Proposition de commentaire d'un texte abstrait : l'article "Fanatisme" du Dictionnaire philosophique de Voltaire [sur la manière générale d'aborder un texte abstrait, cf. l'introduction au commentaire du texte de Pascal]

 

 

Point de départ : extrait de l'article "Fanatisme" du Dictionnaire philosophique de Voltaire

 

Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique.

Lorsqu'une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J'ai vu des convulsionnaires(1) qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s'échauffaient par degrés malgré eux : leurs yeux s'enflammaient, leurs membres tremblaient, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.

Il n'y a d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal, car, dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir, et attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d'être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l'esprit l'exemple d'Aod, qui assassine le roi Églon ; de Judith, qui coupe la tête d'Holopherne en couchant avec lui ; de Samuel, qui hache en morceaux le roi Agag. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l'Antiquité, sont abominables dans le temps présent ; ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.

Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage, c'est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu'ils doivent entendre.

 

VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique.

 

Note

 

(1) Fanatiques jansénistes du XVIIIe siècle ainsi nommés parce que l'exaltation religieuse leur causait des convulsions.

 

 

Vous dégagerez et développerez les principales idées de ce texte de Voltaire (article "FANATISME" du "Dictionnaire philosophique"). Vous direz ensuite si vous partagez la confiance de Voltaire dans les pouvoirs de l'esprit philosophique.

 

 

INTRODUCTION

 

Le Dictionnaire philosophique est sans doute l'un des ouvrages philosophiques les plus importants que Voltaire ait écrits. Le choix de la formule était heureux : ce Dictionnaire portatif, par sa maniabilité et la facilité de sa diffusion, rendait en effet l'arme du polémiste d'autant plus efficace et en étendait la portée. Voltaire y a exprimé l'essentiel de sa critique sociale, politique, religieuse, et, dans cet article qui fustige le fanatisme, il reprend une lutte qu'il n'a jamais cessé de mener contre ce qu'il considère comme le plus absurde et le plus néfaste dans une société : l'intolérance. À côté de cette violente critique nous découvrons l'optimisme de l'auteur, sa confiance dans la raison et en définitive dans l'homme. Nous pouvons toutefois nous demander si cette confiance, assez générale au XVIIIe siècle, n'était pas excessive.

 

 

VOLTAIRE ET LE FANATISME

 

Une définition

Avec la clarté qui le caractérise et ce don de l'image qui rend ses démonstrations si probantes, Voltaire analyse d'abord le fanatisme et justifie d'avance sa critique dans la définition à laquelle cette analyse tout naturellement le conduit.

La superstition (folie dans le sens de déraison) est ennemie de l'homme. Le fanatisme l'est doublement : non seulement il le corrompt, mais il corrompt ses rapports avec ses semblables ("celui qui soutient sa folie par le meurtre").

Il s'agit de l'ennemi par excellence de l'être, de la vie ; c'est une maladie grave, presque incurable ("épidémique", "peste", "accès de rage").

Voltaire en donne la preuve par l'étude d'un cas typique : les convulsionnaires. Ce choix, comme le terme même de superstition qui apparaissait dès la première ligne, montre déjà que Voltaire rend par-dessus tout la religion responsable de ce dérèglement.

 

La recherche d'un remède, les faux remèdes

 

La recherche d'une prescription contre cette dangereuse maladie nous le confirme. En feignant adroitement de considérer un instant la religion comme remède possible, Voltaire nous fait un de ses clins d’œil habituels et l'ironie qui préside au répertoire des crimes bibliques - Aod, Judith, Samuel - présentés comme des faits divers, et à la vertueuse indignation qui suit, fait encore ressortir la vanité de cette religion. Elle est en contradiction avec elle-même car son histoire n'est justement qu'une succession d'actes de fanatisme et elle se propose comme remède pour une maladie dont elle est elle-même la cause. Si Voltaire se tourne vers les lois pour y chercher un remède possible, c'est encore par ruse, pour avoir l'occasion d'accuser une fois de plus la religion, puisqu'elle empêche de les entendre, emplissant ses disciples de vanité et de satisfaction de soi ("l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois").

