On trouvera ci-après l'intégralité de l'article rendant compte de façon assez critique du somptueux Molière d'Ariane Mnouchkine. Cette publication n'est là que pour permettre au lecteur curieux de se forger une opinion raisonnée sur la polémique entraînée par le texte Étienne Fuzellier - avec, en point d'orgue, la réaction de l'écrivain et professeur nîmois (hélas, bien oublié), qu'on pourra trouver à la suite des "bonnes feuilles" de son ouvrage, "La nuit de Faraman".

 

 

 

 

Les metteurs en scène de théâtre passent volontiers derrière la caméra : Ariane Mnouchkine l'avait déjà tenté en filmant le 1789 monté par elle à la Cartoucherie de Vincennes. Mais, cette fois, elle sort du théâtre tout en y demeurant. Elle vient de réaliser un très grand film, à très grand spectacle, à très gros budget, dans des studios de cinéma et des décors naturels ; mais elle a pris pour héros un homme et une troupe qui sont le symbole même du théâtre : Molière et ses comédiens.

Entreprise sympathique, et d'autant plus qu'elle s'est réalisée avec un système de production qui n'accordait aucun privilège d'argent à aucune "vedette", acteur ou technicien : tout le monde était payé selon le temps de travail fourni. Entreprise dont on pouvait espérer beaucoup : Ariane Mnouchkine sait ce qu'est une troupe, et la vie d'une troupe ; c'est une merveilleuse directrice d'acteurs ; ses comédiens du Théâtre du Soleil forment une équipe pleine de talent et de dévouement. À quoi ont-ils abouti dans ce long Molière dont la première partie raconte la vie de Jean-Baptiste Pocquelin, de son enfance à son retour à Paris en 1658, après ses années errantes en province, et la seconde les années de gloire, de lutte, de souffrances privées jusqu'à la fatale représentation du Malade imaginaire ?

La meilleure part du film, c'est peut-être l'excellence de tous les interprètes, le travail et le talent qu'ont prodigués ces inconnus de l'écran. On songe, en les voyant, à ces films américains où les moindres silhouettes sont jouées avec justesse, sans une erreur ou une faiblesse de distribution : l'extraordinaire Descartes, le prêtre catéchiste du début, la galerie des Confrères du Saint-Sacrement, Colbert, que l'on ne voit que quelques minutes, sont aussi vrais, aussi présents, que la Du Parc, que Madeleine et Armande Béjart, ou que Molière lui-même, soigneusement composé par Philippe Caubère.

Les décors construits sont d'une richesse et d'une exactitude fort séduisantes ; je pense en particulier à la reconstitution des salles de théâtre, de leur éclairage, de leur disposition ; à celle des costumes et des maquillages, tragiques ou comiques ; à la vision d'un Paris boueux et crotté. Les décors extérieurs sont souvent d'une grande beauté, et le souci de précision et de vérité se manifeste, par exemple, lorsque les comédiens errants qui traversent le Languedoc rencontrent des paysans qui parlent un authentique languedocien.

Pourtant, ce réalisme, que la réalisatrice souhaitait "le plus fidèle possible aux mœurs et à l'état d'esprit du siècle qu'il évoque", cède parfois la place à des images où le lyrisme et la fantaisie dominent. C'est le cas de la séquence où les tréteaux du théâtre de Dufresne sont emportés par une étrange bourrasque qui les entraîne dans une direction et fait voler les tentures dans l'autre ; c'est le cas de ces plans assez gratuits et sans doute symboliques où l'on voit un char en flammes passer entre Molière et Madeleine ; c'est le cas d'une bonne part de la très longue séquence du Carnaval d'Orléans ; c'est le cas de ces deux scènes parallèles qui montrent Louis XIV montant des escaliers à Versailles, surchargé d'ornements, au milieu des prosternations, et Molière sanglant, mourant, porté par ses camarades le long d'un interminable escalier : la stylisation, le mime, la danse sur place sont bien loin du réalisme. Aimer ou ne pas aimer, c'est ici affaire de goût. Mais, d'un simple point de vue pédagogique, certains de ces symboles lyriques ne sont pas inoffensifs : voyez l'homme volant (ancêtre du deltaplane ?) qui survole la foire où le petit Pocquelin est allé admirer Scaramouche ; je crains que de jeunes spectateurs ne prennent cela pour argent comptant.

Et puis, on s'aperçoit assez vite que ce long film est une très longue thèse, et que tout y est choisi, organisé, parfois déformé pour les besoins de la démonstration. Il s'agit d'abord de mettre l'accent sur le "malheur des temps", la souffrance du peuple sous la tyrannie de l'Église et celle du Pouvoir. De la première, on ne nous montre guère que des prêtres sales, ignorants et fanatiques, et quelques messieurs en noir de 1a Confrérie du Saint-Sacrement ; c'est peu pour un siècle qui a connu - outre Pascal, François de Sales et Monsieur Vincent - des chrétiens à qui Molière lui-même a rendu justice dans Tartuffe. Le second - en dehors de quelques allusions aux collecteurs d'impôts et aux cavaliers de la prévôté - est surtout représenté, comme il se doit, par Louis XIV, et spécialement par ses rapports avec Molière. Or, le choix des détails est vraiment à sens unique. On voit bien Louis XIV refusant d'applaudir à la première représentation de Tartuffe et dédaignant Molière. Mais que le roi ait, cinq ans plus tard, imposé ce même Tartuffe, donné à la troupe de Molière le titre de Troupe du Roy, accepté d'être le parrain du fils de Molière, on n'en souffle mot. C'est qu'il faut maintenir intact le stéréotype du souverain borné et vaniteux, capricieux et insensible, incarnation de ce "mépris du pouvoir" pour les artistes qu'Ariane Mnouchkine veut stigmatiser dans son film. La vérité historique passe après.

