Sujet - Qu'il y ait un rapport étroit entre mémoire et poésie, c'est ce dont il est impossible de douter. Notre mémoire n'est-elle pas portée instinctivement à garder l'empreinte d'un beau vers ?
Cependant, si l'on prend les choses par l'autre bout, on s'aperçoit également que la poésie se nourrit du passé avec prédilection. Des poèmes illustres s'intitulent Souvenir.
Nous voudrions tenter de préciser ces rapports, mais il va sans dire qu'une telle étude pourrait être considérablement développée.

 

 

 

I. LA MÉMOIRE AIME LA POÉSIE

 

a) Mnémotechnie.

- On connaît ces proses versifiées (car on ne saurait alors parler de poésie que d'une manière purement formelle) qui enseignent un théorème de mathématique ou une leçon de géographie :

 


Et la perpendiculaire se pique

D'être plus courte que l'oblique

(Voltaire).

 

Nos ancêtres, plus que nous, étaient friands de ces procédés qui relevaient les plus arides propositions d'un certain piquant littéraire.

 

b) Les beaux vers.

- Cependant, il faut bien l'avouer, la poésie recèle pour la mémoire d'autres attraits. Sans doute, la forme poétique, par l'ordre qu'elle impose à l'expression de nos sentiments, propose-t-elle à la mémoire des points de repère où elle peut se retrouver plus aisément. Il faut dire aussi que le nombre du vers correspond peut-être aux rythmes secrets de la vie psychique, en sorte qu'un beau vers entre en nous sans effraction et sans effort : notre âme le reconnaît. Mais il faut encore aller un peu plus loin.

 

c) L'amour de la poésie.

- La poésie n'est pas faite seulement pour exercer la mémoire. Une ample mémoire aime assurément à jouer de sa force, comme un muscle vigoureux s'éprouve à la pesanteur des corps, pour le seul plaisir de se sentir exister. Mais nous aimons aussi dans la poésie sa beauté. Si l'âme se réjouit dans la paix des formes harmonieuses, c'est que, par elles, nous pouvons accéder à une véritable existence esthétique. Qu'est-ce que savoir une poésie ? C'est intégrer de la beauté à notre durée intérieure, c'est-à-dire à notre être temporel. On pense communément que notre mémoire est emplie des souvenirs de notre vie. Cela est vrai. Pourtant, si nous y prenions garde, nous constaterions qu'une foule d'informations extérieures, sans rapport direct avec notre vie, ont pénétré en nous. Parmi toutes ces informations, la poésie représente un cas très particulier. Qu'est-ce qu'une poésie, en effet, du point de vue psychologique ? C'est un fragment de la durée intérieure de son auteur qui prend forme dans une récitation. Car la poésie n'existe que par: sa récitation. Un tableau se voit et existe dans l'espace, comme une statue ou une cathédrale. Mais la poésie, comme la musique, n'existe que dans le temps, c'est-à-dire par l'homme, être temporel ; chacun de nous est ainsi responsable d'une poésie. Ce qui différencie l'existence musicale de l'existence poétique, c'est la nature de l'instrument. En musique, l'instrument se distingue de l'exécutant. En poésie, l'instrument de l'existence poétique, c'est l'homme lui-même, et particulièrement sa mémoire (Il est à cet égard impossible de distinguer la poésie et le chant. Est-ce d'ailleurs nécessaire ?). On voit alors que, par le moyen du poème, la durée intérieure d'un homme, le poète, devient concrètement ma propre durée intérieure. Quand j'ai récité un poème, rien ne peut faire que ce ne soit ma propre vie qui, pendant quelques instants, ait pris la forme d'une autre vie, rien ne peut faire que la matière du poème ne soit devenue la matière même de mon âme. Par là mon âme acquiert une sorte d'existence objective qui lui confère plus de réalité, car nous souffrons perpétuellement de ne pouvoir nous objectiver.

