Pour aider à la préparation de l'épreuve anticipée de français : un bref commentaire d'un texte extrait de la célèbre "Route des Flandres" (Claude Simon, Éditions de Minuit, 1960).

 

 

 

 

Et Blum : "Et alors ..." (mais cette fois Iglésia n'était plus là : tout l'été ils le passèrent une pioche (ou, quand ils avaient de la chance, une pelle) en main à des travaux de terrassement, puis, au début de l'automne, ils furent envoyés dans une ferme arracher les pommes de terre et les betteraves, puis Georges essaya de s'évader, fut repris (par hasard, et non par des soldats ou des gendarmes envoyés à sa recherche mais - c'était un dimanche matin - dans un bois où il avait dormi, par de paisibles chasseurs), puis il fut ramené au camp et mis en cellule, puis Blum se fit porter malade et rentra lui aussi au camp, et ils y restèrent tous les deux, travaillant pendant les mois d'hiver à décharger des wagons de charbon, maniant les larges fourches, se relevant lorsque la sentinelle s'éloignait, minables et grotesques silhouettes, avec leurs calots rabattus sur leurs oreilles, le col de leurs capotes relevé, tournant le dos au vent de pluie ou de neige et soufflant dans leurs doigts tandis qu'ils essayaient de se transporter par procuration (c'est-à-dire au moyen de leur imagination, c'est-à-dire en rassemblant et combinant tout ce qu'ils pouvaient trouver dans leur mémoire en fait de connaissances vues, entendues ou lues, de façon - là, au milieu des rails mouillés et luisants, des wagons noirs, des pins détrempés et noirs, dans la froide et blafarde journée d'un hiver saxon - à faire surgir les images chatoyantes et lumineuses au moyen de l'éphémère, l'incantatoire magie du langage, des mots inventés dans l'espoir de rendre comestible - comme ces pâtes vaguement sucrées sous lesquelles on dissimule aux enfants les médicaments amers - l'innommable réalité) dans cet univers futile, mystérieux et violent dans lequel, à défaut de leur corps, se mouvaient leur esprit : quelque chose peut-être sans plus de réalité qu'un songe, que les paroles sorties de leurs lèvres : des sons, du bruit pour conjurer le froid, les rails, le ciel livide, les sombres pins :)".

 

[Claude Simon [1913-2005], La Route des Flandres, Éd. de Minuit - Pléiade, Œuvres, I, pp. 319-320].

Dans l'édition "réservée aux amis de L'Express" (tirée à 2 500 exemplaires - le mien est le 620...), ornée du portrait de l'auteur par Yvonne Ducuing, cet extrait figure aux pp. 183-184

 

Vous étudierez ce texte sous forme de commentaire composé, en vous attachant plus particulièrement à la forme et au sens qui s'en dégage.

 

 

Introduction

 

Le roman où se situe ce passage offre l'ambiguïté primordiale de présenter un narrateur - Georges - qui tantôt est vraiment à l'origine du récit, s'exprimant à la première personne du singulier et tantôt est saisi comme n'importe quelle autre personne bien qu'au centre de la narration: il est un "il" parmi d'autres.

Ce passage nous le propose à la troisième personne du singulier, "Georges", un soldat fait prisonnier au cours de la dernière guerre mondiale en compagnie de Blum, un autre soldat.

Ce roman est tout entier centré sur une guerre dont Georges se souvient, et il s'agit ici d'un souvenir parmi tant d'autres ou plutôt de nombreux souvenirs dont la forme de la page nous donnera la clef.

 

 

I. La forme de la page

 

On observe dès le premier regard un fait déroutant : la syntaxe normale du récit est bousculée ; d'ordinaire la parenthèse ou la digression ne doit pas rompre par sa longueur la ligne générale de la narration. On observe ici une page qui n'est que digression, parenthèse, elle-même nourrie de trois parenthèses. Le récit en tant qu'événement raconté de façon continue selon une logique narrative éprouvée est donc absent au profit d'une succession discontinue de faits ; il s'agit d'une imbrication des événements qui s'appellent les uns les autres hors de tout rapport temporel ou causal.

En effet, cette immense phrase qui constitue toute la page les accumule sans les relier : des juxtapositions ou des coordinations "et... ou... puis...", peu ou pas de subordinations. Les événements ne sont notés que dans leur succession simple : "et puis". Un des procédés constants de la forme est donc l'absence de perspective logique.

