Fin - Fragments d'un journal de voyage - Pour Jacquot et Roger. Christiane, Albert, Henri. Et quelques autres, fugacement rencontrés.

 

"La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière; mon cœur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en moi même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d'expression je leur donne ! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh ! si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j'ai faits durant mes voyages, ce que j'ai composés et que je n'ai jamais écrits !" [Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre IV - septembre 1731].

"Nous savons ce que c’est qu’un tronçon qui s’ajoute
Au tronçon déjà fait et ce qu’un kilomètre
Demande de jarret et ce qu’il faut en mettre
Ch. Péguy, Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres

 

 

17e jour de marche, vendredi 31 mai - León-Hospital de Orbigo - 28 km 7h-12h30

 

Dès cinq heures, le dortoir s'agite. Peine perdue pour les premiers, dont je suis naturellement, car nous sommes bouclés.

La dame qui m'avait houspillé hier, pour avoir occupé un lit destiné aux malades, s'en va réveiller l'animateur. Ce dernier, encore ensommeillé, vient faire chauffer lait et café, dispose fromage fondu, biscuits, pain et confiture. Ma foi, cela vaut bien les 3 euro !

À six heures trente, le dortoir n'est toujours pas ouvert. Pourtant, certains ont quitté la salle, j'en suis sûr. J'erre dans la cour de cet établissement, je finis par trouver la porte de sortie... derrière toute une batterie de matelas destinés aux cyclistes (ils n'avaient donc pas droit au dortoir !), enjambant les corps du mieux - du moins mal - que j'ai pu.

 

Avisant une station de taxi, je suis pris en charge jusqu'à La Virgen, où nous sommes à sept heures. Las, j'ai oublié dans le coffre mon fidèle bâton !

La route suit en gros la nationale 120, ce n'est guère exaltant. Surtout quand on est seul. Ce qui est désormais mon lot.











À Valverde de la Virgen, je suis surpris par la présence d'un triple nid de cigognes ornant le clocher d'une église en assez piteux état, que je tente de photographier.






 

Il est neuf heures trente lorsque j'atteins une sorte d'aire de repos, à Villadangos del Paramo : une pomme, plusieurs madeleines pour me sustenter, et naturellement le plein d'eau.

Le temps est au beau, ce qui fait que je quitte rapidement mon nouveau K-Way. Le paysage change : jusqu'ici impeccablement cultivé en céréales, c'est à présent une alternance de friches, de cultures variées, et de bosquets de chênes verts.

À dix heures trente, tandis que je viens de dépasser San Martin El Camino, le téléphone sonne. Bien mauvaises nouvelles de la situation financière de ma mère, données en direct de P., et ce préposé qui ajoute : je vous entends comme si vous étiez à C. !

Oh, je l'aurais pilé ! En même temps, des pulsions de mort, de meurtre plus exactement, m'envahissent. L'heure et demie de marche, jusqu'à Hospital de Orbigo, en deviendra un véritable calvaire mental : c'est ma tempête sous un crâne.

 

 







Curieux village en deux parties, séparées par un long pont à vingt arches (dont seules les deux extrêmes seraient nécessaires, aujourd'hui) m'a-t-il semblé. La fête s'annonce pour demain, les joutes médiévales semblent revêtir un caractère festif exceptionnel, si j'ai bien compris. Tentes type Camp du Drap d'Or, oriflammes multicolores, et joyeuses bandes d'enfants costumés, qui doivent "répéter", je suppose.

Je dédaigne l'Albergue municipale, vraiment trop éloignée, pour le refuge paroissial. À l'entrée, une sonnette, qui n'entraîne aucune arrivée.

Le tampon est sur la table, je tamponne donc ma Credential, et je glisse 3 euro dans la boîte réservée à cet effet. Puis je vais choisir un lit, constatant à quel point, une fois encore, le gîte est sommaire. Douche, repas rapide, petite sieste : à quinze heures, je suis devant une bonne bière, la première que je prends seul, et devant aussi une télé à grand écran, que j'observe de temps à autre, tout en prenant des notes en vue de mon futur journal (oui, celui-là même).

Se déroule un match de foot, c'est la France opposée au Sénégal, je pense qu'il s'agit d'une cassette concernant la Coupe du Monde de 1998, tellement je suis au courant de l'actualité !

De retour, je constate que le ciel s'est chargé, et qu'il se zèbre d'éclairs : à peine suis-je rentré au bercail, et après avoir constaté que juste en face l'entrée, se tenait autrefois une librairie, nommée libreria didaskalia, ce qui fera plaisir à Anne-Lise, que l'orage éclate, d'une violence inouïe. L'avantage ici, me dis-je, en observant les gens serrés autour du patio (et au milieu, qu'est-ce que ça pisse !), c'est que je ne connais pratiquement personne, et j'en suis fort aise, à part trois hommes assez secs, et à l'accent marseillais (en fait, je l'apprendrai peu après, ils viennent d'Orange), que j'ai peut-être croisés à León.

J'en suis fort aise car les gens d'hier ne m'étaient pas des masses sympathiques. Je repère cependant un couple allemand, à l'amour démonstratif, et un couple français, un peu "vivant dans un petit périmètre", à la manière de deux fonctionnaires frileux.

À seize heures, l'orage s'est calmé, je vais constater avec satisfaction que mon linge, précautionneusement mis à sécher sous un hangar, pourra bientôt être rentré. Et voici que l'aubergiste, enfin présent, invite les pèlerins à venir se faire inscrire.

Je laisse passer le flot, puis vais lui faire constater que j'ai déjà tamponné ma Credential, et lui dis que j'ai versé mon obole, comme il se devait. Il se lance alors dans un discours où je crois comprendre c'est toujours pareil, ils disent qu'ils ont payé, mais moi quand je suis arrivé à midi, j'ai constaté que ma boîte était vide, personne n'avait rien déposé dedans.

J'ai payé lui dis-je, le plus fort possible, mais sans me faire entendre des autres. Alors il fait son air mauvais, et agite sa sébile. J'aurais pu lui mettre un emplâtre, il ne l'aurait pas volé et, de plus, il n'était pas de taille à répondre, et alors je l'aurais séché, pour le coup. Mais que d'ennuis pour moi ! Et quelle facilité, pour ce genre de salaud, à truander un étranger ! J'ai payé, j'ai été humilié par un minable, je m'en veux encore. Je me demande si Jacquot, qu'il ne faut pas trop chatouiller, aurait frappé. Quoi qu'il en soit, tout le long du chemin, je me suis remboursé à droite et à gauche, en truandant à mon tour. Je n'en suis pas fier.

À nouveau un tour dans le village, pour me calmer et m'approcher du restaurant. Au passage, nouveau triple nid de cigognes ! Au restaurant, toutes les tables sont occupées, je suis seul à la mienne. Le couple allemand se présente, je lui fais signe. Le paradoxe c'est qu'aujourd'hui, je n'aurai pas prononcé un mot de français (sauf envers l'aubergiste), et que parler, durant le repas, avec ces Allemands (ils arrivaient par le Somport, paraît-il d'une grande beauté au printemps), étant donc fixé sur les problèmes de traduction, j'ai fini par en oublier un peu mes divers problèmes à moi...

Mais voilà que nous regardons au-dehors, le déluge recommence ! Heureusement que la fin du repas était arrivée, chacun s'en va comme il peut, et moi je n'avais naturellement pas pris mon K-Way... Ah ! Je suis arrivé dans un bel état ! Surtout que, fait exceptionnel, quand j'atteins la porte d'entrée, une voiture qui passe m'arrose copieusement. Et c'est en définitive pour constater que l'orage avait pénétré sous le hangar, à cause des rafales de vent et que mon linge était soit sali à terre, soit complètement trempé...

Malgré tout, ma nuit a été paisible, même si j'ai à plusieurs reprises entendu la pluie tomber : c'était un dortoir de "vieux", ça ronfle, mais ça se couche tôt...

 

 

18e jour de marche, samedi 1er juin - Hospital de Orbigo-Rabanal El Camino - 39 km 6h15-14h30

 

J'étais parti pour effectuer une étape pépère, ayant pourtant entendu les trois Orangeois dire qu'ils allaient tenter de faire deux étapes en une, sur 40 km. Mais le pèlerin allemand a beaucoup remué, s'est levé dans la nuit, et a quitté les lieux, à grands coups de torche électrique, à cinq heures.

