À partir d'une lettre du chevalier de Méré à la duchesse de Lesdiguières (vers 1655), une étude sur l'idéal de l'honnête homme, qui pourra inspirer certaines classes de Première et Terminale.

 

 

Dans une lettre à la duchesse de Lesdiguières, le chevalier de Méré, qui passe pour le type de "l'honnête homme" du XVIIe siècle, en définit l'idéal en ces termes :

 

"Pour répondre à ce que vous me faites l'honneur de me demander, il me semble que dans le dessein de se rendre honnête homme et d'en acquérir la réputation, le plus important consiste à connaître en toutes les choses les meilleurs moyens de plaire, et de les savoir pratiquer. Car ce n'est seulement que pour être agréable qu'il faut souhaiter d'être honnête homme, et qui en veut acquérir l'estime doit principalement songer à se faire aimer: en effet, on ne loue que bien sèchement ce qu'on n'aime pas, quelque bonne opinion qu'on en puisse avoir; et puis le mérite qui nous est cher nous paraît tout d'un autre prix que celui que nous haïssons. Je trouve qu'il sied de se montrer d'une humeur douce, enjouée et même plaisante, autant que l'occasion, le génie et la bienséance le peuvent permettre; cette façon de procéder ouvre des entrées que l'air grave et sérieux ne donne pas et fait bien souvent qu'on s'émancipe au-dessus de sa volée et de bonne grâce. D'ailleurs on adresse volontiers ce qu'on dit d'agréable à des gens d'un accès facile et gai ; au lieu qu'on n'aborde que par contrainte une mine sombre et enfoncée : surtout il faut être hardi sous une apparence modeste et oser presque tout ce qui doit réussir, sans craindre les événements. Le cœur n'est pas moins nécessaire que l'esprit pour être d'un commerce agréable, et je ne crois pas qu'on puisse rencontrer un homme si accompli qui n'ait quelque défaut dans l'un ou dans l'autre.

Mais il y a de certains défauts dont l'honnêteté me semble toujours exempte, et je trouve qu'il est bon de les remarquer afin de les connaître plus aisément ; car, outre qu'elle ne les a jamais, on les voit quasi partout où elle n'est point: comme l'injustice, la vanité, l'avarice, l'ingratitude, la bassesse, le mauvais goût, ne pas être épuré, l'ail' grossier et peu noble, l'air qui sent le Palais, la bourgeoisie, la province et les affaires, la façon de procéder qui s'attache trop aux coutumes et qui ne voit rien de meilleur; dire des équivoques, des quolibets, et tout ce qui vient d'un esprit mal fait, estimer plus la fortune que le mérite, se vouloir mettre en honneur par de faux moyens et de lâches flatteries, être dur et sans complaisance, préférer en tout ses intérêts à ceux de ses meilleurs amis, être fourbe ou menteur, chercher les apparences plutôt que la vérité, prendre mal son temps et ses mesures, être dupe et se connaître mal en gens, être sujet à s'encanailler, et même avec les gens de la plus haute volée, souffrir sans ressentiment l'injustice et les avanies, n'en pas garantir les faibles quand on peut, et se mettre toujours du parti des plus forts, mais principalement n'avoir pas ce je ne sais quoi de noble et d'exquis qui élève un honnête homme au-dessus d'un autre honnête homme".

 

 

Après avoir dégagé de ce texte l'idéal de l'honnête homme, vous le commenterez en montrant notamment en quoi il porte la marque de la société du XVIIe siècle et vous vous demanderez dans quelle mesure l'idéal de notre époque s'éloigne de l'idéal intellectuel, moral et social de l'honnête homme. 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

Chaque époque se propose un type idéal qui reste d'ailleurs le propre d'une partie de la société seulement : chevalier, humaniste, honnête homme, philosophe, etc. Le chevalier de Méré, dont on connaît les relations avec Pascal et qui fut considéré comme le type parfait de l'honnête homme, en expose (sans doute vers 1655) les caractères essentiels dans une lettre à la duchesse de Lesdiguières dont il était le secrétaire ; plus exactement, il imagine qu'un jeune cavalier de ses amis fait ce portrait à un gentilhomme de province chez qui il s'est présenté comme précepteur. Cette lettre n'est pas un traité de l'honnête homme comme celui publié en 1630 par Nicolas Faret ; il n'en donne pas - dans le passage cité - une définition complète et ne cherche pas à mettre en ordre les qualités qu'il énumère (cela même serait pédant et contraire à l'idéal de l'honnête homme). C'est à nous qu'il appartient d'en dégager les tendances essentielles et de nous demander en quoi cet idéal, qui porte la marque de la société du XVIIe siècle, diffère de l'idéal intellectuel, moral et social de notre époque.

