Suite 1 - Fragments d'un journal de voyage - Pour Jacquot et Roger. Et quelques autres, fugacement rencontrés.

 

[...] Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute,
Le rire du passant, les retards de l'essieu,
Les détours imprévus des pentes variées,
Un ami rencontré, les heures oubliées,
L'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu.

[Alfred de Vigny, La maison du berger].

 

 

6e jour de marche : lundi 20 mai - Navarrete-Azofra 23 km 6h30-13h

 

La préposée de l'hôtel devait nous réveiller, mais elle a dû oublier.

Qu'importe, à 06:30, nous voilà en route. Aux abords du village de Ventosa, petit arrêt pour déjeuner. À mon fromage et à mes pruneaux, j'ajoute de la cochonnaille que me donne Jacquot. Et tandis que nous nous sustentons, voici que passe devant nous un groupe de Charentais, refoulé lui aussi à Navarrete, et qui a poursuivi un peu, trouvant à Ventosa un gîte paraît-il impeccable, et jusqu'ici non signalé dans les guides. Nous poursuivons. Le long du sentier, et sur des centaines de mètres, un incroyable agglomérat de pierres de toutes tailles, forme un ex-voto géant.

 

 






Nous nommerions cela des cairns. Combien a-t-il fallu d'années et de pèlerins, pour constituer pareille muraille de tumulus ?






 

 

 

 

 

 

À Najera, pour la première fois, nous apercevons un nid de cigognes, spectacle qui va nous devenir très familier.

 

Arrêt victuailles, puis Coca-Cola, et nous faisons tamponner au passage nos Credential.

 

Nous voilà repartis dans un long et pénible trajet jusqu'à Azofra : pas d'arbres en vue, un paysage aux formes trop douces pour être naturelles, et que je soupçonne avoir été remodelé au bulldozer, à l'occasion du remembrement. Quoi qu'il en soit, pas un mètre carré non cultivé.

 

 







Pommes de terre et vignes sont "à l'arrosage", comme on dit en Provence, grâce à un réseau d'irrigation vieillot, mais dense et particulièrement ingénieux.

 

Jouxtant l'église d'Azofra, un gîte un peu sommaire mais sympathique nous accueille, avec une hospitalera particulièrement volubile, qui tiendra à nous faire visiter "son" église, sans doute son seul horizon, avec ses chers pèlerins. Pour une fois, nous allons prendre le repas de midi assis confortablement à une table, avec vue sur l'église... dont le sol du porche, lentement, se couvre de matelas.

 

 

Le soir, on comptera plus de jeunes pèlerins dormant ainsi à la belle étoile, que de confrères plus âgés s'abritant à l'intérieur ; il est vrai que les lits à trois étages peuvent paraître assez vertigineux, quand on est contraint d'y occuper la place la plus élevée ! C'est ainsi que deux jeunes Américaines très affables - elles nous ont offert des rondelles de délicieux saucisson, tandis que l'Israélienne préparait sa tambouille hautement végétarienne - ont renoncé à se coucher au-dessous de Roger et de moi, pour dormir à la fraîche avec un compagnon de même nationalité.

 

 

 

Petit repos, que Jacquot met sournoisement et subrepticement à profit pour me photographier assoupi. Puis visite du village, et achat de denrées diverses, car Jacquot a décidé de nous préparer une salade composée. Les Charentais, qui se sont arrêtés dans un gîte privé, viennent nous rendre visite, et ça discute, et ça discute... du chemin à prendre le lendemain.

 

 

 

 

Géante, la salade composée de Jacquot ; on peut dire que c'était un repas complet, dont nous avons avalé jusqu'aux derniers reliefs, nous aidant de vin de la Rioja, généreux, trop généreux peut-être...

 

 

7e jour de marche : mardi 21 mai - Azofra-Redecilla del Camino 28 km 6 h - 13 h

 

Aujourd'hui, une sorte de raccourci, et puis du goudron, du goudron, du goudron, c'est-à-dire que le bord de la nationale 120 est à nous. Par bonheur, les Espagnols se levant tard, la circulation a longtemps été modérée. Nous nous sommes arrêtés un temps à Santa Domingo de la Calzada, pour faire tamponner nos Credential, et nous avons cassé la croûte à Grañon, sous des arcades, tout en observant un garçon martyrisant un petit chien, et une mamie n'en finissant pas de faire admirer son petit-fils. Bref, nous avons quitté ces spectacles, et dans le même temps la Rioja pour la Castille, très précisément la province de Burgos.








Le premier village rencontré, à demi-abandonné, nous a pourtant offert une agréable vision :

 

À treize heures, nous étions rendus, et les premiers, pour une fois. Il est vrai que ce gîte ne fait pas partie des "vedettes", et donc n'est pas pris d'assaut. De plus, c'est un refuge donativo, on donne ce qu'on veut, peut-être en souvenir lointain d'un pèlerin, nommé Jean, qui était venu mourir ici, au XVIe siècle, sans un sous vaillant sur lui.

Roger me demande de ne plus me raser, tu comprends m'explique-t-il, ça la fout mal quand on est à côté de toi, tu es trop bien pour nous !

Le temps se couvre, j'ai froid ! Le chocolat que nous prenons tous les trois ne me réchauffe qu'à moitié : mes habits ne sont pas suffisamment chauds. Les deux dortoirs se remplissent peu à peu, et j'observe, à deux pas, le manège assez ridicule d'une Française (tombée) amoureuse (sur le Camino) d'un jeune Allemand, pour l'heure en assez mauvaise condition.