Mais le plus grave, à mon sens, c'est l'image qui nous est donnée de Molière lui-même. Ici encore, la thèse est claire. Comme on dit aujourd'hui, "ça parle" à travers Molière, mais ce n'est pas Molière qui est responsable de ce qu'il écrit. Un génie ? Allons donc ! C'est un écho, ou un scribe. Et pour bien l'établir, on commence par gommer tout ce qui peut faire soupçonner en lui une culture supérieure. À part l'école élémentaire et quelques chahuts d'étudiants au Carnaval d'Orléans, rien. Pas un mot du Collège de Clermont, où il a tout de même "fait ses humanités" et appris assez de latin pour vouloir se lancer dans la vie littéraire en traduisant Lucrèce. Rien non plus, bien sûr, de ses rapports avec Racine, La Fontaine ou Boileau. Le terrain ainsi déblayé. Ariane Mnouchkine peut montrer que Molière n'est qu'un écho. Le procédé est simple. Elle prend une scène bien connue : la dispute d'Orgon et de Dorine dans Tartuffe, et elle invente une scène exactement semblable qui aurait eu lieu devant Molière adolescent entre son père et sa servante Laforest. La preuve est faite, n'est-ce pas ? que Molière n'a fait que transcrire ce qu'il avait entendu. Même procédé pour une scène d'alcôve entre Molière et sa maîtresse d'occasion, la de Brie : cela présage le "hors les puces qui m'ont la nuit inquiétée" de L'École des femmes. Même procédé pour la scène du pauvre de Dom Juan, qui ne serait que la transcription d'une rencontre réelle de Molière.

Bien sûr, tout écrivain tire de son expérience la matière de son œuvre ; mais d'autres scènes vont insinuer avec insistance que, même dans les grandes orientations de cette œuvre, Molière n'a fait que suivre les avis des autres. Déjà, lorsqu'il était adolescent, c'est le grand-père Cressé qui le détourne de l'état de tapissier et lui donne le goût des études et du théâtre ; ce sont ses frère et sœur qui prennent la parole pour annoncer sa vocation au père Pocquelin. Ce sont des Précieuses qui viennent lui conseiller de s'attaquer à de plus hauts problèmes que les ridicules de certaines d'entre elles : voilà pourquoi Molière écrit L'École des femmes ! Mais le comble est atteint lorsque Ariane Mnouchkine emprunte à la Critique de l'École des femmes le fameux passage où Molière, par la voix de Dorante, répond au pédant Lysidas pour faire l'éloge de la comédie en face de la tragédie. Comme elle l'a fait pour la dispute entre Orgon et Dorine, elle transporte ce dialogue dans le passé et intervertit froidement les rôles : c'est Molière qui défend la thèse de Lysidas, et l'obscur Dufresne - dont la troupe, mêlée à celle de Molière, courait la province vers 1650 - qui lui fait l'éloge de la comédie. Sans cette illumination, ce benêt de Molière aurait fini auteur et acteur de tragédies ratées, sans doute ?

Ailleurs, Madeleine Béjart vient au secours du pauvre Molière qui sue sang et eau sur son Malade (en dépit d‘une montagne de livres où il cherche peut-être un passage à démarquer ?). C'est elle qui lui souffle de reprendre, pour la scène d'Argan et de Toinette ("Je ne mettrai point ma fille dans un couvent si je veux ?..."), le mouvement de la scène entre Scapin et Argante dans Les Fourberies : réduit à ses seules forces, il n'était même pas capable de se copier lui-même... Ici, apparaît le bout de l'oreille : quand "ça parle" dans le théâtre de Molière, ce qui parle, c'est surtout sa troupe ! L'œuvre de Molière, c'est un "collectif" dont il a été le scribe. N'importe qui aurait tenu sa place. En veut-on la preuve ? Quand il lit L'étourdi à ses camarades, le poète d'Assoncy, qui s'est joint passagèrement à la troupe, termine les vers que Molière commence : n'importe qui pouvait en faire autant !

Quant à Molière acteur, on nous le montre bien sommairement. À part le tragédien plâtré et le farceur, disciple de Scaramouche, à peu près rien. On aurait pourtant aimé le voir, même brièvement, dans tel ou tel de ses grands rôles : nous n'avons droit qu'à quelques lignes du Malade. Le directeur d'acteurs est mieux traité, dans la scène - admirable - où il fait répéter à Armande son rôle de La princesse d'Élide. Mais où est le Molière maître d'œuvre de divertissements et d'intermèdes ? Danseur ? Et organisateur de fêtes somptueuses, puisque c'est là un thème cher à Ariane Mnouchkine ? On ne peut pas tout montrer ? Certes. Mais reconstituer, par exemple, la représentation des Amants magnifiques ou du Psyché, cela n'était-il pas plus révélateur de Molière que le Carnaval d'Orléans ?

Il faut bien l'avouer : je demeure très déçu par ce Molière et je crois qu'il faut faire les plus extrêmes réserves sur sa valeur pédagogique. Il est parfois tendancieux jusqu'à la contre-vérité ; mais surtout il donne de Molière une image passive, réduite, volontairement étriquée. Molière n'est plus qu'un figurant dans son siècle et dans sa troupe... Dommage ! Certaines séquences d'une beauté fulgurante donnent la mesure de ce qui aurait pu être.

 

© Étienne Fuzellier (1908-1993), in l'Éducation n° 365 du 26 octobre 1978

 

 


 

 

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