Après avoir tergiversé, je l'ai rejoint sous le patio un quart d'heure plus tard, ayant enfilé le moins mouillé de mes deux shorts. Repas sur le pouce, pomme et yaourt. L'Allemand me tend sa résistance électrique, mais je juge que me faire chauffer un Cola-Cao me prendrait trop de temps. Au moment où je quitte l'Albergue, voilà que sort de sa tanière l'aubergiste, en pyjama crasseux, pressé d'aller vider sa vessie.

Dehors il fait frais, mais le K-Way rend les choses très supportables. En revanche, il faut faire très attention pour éviter la plupart des flaques boueuses. Jusqu'à Astorga, il s'agit pratiquement de longer la nationale 20. Longue montée, au sommet de laquelle on aperçoit San Justo et Astorga, un peu plus haut. Astorga où j'entre à neuf heures, m'attardant devant le chantier in situ de la ruta romana, les fouilles d'une villa romaine - mais le musée consacré aux fouilles n'est pas encore ouvert, naturellement.

Après un petit déjeuner bien mérité, je reprends la route. À la sortie d'Astorga, j'admire, vers l'Institucion San Francisco El Asis, un paysage vraiment magnifique, de collines rouges alternant avec des landes jaunes. Malheureusement, la perspective est gâchée par la présence, au premier plan, d'un silo bariolé, et je ne pourrai rapporter de souvenir. Un vieux monsieur me propose sa canne, voyant que j'en suis dépourvu ; je décline son offre avec un sourire. Plus loin, je dépasse un pèlerin : il a couché à Astorga, qu'il a quittée à dix heures... Arrêt à Murias, où un nettoyage complet de l'intérieur des chaussures s'impose. Il est onze heures. Le pèlerin de tout à l'heure me dépasse... accompagné de l'Australien entrevu du côté de Sahagun... Au passage, avisant des soutiens-gorge de taille imposante, séchant sur un fil, le pèlerin lance qu'il y a là de fameux bouche-oreilles anti-ronfleurs !

 

 

 

 

 

Je laisse ces compagnons provisoires s'éloigner un peu, pour les photographier dans cette nouvelle immensité.

 

 

 

Il ne me faudra pas longtemps pour les rattraper et les laisser sur place.

 

À midi, me voici à Santa Catalina, qui était mon but. Village d'une désolation incroyable, mais je finis par trouver le gîte municipal, dont le préposé me signale dédaigneusement qu'il n'ouvre qu'à trois heures...

Mon compte est vite fait, je mange puis consulte le Laborde, et je pense qu'il faut pousser jusqu'à El Ganso. Autre désolation, à peine moins évidente que dans le village précédent.

Je tourne en rond, malgré les indications d'une petite vieille, qui tente de m'expliquer comment je dois récupérer la clé du gîte, là-bas, dans la maison devant laquelle stationne une voiture rouge. Mais j'ai frappé en vain. De guerre lasse, et découragé tandis que je vois le couple de Lyon passer au loin, je me décide à continuer. De 25 km, je vais passer à 39...

 

Vers l'arrivée, alors que je gravis une montée relativement douce, le ciel se couvre brusquement, et le ciel se zèbre d'éclairs ; bientôt il commence à pleuvoir, et je sors le poncho. Devant moi, des touristes espagnoles sont prises en charge par la voiture qui les suivait. Voiture qui s'arrête, à 200 mètres devant moi, pour récupérer un pèlerin. Oh ! Que j'eusse aimé être à sa place ! Mais bon, la pluie a rapidement cessé.

Je croise un pèlerin espagnol, qui s'arrose la tête de sa gourde. Il me la tend, pour le cas où j'aurais soif. Je lui montre ma réserve, qui est tout à fait correcte. J'arrive en nage à 14:30, obtenant... la dernière place - Michelle aurait dit : le Bon Dieu ne t'a pas abandonné (mais quelques pèlerins arrivés après moi, et qui ne souhaitaient pas se rendre à l'hôtel, trouveront une place sommaire... dans la réserve de bois !) .

Naturellement, cette place est en hauteur. Naturellement, j'ai dû attendre plus de vingt minutes, avant de pouvoir me doucher. Mais j'ai eu la satisfaction de voir débarquer les trois "Marseillais" plus d'une heure après moi. Et je puis maintenant me promener paisiblement dans les rues d'un village complètement abandonné, paraît-il - comme le révèlent des photos du chantier de l'Albergue - il y a une dizaine d'années, et aujourd'hui relativement coquet, sous l'impulsion d'une association anglaise. Et je regarde le tracé du chemin, dessiné à l'entrée du gîte : ce que j'ai avancé ! Il reste 233 km ! Dix jours, environ ! Et dire que j'avais formé le projet de m'arrêter à Santa Catalina !

 

 

19e jour de marche, dimanche 2 juin - Rabanal El Camino-Molinaseca - 27 km 6h15-12h45

 

Personne ne se lève, et je suis réveillé depuis un temps certain, après une nuit fort correcte. Je me dévoue donc, et j'effectue plusieurs voyages pour évacuer mes affaires vers les lavabos, puis pour finir de me préparer. Le linge a parfaitement séché durant la nuit, c'est un bon point. Mais la cuisine est fermée ! Magnifique impression de calme, dans ce demi-jour ; je grignote deux madeleines tout en marchant. Devant moi, dans la montée (car nous sommes en train de franchir les derniers contreforts des Montes de León), un pèlerin. D'où est-il parti, puisque j'ai ouvert la porte du refuge ? D'un hôtel ? Je gagne sur lui peu à peu. Et quand j'arrive à sa hauteur, il fait un geste pour me laisser passer - je reconnais alors l'Espagnol d'hier, qui voulait m'offrir l'eau de sa gourde - et dans le même temps, il délivre un pet monumental, qui l'ébranle jusques en son fondement !

Comme si de rien n'était, il continue comme si de rien n'était sa marche à mes côtés, en me disant tout d'abord : Chi va piano, va sano ! Quant au reste, du pur espagnol, je n'ai pas toujours compris... Sept heures trente, nous passons devant le gîte tout endormi de Foncebadón, et je reconnais la voiture suiveuse métallisée, que nous avons croisée à chaque étape. La montée n'en finit pas, nous voici à 1 500 mètres ! Il fait pourtant à peine froid. Il me semble raisonnable de m'arrêter à la Cruz de Hierro, pour déposer une pierre, comme tout un chacun, et me restaurer.

 

 

Le vieil Espagnol, lui, poursuit.

Et vers huit heures trente, je ne traverse, spectacle poignant, le hameau abandonné de Manjarin, dont le cimetière témoigne d'un long passé. Une seule bâtisse est debout, c'est... le refugio, tenu je pense par des religieux.

Pour l'heure, on sonne à tour de bras, pour rameuter tous les pèlerins qui passent, et leur offrir du café bien chaud. Mais comme je suis lancé, je ne m'arrête pas, découvrant au passage, avec quelque stupeur, un jeune pèlerin qui se rase au milieu de la route, et je me demande encore d'où provenait l'eau qu'il avait utilisée !

 

 

Vers le sommet, près de l'observatoire militaire, la "voiture-cercueil" de nos amis allemands, nos commensaux de la fameuse albergo de Victorino, me croise, avec de grands bonjours ; et au même moment, j'aperçois mon vieil espagnol, souliers ôtés, qui me parle de tendinite et semble souffrir.

 

 

 

 

Le paysage change soudain. La descente s'amorce, qui n'est pas toujours plus aisée que la montée, du moins pour les genoux. Symphonie de couleurs, d'odeurs et de chants d'oiseaux, différente de celle de la première étape, mais tout aussi attrayante. On croit voir comme un tissu de camouflage militaire recouvrant mollement les pentes.

C'est un vrai bonheur que de marcher ce dimanche-là, à cet endroit-là. Vers dix heures je parviens à El Acebó, minuscule village qui paraît tout neuf avec ses toits d'ardoise : j'ai mérité un petit Coca-Cola, dans un estaminet aux gravures graveleuses d'un assez mauvais goût.

Et quand je parviens à Riego de Ambrós, il est onze heures, pour moi le temps de casser la croûte, avec le jambon et le fromage acquis hier soir à Rabanal. Les trois "Marseillais" passent, puis mon Espagnol, qui paraît ragaillardi. Je doublerai les premiers assez vite, rattraperai le second à l'entrée de Molinaseca. Le voilà qui s'adresse à quelqu'un, je suppose qu'il a de la famille dans le coin, car on ne le verra pas au gîte, gîte auquel on parvient après avoir parcouru un bon kilomètre supplémentaire, tandis que la pluie se met à tomber !

