Classe de Première : Corrigé d'une dissertation donnée aux épreuves anticipées (Académie de Lyon, juin 1971)

 

Vous commenterez cette réflexion d'Émile Zola : "L'œuvre d'art est un coin de nature vu à travers un tempérament".

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

Il convient tout d'abord de replacer la citation de Zola dans son contexte et de définir le problème que pose cette affirmation.

En fait la citation proposée aux candidats était un peu inexacte, ce qui a contribué à induire en erreur certains d'entre eux qui ont vu dans le mot nature le synonyme de paysage et qui ont simplement passé en revue les auteurs qui, de Ronsard aux Romantiques en passant par Rousseau, ont décrit la nature. Le terme employé par Zola n'est pas celui de "nature", mais de "création", qui désigne pratiquement toute la réalité. La phrase de Zola se trouve dans une étude consacrée à Proudhon et Courbet, publiée dans le recueil de critiques : Mes Haines (1866). Le problème posé concerne la nature même de l'œuvre d'art et plus spécialement la place qui revient à la personnalité de l'artiste. L'intérêt de son affirmation est de permettre de rectifier l'erreur de ceux pour qui le réalisme et le naturalisme semblent impliquer l'effacement de cette personnalité. Il nous conviendra donc de préciser d'abord la portée exacte de la thèse de Zola, puis de rechercher, à l'aide d'exemples, comment le tempérament de l'artiste intervient dans sa création.

 

 

I. LA THÈSE DE ZOLA

 

La question soulevée par Zola concerne le rôle de l'artiste dans l'œuvre d'art, ou plus généralement les rapports entre la réalité et la création artistique. Problème essentiel pour la compréhension du réalisme, si l'on songe que beaucoup considèrent l'œuvre réaliste comme une simple photographie de la réalité ne laissant aucune place à la personnalité du peintre ou de l'écrivain. C'est à une clarification de la doctrine réaliste ou naturaliste que la phrase de Zola nous invite. On comprendra mieux la portée de son affirmation si l'on se réfère à l'article dans lequel elle se trouve. Zola s'y insurge contre la conception de Proudhon qu'il résume en ces termes : "L'artiste par lui-même n'est rien, il est tout pour l'humanité. En un mot, le sentiment individuel, la libre expression d'une personnalité sont défendus". À cela Zola répond que l'œuvre ne vit que par l'originalité. "Je sacrifie carrément l'humanité à l'artiste. Ma définition serait, si je la formulais : Une œuvre d'art est un coin de la création vu à travers un tempérament". L'article serait intéressant à relire en songeant aux débats qu'a suscités à notre époque ce qu'on a appelé le réalisme socialiste. Zola revient sur sa conception dans un article qu'il consacre en 1867 à Édouard Manet, L'homme et l'artiste. Écartant la notion d'un beau absolu, il se déclare surtout sensible à ce que chaque artiste apporte d'original. Aussi veut-il "ne chercher dans les œuvres d'Édouard Manet qu'une traduction de la réalité, particulière à un tempérament, belle d'un intérêt humain". Et il ajoute ce passage dont le début semble annoncer les pages célèbres où Proust définit l'art comme la vision originale apportée par chaque artiste : "Chaque grand artiste est venu nous donner une traduction nouvelle et personnelle de la nature. La réalité est ici l'élément fixe, et les divers tempéraments sont les éléments créateurs qui ont donné aux œuvres des caractères différents. C'est dans ces caractères différents, dans ces aspects toujours nouveaux, que consiste pour moi l'intérêt puissamment humain des œuvres d'art".