D'autres constatations nous semblent évidentes, à ce niveau purement formel, qui se relient à la composition d'ensemble. Nous avons certes affaire à une phrase unique mais elle englobe dans son évolution trois plans de significations distinctes : une rapide course à travers un long espace temporel - "mais cette fois Iglésia... wagons de charbon", une image fixe centrale "maniant les larges fourches... et soufflant dans leurs doigts", une activité annexe du travail des prisonniers "tandis qu'ils essayaient de se transporter... sombres pins". L'imagination chemin faisant, la longueur de la phrase aidant, il est clair que la rigueur syntaxique se relâche pour ne faire apparaître que la succession de ces plans dans tout leur éclat. D'autant plus que la page commence par un début de dialogue vite abandonné et dont pour l'instant l'intérêt s'estompe.

Nous avons ainsi en quelques phrases une condensation extrême des temps ; par la succession des termes : "tout l'été", "au début de l'automne", "pendant les mois d'hiver", il s'agit ici d'une durée au sens large qui est suivie de façon synthétique sans notion de datation précise, sauf une seule : "un dimanche matin", sur laquelle nous reviendrons.

Cette durée est remplie de quelques faits évoqués schématiquement comme si à eux seuls ils suffisaient à la caractériser totalement. Ils se présentent plutôt comme une impression concernant une époque que comme la relation exacte de ce qu'elle fut. En fait, quelques images suffisent à évoquer et l'une d'elles surtout est pleinement évocatrice : l'image centrale, qui n'est plus la relation d'un événement, mais la description d'un état : témoin le passage du passé simple à l'imparfait qui reflète une continuité, une durée dans l'état. Cela nous amène à déduire une signification générale de ces remarques formelles.

 

 

II. Le sens de cette forme

 

Elles trouvent leur plein sens dans le souvenir et dans la puissance du langage comme la fin du passage nous invite à le penser : "l'incantatoire magie du langage". Le travail de la mémoire donne son sens à cette composition en une phrase unique, immense parenthèse englobant d'autres parenthèses. Il ne s'agit pas d'une histoire repensée, ordonnée après coup, mais de souvenirs surgissant à l'état brut sans souci d'une chronologie exacte ni détaillée. D'où la succession de "puis" qui révèle un défilé de souvenirs simplement juxtaposés, d'où les digressions qui n'en sont pas pour la mémoire, mais qui relèvent de son pouvoir d'association : un fait en appelle au autre, sans rapport de nécessité logique. Les événements apparaissent ainsi véritablement actuels sans le recul nécessaire pour qu'on puisse établir entre eux des relations rigoureuses : "puis il fut ramené au camp et mis en cellule, puis Blum se fit porter malade et rentra lui aussi dans le camp et ils y restèrent...".

Des faits essentiels selon une relation satisfaisante pour la logique ou selon un mode de récit réaliste, sont simplement notés : "ramené au camp et mis en cellule" et s'effacent devant des notations plus affectives : l'état d'esprit des prisonniers pendant le travail. C'est pourquoi une saison peut n'amener qu'une image qui est en fait une impression de la mémoire : "tout l'été ils le passèrent une pioche en main", "au début de l'automne ils furent envoyés dans une ferme arracher les pommes de terre et les betteraves". Ainsi s'explique la seule précision de date que nous ayons, le reste semblant échapper à la notion du temps, "c'était un dimanche matin" ; elle se rattache à un souvenir très fort, à un moment particulièrement important dans la vie d'un prisonnier évadé, sa capture, qui est pour Georges le héros la seule aventure physique qu'il ait connue. Plutôt donc qu'une date, "dimanche matin" est une impression. Un dimanche d'automne (ceci est confirmé par la présence des chasseurs : saison de la chasse et jour où, le travail cessant, on peut s'y consacrer) mais point de précision sur le mois ou l'année. En fait, la précision relative existe seulement parce que le fait apparut ironique et cruel : être repris un dimanche et par des chasseurs quand on est un soldat prisonnier.

Les notations, on le voit, correspondent à une certaine affectivité et non à un souci de la précision pour elle-même. Seul émerge dans le souvenir ce qui a fortement ému ou ce qui s'est présenté avec une durée suffisante pour donner une image fixe. Ainsi ce qui échappe à la situation temporelle, l'activité des prisonniers, donne lieu à une description statique avec l'accumulation des participes présents "travaillant, maniant, se relevant, tournant, soufflant...".

Ce ne sont plus des mouvements mais des états successifs qui se présentent en des images. Comme les parenthèses s'emboîtaient les unes dans les autres, s'emboîtent aussi les souvenirs, les imaginations. Le langage est recréation, le langage est vie revécue ou, dans le cas des prisonniers, vie refaite et compensée, d'où la force des adjectifs qui opposent le monde apparent "noirs", "détrempés et noirs... froide et blafarde" et le monde évoqué : "images chatoyantes et lumineuses".