 

 

II. LA MÉMOIRE ET LES ESSENCES

 

a) Transformation mnémique.

- La mémoire conserve le passé, dit-on. Même si cette affirmation paraît tout à fait maladroite, elle est cependant assez claire par elle-même pour que nous la gardions, à condition de ne pas prendre à la lettre l'image de la conservation. Il faut ajouter également que la mémoire déforme le passé, vérité bien connue. Pourtant, ce qui nous semble important, ce n'est ni cette conservation, ni cette déformation, mais plutôt le processus de transformation que la mémoire opère sur ma vie passée : le sens de ce processus, c'est de transformer des contenus existentiels en essences. C'est un processus d'essentialisation.

 

b) Les essences mnémiques.

- Cette transformation, nous allons le voir, s'effectue selon les deux axes de toute éidétique : simplicité d'une part, exemplarité d'autre part. Une essence, c'est d'abord ce qui se dégage de l'accidentel, du périphérique, du multiple confus : aspect ontologique de l'essence. C'est aussi ce qui a valeur de type, d'exemplaire, de modèle : son aspect axiologique. Soit un événement quelconque, vécu par un individu. À mesure que cet événement s'éloigne dans le temps, beaucoup de ses traits s'effacent, et certainement la signification, qu'il avait alors pour moi, change. Comme une silhouette qui s'éloigne dans l'espace, dont les détails s'estompent et qui devient linéaire. Est-ce alors la signification objective de l'événement qui apparaît à la conscience ? Cela est impossible à dire, ou exigerait des analyses indéfinies. Ce qui est plus intéressant, c'est que cet événement prend valeur d'exemple, et c'est pourquoi, au fond, nous éprouvons le besoin de raconter nos souvenirs.

 

c) La mémoire et la conduite de récit.

- C'est Janet qui a défini la mémoire comme une conduite de récit. Se souvenir, c'est raconter intérieurement ou extérieurement, son passé. Cette thèse de Janet nous paraît l'une des plus pénétrantes et des plus certaines qu'on ait soutenues sur la mémoire. Mais on peut ajouter que le besoin du récit ressortit à l'aspect axiologique du passé mémorisé, à sa valeur d'exemplarité. La meilleure preuve en est que ce besoin peut prendre un caractère pathologique. Il se manifeste alors sous la forme du "radotage". Si certaines personnes, et pas nécessairement les plus âgées, répètent les mêmes histoires, lorsque s'en présente l'occasion, ce n'est point seulement parce qu'elles ont oublié qu'elles les avaient déjà dites, mais c'est surtout parce que ces "histoires" ont, à leurs yeux, une valeur toujours actuelle, qui prime ou efface le souvenir de la répétition. Sans doute a-t-on affaire à des stéréotypes mnémiques qui fascinent .le sujet et témoignent par là d'une certaine fatigue psychique. Mais nous sommes tous fascinés par nos souvenirs. Chacun de nous possède, dans son passé, le ciel intelligible de son âme. Nos souvenirs, ce sont nos essences.

 

 

III. LA POÉSIE COMME CRÉATION ET LA MÉMOIRE

 

a) Essences et poésie.