Ce qui fait de la conception de Zola une conception réaliste est sans doute le fait qu'il prend comme point de départ de l'œuvre d'art "un coin de la création", c'est-à-dire la réalité, nature physique sans doute, pour le peintre, nature humaine, réalité psychologique et sociale, pour l'écrivain. Mais ce dont il se défend, c'est d'assimiler l'œuvre de l'artiste à cette création ; l'artiste lui aussi est un créateur, sans quoi l'œuvre d'art ne se distinguerait pas de la réalité. Celle-ci se réfracte à travers la personnalité de l'artiste qui fait tout le prix de l'œuvre d'art, l'originalité de l'artiste consistant à se distinguer d'un autre artiste ; mais il ne peut s'en distinguer que parce que toute œuvre d'art est elle-même distincte du réel, sans quoi les œuvres de tous les artistes seraient aussi semblables entre elles que des objets fabriqués en série à partir d'un prototype. L'originalité provient donc du tempérament de l'artiste. Zola dit encore : "Nous faisons du style et de l'art avec notre chair et notre âme". La personnalité de l'artiste, ce moi profond dont Proust montrera ce qui le distingue de la personnalité apparente qu'en perçoit la société, c'est à la fois le tempérament au sens physiologique même du terme, la sensibilité avec tout ce qui a contribué à la former, l'organisation intellectuelle, au point de vue de l'imagination et des facultés logiques. La création artistique a donc pour point de départ la réalité, mais, même lorsque l'artiste se propose de faire vrai, son œuvre ne se confond pas avec la création ; elle n'en est qu'une partie vue à travers un tempérament. C'est dire que la personnalité de l'artiste intervient à la fois dans le choix et dans l'interprétation de la réalité.

 

 

II. UN CHOIX : UN COIN DE NATURE

 

La personnalité de l'artiste intervient tout d'abord dans le choix de ce coin de nature, c' est-à -dire de cette partie de la création qu'il se propose de fixer dans sa propre création. Il est évident que ce choix s'impose, fût-ce à l'art le plus objectif. Le roman ne serait-il qu'un miroir promené le long d'une route, il n'aurait la valeur d'une œuvre d'art que si une main ou une volonté guide ce miroir. La caméra du cinéaste le plus réaliste ne filme pas au hasard toutes les scènes qui se déroulent dans une ville, et le découpage d'une scène serait déjà un choix. La photographie aérienne peut reproduire toute l'image d'une région en vue d'un travail de cartographie; mais le véritable photographe choisira certains paysages et c'est par ce choix qu'il peut prétendre à la qualité d'artiste.

Que ce choix soit influencé, indépendamment du sujet propre à chaque œuvre particulière ou de principes communs à toute une école, par la personnalité de l'artiste, c'est ce que quelques exemples permettront de mettre en lumière. Si on considère un peintre, le choix du sujet ou du modèle est une marque de la personnalité de l'artiste ; même si des circonstances plus contingentes peuvent commander telle ou telle œuvre particulière, la prédilection de l'artiste pour un certain type de sujets est révélatrice. Si l'on compare l'œuvre de Goya et celle de Millet, nul ne contestera que les tableaux du premier, par les scènes de violence qu'il peint ou par les cauchemars qui y abondent, révèlent un subconscient plus troublé que les scènes champêtres du peintre de l'Angélus. Les personnages aux chairs opulentes de Rubens, "fleuve d'oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche", comme dit Baudelaire, ou ceux de Renoir, révèlent une sensualité qu'on ne retrouve pas chez Rembrandt, "triste hôpital tout rempli de murmures". Baudelaire a bien exprimé dans Les Phares ce qui, dans le choix des sujets de chaque artiste, porte la marque de sa personnalité. Il en est de même des poètes : l'inspiration des Méditations et celle des Fleurs du Mal laissent entrevoir des tempéraments bien différents, même si la prudence nous commande de ne pas trop rapidement les identifier avec l'image séraphique ou celle de l'ange déchu que telle ou telle œuvre peut suggérer. Comparer trois romanciers comme Balzac, Zola et Proust permettrait de reconnaître dans les milieux sociaux qu'ils ont peints, dans les passions qui dominent leurs personnages, la marque de la personnalité propre à chacun d'entre eux. Les questions d'argent, la volonté de puissance qui apparaissent dans La Comédie humaine ; l'entrée, dans le roman de Zola, de classes sociales populaires, des pulsions parfois violentes de tous les instincts; la société de snobs et d'oisifs, ouverte aussi bien aux délices de l'art qu'aux mœurs décadentes des personnages de la Recherche du temps perdu, ce ne sont là que quelques exemples d'affinités entre les œuvres et leurs auteurs.