Et que je te fais des mamours, et que je vais te préparer du thé, et que je te dorlote ! Au cours d'une de ses nombreuses allées-et-venues, elle se précipite dans notre direction pour ouvrir la fenêtre. Je lui dis que j'ai froid, mais elle : ça sent les pieds ici, les hommes sentent toujours des pieds, affirme-t-elle d'un ton péremptoire. Jacquot referme la fenêtre aussitôt.

On ne la reverra plus si près de nous, l'amoureuse, mais on l'entendra...

Je discute avec Jacquot, qui n'a pas trop le moral, des vicissitudes de son métier, sur lequel il est sans illusions, puis je vais faire quelques courses, dans ce village dépourvu d'à peu près tout, et très largement en ruine, et j'en profite pour retenir le repas du soir. Nous en avions bien besoin, pour nous remettre un peu !

J'ai peu dormi, cette nuit : il a plu quelques gouttes, et je me suis fait du souci... pour mes chaussettes, que j'avais laissées à sécher sur le fil...

 

 

8e jour de marche : mercredi 22 mai - Redecilla del Camino-Villafranca Montes de Oca 34 km 6h -12h

 

Le petit froid éprouvé dans la nuit laissait penser qu'il pleuvait. Ce qui n'est pas peu dire : de la pluie, certes, mais aussi du vent, et une température basse. Nous partons courageusement.

Mon poncho, heureusement, me tient au chaud, tandis que Jacquot semble avoir égaré le sien, et ne possède rien pour protéger son sac ! La pluie, même quand elle a cessé, c'est aussi l'assurance de connaître des chemins boueux. Et nous pataugeons consciencieusement.

À Beladorado, il se trouve que l'hospitalero est devant son gîte - extrêmement sommaire. Nous lui demandons de bien vouloir nous tamponner notre Credential. De fil en aiguille, nous apprenons qu'il se prénomme Norbert, qu'il est Suisse, que c'est son anniversaire aujourd'hui, qu'il est né le 22 mai 1939. Je lui dis alors que c'est justement l'anniversaire de mes frères jumeaux, mais que le mien ne va pas tarder, et que nous sommes conscrits : je le sens ému, nous nous serrons longuement et vigoureusement la main.

Sur ces entrefaites surgissent les trois jeunes gens américains : je demande aux deux jeunes filles d'embrasser Norbert, il ne sait plus où il en est, ça lui fera au moins un souvenir éblouissant pour son soixante-troisième anniversaire !

Un peu plus loin, sur le chemin, Jacquot toujours caustique me confie : j'ai demandé au jeune gars de l'embrasser aussi, on ne sait jamais...

Dans la boue, nous croisons des pèlerins allemands, dont le manège - l'un suit les autres à vélo, mais vu l'état du terrain, il pousse plus souvent sa monture qu'il ne la chevauche - nous intrigue.

Nous pensons alors, en les découvrant près de leur véhicule, à Villafranca, qu'il s'agit de tricheurs de type espagnol, mais il n'en est rien, nous l'apprendrons plus tard. Midi : nous sommes fourbus. J'avise une panaderia, je prends l'initiative d'aller chercher du pain. Je découvre des sortes de fougasses, toutes fraîches, que nous consommons avec gourmandise. Après quelques vicissitudes, nous découvrons le lieu de l'Albergue, d'un caractère spartiate jamais atteint jusqu'ici : mais la nuit ne coûte que deux euro !

Nous faisons la connaissance de deux pèlerins au verbe un peu trop haut (à notre goût), et à la volubilité assez intarissable : un ancien commandant (de l'armée belge), qui effectue son quatrième parcours, et un boulanger pré-retraité ou au chômage, mais en tous cas plein aux as, de Plan d'Orgon. Ils marchent paraît-il au rythme de quarante km chaque jour, ce que je ne crois guère.

Également, nous avons à nos côtés deux "pèlerines", provençales elles aussi (du pays d'Arles), dont l'une au moins semble cruellement souffrir d'une jambe. Michelle et Marinette, très portées sur la religion et d'une naïveté à toute épreuve, nous accompagneront demain - mais nous ne le savons pas encore.











Le dortoir est rempli vers quinze heures, et les pèlerins continuent à affluer ! Les matelas s'entassent dans une grande salle attenante... qu'il faudra évacuer pour permettre le bon déroulement du cours de gymnastique volontaire hebdomadaire destiné aux dames du coin...









 

Nous allons nous ravitailler, et le repas du soir promet d'être pantagruélique. Comme il fait assez froid (nous sommes à environ 800 mètres), je propose à Roger d'aller nous dégourdir les jambes. Longue promenade dans les rues de ce petit village, Roger me parle de son couple, si touchant et uni, et de la maladie qui s'annonce chez leur fille, une sclérose en plaques inexorable, qui leur cause tant de soucis pour l'avenir.

Puis l'heure du repas, jambon aux asperges et pâté, le tout naturellement arrosé de vin de la Rioja. Dans notre dos, c'est une véritable Cour des miracles qui s'organise : matelas enchevêtrés, sacs tyroliens en débandade, sacs de couchage multicolores... et jusqu'au spectacle de l'Israélienne, qui s'efforce de procéder à une toilette intime furtive, pour cause d'occupation sine die de l'unique douche ! Après l'extinction des feux, dans le relatif silence de la nuit, deux voix s'élèvent, fort jolies ma foi, et entonnent un chant provençal : Michelle et Marinette, qui participent à une chorale arlésienne, nous donnent l'aubade. Je leur crie : à deux voix, s'il vous plaît ! Aussitôt elles reprennent à deux voix, ce qui surprendra et même ravira Jacquot, tout ouïe comme les autres !

