, espérer, à se tourmenter pour trouver le bonheur, et dès qu'il croit l'obtenir il lui échappe :

Dès qu'il possède un bien, le sort le lui retire.

Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours,

Pour qu'il s'en puisse faire une demeure ...

(V. Hugo, Contemplations, À Villequier)

Non seulement le décor, mais le style de La Bruyère, plus étoffé et rythmé que d'habitude, rappelle la Bible. Ces impératifs suivis d'un futur : il achètera, sont une sorte de prophétie, une illustration du Vanitas vanitatum de l'Ecclésiaste.

 

 

© Gaston Meyer, Agrégé des Lettres (1946), in Les Humanités Hatier n° 459, octobre 1970.

 

 

 II

 

Irène se transporte à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D'abord elle se plaint qu'elle est lasse et recrue de fatigue ; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu'elle vient de faire ; elle dit qu'elle est le soir sans appétit ; l'oracle lui ordonne de dîner peu ; elle ajoute qu'elle est sujette à des insomnies ; et il lui prescrit de n'être au lit que pendant la nuit ; elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ; l'oracle répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher ; elle lui déclare que le vin lui est nuisible; l'oracle lui dit de boire de l'eau ; qu'elle a des indigestions, et il ajoute qu'elle fasse diète.

- Ma vue s'affaiblit, dit Irène. - Prenez des lunettes, dit Esculape. - Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle et je ne suis ni si forte, ni si saine que j'ai été. - C'est, dit le dieu, que vous vieillissez. - Mais quel moyen de guérir cette langueur ? - Le plus court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule. - Fils d'Apollon, s'écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes publient et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m'apprenez-vous de rare et mystérieux, et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m'enseignez ? - Que n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ?
LA BRUYÈRE, Caractères, De l'Homme

 

 

INTRODUCTION

 

Les Caractères de La Bruyère traitent constamment de l'homme. Mais le chapitre intitulé De l'Homme étudie davantage le fond de la condition humaine, sans trop s'attarder aux modes particulières. Le portrait d'Irène est précédé et suivi de réflexions parfois pessimistes sur la mort, la douleur, l'ambition. Il est en quelque sorte un exemple contemporain illustrant les idées de La Bruyère sur la condition humaine.

 

 

1. - COMPOSITION

 

Le cas d'Irène est exposé à la manière d'une fable composée d'un récit se terminant par une morale. Cette fable est une petite comédie en forme de dialogue. À chaque plainte d'Irène correspond la réponse du dieu. Le point culminant est atteint avec le mot mourir. Les lignes qui suivent contiennent la morale.

 

 

II. - LES PROBLÈMES D'IRÈNE

 

a) Son identité

Selon les "clés" que donnaient certains contemporains, Irène aurait représenté Mme de Montespan. Celle-ci nous est peinte dans une lettre de Mme de Sévigné datée du 29 juillet 1676 et y apparaît très soucieuse de sa santé et de sa beauté : "Mme de Montespan me parla de Bourbon, et me pria de lui conter Vichy, et comme je m'en étais trouvée : elle dit que Bourbon, au lieu de lui guérir un genou, lui a fait mal aux deux..." Elle mourra d'ailleurs en 1707, lors d'une cure à Bourbon-l'Archambault. Elle fut compromise en 1680, à 40 ans, dans l'affaire des poisons. Craignant de perdre l'amour du roi, elle avait fait, dit-on, préparer des philtres et pratiquer des envoûtements pour le conserver. Courant d'une ville d'eau à l'autre, cherchant des remèdes magiques de santé ou de beauté, au lieu d'être raisonnable, elle devait avoir un caractère analogue à celui d'Irène. Mais on ne saurait affirmer que La Bruyère a voulu peindre telle ou telle dame. Il a pris ses modèles dans l'ensemble du public et les grandes dames exigeantes, maniaques, déraisonnables, voulant toujours l'impossible, ne devaient pas manquer.

