Exemple de commentaire d'un texte abstrait : un extrait des Pensées de Pascal

 

 

Note générale sur le commentaire des textes abstraits

 

 

A. Le thème

 

Le texte qu'on vous donne à commenter offre nécessairement une unité. Il traite un sujet que vous pouvez définir, au moins pour l'essentiel, en une phrase. Sans doute présente-t-il aussi un certain point de vue, une prise de position ou un jugement de valeur. Il vous appartient d'abord de préciser l'un et l'autre.

Ainsi, référez-vous au texte de Jean Rostand (reproduit infra). Quel en est le sujet ? Il parle des scientistes, c'est-à-dire des hommes qui mettent toute leur foi dans la science et en elle seule. Il prend aussi position sur le sujet : il exalte les mérites de ces hommes et leur grandeur morale.

 

 

B. La construction du texte

 

Pour apprécier la construction du texte, l'ordre dans lequel en sont disposés les éléments, la conclusion vers laquelle il tend, commencez par en faire le plan. Énoncez en termes personnels le sens et le contenu de chaque point. Précisez de quelle manière les points sont liés l'un à l'autre. C'est ainsi que vous apprécierez la rigueur du développement et son originalité.

S'agit-il d'un raisonnement logique qui déduit chaque point du précédent ?

S'agit-il d'une démonstration appuyée sur des faits, et, dans ce cas, quelle en est la disposition ? L'auteur énonce-t-il une idée qu'il illustrera par un ou plusieurs exemples ? Énonce-t-il d'abord un fait concret pour exprimer ensuite l'idée qui en éclaire la signification ?

L'exposé est-il plus complexe ? Après avoir développé une idée essentielle, l'auteur en dégage-t-il plusieurs aspects ?

 

 

C. La personnalité de l'écrivain

Même quand il exprime d'une manière objective des idées et des faits, un écrivain révèle, dans la forme qu'il donne à sa pensée, l'originalité de sa personnalité et de son talent.

Logicien avant tout, lie-t-il ses phrases par des conjonctions appropriées ? Laisse-t-il au contraire au lecteur le soin de découvrir ces articulations ? Se permet-il, çà et là, une remarque incidente qui ne se rapporte pas directement à sa démonstration ?

Quels autres aspects de sa personnalité révèle-t-il dans ce texte où il a voulu essentiellement exprimer sa pensée ? Paraît-il ironique, passionné ? Est-il polémiste ou poète en même temps que logicien ? Le ton général, le choix des mots, le rythme des phrases et leur architecture vous apportent sur ces points des indications utiles.

 

 

D. Le texte et ses perspectives

Le contenu du texte, le problème qu'il traite, la prise de position de l'auteur vous paraissent-ils s'accorder avec ce que vous savez plus largement de son œuvre, du contexte scientifique, moral, social, politique ? Ce sont là des confrontations et des élargissements que vous pourrez esquisser dans votre conclusion.

 

 

 

 

Exemple d'application : commentaire d'un texte de Pascal (1623-1662)

 

L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.

Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi, entre ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire, à ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser.

Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs et qui, n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations.

Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie et qui, par celte seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère d'une manière toute différente.

Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne et m'épouvante : c'est un monstre pour moi.

 

Pascal, Preuves par discours II - Fragment n° 1 / 7  (Le papier original est perdu) [Éditions savantes : Lafuma 427, Sellier 681]

 

 

Après avoir résumé ce passage des Pensées de Pascal, vous le commenterez et l'apprécierez.

 

 

INTRODUCTION

 

Le fait que Pascal n'ait pas eu le temps de réunir, avant de mourir, les fragments épars de son œuvre, lui a peut-être été plus favorable que défavorable : on apprécie d'autant mieux en effet la force de ces textes brefs, où s'illustrent admirablement les idées de l'auteur. Dans ce passage, il pose en principe le caractère essentiel du choix qui s'offre à chaque homme : doit-il croire ou non à l'immortalité de l'âme ? Pascal distingue alors ceux qui doutent et ceux qui refusent de se poser le problème, condamnant vigoureusement la seconde catégorie. La rigueur de "l'esprit de géométrie" donne au texte sa valeur logique, mais "l'esprit de finesse" y ajoute une subtilité personnelle et convaincante, tout cela étant mis au service des intentions apologétiques de l'auteur.

 

 

I. LA RIGUEUR DE L'ARGUMENTATION

 

Voulant entraîner l'adhésion de son lecteur, libertin passablement rationaliste, Pascal compose dans ces quelques lignes une démonstration rigoureuse.

 

1.1. Le mouvement d'ensemble.

 

L'ensemble du passage fait progresser le raisonnement en plusieurs étapes qu'introduisent des mots de liaison logiques, presque scientifiques. Le premier paragraphe définit le point de départ du texte, et de toute l'entreprise pascalienne : il s'agit d’intéresser le lecteur au problème de l'immortalité, grâce à une affirmation nette, appuyée sur une brève démonstration. La conclusion en est aussitôt tirée, au début du deuxième paragraphe que commence le mot "ainsi", Une seconde conclusion découle de la première : elle constitue une distinction qui s'impose à Pascal : "c'est pourquoi ..." écrit-il avant de l'énoncer. Chacun des deux paragraphes suivants développe le jugement que porte l'auteur sur les catégories ainsi délimitées : "... pour ceux qui gémissent sincèrement.,. » « Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin..." Cette clarté de conception et d'expression caractérise toute l'œuvre : la célèbre distinction des trois ordres dérive de la même recherche.