 

 

9e jour : jeudi 23 mai - Villafranca Montes de Oca-Burgos

 

Nous n'avons pas à nous presser, ce matin, car nous avons décidé, pour pouvoir visiter Burgos plus commodément, d'effectuer en autobus cette demi-étape. Aussi assistè-je sans le vouloir au spectacle touchant de jeunes gens enlacés dans la "Cour des miracles" (il fait bon être jeune à deux dans un sac de couchage), à l'indécision de ceux qui n'arrivent pas à rassembler leurs affaires, et qui traînassent.

Mais tout cela n'est que peu de chose face au bon chocolat chaud que Jacquot a réussi - avec je ne sais quel ustensile - à nous préparer, et qui nous redonne du tonus. Nous en aurons bien besoin, étant donné que l'attente de l'autobus, dans une bise froide, se prolongera plus que prévu.

Nous voici donc Michelle, Marinette, Roger et moi, à parcourir, émerveillés, les rues de Burgos. Roger et moi, à la fois amusés et agacés, car les deux dames ne cessent de répéter que c'est le Seigneur qui nous a placés sur leur route, et que nous sommes leurs anges !

Que dire de la cathédrale, où nous nous sommes longuement attardés (au milieu de l'agitation fébrile de techniciens audio-visuels), sinon qu'elle est somptueuse, et que je ne connais personnellement pas d'équivalent en France ?







Sous des arcades, tandis que nous cherchons un lieu où nous restaurer, notre attention est attirée par un orchestre plus ou moins improvisé, qui s'intitule "Galicia", mais est d'origine ukrainienne.

 

 

Photos, achat du CD produit par ce quintette, avec qui nous finissons par sympathiser ! La voix de la chanteuse, qui à la fois tient la caisse et interprète quelques airs célèbres (l'Ave Maria de Gounod paraît cependant sa pièce favorite), nous ravit particulièrement. Marinette devait m'envoyer une copie du CD : holà, Marinette, j'attends toujours !!!

Repas enjoué dans une cafèt attenante, et je découvre soudain, stupéfait, un Roger très-chrétien, en parfaite phase avec deux chrétiennes convaincues... Puis il a fallu aller s'installer au gîte, à un quart d'heure de marche du centre, gîte tout en bois, et naturellement surpeuplé. De plus, arrivés dans les derniers, nous sommes tous au premier étage des lits, et il se trouve que j'ai un néon juste au-dessus de moi !

 

Retour en autobus vers la ville, et flânerie dans les rues, photographies en touristes..

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Une manifestation importante semble avoir lieu dans la cathédrale, nous nous y rendons donc, et elle est bourrée à craquer. C'est sur un écran géant que nous suivons une cérémonie impliquant la haute hiérarchie catholique d'Espagne, et donc des pompes particulièrement solennelles.

Et nous revoici près de l'orchestre (s'est-il jamais arrêté ?) ukrainien dont les membres nous reconnaissent, nous font signe de nous tirer le portrait au milieu d'eux... Nous écouterons avec grand plaisir l'Ave Maria, de Schubert. Et même, lorsque, à nouveau attablés dans notre cafèt, nous percevrons des échos de la voix magnifique, nous nous tairons pour mieux les apprécier.

 

 

Au dortoir, le matelas dont je disposais était tout neuf, et particulièrement confortable. Et pourtant, ma nuit a été bien courte.

Bruits qui ne cessent pas (les Espagnols sont non seulement nombreux, mais peu discrets et peu désireux d'aller se coucher comme les poules), lumière du néon à vingt centimètres au-dessus de moi, froid ambiant, et cette Marinette de tous les diables qui a allumé un nombre incalculable de fois sa lampe, pour voir l'heure !

 

 

10e jour de marche : vendredi 24 mai - Burgos-Hontanas 31 km - Arrivée 14:30

 

Je me lève à tâtons, il est incroyablement difficile de pouvoir marcher au milieu de cet enchevêtrement de lits si rapprochés, et de sacs si nombreux. Et c'est pour trouver la porte fermée !

Un Italien aux cheveux mi-longs et ondulés, qui m'avait devancé, s'interroge comme moi. Enfin, à six heures, nous avons pu sortir. Rien ne pressait d'ailleurs, nous sommes arrivés très largement en avance à la Estacion de autobuses, car nous avons décidé de sortir de la ville en autobus.

Bon petit déjeuner reconstituant, mais pas de car comme on nous l'avait annoncé. En définitive, laissant Marinette et Michelle à leurs interrogations (l'une des deux ne se sentait pas de poursuivre), nous nous mettons en quête d'un taxi et nous sommes, peu de temps après, vers Tardajoz, au "pied" du Camino.

Marche agréable, qui commence par une longue mais lente montée : on aborde la fameuse Meseta, que certains nous avaient recommandé d'effectuer de nuit, tant les problèmes de soif y sont paraît-il lancinants.









Mais il se trouve que ce vendredi-là le ciel était assez couvert, ce qui fait que nous n'avons nullement souffert, mais au contraire parfaitement profité de ce plateau assez étrange, tandis que j'écoutais Jacquot me parler de livres qu'il avait aimés, comme le récit de Culioli sur l'âme corse.




 

Vers neuf heures nous atteignions, après une courte descente, Hornillos El Camino, et à partir de là, j'ai remarqué que les fenêtres disposaient toutes d'un double vitrage - on peut comprendre pourquoi.

Nous nous sommes arrêtés dans un bar sympathique, où nous avons commandé trois sandwiches gigantesques - et une bouteille de vin de la Rioja. Après nous être collé tout cela dans le fusil, comme aurait dit Gavroche, on peut dire que nous étions d'attaque !