– "La poésie, a dit V. Hugo, c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout". On ne pourrait définir plus clairement le rapport étroit qui unit la poésie et la recherche des essences. En vérité, la poésie est une présentation d'essences. Être devant une essence, c'est pouvoir dire : c'est cela. C'est éprouver le sentiment de la chose, telle qu'en elle-même ... "Gloire du long désir, Idées !" s'écrie Mallarmé dans un vers admirable. Ce cela, ce quid, c'est ce que la chose est, son essence. A-t-on remarqué que, dans beaucoup de langues, essence ne se dit pas autrement que cela : quiddité chez les scolastiques, ad-dhât chez les philosophes de l'Islam (également al-'ayn = œil, ce qui correspond au grec eidos, idée, participe du verbe oraô, voir), tat en sanscrit, that en anglais, etc. ? Or, tel est bien l'effet que l'opération poétique produit sur notre âme. "Le beau coq vernissé qui reluit au soleil", dont nous parle Hugo, c'est le coq par excellence. Et de même le "chardon bleu des sables" que le poète voit fleurir sur la dune est-il plus bleu que tous les chardons que j'ai vus. Lorsque pourtant nous nous tournons vers une poésie plus intérieure et moins visuelle que celle de Hugo, celle de Verlaine par exemple, nous retrouvons également cette sensation d'essence. "Ce rêve étrange et pénétrant", qu'a fait le poète, c'est l'essence même du rêve et du désir de l'éternel Féminin. On comprend alors, puisque les essences sont divines, que le pouvoir du poète apparaisse comme divin. Peut-on cependant approcher du mystère de sa source ?

 

b) La poésie est une création.

- Poiesis en grec signifie création, fabrication. Peut-on créer des essences ? Au sens proprement biblique, de l'hébreu bara (Genèse 1,1 = faire de rien), assurément non, Aussi la création poétique se fait-elle à partir d'une matière préexistante. Il nous paraît que cette materia ne peut guère être fournie que par la mémoire. Je ne peux créer ce qui déjà existe, mais je ne peux non plus créer ce qui n'existe pas du tout. Or le souvenir que fournit la mémoire est de l'ordre de ce qui n'existe plus. C'est une sorte de fantôme de réalité qui réclame une incarnation, qui soupire après l'existence. Il s'offre donc comme une matière appropriée à mon désir de création. Le vide relatif d'être dont il est fait m'invite de lui-même à le combler, suscite par lui-même et appelle une plénitude. Son irréalité relative implique une réalisation. Mais il y a plus. Non seulement la pauvreté existentielle du souvenir, parce qu'elle mendie une nouvelle existence, permet à la création de s'accomplir en lui fournissant l'espace nécessaire où elle peut se déployer, mais encore le souvenir, par sa nature d'essence, répond parfaitement à l'intention éidétique de la poésie. Le passé mémorisé ne peut en effet être ressuscité comme tel. Et cela n'est pas uniquement une imperfection. Existence transmutée en essence par l'alchimie temporelle, le souvenir s'offre au poète déjà comme un archétype qui détermine la nature de sa propre manifestation. Le poète ne fait rien d'autre que d'actualiser cette potentialité éidétique qu'est le souvenir. Ainsi la poésie accomplit-elle le vœu le plus secret de la mémoire.

 

c) La création poétique est langagière.

- Dernier trait qui témoigne de la connaturalité de la mémoire et de la poésie. La mémoire est conduite de récit, avons-nous dit avec Janet. Et la poésie est la forme parfaite du récit. C'est le langage du langage, disait Valéry. On sait que le Démiurge du Timée façonne le monde sensible, le regard fixé sur le monde des Intelligibles, mais qu'il a besoin aussi de la mystérieuse Kora, c'est-à-dire du "réceptacle", du "lieu" en lequel et dans lequel toutes choses sont faites. De même le poète a besoin de la kora du langage. Revêtu de cette forme, le souvenir-poème se présente à la récitation humaine qui, par lui, retrouve enfin sa véritable mémoire.

Les civilisations sacrées ont toutes connu l'éminente valeur de la récitation rituelle. La fonction suprême de l'homme se réduit à cela : dire aujourd'hui ce qui a toujours été, reprendre et réactualiser la mémoire du genre humain au moyen du langage poétique, afin de transformer mon existence en essence, afin de devenir ce que j'ai toujours été. La poésie profane n'est jamais qu'un écho de la récitation rituelle. La véritable poésie se nomme prière : c'est la mémoire de mon immortalité.

 

© Denys d'Arès, agrégé de philosophie, in Les Humanités Hatier n° 460, novembre 1970.

 


 

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