 

Le vrai remède

 

C'est l'esprit philosophique qui constitue la seule arme efficace contre cette "peste des âmes". Voltaire ne le définit pas mais nous savons ce que cette étiquette recouvre d'ardeur à combattre le principe d'autorité. "Le philosophe, dit l'Encyclopédie, n'admet rien sans preuve ; il n'acquiesce point à des notions trompeuses ; il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux". C'est cet esprit critique s'exerçant dans tous les domaines qui rend tolérant, fraternel et qui peut seul garantir le bonheur et la paix dans le meilleur des mondes possible.

 

 

DANS QUELLE MESURE PEUT-ON PARTAGER LA CONFIANCE DE VOLTAIRE ?

 

On aimerait pouvoir partager la confiance de Voltaire en la raison, sa foi dans l'homme. C'est d'ailleurs cette confiance et cette foi qui donnent à son œuvre la seule chaleur qu'elle possède. Les accents bouleversants de ses lettres, comme ceux de ses appels en faveur des Calas, Sirven, Lally-Tollendal, victimes du fanatisme, en sont la preuve.

Encore faudrait-il que les hommes soient des hommes éclairés, doués d'intelligence, de culture, informés de tout, et suffisamment forts moralement pour résister aux séductions de l'intérêt et de l'égoïsme. Voltaire lui-même refusait au commun des hommes la possibilité d'accéder à cette "lumière" de l'esprit philosophique puisqu'il recommandait de ne pas enlever au peuple la religion, garante d'un certain ordre. Ne fit-il pas construire une église à Ferney pour ses paysans ? Sa confiance dans l'homme était donc sélective et si la raison n'est que l'apanage d'une élite, elle porte en elle ses limites et celles de son action.

 

 

CONCLUSION

 

L'histoire est jalonnée d'événements qui, du fait divers aux guerres mondiales, confirment le scepticisme de Voltaire, scepticisme qui, s'il ne se montre pas dans cet article du Dictionnaire, se fait jour dans son action personnelle et dans les faits de sa vie.

Nous pouvons donc partager avec enthousiasme la dévotion de Voltaire pour la raison, mais non la confiance utopique qu'il met dans les possibilités de son action.

 

© Jean Thoraval, Professeur à la Faculté des Lettres de Rennes, in Guides pratiques Bordas, "Le commentaire de texte", 1971

 

 

Complément Article "Fanatisme" (intégral) du Dictionnaire philosophique de Voltaire, 1764

 

"Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances ; il pourra bientôt tuer pour l'amour de Dieu. Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n'était encore qu'enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l'antechrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère : il l'assassine ; voilà du parfait : et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz. Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d'Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d'autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz. Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n'allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l'ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde : mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses. Il y a des fanatiques de sang-froid : ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n'ont d'autre crime que de ne pas penser comme eux ; et ces juges-là sont d'autant plus coupables, d'autant plus dignes de l'exécration du genre humain, que, n'étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu'ils pourraient écouter la raison. Il n'est d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal ; car dés que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent, pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d'être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l'esprit l'exemple d'Aod qui assassine le roi Églon ; de Judith qui coupe la tête d'Holopherne en couchant avec lui ; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag ; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc., etc., etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l'Antiquité, sont abominables dans le temps présent : ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne. Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c'est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu'ils doivent entendre. Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? Lorsqu'une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J'ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s'échauffaient par degrés parmi eux : leurs yeux s'enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits. Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient : "Il faut du sang". Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes. Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu'ils iraient assassiner tous ceux qu'il leur nommerait. Il n'y a eu qu'une seule religion dans le monde qui n'ait pas été souillée par le fanatisme, c'est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l'effet de la philosophie est de rendre l'âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c'est à la folie des hommes qu'il faut s'en prendre".

 

 


 

 

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