À nouveau une lente montée, jusqu'aux rebords d'un plateau à mon avis remodelé, lui aussi, par les bulldozers des ingénieurs agronomes, et offrant de sacrés beaux points de vue. Ce n'est qu'au dernier moment que nous découvrons au fond d'une combe notre halte du jour, Hontanas, petit village dont toute vie semble s'être retirée depuis fort longtemps - le Christ ne s'est pas arrêté seulement à Eboli - et qui ne survit vraisemblablement que grâce à l'apport des pèlerins.

À propos de pèlerins : j'ai l'impression que vous êtes de sacrés pèlerins, nous dit en souriant un Mulhousien, qui a déjà fait le chemin avec son épouse.

Il est vrai que nous plaisantons tous les trois, à l'entrée du gîte, et que nous invitons la jeune fille, fort accorte ma foi, de la sévère hospitalera, à venir poser avec nous pour une série de photos.










D'autant que pour Jacquot, j'étais successivement devenu Barthès, puis Jean Réno, au vu de ma barbe naissante !




 

Une fois de plus, me voici "en hauteur", mais ici sans échelle pour accéder à mon matelas ! Au-dessous de moi, l'Italien aux cheveux ondulés paraît mal en point. Il s'est couché, on dirait qu'il grelotte - j'ajoute une couverture supplémentaire à son duvet.

Coca-Cola classique, puis "tour de ville" classique, lui aussi. Pimenté par l'arrivée d'une ambulance - nous n'avons compté que deux voitures, dans toute l'après-midi - venue prendre en charge un pèlerin qui s'est trouvé mal dans l'unique pension - et cela aurait dû me mettre la puce à l'oreille mais bon, Jacquot avait décidé que "pour une fois", on ne prendrait pas le repas à l'Albergo peregrinos, mais dans ce restaurant un peu crado, dont un écriteau vantait en plusieurs langues qu'à l'intérieur, on y mangeait bien...

Au Tord Boyaux,
Le patron s'appelle Bruno.
Rien qu'à humer le mironton,
T'as la gueule pleine de boutons.

De l'intérieur, je dois dire que nous avions eu un avant-goût, venant demander quand l'on pouvait manger, et nous entendant répondre qu'on le pouvait à toute heure ; tandis que nos compagnons d'infortune anglais, ceux avec qui nous avions dormi dans le luxueux hôtel de Navarrete, nous avaient averti qu'il s'agissait d'un endroit très rustique (en français dans le texte).

Rustique, c'est bien le moins, pour qualifier cet endroit aux murs noircis par les ans, la poussière, la fumée, et naturellement le manque évident d'hygiène. Car le bougre de Victorino (cet animal-là n'aurait-il pas pu se prénommer Bruno, ce qui nous eût mis immédiatement en garde ?), non seulement faisait à manger "à toute heure", mais encore louait des chambres, fumait ses saucissons, jouait les épiciers, que sais-je encore ? Imaginez un hybride de Thénardier et de Quasimodo, et vous aurez à peu de choses près le portrait de notre bonhomme !

Qui vint avec bonhomie nous demander ce que nous voulions manger, étant donné qu'il n'y avait qu'un menu au choix, et ce depuis des temps immémoriaux.

Victorino, spécialiste de l'agneau rôti : celle-là, Jacquot me la copiera !

Assis en bout de table, j'avisai autour de moi, suspendus aux murs ou même gisant à terre, les objets les plus hétéroclites, les plus rouillés (ou les plus piqués aux vers, quand ils étaient en bois), les plus inutiles. Et une pendule qui s'était arrêtée, Dieu seul sait quand, à sept heures moins dix. Je n'eus pas à dresser un impossible inventaire plus d'une minute : Quasimodo était devant nous, tenant à pleins bras une marmite sacrément culottée par tous les feux de l'enfer ; et, sans nous demander notre avis, il servit à chacun deux louches d'un bouillon affreusement gras, d'une main boudinée qui ne l'était pas moins.

C'est un pot-pourri, décréta sentencieusement Jacquot. Et voyant ma tête, il ajouta charitablement : écoute, Sam, si tu dois dégueuler, alors fais-le de l'autre côté, de toute manière ça ne jurera pas avec ce qui est déjà par terre !

Pourrie, je ne jurerais pas que cette mélasse infâme ne l'était pas un tantinet... mais à force de cuire et de recuire... Imaginez un bouillon si gras que rien que d'y plonger la cuillère, votre taux de cholestérol s'affolait, un bouillon dans lequel nageaient toutes sortes de choses, comment dire autrement, dont... des escargots avec leur coquille !

Jacquot, gastronome à toute épreuve, faisait beaucoup trop d'honneur à cette eau de vaisselle (avez-vous déjà lavé des ustensiles gras avec de l'eau froide et des cristaux de soude ? Alors, vous pouvez vous faire une idée de ce que nous avions sous les yeux - et les narines) en l'assimilant à une olla podrida, soupe épaisse aux pois chiches avec toutes sortes de viandes. Qu'il fallut avaler !

Jacquot, les lunettes de soleil au front, alla au bout de sa mauvaise foi en ajoutant que cette salle n'était peut-être pas très propre, mais que Thénardier avait tout de même fait carreler sa cuisine - qu'on apercevait derrière le bar - et que c'était déjà un bon point. Heureusement, le pinard était en abondance, et pas détestable, qui aidait grandement à parfaire cette opération ! D'autant que Jacquot, toujours lui, fut particulièrement attentif à ce que je ne souffrisse point de la soif...

 

Quasimodo-Victorino revint avec sa soupière et sa louche : mes amis tendirent leurs auges, comme un seul homme. Je refusai poliment.