 

 

Conclusion

 

À elle seule cette page peut rendre compte de la structure d'ensemble du roman comme imbrication de souvenirs, comme expérimentation des pouvoirs créateurs du langage, et comme relation d'une histoire définitivement passée mais revécue et non reconstruite en vue d'une organisation selon la logique. Si logique il y a, elle est aussi d'ordre affectif et non intellectuel, c'est pourquoi les événements s'ordonnent autour d'images pour leur pouvoir "focalisateur" d'impressions et de sentiments, leur forte charge affective. Et plus encore que le sens des mots, la structure générale de cette page nous le dit.

 

© Jean Thoraval [agreg. grammaire, 1932], in Guides pratiques Bordas, "Le commentaire de texte", 1971

 

 

 

"La Route des Flandres est un roman de guerre : un ancien cavalier, Georges, raconte ce qu'il a vu, imaginé, rêvé pendant une brève et catastrophique guerre de mouvement, puis des années de captivité. En fait, tout y est mouvement. Provoqué par une pensée, une association verbale, une ressemblance de situations, le souvenir de Georges passe et revient sur les mêmes incidents, ajoutant, corrigeant, approfondissant. La Route des Flandres envoûte par ces métamorphoses ; à la première lecture, il suffit de se laisser porter par la magie de son langage, aussi dense que celui d'un poème en prose. Et pourtant, cette œuvre qui mime le désordre et l'effondrement répond elle-même à un ordre [...]".
[Extrait de la Notice sur La Route des Flandres, Pléiade, Œuvres, tome I, page 1274]

 

 

L'œuvre de Claude Simon trouve l'un de ses ancrages dans l'histoire du XXe siècle, telle qu'il l'a vécue. La Grande Guerre, la mort dès 1914 d'un père qu'il n'a pas connu, le deuil d'une mère inconsolable puis sa disparition, la révolution dont il fut témoin, à Barcelone, en 1936, la débâcle de juin 1940, l'anéantissement de son escadron de cavalerie sur une route des Flandres, dont il sortit vivant, par hasard - ces expériences, les siennes, des centaines de milliers d'autres hommes les ont faites, y ont survécu, en sont restés marqués, ont voulu leur donner un sens (tenter d'organiser ce qui le submerge : vieille parade de l'homme face à l'Histoire et au temps) et ont essayé de les faire partager, en vain : entre "voir écrit le mot obus" et se trouver au point de chute de l'objet, il y a, comme le fait observer Simon, une différence assez nette. On a beau se livrer à toutes les "tentatives de restitution" qu'on voudra, impossible de restituer ce qui fut tel que cela fut. Mais cet impossible est en soi un sujet. "Que savoir, comment savoir ?" Comment rendre compte du "luxuriant, anarchique et impétueux désordre de la vie" ? Quelle forme et quel sens donner à ce qui semble n'être que chaos et absurdité ? De la guerre l'expérience n'est pas transmissible, et ses acteurs eux-mêmes n'en conservent qu'une perception fragmentaire. Alors que raconter, comment, et à qui ? Qu'y a-t-il à tirer du magma des émotions et des souvenirs ? Comment reproduire ? qu'exprimer ? pour démontrer quoi ? "Non plus démontrer", répond Claude Simon, "mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir". Écrire. Se livrer aux mots, eux-mêmes créateurs de réalité. Ne pas laisser l'écriture s'effacer "derrière un récit et des événements qui n'existent que par elle". S'émanciper de toute ambition réaliste, pour explorer librement des contrées inconnues. Les livres de Claude Simon ne reconstituent pas le réel : ils le constituent dans et par l'écriture. Leur forme se renouvelle de roman en roman, avec toutefois une constante : aucun de ces livres n'est un pur "tour de force", dans chacun d'eux la vie passe, et l'œuvre de Claude Simon est l'une des plus émouvantes de notre temps. L'Académie suédoise, en motivant sa décision d'attribuer à Simon le prix Nobel de littérature, parlait de sa capacité de compassion et d'ironie. Compassion : la sympathie de Simon va aux victimes de l'Histoire, aux hommes qui livrent un combat inégal contre des forces qui les dépassent, aux femmes soumises à la violence des hommes ou au passage du temps. Ironie : féroce,joyeuse, précise, s'exerçant sur soi autant que sur autrui, mais inséparable d'un attachement à tout ce qui est humain. La critique a parfois négligé cette dimension : l'humanisme de Simon. Ce volume, dont le sommaire a été établi par l'auteur lui-même, est une nouvelle occasion d'en prendre conscience.
[Édition établie par Alastair B. Duncan, avec la collaboration de Jean H. Duffy].

* Notice parue en février 2006 dans le Bulletin des Amis de la Pléiade, pour annoncer l'arrivée dans cette collection des deux tomes des Œuvres de Claude Simon

 


 

Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.