Sujet - Tout fait, a dit Jaspers, est déjà théorie.

 

 

INTRODUCTION

 

La connaissance scientifique est fondée sur la méthode expérimentale. Celle-ci semble réaliser, aux yeux de nos contemporains, la perfection du savoir, puisqu'elle met en jeu à la fois les données des sens, plus ou moins augmentés par les instruments d'observation, et l'activité de la raison. La science, dit-on, est fondée sur des faits, et nul ne peut douter des faits. Or Jaspers nous invite à mettre en doute cette conception en affirmant : tout fait est déjà théorie. Qu'est-ce à dire ?

 

I. LE SCIENTISME NAÏF

 

a) La leçon de choses.

- Il existait autrefois, dans les classes de l’enseignement primaire, des leçons de choses. On montrait aux élèves des faits et l'on pensait ainsi les mettre en contact direct avec la réalité. C'est la réalité elle-même qui nous parlait, et qui nous enseignait ; les choses nous donnaient une leçon. À vrai dire cette leçon n'était pas toujours entendue. Du moins avait-on l'impression d'être chimiste à peu de frais.

 

b) Le savant M. Paganel.

- Jules Verne nous a familiarisés avec le type du savant observateur. Une loupe à la main, il observe toutes choses. Doué d'une curiosité universelle, il moissonne des milliers de faits. Et puis, il fait des découvertes. L'observation est d'ailleurs considérée par CI. Bernard comme le premier moment de la méthode expérimentale.

 

c) L'observateur déçu.

- Pourtant, une constatation s'impose. Nous sommes des millions à regarder chaque jour la nature. S'il suffit d'observer des faits pour faire des découvertes, pourquoi ne sommes-nous pas des découvreurs ? Je vois la pluie tomber, le soleil briller, l'arbre grandir vers le ciel. Je vois des milliers de faits et je n'en tire rien. Pourquoi ? Est-ce seulement que je manque de génie ? ou de culture scientifique ? Sans doute. Mais tous les scientifiques ne sont pas non plus des génies ou des puits de science. Alors ?

 

 

II. QU'EST-CE QU'UN FAIT POUR LA SCIENCE ?

 

a) Le fait brut.

– On peut désigner par là les données des sens tels que nous les vivons. Dans ce cas, il est bien évident, mais on l'oublie trop souvent, que nous n'avons pas affaire à un fait scientifique. Le donné vécu est un objet pour l'homme ordinaire et aussi pour l'artiste (Y a-t-il meilleur observateur qu'un peintre ou un poète ?). Mais, précisément, la vigueur, la plénitude, la richesse des impressions sensibles absorbent toute l'activité humaine. Nous sommes alors conduits peut-être à la contemplation esthétique ou même religieuse. Mais nous ne pouvons rien en tirer pour la science. La richesse concrète de l'univers sensible paralyse l'activité scientifique.

 

b) Le cabinet philosophique de Malebranche.

- Au début d'un de ses livres, le philosophe Malebranche, entreprenant de rechercher la vérité, invite ses interlocuteurs à quitter les "riantes campagnes", et le soleil visible, pour s'enfermer dans un cabinet philosophique, où seul brillera le Soleil intelligible de la Vérité. Le savant doit faire de même. Il doit, d'une certaine manière, fermer ses yeux de chair et ouvrir ceux de sa raison, c'est-à-dire refuser le chatoiement des formes sensibles. Dès lors, pour lui, le fait, ce n'est ni l'événement historique, ni le donné sensible. Qu'est-ce donc ?

 

c) Le fait, c'est l'objectif.

- Le regard du savant, pourrait-on dire, est un regard abstrait. Ce qui intéresse Torricelli, ce n'est pas la forme des pompes, la couleur de l'eau, sa force jaillissante, c'est un principe (ou une loi) physiquement réalisé. Un principe, une loi, sont des réalités d'ordre rationnel, et donc qui peuvent ne valoir que pour un être rationnel. L'ordre de ma raison est-il l'ordre du monde ? Or, dans le fait scientifique, ce que voit le savant, c'est la réalité physique, donc objective, d'un principe rationnel. C'est pourquoi il est si difficile, et la plupart des épistémologues sont d'accord, de distinguer le fait de la loi. Les lois sont des faits. Mais les faits sont des lois, ou encore, comme dit Jaspers, des théories.