Heureux de voir son brouet apprécié à sa juste valeur, notre cuisinier voulut se donner du bon temps, et un peu de détente : saisissant derrière son comptoir, plus encombré qu'un étal de vide-grenier, une sorte de gourde, il entreprit de se rincer le gosier.

 










Sous nos yeux incrédules, ou admiratifs, comme vous voudrez, il dirigea le jet puissant... sur son front ! Deux traces rougeâtres glissaient de part et d'autre des joues, et venaient rejoindre les commissures des lèvres !










 

Après quoi, ayant étanché une soif légitime, et sans doute aussi satisfait de s'être donné en spectacle, peu ordinaire il faut le dire, il s'essuya la bouche avec la serviette qu'il portait à l'épaule, et qui lui servait habituellement à sécher rapidement les assiettes sales, après les avoir passées sous l'eau froide, pour les remettre tout aussitôt sur les tables...

Vint alors le moment de l'agneau frit, mais était-ce de l'agneau ? C'étaient des plaques de viande racornie, ayant cuit et recuit, baignant dans tout un bidon d'huile, et présentées... dans des cuvettes haricot de tôle émaillée, en d'autres lieux hospitaliers destinées à aider les prostatiques à pisser !

L'arrivée des trois pèlerins allemands, qui vinrent s'asseoir près de nous, puis d'André et de Lucette, éternels retardataires à l'accent canadien plus vrai que nature, rendit la tâche de mastication moins pénible : je parlai d'Adenauer, ils répondirent par De Gasperi et Monnet, bientôt nous eûmes une discussion sur l'Europe, leur adresse @mail, ainsi qu'une impérative invitation à venir visiter Cologne.

Et nous comprîmes enfin leur manège avec une voiture reconnaissable entre toutes, avec son coffre de toit - Jacquot devait d'ailleurs la baptiser la voiture-cercueil.

Le vin, lui, continua à couler à flots, à la paix éternelle comme eût dit Kant, s'il avait fréquenté cet estaminet. Enfin un dessert nous fut proposé : une orange. Pelée, elle offrait la garantie de n'avoir pas été souillée par l'air de cette caverne. J'ai pelé la mienne très consciencieusement, et j'ai tout aussi méticuleusement recouvert mes reliefs du repas - les os que je n'avais pas rongés de trop près - de peau d'orange.

Lorsque Victorino vint débarrasser, il bouleversa, impavide, mon délicat arrangement, jetant avec vivacité et une humeur que je perçus mauvaise les peaux d'orange dans le foyer éteint, mettant précieusement à part les os d'agneau. Je compris alors qu'il les réservait pour le pot pourri à venir, et que j'avais involontairement fourni une partie de la nourriture dont se délecteraient les pèlerins du lendemain.

Il fallut rentrer. J'étais - comment dire ? - fort imprégné, mais pas assez pour en oublier, au passage, de rentrer mon petit linge, qui avait séché dans l'après-midi, pas davantage pour manifester ma surprise devant Marinette, arrivée sans doute à la nuit, et qui dormait, quasiment à mes pieds, sur un matelas posé à même le sol ; enfin pour ne pas arriver à atteindre, même avec quelque difficulté - j'avais l'air d'un c., ma mère - , mon perchoir pour la nuit.

Droit de réponse : mon ami Jacquot...



"Brutalement à la sortie du plateau, le chemin tombe littéralement sur les toits de Hontanas, caché dans un repli de terrain. Encore une fois nous sommes au centre de rien.
Une rue, un bar, un refuge, des volets clos, un désert, le seul être vivant est un pèlerin qui vient de faire une attaque devant le bar de Vitorino. Et ce bar, quelle victoire ! Nous avons survécu.
Il y a une mauvaise foi certaine de la part de Samuel, qui pour une fois n'a su rester objectif, sans doute pour une seule raison : il était concerné.

Nous mangions "local" et non dans le cercle aseptisé des cuisines pour touristes. Les objets hétéroclites provenaient d'un musée agraire, et comme la connaissance doit être accessible à tous, Victorino faisait partager à ses hôtes le savoir ancestral de l'Espagne rurale.
Il est vrai qu'un tantinet de poussière s'était amassé sur la face éclairée des œuvres. Par contre sur celles qui étaient dans l'ombre pas de poussière, un noir absolu.
Pour le vin statu-quo Pour la nourriture, le seul plat complet que nous ayons ingurgité au cours de notre balade était la soupe de cet estaminet. J'énumère : des sucres lents (le riz, les pois chiches, les haricots secs), des lipides ( l'huile et la graisse de mouton), des légumes verts (carottes haricots verts), des protides (la couenne de cochon, des restes de saucisson et les escargots), du calcium (la coquille des escargots)...

 

 

Il est vrai que cela ne ressemblait pas à un velouté d'asperges avec un brin d'aneth, mais cette mixture était assortie à l'assiette en Arcopal dans laquelle elle avait été jetée. Pour le mouton, de fines tranches accompagnées de poivrons farcis. Il est vrai aussi que nous pouvions manger à toute heure, mais Victorino ne fait la cuisine que le matin de bonne heure, et nous nous ne sommes venus que 8 heures après le début de la cuisson. Alors les morceaux de pneumatique étaient trop cuits.

Pour les restes, Samuel a sûrement raison, mais c'est le seul moyen pour ce cuisinier hors pair, de laisser libre cours à son imagination, pour nous concocter un rouet des plus plaisant. Et tout cela sans s'occuper du dosage, de la fraîcheur et de la qualité des ingrédients.
J'ai fini et Samuel a raison, je suis de mauvaise foi jusqu'au bout .


