Étude de texte pour la Classe de Seconde : François-René de Chateaubriand méditant devant les Pyramides

 

 

 

 

L'extrait de "Itinéraire de Paris à Jérusalem"

 

Nous découvrîmes le sommet des Pyramides, nous en étions à plus de dix lieues. Pendant le reste de notre navigation qui dura encore près de huit heures, je demeurai sur le pont à contempler ces tombeaux ; ils paraissaient s'agrandir et monter dans le ciel à mesure que nous approchions. Le Nil, qui était alors comme une petite mer ; le mélange des sables du désert et de la plus fraîche verdure ; les palmiers, les sycomores, les dômes, les mosquées et les minarets du Caire ; les pyramides lointaines du Sacarah, d'où le fleuve semblait sortir comme de ses immenses réservoirs ; tout cela formait un tableau qui n'a point son égal sur la terre. Mais quelque effort que fassent les hommes, dit Bossuet, leur néant paraît partout : ces pyramides étaient des tombeaux ! encore les rois qui les ont bâties n'ont-ils pas eu le pouvoir d'y être inhumés et ils n'ont pas joui de leur sépulcre.

J'avoue pourtant qu'au premier aspect des Pyramides, je n'ai senti que de l'admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire, en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops qu'un amas de pierres et un squelette ? Ce n'est point par le sentiment de son néant que l'homme a élevé un tel
sépulcre, c'est par l'instinct de son immortalité ; ce sépulcre n'est point la borne qui annonce la fin d'une carrière d'un jour, c'est la borne qui marque l'entrée d'une vie sans terme ; c'est une espèce de porte éternelle bâtie sur les confins de l'éternité. "Tous ces peuples d'Égypte, dit Diodore de Sicile, regardant la durée de la vie comme un temps très court et de peu d'importance, font au contraire beaucoup d'attention à la longue mémoire que la longue vertu laisse après elle:  c'est pourquoi ils appellent les maisons des vivants des hôtelleries par lesquelles on ne fait que passer;  mais ils donnent le nom de demeures éternelles aux tombeaux des morts, d'où l'on ne sort plus. Ainsi les rois ont été comme indifférents sur la construction de leurs palais ; et ils se sont épuisés dans la construction des tombeaux".

On voudrait aujourd'hui que tous les monuments eussent une utilité physique et l'on ne songe pas qu'il y a pour les peuples une utilité morale d'un ordre fort supérieur, vers laquelle tendaient les législations de l'Antiquité. La vue d'un tombeau n'apprend-elle donc rien ? Si elle enseigne quelque chose, pourquoi se plaindre qu'un roi ait voulu rendre la leçon perpétuelle ? Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine. À moins de soutenir qu'il est égal pour une nation de laisser ou de ne pas laisser un nom dans l'histoire, on ne peut condamner ces édifices qui portent la mémoire d'un peuple au-delà de sa propre existence, et le font vivre contemporain des générations qui viennent s'établir dans ses champs abandonnés. Qu'importe alors que ces édifices aient été des amphithéâtres ou des sépulcres ? Tout est tombeau chez un peuple qui n'est plus. Quand l'homme a passé, les monuments de sa vie sont
encore plus vains que ceux de sa mort : son mausolée est au moins utile à ses cendres ; mais ses palais gardent-ils quelque chose de ses plaisirs ?

 

CHATEAUBRIAND, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1e édition, 1811. Édition de 1867, 5e partie, page 325.

 

 

 

Après avoir résumé ce texte, vous vous demanderez si l'humanité ne doit construire que des monuments matériellement utiles et rentables et si l'on peut justifier la construction d'édifices sans "utilité physique".

 

 

A. Résumé

 

Pendant près de huit heures, Chateaubriand contemple d'assez loin les Pyramides. Comme perdues dans l'éternité, elles dominent le paysage humain et vivant. Mais, selon Bossuet, elles ne sont que des tombeaux attestant le néant de l'orgueil humain.

Chateaubriand, au contraire, éprouve devant elles de l'admiration, car il y découvre non le néant de l'homme, mais l'instinct de son immortalité. Chez les Égyptiens, ces sépulcres ne marquent pas une fin, mais le commencement d'une vie sans terme, tandis que les maisons des vivants ne sont que des lieux de passage.

La valeur d'un monument ne se mesure pas à son utilité matérielle. Les plus grands sont les monuments "inutiles" qui n'ont qu'une valeur morale, perpétuant la vertu, la gloire ou simplement le souvenir d'un peuple et la leçon de son histoire.

Condamner les monuments qui subsistent, c'est nier l'âme des peuples, confiner l'homme dans l'éphémère, lui interdire tout lien avec les générations précédentes et suivantes. D'ailleurs pourquoi reprocher à un monument de n'être qu'un tombeau ? Toute ruine d'un édifice quelconque n'est plus qu'un tombeau quand ses habitants l'ont définitivement quitté.

 

 

B. - Discussion

 

a) Introduction

 

En présence des Pyramides, le vulgaire songe avec effroi à la quantité de travail inutilement dépensé pour édifier ces constructions de pierre ou de brique. Sans penser à nos modernes hécatombes des accidents de la route ou du travail, il déplore les milliers d'existences humaines sacrifiées pour leur construction. Et il se félicite de ne pas vivre à une époque aussi stupide et tyrannique, d'habiter dans des appartements en co-propriété, dans un quartier résidentiel où tout immeuble est "fonctionnel".

 

b) Les monuments matériellement utiles.