 

1.2. La logique interne.

 

À l'intérieur de chaque démarche du raisonnement nous retrouvons des qualités semblables. Si nous examinons la définition qui sert de principe, nous constatons que rien n'y est laissé au hasard : l'importance de l'immortalité de l'âme, considérée comme indiscutable dès le départ, a pour conséquence l'accusation de folie portée contre ceux qui n'y croient pas. Pascal soutient aussitôt son affirmation, en montrant l'engagement double que suppose le choix : "Toutes nos actions et nos pensées... " ; nous rejoignons alors la proposition précédente, le "sens" et le "jugement" s'opposant à la perte de "tout sentiment". Ce point étant bien établi, nous parvenons à la distinction essentielle du texte, celle qui doit s'imposer à l'esprit du lecteur et l'obliger à se placer lui-même dans l'une des catégories. À l'égard des premiers, Pascal éprouve une "compassion" qu'il justifie en une seule phrase solidement charpentée : ils acceptent de douter, mais contrairement à Montaigne, ils souffrent de ce doute, "le dernier des malheurs", et n'épargnent "rien pour en sortir". La condamnation du second groupe est expliquée avec autant de vigueur et de netteté : ils se découragent paresseusement "par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les en persuadent", renoncent à toute recherche ; Pascal va plus loin, et dénonce ce qui est à ses yeux l'illusion rationaliste, la confusion entre la crédulité et la foi. Après avoir ainsi en une phrase fait ressortir l'orgueil, la paresse, la fausse logique des agnostiques et des athées satisfaits de leur sort, l'auteur conclut en rappelant le caractère essentiel de l'enjeu, avant de renouveler sa condamnation. La clarté et la concision du passage en font un modèle de raisonnement convaincant. C'est seulement au niveau des prémisses que la critique pourrait se glisser.

 

 

UN TON PASSIONNÉ

 

Mais cette logique impeccable n'a pas la froideur d'une démonstration scientifique : Pascal s'engage profondément dans la thèse dont il veut convaincre son lecteur.

 

2.1. Une obligation générale.

 

Dès le début du texte, le "nous" qu'emploie l'écrivain nous le montre désireux de faire entrer son interlocuteur dans le jeu, en se mettant sur le même plan que lui, en élargissant son dessein à l'humanité tout entière. 11 s'agit ensuite d'établir, pour la collectivité ainsi définie, un certain nombre d'obligations auxquelles personne ne saurait échapper. Pascal les exprime à l'aide d'une série de verbes au sens impératif : "il faut", "doivent", "il est impossible", "doit". Il tente ainsi d'imposer au libertin la conscience d'un devoir moral. Il lui montre aussi qu'il y va de son intérêt à l'aide de deux mots presque synonymes : "qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément", et le "si", dont le rôle est important dans l'annonce logique de la conséquence, marque en même temps la conviction inébranlable de l'écrivain. D'avance il condamne toute autre attitude, qui serait à ses yeux irrationnelle et marquerait la perte de "tout sentiment" : il fait appel ainsi à Pesprit de logique, mais sur un ton passionné.

 

2.2. Un appel personnel.

 

Cependant au "nous" initial fait très vite place le "je" : Pascal ne considère plus, parmi les hommes, que ceux dont la conviction n'est pas semblable à la sienne. Aussi se pose-t-il en face d'eux, à la manière d'un juge, séparant, parmi ces futurs réprouvés, le bon grain de l'ivraie: "Je fais une extrême différence...", écrit-il. Cette utilisation de la première personne donne au lecteur un véritable interlocuteur, et ne saurait le laisser indifférent.

Le juge reste partie, il est vrai, et éprouve des sentiments très forts à l'égard de ceux dont il parle. La compassion d'abord s'exprime ici avec chaleur, trouvant des arguments en faveur des hommes qui souffrent dans le doute. Y a-t-il là un écho d'expériences personnelles? Nous y retrouvons en tout cas l'inspiration de la phrase célèbre : "Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé".

Le ton change lorsque Pascal songe aux libertins endurcis.

Il connaît les raisons de leur attitude, et analyse avec vigueur, dans d'autres Pensées, tous les procédés de "divertissement" par lesquels ils se détournent volontairement de la religion. Mais s'il comprend les causes de leur indifférence, il n'en éprouve pas plus d'indulgence pour autant : dans une longue phrase il accumule toutes ses observations, qui sont autant de griefs, avant d'exprimer son point de vue en une courte phrase menaçante : "je les considère d'une manière toute différente". 11 traduit ensuite son hostilité violente : une telle attitude l'irrite, "l'étonne et l'épouvante" ; ces deux verbes ont un sens très fort au XVIIe siècle, et Pascal y ajoute le mot "monstre", qui évoque l'idée d'une réalité absurde, hors de l'ordre moral. Cette phrase finale est l'aboutissement de tout ce qui précède : c'est en son propre nom de chrétien convaincu que Pascal exprime ainsi une incompréhension voulue, pour ébranler son interlocuteur.