Mais j'ai remarqué, qu'en bas du lit de Samuel, sur une pauvre paillasse, le corps recroquevillé de Marinette tel un chien fidèle gardait le lit du maître. Et ce Samuel, enivré par le fabuleux festin, a enjambé d'un air hautain, ce corps. Ce corps qui a accompli trente kilomètres pour venir se blottir au pied du pèlerin désiré.
Heureux homme ce Samuel qui a trouvé une femme amoureuse, qui chante, mais malheureusement, elle doit aussi parler.
Le lendemain matin, Samuel, sans un regard en arrière, laissant la chanteuse sur le froid dallage, repartira sans se retourner. On dirait un peu "Lucky Lucke"…
De HONTANAS à CASTROJERIZ, le beau Camino des hauteurs va s'acoquiner avec la route de la vallée verdoyante, et par miracle, la chaussée est bordée d'arbres, des peupliers. Le chemin passe sous le porche d'un ancien couvent, un reste de monument bien conservé où les voyageurs laissent des ex-voto. Nous sommes à une heure de marche du petit déjeuner.

Qui est pris, dans un bar dès l'ouverture, au pied de l'église du village. Nous devenons des adeptes de ces chocolats chauds avec des pâtisseries, afin d'effacer les libations de la veille, et tout en haut dominant la ville, les ruines du château.
Le chemin quitte la plaine et remonte en biais vers le plateau.

C'est la Loi des sentiers de Castille, plaine, plateau, plaine, plateau" [...].

 

 

11e jour de marche : samedi 25 mai - Hontanas-Boadillo del Camino 29 km - 6h-14h

 

J'étais tout de même encore assez imprégné pour en avoir oublié, le lendemain - après avoir bénéficié de l'aide de Roger pour descendre de mon lit perché sans déranger Marinette - que j'avais la veille pris soin de récolter mon linge sur l'étendoir.

Et me voilà contraint de dire à mes compagnons de filer au-devant, tandis que j'ai parcouru, lampe électrique en mains, l'ensemble des petits dortoirs, pour tâcher, naturellement en vain, de trouver ce maudit linge. Mais c'est en revenant bredouille près de mon sac que je l'ai découvert, soigneusement plié de la veille. Ah ! Victorino, que je t'en ai voulu !

Avant de partir, j'ai avisé l'Italien, qui semblait encore dans les nuages. Je lui ai remis trois cachets, à prendre dans la journée, pour l'aider à se retaper.

Par un train d'enfer, au bout d'une demi-heure, j'avais rattrapé mes compagnons. À sept heures, nous passions sous le porche absolument magnifique de l'ancienne abbaye de San-Anton, dont l'un des murs était bourré de petits papiers, à l'image du Mur des Lamentations.

Bientôt, nous déjeunions à Castrojeriz, village tout en longueur, aux nombreuses maisons en "terre armée".









La côte de Mosterales se profilait à l'horizon. Tandis que nous procédions à une courte halte, sur le pont enjambant le Rio Odrilla, l'Italien, sans doute sur le point d'être remis, en vint à nous dépasser.

 

 

 

 








Nous le rattrapâmes au sommet de la rude côte de Mosterales. Couvert comme pour attaquer l'Everest, il se remettait de ses efforts, sans doute, et pour cela, contemplant la côte qu'il venait de vaincre, il fumait !






Nouvelle halte une heure plus tard environ, à la Fuente del Piojo, aménagée comme une aire d'autoroute au milieu de ce paysage ingrat : l'Espagne profite à fond, contrairement à la France, des subsides que délivre la Communauté européenne pour aménager le Camino.

Encore un peu moins d'une heure, et nous faisions quelques courses, puis déjeunions à Itero de la Vega, tout en observant d'imposants nids de cigognes, juchés sur le clocher tout proche.

Jacquot, qui s'était plaint à moi d'une vision devenue avec l'âge assez médiocre, devait pourtant repérer à terre, plus petit qu'un ongle, un magnifique papillon sphynx - et nous voilà partis vers The silence of the Lambs...

Un peu après, nous avons observé, mi-moqueurs mi révoltés, le manège d'une pèlerine qui avait effectué en voiture l'essentiel du trajet. Elle était fraîche comme le jour, et par là a excité notre courroux : elle nous a donné quelque mal, mais nous avons fini par la dépasser en pleine vitesse !

Et nous voici à Boadillo, dont le gîte faisait l'objet de pas mal de prospectus publicitaires, sans doute pour se faire mieux connaître. Nous sommes les premiers arrivés et, stupeur de mes compagnons et de moi-même, la jeune hospitalera qui nous accueille se précipite sur moi, et il s'en est fallu d'un cheveu qu'elle m'embrasse à la russe : revenu de ma surprise - et des quolibets de mes compagnons - je reconnais la Brésilienne, dont j'avais soigné le pied quelques jours auparavant ! D'ailleurs, elle ne s'est pas fait prier pour embrasser aussi un Jacquot et un Roger plus que ravis !

J'ai fini par comprendre, en dépit de la barrière de la langue, qu'elle était en convalescence, qu'elle avait été conduite jusqu'ici en voiture, et qu'elle y occupait, temporairement, une place au pair.

Notre Jacquot, habituellement notre bourreau, a flanché d'un genou, qui a besoin de repos, comme la Brésilienne.









Roger et moi nous le laissons glisser dans une douce sieste, et nous allons parcourir les rues de ce tout petit village, saisis malgré le soleil éclatant par un froid incroyablement intense - l'idée d'acheter un vêtement de protection se fait maintenant jour chez moi.

Du coup, nous ne nous attardons même pas devant la magnifique et surprenante colonne gothique.