Bonne douche, pour se remettre. Et sommeil. La pluie s'est arrêtée. Tiens, quand je me réveille, je continue à entendre les douches, juste sous mon lit. Mais comme le jet se prolonge, je subodore qu'il s'agit d'autre chose : l'orage ! et j'avais laissé mes vêtements à sécher dehors, après la lessive ! Je me précipite à l'extérieur : les fils d'étendage sont vides. J'apprends qu'une jeune femme a ramassé toutes les affaires au début de l'orage, et je retrouve les miennes, quasi-sèches. Je vais remercier la jeune femme, une Espagnole de toute beauté, qui pour l'heure masse les pieds de son mari, et en massera bien d'autres. C'est elle qui, tout à l'heure, sera mon interprète dans la seule épicerie ouverte, ce dimanche après-midi. Tandis que je me dirige doucement vers un restaurant, je croise le gros Australien, qui vient d'arriver, suant et soufflant, six heures après les autres. Il fait admirer à une jeune femme les nombreux tampons de sa Credential... Mais je ne l'ai pas vu sortant son portable.

De retour au gîte, c'est un nouveau spectacle de cour des miracles, qui s'offre. Des matelas partout, jusqu'au beau milieu de la cuisine - et devant la porte d'entrée ! - et jusque sous les escaliers. Sans compter ceux qui sont dehors, sous une mauvaise tente, à l'abri tout de même d'un auvent.

 

 

20e jour de marche : lundi 3 juin - Molinaseca-Villafranca El Bierzo 31 km 6h15-12h15

 

6 heures avec les arrêts, alors que le Laborde annonce 8h15 sans les arrêts ! Ce jour-là était un jour avec, pour moi !

J'avais repéré la veille un couple allemand qui se couchait tout habillé, et j'en avais tiré la conclusion que ces gens partaient tôt. Donc, dès qu'ils se sont manifestés, j'ai commencé à rassembler mes affaires, et je suis sorti. Banane et madeleines, pour ne pas partir le ventre vide, et en avant, pour beaucoup de goudron. On voit tout de suite que, depuis deux jours, nous sommes descendus de mille mètres ; il fait beaucoup moins froid le matin, et les blés à peine verts il y a peu, sont ici prêts à être moissonnés, d'un beau jaune rehaussé çà et là par quelques coquelicots.










À sept heures dix, me voilà devant le château "contes de fées" de Ponferrada, fleuron des Templiers.

 

 

Mais il faut poursuivre.

Et la traversée de cette petite ville prendra plus d'une heure. Dans un jardin public, j'ai aperçu de minuscules traces dans le sable laissées par les roues de petites voitures - il y en avait d'ailleurs une, rouge, oubliée là par quelque enfant. Et j'ai soudain eu en mémoire la passion de François pour les voitures, jusqu'à ce soir où on le crut perdu dans Carrefour, tandis qu'il se trouvait en contemplation fascinée devant le stand des jouets Norev...

Je n'ai pas pris d'eau en partant, pour ne pas risquer de réveiller les dormeurs de cuisine. Je m'en veux maintenant, car je commence à avoir la gorge sèche. Dont l'impression s'avive encore lorsque, dans les faubourgs de la ville, nous longeons d'énormes terrils. Nous : devant ou derrière moi - surtout derrière - une dizaine de pèlerins s'égrènent le long du chemin.

La voiture-cercueil me double, le conducteur me dit que ses Kameraden ont dû se tromper, qu'il ne les retrouve plus sur la bonne piste... Columbrianos, puis Fuente Nuevas, à 9 h. Et un Cola-Cao bienvenu, même en l'absence de croissants... À la sortie du village, un jardin rempli de Lys Royale, en pleine floraison, attire mon œil - et mes narines, car l'air en est embaumé. Et je songe aux photos d'Anne-Lise, chaque année pour son anniversaire, au milieu des lys... et à M. F., qui les aimait tant et cueillait délicatement les majestueux pétales, pour en faire des pansements à l'eau de vie...

À neuf heures et demie, Camponaraya, où je puis enfin faire le plein d'eau et, pendant que j'y suis, de provisions. La route commence à monter, et le soleil tape. Soudain, j'aperçois le couple "franco-belge", qui a passé la nuit à Ponferrada, et dont j'ai rattrapé l'avance. À onze heures, à Cacabelos, je déjeune tandis que retentit un glas lugubre, et qui n'en finit plus. Le couple "franco-belge" me passe, ainsi que les jeunes retraités de Lyon. Après, ça continue de monter, et c'est bitume-bitume ; pour la première fois, je peine vraiment.

Mais en arrivant à 12h15, je coiffe tout le monde sur le poteau, je suis le premier dans le premier gîte qui se présente, c'est-à-dire le municipal. J'ai mis six heures (avec trois arrêts) là où le Laborde-Ballen prévoit 8h15 (sans les arrêts) !

Et à treize heures, je suis naturellement sous la couette, à me remettre. J'en ai fichtrement besoin. Deux heures de vrai repos, puis visite lente du lieu. Comme nombre de villages espagnols, on dirait que Villafranca est un site en reconstruction (avec de la brique, non des parpaings), avec de très beaux monuments, ou restes de monuments. J'ai visité lentement le cimetière, et photographié quelques tombes, agencées bien différemment de chez nous, selon des niches visibles de l'extérieur, qu'on mure lorsqu'elles sont occupées. Il me semble que la sépulture la plus ancienne datait de 1895.

Sur la place centrale, tandis que je rédige ces lignes, un petit vent frais produit un effet bien agréable. Les trois Allemands à la "voiture-cercueil" sont là, accompagnés pour la circonstance d'un compatriote, une sorte de pilier de rugby, qu'ils me présentent comme étant instituteur. Et ils ajoutent à son intention : lui, c'est un Inspecteur français.

Du tac au tac, l'instituteur rétorque,sarcastique, ce sont des gens très aimés !

- Ah, toi, je t'aurai de toutes façons, ai-je pensé.

Ils me reparlent de mon anniversaire, car l'un d'eux est mon conscrit, et doit avoir le sien aux alentours du 20. Et m'offrent un verre d'une sorte d'apéritif anisé. Eux viennent de manger, c'est à mon tour maintenant, et je consomme à la table voisine du couple franc-belge, qui m'abreuve des conseils les plus pertinents. L'étape de demain, je le sais, sera longue. Il y a deux trajets possibles, et donc un choix difficile à opérer..

 

 

21e jour de marche : mardi 4 juin - Villafranca del Burgo-O Cebreiro 30 km - 6h30-13h 15

 

Nuit assez difficile, deux couples étant rentrés fort tard - sans faire beaucoup de bruit, d'ailleurs, mais le pélerin fatigué que je suis souffre d'un sommeil léger.

À six heures, cependant, je réponds présent dans la cuisine, en train de me faire chauffer une tasse de Cola-Cao, et je suis sur la route dès la demie. En définitive, j'ai suivi la voie de gauche, d'ailleurs le bord de la route nationale, et rien de plus, solution à rejeter, à cause du nombre de camions.

Je n'ai compris mon erreur que plus tard, car au départ, les camions n'étaient guère gênants. Pereje dépassé à 07:30, Trabadelo à 08:15, La Portela de Valcarce à 09:17, Ambasmestas à 09:33, et je m'arrête pour me restaurer. Nous passons sous une autoroute extraordinairement perchée, et je me demande soudain si nos écologistes eussent permis une telle construction.

 

Puis Vega de Valcarces à 09:42, et tout d'un coup ça monte, à couper le souffle ! Les trois "Marseillais" s'interrogent comme moi sur le chemin à prendre, tandis que le couple de "Lyonnais" poursuit sans hésitation. En fin de compte, ce sont eux qui avaient raison, et qui arriveront les premiers.

Pour ma part, j'atteins La Faba à 12 heures puis, par un mauvais sentier, du moins très aérien, La Laguna, dernier village de la province de León : je pensais être arrivé, quelle déception !

Il faudra donc poursuivre, tandis que le temps menace, que le ciel s'emplit de brume et de brouillards, encore un peu : il faudra attendre 13:15 pour atteindre le panneau indiquant l'entrée d'O Cebreiro. Et c'est à ce moment que je rejoins, sortant de mon mauvais sentier, une magnifique route nationale : ah ! Les pélerins espagnols motorisés n'auront pas eu de peine, eux, à grimper jusqu'ici !