 

 

1. ANALYSE

 

Le désordre de la lettre nous invite à choisir, de préférence au résumé dont l'absence de plan rigoureux pourrait nuire à l'élève, l'analyse qui permettra de regrouper plus méthodiquement en quelques "ensembles" les principaux traits du caractère de l'honnête homme : car, si leur diversité montre la difficulté d'atteindre à la perfection, il est néanmoins des préoccupations fondamentales qui commandent toutes les autres.

A.

Être agréable est le principe de la conduite de l'honnête homme qui commande tous les autres. Le chevalier de Méré ne définit pas une règle morale, ou les moyens de faire son salut, mais de favoriser l'agrément de la vie de société et d'obtenir l'estime dans le monde en se faisant aimer. À cela contribueront les manières affables, l'humeur douce et enjouée, l'accès facile et gai, une assurance dénuée d'arrogance ; mais cet art d'agréer exige plus encore les qualités de cœur et d'esprit (dont l'union constitue sans doute ce que Pascal appellera l'esprit de finesse). Ce sont ces qualités dont Méré va nous donner l'idée en mettant en garde contre les défauts qui compromettraient l'agrément que doit procurer le commerce de l'honnête homme.

B.

Éviter de se préférer aux autres et de leur faire tort, tel est le souci qui condamne "l'injustice, la vanité, l'avarice, l'ingratitude", comme le fait d'être "dur et sans complaisance", de "préférer en tout ses intérêts à ceux de ses meilleurs amis", tous défauts que peut dénoncer la morale, mais qui sont surtout à éviter parce qu'ils nuisent à l'agrément de la vie sociale où l'amour-propre, le moi, sont haïssables.

C.

Être un homme de qualité, soucieux de ce qui touche l'honneur est la préoccupation qui proscrit la bassesse, le fait de "se vouloir mettre en honneur par de faux moyens et de lâches flatteries", d'être "fourbe ou menteur", de "chercher les apparences plutôt que la vérité", de "souffrir sans ressentiment l'injustice et les avanies, n'en pas garantir les faibles quand on peut et se mettre toujours du parti des plus forts". En tout cela, c'est surtout la fourberie et la lâcheté qui sont dénoncées et par conséquent la franchise et le courage qui caractérisent l'honnête homme.

D.

Enfin c'est le souci de distinction dans les manières, la finesse d'esprit dans la conversation qui font éviter "le mauvais goût, ne pas être épuré, l'air grossier et peu noble, s'encanailler", signes de vulgarité ; "l'air qui sent le Palais, la bourgeoisie, la province et les affaires", propre à ceux que n'a pas polis la fréquentation du grand monde; l'attachement exclusif aux coutumes, le fait de "dire des choses trop communes, des équivoques, des quolibets", défauts d'esprit qui détruisent le charme de la conversation ; "prendre mal son temps ou ses mesures, être dupe et se connaître mal en gens", c'est-à-dire manquer d'esprit de finesse. Telles sont les manières, les qualités de cœur et d'esprit qui inspireront à l'honnête homme en chaque circonstance les moyens de se rendre agréable.

 

 

II. L'HONNÊTE HOMME, IDÉAL DE LA SOCIÉTÉ DU XVIIe SIÈCLE

 

Le portrait que le chevalier de Méré trace de l'honnête homme pourrait sans doute être complété par quelques traits ; mais tel qu'il est, il porte nettement la marque de son siècle et du milieu social où il s'est formé.

 

A.

 

Pour préciser l'idéal de l'honnête homme on pourrait mentionner Montaigne qui enrichit singulièrement les règles de la vie en société des théoriciens italiens tant par sa conception de l'éducation opposée au pédantisme (I, 25 et 26), que par son chapitre Des trois commerces et surtout son Art de conférer ; Pascal qui doit à la fois à l'auteur des Essais et à Méré ses pensées (l, 34 à 38) sur l'honnête homme en qui il voit un homme universel ; La Rochefoucauld et autres moralistes attachés notamment à définir l'art de la conversation ; La Bruyère qui y ajoute sa distinction entre honnête homme, habile homme et homme de bien ; Molière enfin dont la comédie donne à la fois l'image des défauts que doit fuir l'honnête homme, tout en confrontant dans le Misanthrope l'image de l'honnête homme et celle de l'homme vertueux .

 

B.