 

On considère comme "utile" un immeuble qui rapporte annuellement de 10 à 30 % de l'argent placé, ou encore une construction qui, sans rapporter de bénéfice, sert quotidiennement de lieu de réunion, de marché, de local d'enseignement, etc. Enfin les ponts, viaducs, égouts, etc. sont aussi des monuments qui ont une utilité physique. Cette notion d'utilité est essentiellement "bourgeoise", au sens que Stendhal et Flaubert donnaient à ce terme. Dans le Rouge et le Noir, le maire de Verrières, M. de Rénal, fait tailler les platanes, pour qu'ils "rapportent" du bois et de l'ombre. Un tel personnage n'admet qu'un art "utile". Il paie un peintre pour avoir son propre portrait ou un tableau représentant les maisons dont il est propriétaire, ce qui tenait lieu de publicité à cette époque.

Cette utilité à tout prix est exprimée par le terme actuel de "fonctionnel". Un cinéma moderne est une construction "fonctionnelle". Une cathédrale gothique n'est pas "fonctionnelle" : l'éclairage, l'acoustique, la disposition des places n'y sont pas "fonctionnels", nous dit-on. Son "exploitation" n'est pas "rentable". Les partisans de l'utilité lui préfèrent des "lieux polyvalents de réunion", bâtis sur le modèle des salles de cinéma, et plus faciles à construire que ces tours gothiques parfois plus hautes que la grande Pyramide.

Il est des pays neufs où n'existe aucun monument ancien, aucun témoignage du passé, où tous les édifices sont fonctionnels, matériellement utiles, servent au commerce, à l'industrie, au tourisme. Que laisseront ces peuples comme souvenir à la postérité ? Dira-ton d'eux comme des anciennes cités mercantiles : Tyr achetait et vendait, Béryte achetait et vendait, Sidon achetait et vendait, Sarepta achetait et vendait ; où sont ces villes ?

Mais les partisans de l'utilité n'ont pas tort, en ce sens qu'il faut d'abord vivre corporellement : Primum vivere, deinde philosophari.

 

c) Monuments dits "inutiles".

 

Le problème n'est pas le même dans les pays méditerranéens et dans nos régions hyperboréennes. En consacrant ses ressources à la construction des Pyramides, le Pharaon ne privait personne de son logement, de sa maison. Les peuples pastoraux de ces régions avaient l'habitude d'une vie en plein air ou sous la tente, et la maison n'y était pas indispensable comme chez nous.

On pourrait aussi tourner la question en remarquant que les anciens monuments d'Égypte ou notre palais de Versailles sont extrêmement "utiles" par l'argent qu'ils rapportent grâce au tourisme.

On dirait qu'une impulsion obsédante pousse les habitants des pays neufs sans passé à regarder, sans toujours les comprendre, les monuments de l'Antiquité et du Moyen Âge, à y chercher comme une âme que l'humanité aurait perdue.

En réalité, il n'y a pas lieu d'opposer monuments utiles et inutiles : l'art, le travail d'une époque ne peuvent exprimer que ce qu'elle est. Un siècle matérialiste, impérialiste, ne construira que des monuments consacrés au confort matériel ou à la puissance industrielle. Une époque mystique, spiritualiste, artistique, laissera des monuments exprimant ses préoccupations. Ainsi les grandes lamaseries du Tibet, contrastant avec l'inconfort voulu du reste de la population, révèlent un peuple préoccupé uniquement du monde des esprits.

Le peuple égyptien avait pour principal souci la survie dans l'au-delà. Aussi n'est-il pas étonnant que les rois prissent si grand soin de leurs sépultures en construisant les Pyramides. Le chrétien sait aussi qu'à la mort, la vie est changée, non enlevée, et pendant toute sa vie il se préoccupe de préparer sa survie et son immortalité. Cette préparation spirituelle du chrétien s'exprimait chez les Égyptiens sous la forme du travail matériel des Pyramides. On dit aussi que la Pyramide (et surtout le Sphinx) symbolisaient les secrets de la constitution de l'homme (le microcosme) et de sa destinée. Ces mystères révélés très anciennement par le dieu Thôt, et contenus dans le livre dit d'Hermès Trismégiste, auraient été peu à peu oubliés, mais conservés matériellement par le symbole des Pyramides.

Les Athéniens du Ve siècle étaient épris de beauté physique et morale, d'ordre et de mesure. Leur idéal s'exprime dans ces temples et ces statues "physiquement" inutiles.

Si des villes entières prenaient part à la construction des cathédrales du Moyen Âge, c'est que ces édifices exprimaient les besoins de l'âme d'alors.

Quand un peuple en vient à perdre son âme, à ne connaître que l'utilité physique, il n'est plus question pour lui de construire des monuments symboliques. À ce moment il ne lui reste plus qu'à supprimer les monuments aux morts, l'histoire, la philosophie (remplacée par la propagande) et à "reverser" tous les penseurs, artistes, prêtres "dans la production" de richesses physiques.

 

 

Conclusion

 

Aristote appelait l'homme un animal politique. On pourrait aussi l'appeler animal historique, car, à la différence des animaux, qui eux n'écrivent pas leur histoire, l'homme sent obscurément que son existence réelle n'est pas enfermée entièrement dans le court espace de la vie, que le temps qui nous enserre pourrait être une illusion.
C'est pourquoi, à toute époque, il a admiré les ruines du passé et travaillé pour exprimer dans la pierre ou le bronze son instinct de l'immortalité. Le jour où l'homme n'accomplira plus que des actes physiquement utiles, il sera pour le coup un animal tout court, voire un animal-machine de Descartes.

 

 

 

© G. Meyer, Agrégé des Lettres, in Les Humanités Hatier n° 456, mai 1970.

 

 

 


 

 

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