J'arrive en même temps que l'instituteur allemand et un de ses compagnons. On nous conduit vers une chambre exigüe, et voici qu'en face de moi est installé un pélerin allemand, en piteux état, toussant et crachant comme un voleur. Quant aux trois "Marseillais", arrivés peu après, ils sont dirigés vers un dortoir plus confortable que la cage à poules qui nous a été allouée : si vous savez ce qu'est une chambre d'étudiants, ajoutez-y mentalement deux rangées de quatre lits, et jaugez l'espace entre les deux rangées...

On prétend que les Albergues sont bon marché, ce qui est vrai relativement au pélerin qui débourse peu. Mais l'hospitalero, lui, n'a aucun souci de literie, par exemple, et perçoit pour une chambre plus que ne demanderait un hôtel : il y a là une arnaque d'autant plus honteuse, que la Communauté européenne verse des subventions considérables à l'Espagne, pour l'entretien du Camino et la construction d'Albergues. Mais bref.

Nous voici donc à trois suivant l'exemple des trois "Marseillais", c'est-à-dire occupant un lit à distance correcte du voisin. Et je m'endors. Mais la jeune hospitalera vient me sortir, prétextant qu'elle m'a noté dans une autre pièce, et qu'on ne peut pas changer les choses. Et d'ailleurs, voici une jeune femme qu'elle destine au lit que j'occupe, selon elle, indûment... Je suis bien obligé de battre en retraite... tandis que je pense en moi-même que les deux Allemands ont eu la chance de partir tout de suite faire des courses, mais qu'ils ont reculé pour mieux sauter...

Eh bien, je me trompais, lorsqu'ils sont rentrés ils ont fait la sourde oreille, n'ont pas été délogés du dortoir, tandis que leurs deux places sont restées inoccupées dans la chambre d'étudiant ! Je retiens la leçon : voilà ce que c'est que d'aborder seul les difficultés !

Vers 16 heures, je me résous à aller faire un tour, pour me réapprovisionner, malgré le peu d'envie que j'en ai, la bruine incessante n'étant guère engageante, et cette histoire de dortoir me turlupinant un peu. J'ai aussi visité le cimetière, avec des tombes très plates, et toutes recouvertes de plaques d'ardoise, à l'image d'ailleurs des maisons d'ici, bien conservées ou restaurées, couvertes soit d'ardoise soit d'un mélange de seigle et de genêts. J'ai croisé deux "pélerines" complètement épuisées - elles n'avaient pourtant pas marché bien vite, mais essuyé plusieurs orages dans la montée - à qui j'ai indiqué le bon chemin de l'Albergue. Comme je n'avais pas mangé à midi, c'est en fin d'après-midi, vers 17:30, que je suis allé déguster une cuisse de canard, que je n'ai d'ailleurs pas pu finir !

Au cours d'une brève éclaircie, j'ai pris une photo assez trompeuse, car elle semble montrer un paysage relativement ensoleillé, ce qui n'était pas le cas !

 

J'ajoute même un cliché pris par la WebCam de l'Albergue, tournée vers le village (un jour de beau temps !)

 

 

 

 

 

La pluie continuant de plus belle, quelque peu séparé de mes compagnons de route peu à peu devenus habituels, eh bien je n'ai rien trouvé de mieux que d'aller me coucher dès 19 heures ! Car décidément cette journée augurait mal de mon entrée en Galice - l'ultime province du Camino.

Par bonheur le pélerin malade s'était bourré de cachets, ce qui fait que je ne l'ai pas entendu de la nuit... et que j'ai dormi comme un petit enfant - soit fatigue, soit à cause de l'altitude, ce qui ne m'était pas arrivé depuis León.

 

 

22e jour de marche : mercredi 5 juin - O Cebreiro-Samos 35 km - 5 h 45-13 h 30

 

Je suis levé dès cinq heures. Toutes mes affaires déposées en trois voyages dans le couloir, je prends le temps de ranger soigneusement mon sac. Une fois prêt à partir, je vais déjeuner sur le perron, pour m'habituer au froid. Car il fait froid, à 1 300 mètres ! Le Laborde-Balen conseille de prendre "par les bois". devant moi, deux Espagnols s'enfoncent dans la nuit, en suivant la route nationale.

Je prends la direction opposée... Me voici bientôt dans une forêt bien sombre, mais pas suffisamment pour m'empêcher de voir que le chemin est comblé par une immense flaque d'eau, un véritable lac, d'ailleurs. Où passer ? Je choisis de faire un détour par la forêt, malheureusement assez dense. Et pour retrouver le bon chemin, un kilomètre plus loin, ça n'a pas été une sinécure. Brusquement, le sentier s'arrête sur une petite route : je prends à gauche, car j'ai repéré sur le sol... un paquet de cigarettes !

Mais deux kilomètres plus loin, avisant une flèche qui montre la direction d'où je viens, je suis contraint de m'arrêter pour recourir au Balen : il fallait prendre à droite ! On peut dire que j'ai alors mis les bouchées doubles, mais à l'arrivée j'aurai cinq kilomètres de plus que les autres dans les jambes.

Il recommence alors à pleuvoir ; sans parler du vent qui souffle par rafales.

Mais peu après Liñares, la haute statue du pélerin arc-bouté sous le vent, au col Alto de San Roque, me redonne du courage, car c'est me semble-t-il le début du compte à rebours : à ce point précis, restent 147 kilomètres à parcourir. Et tous les cinq cents mètres, sans exception, le compteur décrémentera.

 

 

Ce gigantesque pèlerin me redonne du courage et ce n'est pas une simple formule, car j'en avais le plus grand besoin !

Arrivé à Hospital da Condesa, je suis frappé par la beauté de la petite église, vestige d'un hôpital bâti en ces lieux, au IXe siècle, par la comtesse Doña Egilo, mais j'ai les doigts si gourds que je n'arrive pas à sortir mon appareil !

 

Un peu plus loin, je "remonte" deux Allemandes qui me paraissent au bout du rouleau. Il est vrai que les conditions qui nous sont faites exigent des moyens physiques peu ordinaires.

Vers Fonfria, tandis que s'amorce la descente en direction de Triacastela, je reconnais devant moi une silhouette : il s'agit de mon pélerin-péteur, qui me reconnaît à son tour. Il me dit avoir mangé hier à O Cebreiro, mais dormi dans un hôpital (?) où l'on a soigné sa tendinite.

À dix minutes de Triacastela, je suis à mon tour doublé par le couple de Lyonnais, qui marche vraiment d'un train d'enfer. Je note qu'ils s'arrêtent pour se restaurer dans un bar, je vais faire de même... sous un abribus. Certes un abri, mais selon les caprices du vent, j'ai les jambes cinglées par une pluie bien froide (et pourtant, depuis ce matin, nous sommes passés de 1 300 à 665 mètres).

Pendant que je me restaure, passe l'instituteur allemand, qui me dit vouloir atteindre Sarria ("un peu plus, un peu moins mouillé, maintenant qu'importe, ajoute-t-il), puis les trois Orangeois. Ragaillardi par un repas pantagruélique (thon "en aceite vegetal", fromage local et pruneaux), je me remets en route vers 11:20, m'étant décidé pour le détour par Samos.

Route mouillée, camions qui vous envoient des giclures, puis sentiers relativement agréables, mais obligeant à quels détours ! À mon arrivée, dans un gîte dont le caractère sommaire frise le dénuement, je tombe sur le couple de Lyonnais qui a gagné une poignée de secondes sur moi, en suivant la route jusqu'au bout.

Douche tout d'abord, puis sieste jusqu'à 15:15 : ah, qu'il est bon de se refaire une santé ! Tandis que je songe à me lever, sans trop de convictions étant donné ce qui dégouline, débarque le couple franco-belge incroyablement crotté. Comme je les entends parler du repas du soir, je leur suggère, sinon impose, ma compagnie.

Et tandis que la pluie diminue, je me précipite pour effectuer quelques courses, et faire le tour de "l'imposant monastère" (abbaye bénédictine, en fait) de Samos, qui nous abrite.

 

 

 

 

Le spectacle, au retour, est assez cocasse : du linge sèche, ou tente de sécher, à peu près partout : montants des lits, matelas... Par bonheur nous ne sommes que 25 pour 70 places ; j'imagine avec quelque effroi la situation si le dortoir avait été rempli...

 

 

 

Avec Henri le boulanger et son copain l'ex-commandant de l'armée belge, nous nous rendons au restaurant... qui n'ouvre, bien évidemment, qu'à 20 heures. Une heure à tuer dans la bonne humeur, avec deux verres de vin pour faire passer le temps un peu plus vite. Excellent repas, suivi du traditionnel gâteau de Santiago, généreusement arrosé de vin doux. Et je n'ai pu finir le digestif offert par la maison...