 

 

III. L'INTERPRÉTATION "À TRAVERS UN TEMPÉRAMENT"

 

L'influence de la personnalité de l'artiste ne se manifeste pas seulement par un choix qui révèle ses tendances ou ses affinités. En admettant que leurs goûts portent deux photographes à choisir un même sujet, leurs photographies seront sensiblement identiques (mise à part la technique propre à chaque photographe). Mais deux peintres placés en présence du même coin de nature feront deux œuvres bien différentes s'ils ont une véritable personnalité. Car l'œuvre d'art est une interprétation de la réalité vue à travers un tempérament.

 

A. Une vision subjective de la réalité.

 

Tout d'abord l'artiste est non seulement attiré dans la création par ce qui présente des affinités avec les tendances les plus profondes de son moi, mais sa vision ne reste pas objective ; il tend à voir le monde à travers le prisme déformant de son moi. C'est ici que Zola annonce Proust pour qui chaque artiste original apporte une vision d'un univers qui, sans lui, nous serait toujours resté inconnu. Déjà les Romantiques avaient dit que la nature est un état d'âme, c'est-à-dire que, selon leurs sentiments du moment, les hommes trouvent dans un paysage un reflet de leur joie ou de leur mélancolie. "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé". De même, selon leur personnalité, ils seront, en présence d'un coin de nature, surtout sensibles au pittoresque ou à ce qui est en harmonie avec leurs sentiments. On sait combien un soleil couchant peut inspirer des œuvres différentes à V. Hugo, à Th. Gautier, à Heredia ou à Verlaine. L'art impressionniste va plus loin encore, puisque pour lui le monde extérieur n'a pas de réalité vraiment objective, mais n'a d'existence qu'à travers notre perception, nos impressions subjectives et fugitives. Zola dit à propos d'E. Manet : "Toute la personnalité de l'artiste consiste dans la manière dont son œil est organisé : il voit blond et il voit par masses. Chez le peintre impressionniste les objets n'ont plus de contours qui les distinguent nettement, mais notre œil les reconstitue parmi les taches colorées qui s'offrent à lui". Proust l'a bien montré à propos d'Elstir. L'œuvre de Proust lui-même permettrait de vérifier combien chacun d'entre nous, mais plus encore chaque artiste, a une vision subjective, soit du monde extérieur qui l'entoure, soit des êtres dans leur apparence physique comme dans leur personnalité morale.

Ce point mériterait à lui seul toute une étude qui ne peut entrer dans le cadre de ce sujet. Retenons simplement que pour le véritable artiste, peintre, romancier, poète, ce n'est pas ce qu'il y a de commun dans la vision du monde qui importe, mais ce qui est original et qui n'est pas communicable par le langage de la vie quotidienne, mais par les moyens d'expression de l'art.

 

B. L'expression artistique.

 

L'expression artistique de cette vision porte elle-même la marque du tempérament de l'artiste.

 

a) Le mode d'expression

 

Le mode d'expression qu'il choisit est déjà révélateur de certaines tendances de sa personnalité, car le même coin de la création, ou le même thème, peut inspirer un peintre ou un sculpteur, un musicien ou un poète, un dramaturge ou un romancier. Recourant aux volumes, aux formes ou aux couleurs, celui qui choisit de fixer sa vision en faisant appel aux arts plastiques est un homme "pour qui le monde extérieur existe" et dont le regard est le sens privilégié. Le mode d'expression choisi par le musicien ou le poète dénote un être généralement plus sensible au monde intérieur et doué d'un sens du rythme et de l'harmonie, sinon d'une oreille musicale. Créant des êtres où ils projettent parfois une partie de leur vie ou de leurs tendances même les plus profondes, romancier et dramaturge éprouvent sans doute le besoin d'une fabulation imaginaire, mais se distinguent peut-être en tant que la forme dramatique convient spécialement à une personnalité divisée.