 

 

III. LE BUT APOLOGÉTIQUE

 

On pourrait voir dans cette prise de position une sorte de fanatisme, fondé sur l'orgueil de celui qui croit posséder la vérité. En fait le dessein des Pensées est tout à fait orthodoxe.

 

3.1. L'attitude à l'égard des incrédules.

 

L'attitude de l'auteur en face des adversaires qu'il doit convaincre paraît très logique. Ceux qui doutent sont ménagés car ils résoudront tôt ou tard le problème dans le sens de la Foi, s'ils veulent admettre l'évidence. L'Église considère d'ailleurs de telles crises comme nécessaires chez un véritable croyant : il n'est pas de christianisme approfondi sans remise en question du dogme. Les agnostiques et les athées sont jugés sévèrement parce qu'ils ont trop bonne conscience et refusent de voir au-delà de leur vie matérielle. Seul le dernier Concile a atténué l'intransigeance de cette position.

 

3.2. Les bases de l'apologie.

 

Si l'écrivain adopte dans les Pensées un tel point de vue, ce n'est pas seulement pour satisfaire la tendance fréquente chez les êtres humains à vouloir amener tous ses congénères au même avis que soi-même. Le dessein de Pascal est beaucoup plus altruiste : hanté par l'idée que tant d'êtres seront damnés éternellement, il veut les contraindre à préparer leur salut.

Il part d'une doctrine qui a "un fondement très solide et inébranlable", bien qu'il reconnaisse son caractère mystérieux : elle est "obscure d'elle-même". Le point essentiel en est "l'immortalité de l'âme" et l'obtention des "biens éternels", d'où découle une conduite précise "de nos actions" et de "nos pensées".

Pascal veut donc inspirer à son lecteur le désir de s' "éclaircir sur ce sujet", de sortir de lui-même, de s'instruire en cherchant les "lumières" qui lui permettront d'acquérir la Foi : car il ne faut pas oublier que toute une partie des Pensées consiste en un exposé méthodique des preuves historiques et morales de la religion chrétienne.

 

3.3. Des prémisses discutables.

 

Cette prise de position n'a pas manqué de soulever d'âpres critiques. Celles de Voltaire peuvent paraître mesquines, mais nous savons qu'aujourd'hui on a moins tendance à déposséder l'homme de son royaume terrestre. Des éthiques rationnelles se sont fondées sur des bases purement humaines. Mais le courant de pensée dans lequel s'inscrit Pascal demeure vivant; ce christianisme total mène des êtres à renoncer délibérément à ce monde pour mieux ouvrir l'autre à eux-mêmes et à leurs semblables.

 

 

CONCLUSION

 

Ce passage garde donc sa valeur dans la mesure où il exprime une conception précise de l'homme et du monde. Sa forme ne saurait laisser un lecteur indifférent: même s'il ne partage pas l'opinion de l'écrivain, il est sensible à la chaleur de la conviction, à l'éclat de l'éloquence, à la rigueur des déductions.

 

© Jean Thoraval, Professeur à la Faculté des Lettres de Rennes, in Guides pratiques Bordas, "Le commentaire de texte", 1971

 

 

Complément : Les merveilleux progrès de la biologie, texte de Jean Rostand

 

Ce n'est pas, en effet, parce qu'on les admire, ces merveilleux progrès de la biologie, parce qu'on ne peut faire autrement que de s'enthousiasmer pour les perspectives grandioses que le laboratoire découvre au destin de l'homme, ce n'est pas pour cela qu'on ne voit pas, qu'on ne comprend pas, qu'on ne sent pas ce qu'il peut y avoir de troublant, de déconcertant, d'effrayant à voir l'homme peu à peu s'approcher de l'homme avec ses grosses mains et se préparer à éprouver sur lui-même les effets d'une sorcellerie bégayante... Quel biologiste digne de ce nom pourrait, sans une secrète émotion, et même s'il en a appelé la venue, voir venir l'heure où la technique va oser s'en prendre à l'être pensant... Nous, qu'on appelle les "scientistes" - et nous ne refusons pas cette appellation, il en est de moins honorables - nous ne sommes pas si grossièrement et naïvement insensibles qu'on veut bien le croire...

Ce n'est pas parce que nous laissons l'homme dans la nature que nous avons pour lui moins de respect et que nous sommes disposés à lui manquer d'égards. J'irais même jusqu'à dire que, peut-être, le respect de l'homme devrait être encore plus grand chez ceux qui ne croient qu'en l'homme et qui, dénués de toute illusion de transcendance, ne savent voir en lui qu'une bête non pareille, n'ayant d'autre obligation qu'envers elle-même, n'ayant à écouter d'autre loi que la sienne, n'ayant d'autres valeurs à révéler que celles qu'elle s'est données.

 

D'après Jean Rostand, in Peut-on modifier l'Homme ?, Gallimard, Collection Les Essais (n° 81), 13-04-1956)

 


 

 

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