 

 

23e jour de marche : jeudi 6 juin - Samos-Portomarin- 33 km - 6 h 15-14 h

 

Dès le réveil, entendant un bruit doux désormais bien connu, je songe à ce que me réserve cette journée : c'est pourquoi je me rends aux toilettes et, à l'aide d'une chaise, je vais ouvrir une fenêtre très haut placée. Las, je ne m'étais pas trompé, ce que j'avais redouté d'entendre était la réalité : une pluie soutenue.

Je me prépare sans bruit, puis en avant sous la pluie dense, tandis que je déjeune imperturbablement ! J'ai pour une fois décidé de suivre la route jusqu'à Sarria, les détours par les sentiers me paraissant inutiles, dans cette demi-obscurité. Je note que la plupart des camions, lorsqu'ils n'ont aucun véhicule en face d'eux, effectuent un large détour pour éviter de m'arroser. De toute façon, par bonheur, la circulation est encore peu dense.

Sept heures quinze : le téléphone sonne, et je me débrouille comme je peux, pour le sortir de dessous mon poncho. Miracle, je constate que le nom de mon fils s'affiche, ce qui n'arrive jamais par delà l'Atlantique, et je m'en étonne auprès de lui. Papa, je ne suis pas à San Francisco, mais je suis venu en mission... à Paris ! Tiens, il n'oublie, pas plus aujourd'hui que d'habitude, de me souhaiter mon anniversaire, et ce petit geste rejette loin de moi l'obscurité, la pluie, le vent, la fatigue et la solitude... Je repars ragaillardi.

À 08:30, me voilà enfin dans Sarria, où j'arrive juste à temps pour voir trois ou quatre pèlerins s'engouffrer dans un autobus. En voilà qui arriveront tôt à destination, et complètement secs ! Pour ce qui me concerne, même si je commence à être trempé (car mon poncho, hélas, s'est égratigné je ne sais où), je considère que douze kilomètres parcourus en deux heures quinze, ce n'est pas si mal, étant donné les conditions atmosphériques.

Et maintenant, suivons véritablement le chemin, tout en sachant qu'il rallonge et complique ! Et ça tombe ! Un nouveau déluge ! Et ce vent qui vous ralentit ! Vers onze heures, je décide de m'arrêter dans un bar, opportunément isolé au bord du Camino.

C'est là que mon frère me rejoint à son tour - pas de difficulté, alors, pour tirer le portable de ma poche, tandis que je me remets avec l'aide d'un Cola-Cao bien chaud, et que je m'étonne du passage d'une nuée de jeunes pèlerins, jaillis on ne sait d'où, et manifestement peu préparés à ce genre d'aventure. Mais il est vrai que puisque la Credential est remise à toute personne ayant parcouru (par quelque moyen que ce soit) les cent derniers kilomètres, certains ne se gênent pas pour profiter de l'aubaine. Si c'en est une.

La suite serait mémorable... malheureusement je manque d'humour pour la raconter. Donc, résumons : de véritables lits de torrent, qu'il faut remonter à n'en plus finir, et dans lesquels il faut patauger, puis des chemins détrempés et boueux à souhait. Et des souliers qui résistent magnifiquement, par bonheur. J'y avais mis le prix, ils m'ont rendu de signalés services. Vive Décathlon, ses Quéchua et ses Forclaz !

J 'ai repris un peu de poil de la bête, et j'en profite pour rattraper et dépasser une quinzaine de pèlerins (partis de Samos ?). Mais, même sous la pluie, les efforts se paient d'une incroyable transpiration : il faut alimenter le moteur. Et soudain, plus une goutte d'eau ! J'ai mis du temps avant d'en trouver, à la fameuse fontaine Mercados de Sierra. À midi pile, je passe devant la borne 100 kilomètres, maculée d'inscriptions : le véritable compte à rebours est commencé, sous une pluie battante.

Mais voilà qu'une bruine "bretonne" prend un temps le relais de la pluie. Ce n'est pas un vain mot, réservé à nos livres scolaires de géographie : les influences océaniques se font désormais sentir. Après quelques petits errements, Portomarin est à mes pieds. On dirait à s'y méprendre un village côtier breton, avec ses maisons tellement blanches, sous la grisaille du ciel. Ou mieux encore, un petit port grec.

À quatorze heures, je franchis les portes du gîte, dans lequel il reste une place - mal placée, évidemment... D'où sont donc partis, et avec quel(s) moyen(s), ceux qui sont arrivés avant moi ? Question que je ne résoudrai pas. Seule la présence de mon compère espagnol, le péteur du sommet du Camino, qui est parti ce matin de Sarria, ne m'apparaît pas suspecte.

Douche froide, tellement agréable quand on grelotte déjà, petit lavage, qui ne séchera évidemment pas. Je passe en revue ma si précieuse cape, et je m'aperçois qu'un buisson de rencontre y a causé un petit trou ; elle n'est donc plus totalement étanche, et je comprends soudain l'origine de tant d'eau à l'intérieur. Ce n'était pas, comme je l'avais naïvement imaginé, dû à ma seule transpiration... Tentative de sieste, vite avortée : des allées et venues incroyables dans le dortoir, des cris, des interpellations, je n'avais jamais vu ça jusqu'ici. Et je n'arrive pas à me réchauffer, à cause d'un matelas que je découvre trempé. Voilà qui me promet une belle nuit !

À quinze heures, après avoir erré dans les rues de la petite ville, toute en pentes et en gradins, je sirote un second Cola Cao bien à l'abri d'un petit bar. Et j'observe le va-et-vient sur la place. Le soleil, soudain, fait une timide apparition car le ciel s'est temporairement dégagé. Alors, je sors à nouveau, pour promener ma lassitude et mon désœuvrement - j'aimerais encore mieux marcher, malgré ma fatigue, que demeurer à ne rien faire, simplement à attendre la nuit, et le temps d'un hypothétique repos... Bien m'en prend, car je tombe littéralement sur le "couple" franco-belge, décidément moins en jambes que moi.

Je m'inquiète pour leur hébergement. Et j'apprends ainsi que pour les "retardataires" - mais peut-on nommer ainsi ceux qui ont loyalement effectué leur trajet à pied ?, les autorités locales ont ouvert à deux pas du gîte officiel une sorte de gymnase. Je m'y rends : sommaire, sans doute, mais plus vaste, plus aéré que l'endroit où je vais devoir passer la nuit. J'y remarque d'autres visages familiers, en particulier les trois hommes que j'avais nommés les Marseillais, puis les Orangeois. Allure éminemment sportive, toujours ensemble, et je soupçonne l'un d'eux, à cause d'une légère claudication, d'être un gendarme. Eh oui, c'est Jacquot qui m'a appris cela, un jour que je m'étonnais de le voir boiter très légèrement : le poids du PA sur la hanche droite, pendant trente années... Et puis aussi le couple lyonnais. D'autres encore... Décidément, j'aurais dû marcher moins vite, arriver un peu plus tard. C'est avec tous ceux-là que j'eusse dormi, et non avec des étrangers (à mon propre pèlerinage) , resquilleurs au possible.

Il sera dit que nous trois - le boulanger, le militaire belge et moi - nous ne nous quitterons que pour aller nous reposer : nous demeurerons ensemble jusqu'à 21 heures, d'abord devant deux Cola-Cao bien fumants, puis attablés devant un plat aux quatre viandes, spécialité locale. Bon sang que tout cela m'a remonté le moral ! Mais j'ai dit à mes commensaux que j'étais au bord du point de rupture, et que je ne me sentais pas la force de les suivre le lendemain, d'aller aussi loin qu'eux... Mais peu à peu, je me retrouve moins seul.

 

 

24e jour de marche : vendredi 7 juin - Portomarin-Melide 40 km - 6 h 30-16 h 30

 

Après tous les efforts physiques consentis les jours précédents, je sentais que ce vingt-quatrième jour de marche serait un jour "sans". Du reste, je me suis levé de bonne heure, sans la "frite" nécessaire. Le pèlerin espagnol ne tarde pas à me rejoindre, ainsi que deux ou trois couples de jeunes randonneurs, que je n'ai jamais vus, et ne reverrai jamais. Je me fais chauffer un Cola Cao, le dernier que je possède au fond de mon sac. Avec un méchant morceau de pain, du fromage local et des fruits secs, il y a de quoi affronter la marche à venir.