 

b) Épidaure

Irène est naïve et prétentieuse. Elle croit que les "grands frais" procurent la santé et veut consulter le médecin le plus célèbre, le dieu lui-même. À Épidaure, ville grecque d'Argolide, de nombreux malades venaient consulter ; on y a trouvé des ex-veto et inscriptions attestant des guérisons miraculeuses. Or Irène espère un miracle qui lui rendrait sa jeunesse. En réalité les consultations n'avaient pas lieu sous la forme sommaire imaginée par La Bruyère. Les malades passaient la nuit dans le temple et les prêtres interprétaient leurs songes et répondaient sous forme d'oracle. Le traitement était à la fois religieux, hygiénique et médical. Mais Irène n'a pas la patience nécessaire et compte sur une guérison merveilleuse. Selon les commentateurs, la préposition en placée devant Épidaure, remplace à, pour une raison d'euphonie. Mais "à Épidaure" ne serait pas plus dur à l'oreille que "il a été", ou "et abréger". Remarquons que la préposition en s'emploie pour des pays : en Allemagne, en Avignon, en Alger, car jadis, Avignon, enclave papale, et Alger désignaient tout l'État dépendant de la ville.

 

c) Questions et réponses

Irène est une femme "sur le retour". Elle n'a pas de maladies aiguës, mais uniquement des maux chroniques, dus à la sénescence, à la sclérose, à la dégénérescence naturelle.

En présence de la fatigue, le dieu ne prescrit pas de fortifiant, il fait une réponse toute naturelle, et décevante. II n'ordonne pas de potion apéritive, mais une diète pénible aux gourmandes. Il n'indique aucun soporifique, mais traite le mal par sa cause. Il ne remédie pas à l'embonpoint par un produit amaigrissant, mais par l'exercice et le lever matinal. Tous ces détails choisis par La Bruyère esquissent un tableau satirique de la vie de ces dames "à vapeurs", gourmandes, paresseuses, trop mondaines. Les erreurs de raisonnement d'Irène sont plaisamment soulignées.
Elle voudrait à la fois boire du vin, n'en ressentir aucun inconvénient, et pour cela absorber une drogue quelconque lui permettant de continuer à jouir. Avec l'insolence permise à un dieu, Esculape répond sèchement de boire de l'eau, de faire diète.

Après avoir opposé les faux remèdes dont rêve Irène aux vrais remèdes naturels, La Bruyère critique, en passant au style direct, les sottes illusions des hommes (et les prétentions des médecins) qui croient qu'on peut guérir les maux incurables, qu'il existe un remède matériel, terrestre, contre la fatalité du temps.

Le dialogue devient de plus en plus piquant, les réponses du dieu sont de plus en plus prosaïques : la vraie médecine se moque de la médecine et le dieu ne se pose pas en savant, mais en disciple de la nature : "... vous vieillissez ... ; le plus court ... c'est de mourir".

 

d) La morale

Tout homme doit être son propre médecin et pour cela pratiquer une hygiène naturelle. La médecine n'est pas une science mystérieuse, capable de faire des miracles et détenant l'arme absolue permettant de triompher de la mort. Il n'existe pas d'élixir de jouvence, de potion rajeunissante. Les seuls vrais remèdes nous sont donnés par la nature et chaque homme les connaît et peut les utiliser sans chercher au loin des cures fabuleuses par des voyages qui sont un divertissement (au sens pascalien) dépourvu de toute valeur thérapeutique. Esculape, fils d'Apollon, représente l'antique natura medicatrix d'Hippocrate, la nature qui guérit représentée par le serpent, symbole des puissances naturelles, qui entoure son bâton emblématique.

 

 

CONCLUSION

 

Le portrait d'Irène fait pendant à celui de Carro Carri le charlatan. Irène est sa cliente idéale. Mais en cherchant un guérisseur, elle trouve un thérapeute austère qui lui dit : "Aide-toi, le ciel t'aidera ... jusqu'à ta mort".

Critiquant à la fois les illusions des malades et les erreurs des médecins, La Bruyère reprend certains thèmes de Sénèque que traiteront après lui Fénelon, Rousseau et Voltaire. Il oppose les drogues, la vaine science des hommes qui ne donnent que des résultats illusoires, à l'hygiène naturelle qui est une vertu du sage. Soutenu par sa foi chrétienne, il prêche la résignation devant l'inévitable. Devant le cas d'Irène, certains auteurs du xxe siècle se révolteraient et proclameraient l'absurdité de la création, sans voir l'absurdité d'une déification de la science médicale éternellement impuissante devant la mort. .

 

 

© Gaston Meyer, Agrégé des Lettres (1946), in Les Humanités Hatier n° 448, septembre 1969.

 

 


 

 

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