 

Que l'idéal de l'honnête homme porte la marque de son siècle, c'est ce qui apparaît aisément dans tous ces textes et particulièrement dans celui de Méré ; on notera toutefois que rien ne laisse paraître qu'il s'agit d'un siècle chrétien (Méré était d'ailleurs un libertin). Il est donc plus juste d'y voir la marque d'une partie de la société de cette époque. C'est l'idéal d'un milieu aristocratique et mondain.

 

a)

La société qui donne naissance à l'idéal de l'honnête homme conserve encore quelques traditions chevaleresques et notamment le sens de l'honneur qui lui dicte une certaine hauteur de caractère, source parfois de conflits et de duels comme on sait, mais qui inspire à l'honnête homme de la droiture, du courage et du désintéressement. S'il manque à un grand seigneur comme Don Juan trop d'autres formes de noblesse morale pour être honnête homme, du moins son sens de l'honneur lui commande-t-il d'intervenir s'il voit un combat trop inégal et de ne pas "souffrir cette lâcheté" (Don Juan, III, 2).

 

b)

Mais cet idéal révèle une caste aristocratique qui se considère comme détentrice d'une supériorité qu'elle doit à la fréquentation de la cour ou du moins de la haute société parisienne. Le mépris du gentilhomme distingué s'étend à la fois à ceux qui fréquentent le Palais (noblesse de robe et hommes de loi), à la bourgeoisie préoccupée de ses affaires (tout juste bonne à lui prêter de l'argent, à elle qui affiche le désintéressement), à la province attardée dans ses traditions.

 

c)

L'idéal de l'honnête homme est surtout l'expression d'une époque et d'un milieu où la vie mondaine a pris une importance accrue. C'est ce qui explique la primauté accordée au souci d'un commerce agréable, à la bienséance des manières et au charme des conversations qui ont leur place dans les salons. Le raffinement des mœurs, un esprit brillant auquel contribue la formation du jugement et du goût, l'esprit de finesse qui permet de mieux connaître le cœur humain, voilà ce que développe cette vie mondaine.

Il serait intéressant de se reporter à ce que Montesquieu écrit dans son chapitre de l'Esprit des Lois (IV, 2) consacré à l'Éducation dans les monarchies : "C'est lorsque l'on entre dans le monde que l'éducation en quelque façon commence. Là est l'école de ce que l'on appelle l'honneur, ce maître universel qui doit partout nous conduire. C'est là que l'on voit et que l'on entend toujours dire trois choses : « qu'il faut mettre dans les vertus une certaine noblesse, dans les mœurs une certaine franchise, dans les manières une certaine politesse ». Les vertus qu'on nous y montre sont toujours moins ce que l'on doit aux autres, que ce que l'on se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens, que ce qui nous en distingue".

 

 

III. QUE VAUT AUJOURD'HUI CET IDÉAL ?

 

Avec l'évolution de la société qui avait donné naissance à cet idéal, il est évident que la valeur de celui-ci a été peu à peu contestée et que notre époque en est bien éloignée, non seulement par ses mœurs (car les mœurs du XVIIe siècle n'avaient elles-mêmes qu'un rapport lointain avec ce modèle, ainsi que Méré le laisse entendre), mais par ce qui pourrait être son idéal intellectuel, moral et social.

 

A. L'idéal intellectuel.

 

La tradition de Montaigne conserve une certaine faveur. Une culture générale qui permet de s'intéresser à tout, non seulement pour entretenir une conversation agréable, mais pour être en mesure de participer à la vie intellectuelle, artistique ou même politique de notre époque ou pour enrichir notre vie intérieure est hautement souhaitable.

Pourtant, après La Bruyère (Egésippe), Vauvenargues dénonçait le caractère superficiel de cet idéal : "Je n'approuve pas la maxime qui veut qu'un honnête homme sache un peu de tout". Faute de pouvoir tout connaître à une époque où la somme des connaissances s'accroît sans cesse, notre monde est celui des spécialistes, vivant dans les bureaux et les laboratoires et non dans les salons. Mais n'est-ce pas un autre danger et n'est-il pas souhaitable que le savant ou le technocrate soit aussi un honnête homme et que, grâce à l'accès plus largement ouvert à la culture, celle-ci ne soit plus le privilège d'une élite restreinte ?