D'autant qu'il ne pleut pas ! Après ces derniers jours, tout uniment détrempés, cela m'apparaît presque comme irréel. Donc, je pars content dans la nuit. Je passe bientôt devant l'usine à céramique, signalée dans le Laborde : je m'étonne qu'elle puisse dégager, de si bon matin, tant d'odeurs nauséabondes.

À Ligonde, je suis encore dans les temps, mais je me fais bientôt dépasser par une quinzaine de pèlerins, pour la plupart espagnols, et que je n'ai naturellement jamais croisés auparavant. Et la pluie, qui nous a épargnés pendant la première demi-heure, se remet à tomber de plus belle ! Et le vent qui souffle en rafales ! Je me demande, par moments, ce que je peux bien ficher ici... Je traverse un village dont le cimetière déborde (par ses niches) sur la route. C'est assez impressionnant, et inattendu. Tout cela n'en finit plus, et mon moral est au plus bas. Comme un café se présente à une croisée des chemins, je l'estime bienvenu : j'y retrouve la plupart de ceux qui m'avaient dépassé, peu de temps après le départ.

Agglutinés devant un poste de télé, ils regardent avec passion je ne sais quel match de football de la Coupe du Monde, avec quelques habitués du lieu. Un Cola-Cao me réchauffe, et il faut repartir. À midi, j'entre dans Palas de Rei, avec l'intention de m'y arrêter. Même si je n'ai pas marché comme un champion, j'ai tout de même gagné une heure, par rapport à ce qu'indique le Laborde... Le gîte n'ouvre malheureusement qu'à deux heures.

Sous la pluie battante, je m'interroge sur la conduite à tenir. Je commence par me rendre à la poste, pour expédier je ne sais plus quoi, ni à qui. Je tâche ensuite, mais en vain, de me procurer des chaussettes, car tout mon change est complètement trempé au fond du sac. Comme moi, d'ailleurs.

Après quelques tergiversations, je décide d'aller manger un bout avant l'ouverture du gîte, et justement un petit bistrot s'offre à moi. Les "Lyonnais" y parviennent en même temps que moi, et le mari m'invite à leur table. Bon repas amical, bienheureuse halte dans une douce chaleur, une halte d'une heure, ce qui me change beaucoup de mes repas de plein air, expédiés dans une hâte excessive. Ainsi le moral me revient peu à peu, je me sens retapé et je décide de poursuivre ma route avec le couple : en fait, j'aurai accompli deux étapes en une seule !

Le moral et le physique me sont revenus, puisqu'en définitive, j'ai pu les suivre sans aucune difficulté - et pourtant ils avancent d'un sacré pas. Ainsi suis-je redevable à des gens avec qui, lors de la première rencontre à Hospital de Orbigo, je n'avais apparemment aucun atome crochu. Il faut ajouter aussi que j'avais entendu dire qu'il convenait d'arriver à Santiago le dimanche, c'est peut-être pour cette raison que j'ai consenti à un effort supplémentaire.

Me voilà donc à Melide sans l'avoir voulu, ayant marché quinze kilomètres de plus que prévu. À l'arrivée au gîte, nous sommes tuyautés par le "gendarme" orangeois, qui nous indique les bons coins de cet immense gîte, et la marche à suivre s'agissant des formalités d'entrée : j'en conclus que son "équipe" ne s'est pas arrêtée, ou à peine, pour manger. Je trouve un lit au second étage, un lit confortable.

Après la douche, je savoure un bon repos, malheureusement gâché parce que je grelotte sans le vouloir. Ce doit être nerveux ; ou alors, un signe d'épuisement physique. Il m'en a fallu, du courage, pour me lever, m'habiller et sortir !

Mais il faut dire qu'à l'abri du bon K-Way acquis à León, j'ai vite retrouvé, même à l'extérieur, une bonne température. Quelques courses au Prisunic tout proche, un magasin de mercerie où je déniche de chaudes chaussettes de marche, à un prix inconnu en France... Me voilà de retour avec un meilleur moral !

J'ai trouvé sur un lit un journal, je m'en suis saisi pour bourrer mes chaussures de marche, et préparer ainsi le départ du lendemain. Et voilà que mon Espagnol rapplique : c'est son quotidien personnel que j'ai "emprunté", et c'était le journal de ce jour ! Repas grignoté dans la salle commune, puis rédaction des échos de la journée. Des pétuneurs hollandais me gênent au plus haut point ! Je me fais sortir - comme eux, d'ailleurs - de la grande salle commune, au prétexte qu'il faut laisser la place à ceux qui ont payé pour manger un repas chaud !

M'en fous, me serai ainsi couché plus tôt - et personne sur le lit d'au-dessus, alors ça, ça faisait longtemps... Mais je n'ai pas de nouvelles du "couple" franco-belge.

 

 

25e jour de marche : samedi 8 juin - Melide-Arca 32 km - 6 h 15-13 h 30

 

Il ne pleut pas pendant les vingt premières minutes de marche, et puis patratas ! Il est vrai que ça faisait longtemps, là aussi... Vite sortir le poncho, qui avait été soigneusement remisé. Dans la nuit, je me trompe de direction, hésite, reviens sur mes pas... Je suis furieux contre moi-même, j'ai perdu une demi-heure à cause d'une seconde d'inattention.

Mais que les eucalyptus sentent bon ! Je me console avec leur parfum tenace, sans doute augmenté par la pluie battante. Désormais, cette odeur imprégnera le parcours jusqu'à l'arrivée, car nous allons traverser des forêts entièrement consacrées à cet arbre. Les gens d'ici ne doivent pas beaucoup s'enrhumer, en tous cas ils disposent en permanence de fumigations naturelles ! Et puis je me trompe à nouveau...

À sept heures vingt-trois, j'atteins Boente, je décide, la carte consultée, de poursuivre un peu par la route, jusqu'à retrouver le bon sentier. J'atteins ainsi Arzua à neuf heures. Petit casse-croûte. Un moment de relâchement dans mon allure, et me voilà immanquablement doublé, vers dix heures, par les trois "Orangeois", flanqués de l'instit allemand, qui leur colle littéralement aux fesses : quel train d'enfer ! Je ne les perdrai guère de vue ; mais si j'avais été seul, je me serais probablement arrêté ; ces quatre-là m'ont tiré hors de moi-même, en quelque sorte.

Huit fois au moins, dans la journée, enfiler et enlever le poncho, alourdi par la pluie et la transpiration. Ah ! On peut dire que nous en avons goûté, du climat océanique ! Et toujours rien concernant le couple franco-belge, Henri et l'ex-commandant. Cela commence à m'inquiéter. Lors des brèves accalmies, on a le temps d'admirer les nombreuses horreos, sortes de greniers à maïs à la ressemblance assez frappante avec ceux de l'Afrique tropicale.

 

L'accueil au gîte est tout à fait charmant. De plus, je suis dans les tout premiers (pour une fois), et je n'aperçois pas les quatre pèlerins qui me devançaient. Et c'est chauffé partout ! Mon linge va pouvoir sécher.

Ma douche prise, je vois arriver les quatre : ils se sont trompés, eux aussi ! Après tout, chacun son tour, n'est-ce pas ? Mais moi, c'est de nuit, que je me trompe... Pendant qu'ils parlementent auprès de l'hôtesse, je saisis le sac de l'instit allemand pour le déposer sur un lit - afin de lui garder une place. Ce geste anodin a été particulièrement apprécié : Albert, car cet instituteur de Cologne appréciant peu les inspecteurs se prénomme ainsi, me remercie chaudement, me propose de cheminer de conserve pour l'ultime journée, et me suggère de partager avec lui la chambre qu'il a retenue à Santiago, au cœur de la ville, à deux pas de notre but.

Bingo ! Que de soucis en moins ! Encore que, lorsqu'il me parle de Ma Poule, je crois à une plaisanterie - dont il n'est pas coutumier, il faut bien le dire. Mais je suis (à demi) rassuré lorsque Albert me tend un prospectus : Hostal Mapoula, c'est bien cela. Enfin, nous verrons.

Je puis dès lors m'adonner à mon exercice favori en ce moment, la sieste récupératrice, non sans avoir, auparavant, salué l'arrivée du couple lyonnais, une heure donc après moi. Ils sont très fermés sur eux-mêmes, tous les deux, et je leur sais particulièrement gré de m'avoir supporté toute une après-midi, tandis que mon moral avait flanché, déteignant sur le physique, à moins que c'eût été l'inverse...