 

Bières délicieuses, accès à Internet, qui me permet d'éliminer nombre de messages oiseux, repas convivial, auquel participent deux jeunes Américains, dont celui que nous avions connu vers Azofra accompagné de deux jeunes filles : il nous conte que celles-ci, en piteux état, il les a confiées à l'hôpital de Burgos...

 

 

12e jour de marche : dimanche 26 mai - Boadillo del Camino-Carrión de los Condes 25 km - 6h-14h

 

Nous sommes contraints de réveiller la patronne, pour pouvoir bénéficier d'un petit déjeuner solide.

Et nous voilà partis sur une route plate, désespérément droite. Bientôt, nous ne faisons que longer la nationale 980, fort heureusement quasi-déserte, en ce dimanche matin. Et le petit déjeuner sans doute aidant, nous avançons à un rythme de 5-6 à l'heure, bien que mon coup de pied droit me fasse souffrir.

À midi, tandis que le temps se gâte, nous décidons d'une halte près de l'étonnante église des Templiers de Villalcazar de Sirga, "à la fois cathédrale et forteresse", comme dit si joliment le Laborde.

Jacquot est allé dénicher une bouteille de bon vin de la Rioja, que nous dégustons à même le goulot - sans oser toutefois jouer les Victorino ! Quand vient mon tour, Jacquot qui m'avait successivement qualifié de Fabien Barthès, puis de Jean Réno dans Léon, décide que je suis le vivant portrait d'Archimède le Clochard !

De plus, Roger et lui prétendent perfidement que j'ai rajeuni depuis l'an dernier ! Sans doute à cause de ma barbe envahissante !

Nous arrivons à Carrión vers 14 heures. Là encore, personne ne nous a doublés, à part le jeune Américain. Et pourtant, une quinzaine de personnes sont déjà installées... Ce gîte comprend, suprême autant qu'inattendu confort, machine à laver et sèche-linge.

Ce sera l'occasion de nous faire taxer d'une somme considérable (pour le pays), car le sèche-linge ne sèche que bien lentement, et il nous faut remettre des pièces à de nombreuses reprises.

Une petite promenade dans ce village, un détour par le bazar du coin, puis par le point Internet - qui, lui, ne me soutire qu'une somme ridiculement basse, à tel point que je double ce que me demande le gérant.

Et voilà que bientôt nous sommes perdus, mais vraiment perdus, alors que nous butons dans toutes les directions que nous tentons d'emprunter sur des champs. Jacquot, qui porte notre fierté commune, refuse l'aide des autochtones, ce qui fait que nous tournerons pas mal de temps avant de retrouver, ô miracle de la Santa Maria del Camino, notre chemin !

Dans le dortoir, Roger et moi sommes attirés par des sanglots déchirants : c'est une jeune fille, australienne je crois, qui a lâché la bonde, pour un peu elle inonderait tout le dortoir ! Jouant une fois de plus les Samaritains, je m'approche d'elle, je lui parle doucement, j'essaie de la calmer. Elle me remercie à travers ses larmes.

Repas fort appétissant après trois bières. Mais lorsque arrive le moment de demander au garçon de nous tailler trois sandwiches pour le lendemain matin, alors là c'est une autre paire de manches, l'animal refuse sous prétexte que nous venons de manger ! Par bonheur, les deux Anglais rencontrés à Navarrete, puis chez Victorino, sont là. Celui qui parle un peu la langue nous débrouille notre problème.

Dans le dortoir, avant de m'abandonner aux bras de Morphée, je vais trouver la jeune éplorée, et lui propose de nous accompagner, pour une étape seulement, en lui précisant que nous marchons fort vite. Elle acquiesce et me demande de la réveiller.

Hélas, cette nuit-là encore, Morphée n'a pas été très protecteur : les Espagnols s'en sont comme d'habitude donné à cœur-joie, et leurs manières ne sont guère discrètes. Il est vrai qu'ils n'ont pas, en général, à se lever très tôt !

 

 

13e jour de marche : lundi 27 mai - Carrion de los Condes-Terradillos de los Templarios 28 km - 6h-12h 15

 

J'ai réveillé comme promis la jeune australienne qui, finalement, est venue me remercier de mon offre, et m'a dit qu'elle cheminerait avec des amis.

Nous imprimons donc à notre marche un train d'enfer, à peine ralenti par un vent glacial, balayant sur plus de quinze kilomètres un plateau dépourvu de toute aspérité sinon de cultures, et qui donne l'impression de n'être pas habité, tant les villages y sont rares. La possession d'un vêtement type K-Way s'impose davantage encore à moi. Mes mains sont glacées, bien que situées à l'intérieur des manches de mon pull. Et je commence à déroger à une règle que j'avais suivie strictement jusqu'ici : car je jette dans la nature - tout en m'efforçant de les dissimuler - les nombreux mouchoirs en papier complètement trempés, et qui me gèlent l'intérieur des poches.

Nous ne mangerons même pas nos sandwiches jusqu'au bout.

Quelques Italiens arrivent sur ces entrefaites, l'un d'eux porte des guêtres et me crie Vive la France, je lui rétorque, car j'ai des lettres et de l'à-propos, Italia fara de se.

Il me dit qu'il est retraité, je lui réponds qu'il en a un autre en face de lui, il s'empare alors de ma main glacée - lui porte des gants - et la secoue longuement. Je trouve un peu ridicule le port des guêtres et pourtant, cent fois, j'ai eu par la suite l'occasion de mesurer leur utilité, contraint de m'arrêter et de retirer de mes chaussures les nombreux graviers qui s'y étaient introduits.

L'Italien retraité me raconte qu'il fait le pèlerinage en réaction contre le pouvoir de Berlusconi ; eh bien, il n'est pas encore arrivé à ses fins, le pauvre bougre, je crains qu'il n'ait à accomplir de nombreux allers et retours !