 

 

III. L'OBJET PHYSIQUE EST UN OBJET CONSTRUIT

 

a) La nature ne répond qu'aux questions qu'on lui pose.

– Nous commençons à comprendre pourquoi il ne suffit pas d'ouvrir les yeux pour faire des découvertes scientifiques. En réalité, on ne voit que ce que l'on regarde. On n'observe que ce que l'on cherche. Le savant peut être particulièrement distrait, donc, semble-t-il, mauvais observateur. Mais il pense. Son esprit est orienté dans un champ problématique. Ce qu'il perçoit du fait, ce n'est pas le fait lui-même, mais c'est le rapport que ce fait entretient avec ce champ problématique. Que l'eau ne monte pas dans la pompe au-delà de 18 brasses n'est pas en soi un fait scientifique. Ce ne l'est que pour Torricelli.

 

b) Construire l'objet.

- Le fait est déjà théorie assurément. Et c'est là le vrai fondement de la démarche scientifique. Mais encore faut-il que cette théorisation du fait soit possible. Qu'est-ce à dire ? Nous avons montré, au début de cette étude, que le regard du savant était un regard abstrait qui ignore les apparences sensibles : pour lui, la beauté du monde cache sa vérité. Mais est-il toujours possible de voir, à travers les apparences, les principes physiques réalisés ? En réalité, Torricelli, fidèle en cela à tout l'esprit de la physique galiléenne, substitue spontanément un modèle mécanique à l'univers perçu : l'eau et l'air forment un macro-système de vases communicants, réglé par les lois de la pression. Il est persuadé que c'est là la réalité objective, en soi, de l'univers. Mais la physique moderne a montré qu'il n'en était rien. Le monde n'est pas un système de corps réglé par les lois de la mécanique. Le fait scientifique est lui-même une apparence. Ce qui est premier, ontologiquement, ce ne sont point les corps, ce sont les champs électro-magnétiques dont les corps (les corpuscules) ne sont que des probabilités d'apparition.

 

c) Construire un modèle d'univers.

- Comme le dit Heisenberg, "l'objet de la physique, ce n'est plus le monde, c'est l'image que le physicien se fait du monde". Aujourd'hui le physicien a été mis en présence, par l'observation elle-même, d'un comportement de la matière qui échappe à toute représentation rationnelle mécaniste. Alors il se contente d'une part d'enregistrer des résultats de mesures purement quantitatives, d'autre part il construit une théorie, purement théorique, sans se préoccuper de savoir
si elle représente adéquatement la réalité, pourvu qu'elle rende compte mathématiquement des résultats enregistrés. Et c'est cette théorie elle-même qui devient l'objet de son travail de physicien : il l'améliore, y ajoute un paramètre, en transforme certains éléments, ou relie tel élément à tel autre. Nous pourrions presque dire : aujourd'hui la théorie est devenue un fait.

 

 

CONCLUSION

 

L'évolution de la physique moderne, qui a bouleversé radicalement tous les problèmes épistémologiques, montre bien qu'il y a malgré tout une leçon des choses. Et c'est une leçon d'humilité. Dans ce combat que l'homme d'Occident livre depuis trois siècles à la Nature, et malgré tous les efforts déployés, l'avantage semble rester à la Nature. Quelle science égalera jamais la beauté d'une rose ?

© Denys d'Arès, agrégé de philosophie, in Les Humanités Hatier n° 459, octobre 1970.

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

Le seul climat où l'homme puisse continuer à grandir est celui du dévouement et du renoncement dans un sentiment de fraternité. En vérité, à la vitesse où sa conscience et ses ambitions augmentent, le monde fera explosion s'il n'apprend à aimer. L'avenir de la terre pensante est organiquement lié au retournement des traces de haine en forces de charité.

TEILHARD DE CHARDIN, Esprit, 5 juillet 1939.