Vers seize heures, je vais explorer ce petit village-rue, dans lequel les banques les plus rutilantes côtoient les masures à demi-écroulées : visages contrastés de l'Espagne moderne...

Je tombe naturellement sur le bistrot du coin, et je prends mon classique Cola-Cao, lesté de deux brioches, tout en lorgnant du coin de l'œil le combat de deux sœurs ennemies, différentes à la fois dans leur beauté et leur niveau de jeu - il s'agit d'un match de tennis. Je reviens lentement, gagne la salle commune.

Le "gendarme" claudicant s'approche de moi, nous parlons un moment de choses et d'autres, je lui dis que j'ai commencé ma carrière à Orange, il y a bien longtemps, puis je lui pose la question qui me brûle les lèvres depuis plusieurs jours - en fait, depuis l'étape Hospital de Orbigo-Rabanal el Camino : j'ai cheminé jusqu'à León avec un ami gendarme qui m'a expliqué sa très légère claudication par le port du PA ; vous avez une démarche identique à la sienne, j'en ai conclu que vous êtes gendarme, vous aussi, me trompè-je ?

Son visage s'éclaire d'un large sourire de sympathie : "Vous êtes excellent observateur, et votre hypothèse est bonne ; mais je ne suis pas gendarme, je suis policier, à la retraite depuis un an. Et c'est bien le PA qui est responsable de ma démarche...

Tandis que nous devisons, entre en coup de vent dans la salle une jeune femme que je connais fort bien, ou plus exactement que je reconnais... sans parvenir à mettre un nom sur son visage, ni définir un lieu de rencontre,. Et puis soudain, bon sang mais c'est bien sûr, j'y suis ! La pèlerine qui, l'année dernière, avait refusé de me masser les pieds à Honto, mais les avait néanmoins immortalisés sur son camescope ! Seul son prénom m'échappe. Bon, le policier orangeois et moi, nous retournons à nos affaires, et je sors dans la cour.

Voilà que la jeune femme apparaît derrière moi, me passe sans me voir, un minuscule slip blanc à la main, et se dirige vers l'étendoir. Je me précipite, je vais lui couper le passage, et je m'arrête brusquement devant elle : pour le coup, je lui ai coupé le souffle ! Elle me remet tout de suite, la Christiane (car je lui ai honteusement demandé son prénom !), m'apprend que Gretel et son Claude de mari sont à deux journées devant - je me mets à regretter de les avoir manqués de si peu, car ils furent l'année dernière de bien précieux compagnons de route.

Le soir, repas avec les trois policiers, et Albert. Ambiance fort sympathique. Et en avant pour la dernière nuit !

 

 

26e jour de marche : dimanche 9 juin - Arce-Santiago : beaucoup plus que les 18 km annoncés ! 6 h-10 h 30

 

Je réveille Albert, puis les policiers. Petit déjeuner, et nous voilà partis.

Modeste côte... train d'enfer... Odeur presque étouffante des eucalyptus : je suis rapidement lâché. Et puis la pluie qui repart, et puis le vent qui la rabat sous la tête du poncho... Tout cela, naturellement, ralentit l'allure, tandis que les pèlerins sont contraints d'effectuer un large détour pour éviter l'aérodrome récemment installé dans les faubourgs de Santiago - tout en bénéficiant, même à cette heure matinale, des décibels de puissants réacteurs à plein régime.

Quelques sursauts d'énergie, ou d'orgueil, et voilà que je "remonte" pas mal de touristes (je ne puis me résoudre à les nommer pèlerins) assez désemparés dans cette tempête, jusqu'à rattraper Albert, lui aussi lâché par les trois Orangeois. J'ai le temps d'apercevoir de nombreuses inscriptions vengeresses - sans doute la Castille et la Galice ne sont-elles pas tellement sœurs aimantes - voire des refus du tout éolien, comme en Navarre - eolicos, no !

J'aide Albert à remettre son poncho, qui ne l'abritait plus depuis sans doute pas mal de temps, et à nous deux, nous reprenons le train. Au passage de Lavacolla, Albert me fait une docte leçon d'histoire, me rappelant que c'est ici que les pèlerins se purifiaient avant de terminer au terme de leur épuisant voyage à travers l'Europe, et que "colla" ne signifie pas "le cou", mais bien le cul, car les pèlerins se devaient de prendre un bon bain de siège... Sourires entendus, qui nous délassent un peu.

Et c'est l'arrivée à Monte do Gozo, le Montjoie de Compostelle, avec l'immense camp de pèlerins - on le croirait s'étendant à perte de vue, mais il est vrai qu'à cause de l'épais brouillard, notre vue se perd bien rapidement...

à tel point que nous n'apercevons pas Santiago, pourtant à nos pieds.

En revanche, nous apercevons les trois policiers orangeois, stoïques sous la pluie qui les gifle : ils n'ont pas voulu achever seuls le périple, ils ont tenu à nous attendre... Voilà qui n'est pas ordinaire, et me fait chaud au cœur.

Et permettra qu'à tour de rôle, nous fassions crépiter nos appareils (en nous efforçant de les protéger de la pluie) devant le panneau "Santiago", enfin atteint.

Oui, mais il faudra encore une bonne heure pour parvenir à la cathédrale, cette marche d'approche à travers les faubourgs n'en finissant pas. Après un dernier renseignement pris auprès d'un jeune policier débonnaire - et peut-être un peu dubitatif sur nos tenues, voilà enfin la place.

Sur la "Place littéraire", si j'ai bonne mémoire. Embrassades, interpellations, on se reconnaît, on se congratule, on s'embrasse même.

Et le premier à venir vers moi, c'est, ô surprise, l'Italien aux cheveux ondulés, que j'avais tenté de soigner à Hontanas : ma médecine a dû être à la hauteur, puisqu'il me dit être ici depuis trois jours ! Mais la fatigue, décidément, a oblitéré ma joie d'être allé au bout de moi-même. Je dédie intérieurement cette somme de beautés somptueuses, d'efforts sans cesse renouvelés, de défaillances et de découragements aussi, à la mémoire de MF qui eût été si heureuse, je pense, de me voir me transcender à tout instant, mais aussi, furtivement, à l'un de mes professeurs d'école normale, HC, qui ne se saura jamais le vrai inspirateur de ce pèlerinage...

Tout ça pour ça, me dis-je en me frayant avec peine un chemin à travers l'immense foule des touristes, dont les parapluies manquent à chaque pas de m'éborgner, tant la race locale paraît de petite taille. Nous abordons, à deux pas de la cathédrale, l'office de tourisme dans lequel on nous remettra notre Credential - et c'est tandis qu'on rédige la mienne, dans un latin assez culinaire me semble-t-il, mais j'ai à peine la force de protester - que je vois apparaître le couple de Lyonnais. C'est aussi à ce moment-là que je les vois disparaître - après les avoir remerciés et étreints, et ils le méritaient - car je ne les reverrai plus, et pourtant en ai-je croisé, des pèlerins entrevus ici ou là, jusqu'à mon départ le lendemain !

Albert et moi nous mettons maintenant en quête de l'hôtel dans lequel une chambre est réservée. Mais imaginez deux pèlerins transis, et trempés, tenant à quatre mains un plan détrempé lui aussi, et manquant de se déchirer à chaque rafale, tout en s'efforçant de l'orienter convenablement... Albert me soutient que c'est à deux pas de la cathédrale, et pourtant nous avons erré, de commerçant en commerçant, pendant une bonne demi-heure, avant d'arriver, peut-être par hasard, à la bonne adresse, il est vrai à deux pas de la cathédrale.

Chambre modeste mais propre, et chauffée, avec deux lits jumeaux : il y a longtemps que je n'ai bénéficié d'un pareil confort. Nous nous délestons de nos sacs encombrants, et repartons vers la cathédrale, légers comme des cabris. Mais nos errements dans la vieille ville nous ont fait perdre un temps précieux, et c'est en jouant des coudes, après avoir essayé plusieurs entrées, que nous pouvons pénétrer dans une cathédrale archi-bondée. Dans laquelle une minorité de pèlerins, reconnaissables à leurs pauvres tenues relativement crottées - et souvent debout - contraste fort sérieusement avec une majorité de spectateurs très endimanchés - et, pour la plupart, assis. "Et parmi la foule volontiers bruyante et indocile des visiteurs glissent, silencieuses, les silhouettes des pèlerins qui touchent enfin au terme de leur long voyage" : oh combien cette phrase, que j'ai relevée dans je ne sais plus quel guide, correspond à la réalité telle que je l'ai vécue !