 

B. L'idéal moral.

 

L'idéal moral de l'honnête homme peut apparaître fragile. Sans doute l'agrément des relations sociales exclut-il les défauts moraux graves. Pourtant l'écart entre l'honnête homme et l'homme honnête a été sensible dès le XVIIe siècle. La Bruyère écrivait (ch. XII, Des jugements) : "L'honnête homme tient le milieu entre l'habile homme et l'homme de bien. L'honnête homme est celui qui ne vole pas sur les grands chemins et qui ne tue personne, dont les vices enfin ne sont pas scandaleux. On connaît assez qu'un homme de bien est honnête homme ; mais il est plaisant d'imaginer que tout honnête homme n'est pas homme de bien". C'est Rousseau qui met le plus vivement en lumière, à propos du Misanthrope, l'écart qui sépare l'honnête homme qu'est Philinte et l'homme honnête qu'est Alceste. On peut craindre que l'attitude de l'honnête homme ne soit qu'un masque de politesse, mais dépourvu de sincérité. À propos de l'amour-propre, Pascal montrait bien (pensée 455) la différence entre l'honnête homme (Miton) qui sachant que le moi est haïssable, évite de blesser l'amour-propre d'autrui pour qu'on n'ait pas sujet de le haïr, et le chrétien qui condamne l'injustice de l'égoïsme. Quant à la politesse des manières, à laquelle Balzac accordait encore une grande place dans les conseils de Mme de Mortsauf à Félix de Vandenesse (Le Lys dans la vallée), nos mœurs actuelles semblent en faire fi et la jeunesse fait plus de cas de la sincérité que de toutes ces règles.

Mais il faut comprendre que le véritable idéal moral de l'honnête homme n'est pas dans les apparences ; à la politesse des manières s'allie la politesse du cœur, cette délicatesse de celui qui sait s'oublier pour faire plaisir aux autres. Quant au sens de l'honneur, il permet à Montherlant de donner à un jeune homme des règles de vie qui éviteront toute bassesse : "Par mœurs honnêtes, j'entends surtout cette qualité d'un être, grâce à quoi le mal le dégoûte comme une vulgarité" (Service inutile). À notre époque où les valeurs morales sont trop volontiers oubliées, ne serait-il pas déjà souhaitable de respecter au moins les principes de l'honnête homme ?

 

C. L'idéal social.

 

L'idéal social de l'honnête homme est assurément ce qui est le plus éloigné de nous. Il l'est d'abord par le caractère aristocratique qui tient pour méprisable ceux qui ne sont pas du même milieu, ce que dénonçait Montaigne à propos des courtisans (III, 9) et qui l'amenait à dire : "On dit bien vrai qu'un honnête homme est un homme mêlé". La conception plus étroite de Méré trouverait peut-être son équivalent aujourd'hui dans le snobisme de ceux qui veulent être les seuls détenteurs du bon goût, à l'avant-garde de la mode et de l'art. L'œuvre de Proust qui pourrait illustrer bien des aspects de l'honnête homme des débuts de ce siècle, en donnerait une sorte de caricature dans la prétention de Mme Verdurin de réserver au "petit clan" les vertus de la vie de société (dont le narrateur nous révèle d'autres types plus raffinés comme Swann) ou dans le "snobisme honteux" de Legrandin dont il dit pourtant : "C'était un de ces hommes qui, en dehors d'une carrière scientifique où ils ont d'ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionnelle n'utilise pas et dont profite leur conversation ... ; il était, aux yeux de ma famille, le type de l'homme d'élite, prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate". Notre époque, plus accessible à l'idée d'égalité, bien que toutes les barrières sociales ne soient pas supprimées, condamnerait toute conception de l'honnête homme prétendant à la supériorité d'une caste. Nous partageons le point de vue de la grand'mère du narrateur, pour qui "la distinction était quelque chose d'absolument indépendant du rang social".

À l'idéal social de l'honnête homme on pourra reprocher aussi son caractère superficiel ; au souci de plaire, le philosophe du XVIIIe siècle apportera une correction en se définissant comme un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile. Le sens de l'entraide sociale est plus exigeant. Mais la réalité des mœurs est bien différente et dans les relations de la vie quotidienne, peut-être serait-il profitable de tempérer l'agressivité ou la grossièreté si communes par le souci de se rendre agréable.

 

 

CONCLUSION

 

Produit d'une société raffinée, mais artificielle et bien éloignée de la nôtre, l'idéal de l'honnête homme peut nous paraître celui d'un esprit brillant mais superficiel, poli mais peu sincère, agréable mais inutile. Cependant, si notre idéal plus exigeant ne peut s'en satisfaire, nos mœurs qui en sont bien éloignées ne pourraient que gagner en lui empruntant le charme de la conversation d'un homme cultivé, la politesse des manières d'un homme de cœur, l'agrément des relations d'un homme aimable.

 

© P. Cuénat, Agrégé des Lettres, in Les Humanités Hatier n° 470, novembre 1971.

 

 

 


 

 

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