 

b) Le style.

 

Mais la marque la plus profonde, la plus révélatrice de la personnalité de l'artiste dans l'interprétation de la réalité, est le style, au sens le plus large qui convient aussi bien pour parler d'un peintre que d'un écrivain. On l'a dit après Buffon, en forçant peut-être sa pensée : "Le style est (de) l'homme même". Selon V. Hugo, "Le style est âme et sang. Le style est entrailles". (Jubilé de Shakespeare). Zola parle, à propos de Saint Simon, de "sa bile et son sang".

Chez le peintre, c'est dans les lignes et dans les couleurs que se reconnaît la marque personnelle du style : style d'un Delacroix dont la flamme richement colorée La Liberté guidant le peuple s'apparente à celle de V. Hugo ; style satirique d'un Daumier qu'inspire sa fureur généreuse ou sa verve vengeresse ; style lyrique d'un Van Gogh dont l'exaltation s'inscrit dans l'intensité lumineuse et le mouvement tourmenté des lignes.

Sans pouvoir le vérifier ici comme il conviendrait par l'étude détaillée de quelques-unes de leurs pages, nous suggérerons seulement ce que nous révéleraient du tempérament de chacun d'entre eux le style primesautier, "à sauts et à gambades" de Montaigne ou de l'auteur du Neveu de Rameau ; le style volontaire d'un ciseleur comme l'auteur des Caractères, ou architectural de celui des Sermons et des Oraisons funèbres ; l'ironie de l'auteur des Contes dont l'esprit unit à la vivacité de l'intelligence une pointe de malignité, bien différente en cela de la phrase sensible et musicale où l'on reconnaît le cœur et l'oreille de l'auteur des Rêveries. Les méthodes de la psychocritique vont plus loin en recherchant par l'étude du vocabulaire la prédominance des thèmes qui révèlent les tendances les plus profondes de la personnalité de l'auteur.

 

CONCLUSION

 

De l'affirmation de Zola on retiendra qu'assurément l'œuvre d'art n'est pas la copie pure et simple de la réalité, mais qu'elle fait place à l'intervention de la personnalité de l'artiste, tant dans sa vision du monde que dans l'expression qu'il en apporte. Pourtant, indépendamment du fait qu'elle ne mentionne pas l'influence d'autres facteurs, tels que les traditions artistiques ou les tendances esthétiques d'un milieu et d'une époque, la définition de Zola ne serait-elle pas discutable dans la mesure où, fidèle à un certain réalisme, l'auteur considère "un coin de la création" comme point de départ de l'œuvre d'art ?

Malraux (Le Musée imaginaire, col. Idées-Arts, p. 65), déformant d'ailleurs lui aussi la citation de Zola, déclare à propos des peintres modernes : "II est faux que le nouvel art soit 'les objets vus à travers un tempérament', car il est faux qu'il soit une façon de voir" et il ajoute plus loin : "Si paysage et nature morte deviennent des genres majeurs, ce n'est pas que Cézanne aime les pommes, c'est que dans le tableau de Cézanne qui représente les pommes, il y a plus de place pour Cézanne". Ce qu'il veut donc dire, c'est que ce n'est plus tant le monde extérieur qui compte. De même dans la littérature surréaliste, ce n'est plus à la Création dont l'artiste serait l'interprète, mais à la création de l'artiste lui-même que va tout l'intérêt. En fait ces tendances nouvelles ne font que souligner l'importance de la personnalité de l'artiste dans son œuvre. Ce n'est pas un mince mérite de la part de Zola de reconnaître cette importance. Nous montrant nettement les rapports entre la nature et l'art, quelle que soit la place que l'artiste réserve à la nature, c'est en lui et non dans la nature que se trouve la part de l'art.

 

 

© P. Cuénat, Agrégé des Lettres, in Les Humanités Hatier n° 470, novembre 1971.

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

 

Pour la "petite" histoire : ce texte est le millième à être mis en ligne sur mon site...