À 12:34:42 - j'ai consulté mon chronomètre - le spectacle commença ; car c'en était un, qui m'expliqua la présence de cette immense foule ne comportant pas que de bons catholiques !

Auparavant, les acteurs du show christique m'avaient fait l'insigne honneur de passer devant moi - je m'étais faufilé jusqu'à deux pas de la nef centrale - et j'avais reconnu l'officiant, un sosie extraordinaire d'Igor Stravinsky et ses huit chambellans - tous portant une large pèlerine brune ornée de deux coquilles de Saint-Jacques, dont un sosie parfait de Raymond Barre, appelons-le Raymondo Barremos. D'abord une pesante lecture de tous les pèlerins arrivés - et il y en avait dix fois plus que ce que j'avais pu en croiser, d'où me vint l'idée d'un miracle de Jésus auquel personne n'ose faire allusion, car relevant sans doute d'un évangile apocryphe, la multiplication des pèlerins en Galice.

Je m'ennuyais ferme et de plus, la colonne vertébrale en bouillie et incroyablement douloureuse, pressé par les uns et par les autres, mais fort heureusement dominant la situation du haut de mes gros souliers, je tentais de me soulager en me dandinant lentement d'un pied sur l'autre, pour diminuer le poids de la fatigue. Et si mes voisines exhalaient de mauvais parfums plus ou moins capiteux, je sentais fort bien mon odeur à moi, qui s'élevait parmi les âmes, une forte odeur de chien mouillé.

Igor Stravinsky blablata un temps certain, et je me demande si je ne me suis pas un peu assoupi. Quoi qu'il en soit, lorsqu'il annonça, et je compris fort bien malgré l'obstacle de la langue, que ce qui allait survenir maintenant était un exercice spirituel tourné vers l'adoration divine, non une attraction - non un spectacolo, je me réveillai complètement. Raymondo Barremos fit un signe, et ses sept compères décrochèrent une sorte de calice suspendu au plus haut de la nef, et le firent descendre jusqu'à terre. Ils mirent le feu à l'intérieur, et une épaisse fumée se dégagea.

Les tiraboleiros entreprirent alors, par des impulsions données dans une mesure parfaite, de faire balancer le botafumeiro à travers le transept, et malgré la hauteur à laquelle l'engin se déplaçait, je voyais les "spectateurs" baisser la tête lorsque l'encensoir fumant les survolait. Naturellement, les mouvements entraînaient un déplacement d'air, et partant un tirage optimal à l'intérieur du calice, dont le poids avoisinait, me suis-je laissé dire, le quintal. C'est donc à la fois une épaisse fumée d'encens qui sortait de l'engin, et des flammes de plus en plus développées. On eût pu se croire en enfer !

Et l'équipe octogonale de Raymondo Barremos de tirer dans un remarquable ensemble sur la corde, afin de faire augmenter l'amplitude des oscillations. Lorsque la cathédrale fut totalement enfumée, que le calice géant eut touché, ou du moins frôlé, la voûte, à près de trente mètres de hauteur, tout de même, alors nos chambellans cessèrent leurs manœuvres somptueusement rythmées. L'amplitude des oscillations diminua lentement.

 

Soudain, alors que le calice arrivait sur lui, Raymondo Barremos se précipita, le saisit à bras le corps, et l'immobilisa dans un superbe mouvement tournant : cette action incongrue, en tous cas inattendue (du moins de ma part) eut pour effet de déclencher des tonnerres d'applaudissements, qui retentirent longtemps sous la majestueuse voûte, un temps ressemblant à l'Olympia un soir de passage de Gilbert Bécaud.

J'attendais maintenant que les huit chambellans vinssent s'incliner devant les spectateurs pour cueillir des bravos, mais ils n'allèrent point jusque là... Et Igor nous proposa de nous en aller en paix.

Quand nous réussîmes à quitter les lieux, Albert et moi, ce fut pour trouver des rues bourrées de monde, et encombrées de parapluies. Et des restaurants bondés. Malgré la faim qui nous tenaillait, nous dûmes faire la queue plus d'une demi-heure, pour nous sustenter un tant soit peu.

Après, ah qu'elle fut bonne, la douche ! Et que la sieste fut réparatrice ! À telle enseigne que, lorsque nous fûmes à nouveau dehors, il était dix-sept heures, et nous étions des hommes neufs.

Un peu plus tard, tandis que je me faisais expliquer à l'office du tourisme les possibilités offertes (si je puis dire) pour le retour rapide en France, je reçus un troisième coup de fil sur le portable. Gérard m'appelait à son tour. Je commençai à rentrer dans la civilisation...

 

 

 

 

 

Lorsque nous croisâmes Christiane, arrivée un peu après nous, et que, devant une bonne bière, j'appris qu'elle allait poursuivre jusqu'au Finisterre, alors je sus que j'avais commencé à décrocher.

 

 

27e jour  : lundi 10 juin - Santiago-Hendaye.

 

Le réveil était fixé à sept heures, grasse matinée, donc, pour l'ancien pèlerin ! Et, curieusement, le soleil brille : depuis dix jours, il brillait par son absence. Albert, sur le chemin de la gare, tint à me payer, en souvenir, le petit déjeuner.

À peine avais-je franchi les portes du hall, que deux individus hirsutes et vociférants se précipitèrent vers moi et m'embrassèrent avant que j'aie pu dire ouf. Henri le boulanger et son copain, l'ex-commandant de l'armée belge, manifestaient ainsi la joie de me revoir, et le souci qu'ils s'étaient fait pour moi. Car ils avaient bel et bien pris un jour de retard, en s'arrêtant là où j'avais failli le faire, un jour noyé de pluie, et dès treize ou quatorze heures, à Palas de Rei : crevés et trempés, ils préférèrent alors stopper pour se remettre et se sécher.

Le commandant, toujours aussi volubile, m'explique qu'il n'a jamais vu un temps pareil sur le Camino, et il sait de quoi il parle, puisqu'il en est à son cinq ou sixième pèlerinage !

Pas de larmes ! me dit Albert. Nous sommes des êtres solides ! C'est du moins ce que je crois comprendre car, ces deux derniers jours, j'ai dû faire appel à de très vieux souvenirs du Bodevin et Isler pour tâcher de meubler un peu la conversation et, ma foi, l'essentiel a été assuré.

Le train s'ébranle dès neuf heures, je songe à Anne-Lise et à son anniversaire, au jour de sa naissance, à un pique-nique cartusien avec son frère, à mille péripéties... Je me laisse bercer par la rêverie, puis m'isole des autres voyageurs grâce à la lecture exhaustive des résultats des élections : j'ai en effet pu dénicher à Santiago un Monde de la semaine dernière, et j'ai jusqu'à vingt-une heure pour l'apprendre par cœur !

Surprise de constater que les wagons espagnols sont en permanence sillonnés de policiers aux 357 bien en évidence. Et que le fait paraît tout à fait naturel aux autochtones. Chez nous, cela soulèverait les montagnes des protestations des mains pures, des écologistes, des alter-mondialistes et autres membres de la Ligue des Droits de l'Homme...

Longue et lente litanie des gares où l'on s'arrête, parfois un temps considérable, comme si l'on avait été condamné à détricoter l'ouvrage patiemment constitué au cours du mois précédent : Longages-Noé, Ourense, Montforte de Lemos, Petin, O Barco de Valdeorras, Ponferrada, Bembibre, Astorga, Léon, Sahagun, Palencia, Burgos, Miranda de Ebro, Gasteiz Vitoria, Alsasua, Zumaraga, Donostia San Sebastian...

Hendaye. Hôtel que m'avait recommandé Roger au téléphone, et vers lequel je me précipite, patron charmant, piperade délicieuse, nuit paisible à deux pas des trois policiers, logés à la même enseigne...

 

 

28e jour  : mardi 11 juin - Hendaye-Grenoble.

 

Allons bon ! Les bonnes habitudes françaises sont rapidement reprises ! Et les grèves sporadiques, ici ou là, annoncent de sacrés retards. Il y avait longtemps...

Trois changements, pas moins, pour atteindre la capitale des Alpes. J'ai eu le temps de lire, ligne à ligne, les résultats, cette fois définitifs, dans le quotidien du soir que vous savez... Je n'ai relevé le nez qu'à Sète, pour une furtive pensée en direction de deux cimetières marins...

E ultreia, ai-je pensé, en traversant le quai de la gare, jonché d'une population interlope et nauséabonde, sinon menaçante, de jeunes gens et de chiens mêlés. J'étais de retour chez moi.