Un peu avant Calzadilla, m'étant laissé à dessein un peu distancer, je prends en photo mes amis qui s'éloignent au milieu de cette étendue désolée.

 

Calzadilla ! Village certainement artificiel, ne (sur)vivant que du pèlerin de passage. Car il se réduit presque uniquement à un refuge et un hôtel-restaurant, dont la douce chaleur et les Cola-Cao nous permettent, à huit heures et demie, de reprendre des forces.

Le jeune Américain est là, malade comme un chien, terrassé par la grippe, semble-t-il. Je lui propose la même médecine qu'à l'Italien d'Hontanas, imprudemment d'ailleurs, car je lui donne mes derniers cachets. Mais qu'importe !

Nous voilà repartis pour Ledigos, où nous devions à l'origine faire notre halte. Mais étant donné l'heure, nous décidons de pousser jusqu'à Terradillos de los Templarios. Là, nous déjeunons abondamment de calamars en boîte - achetés sur place - nous douchons et puis au lit.

Dans la chambre que nous occupons - à cinq places seulement, mais il s'agit d'un gîte privé - un lit est déjà occupé. Son propriétaire a laissé souliers et chaussettes bien en vue, et cet ensemble dégage une odeur fort nauséabonde : qu'on me croie ou non, c'est la première fois, cette année, que je perçois ce type d'effluves, c'est assez dire que les pèlerins, en général, observent une hygiène rigoureuse - en dépit de ce que prétendait la folle énamourée de Redecilla del Camino. Un jeune Canadien, chrétien comme on n'en fait plus, aura le cinquième lit.

Deux plombes plus tard, alors que je me sens vraiment retapé, je continue à avoir froid aux mains. Me faudra-t-il prendre un cachet ? C'est que je n'en ai plus !

Et le gîte est à présent plein comme un œuf, mais quelle étape ont donc accomplie, aujourd'hui, tous ces inconnus ? Parmi eux, un Allemand qui ne se déplace qu'avec sa guitare, ce qui distraira beaucoup les pensionnaires d'un soir. À table, il nous déclarera qu'il était ouvrier-typographe mis au chômage. Et qu'il a dès lors décidé de tout quitter pour s'en aller sur le Chemin.

 

 

14e jour de marche : mardi 28 mai - Terradillos de los Templarios-El Burgo Ranero 32 km - 6h-13h 30

 

Il fait bien meilleur ce matin, nous marchons d'un bon pas, ayant quitté les premiers le gîte, comme d'habitude.

Nous prenons notre petit déjeuner à Sahagun, ville trop rapidement traversée, mais il convient d'avancer. Lignes droites, bordées d'arbres relativement exsangues plantés tous les neuf mètres, tel est notre lot aujourd'hui. Une photo ne peut à elle seule rendre compte de l'immensité que nous traversons. Nous parlons un moment avec des touristes espagnols à qui nous expliquons que nous marchons à 6 ou 7 à l'heure, ce qui les rend incrédules.

Nous parlons aussi avec un groupe, franco-australien. L'Australien est un gros monsieur suant et soufflant, on sent qu'il peine sur le chemin. Nous plaisantons un peu avec lui, mais soudain, portable à l'oreille, il reprend son air sérieux : ne me dérangez pas, je communique avec l'Australie ! Nous semons tout ce brave monde.

Cela fait maintenant plusieurs fois que je note la présence d'humbles monuments dédiés à tel ou tel pèlerin malchanceux, mort en chemin. C'est le cas par exemple juste avant d'entrer dans Bercianos, autre village complètement perdu, et certainement très tributaire des retombées sonnantes et trébuchantes du Camino... C'est là d'ailleurs que nous prenons un plat copieux et bon marché, dans une cafeteria qui voit les pèlerins débarquer par paquets.

À 13h 30 enfin, après un parcours qui paraissait interminable dans les faubourgs industriels d'El Burgo, nous parvenons au gîte communal, tout neuf, et bâti à l'ancienne, de terre et de paille : cela ne pouvait mieux tomber, il reste trois places... et pas une connaissance parmi les pèlerins déjà installés. Ce n'est pas l'auberge, c'est l'arnaque espagnole. Heureusement, vers le soir, pour une vingtaine de pèlerins à la rue, on ouvrira une salle de sport, avec matelas au sol.

Sur le seuil de l'Albergue, le jeune Canadien explique le pourquoi de sa foi à d'autres pèlerins d'âge semblable. En définitive, il est en quelque sorte rassurant de voir des jeunes gens discuter gravement de ces questions !

Quant à nous, après avoir fait nos provisions à l'épicerie du coin, dans un accueil très avenant, nous sommes passés au bar, prenant trois tournées en plein air, c'est à dire en plein soleil. Pour moi, c'est l'insolation assurée, et une sorte de grippe, par dessus le marché.

Lorsque vient l'heure du repas, que nous avions commandé, nous entrons dans la salle de restaurant, et prenons place : surprise, car la patronne vient nous sortir, nous indiquant que c'est l'heure de ceux qui occupent les chambres de l'hôtel, et que notre tour viendra plus tard. Nous n'avons fait ni une ni deux, et sans nous concerter sommes retournés comme un seul homme à l'épicerie en vue d'un casse-croûte. Grande honnêteté de l'épicière, qui nous dit s'être trompée, a refait ses calculs et nous a rendu de l'argent, alors que nous n'y avions vu que du feu !

Nuit bien difficile, car je me mets à tousser comme un voleur, et serai plusieurs fois secoué par un autre ronfleur !

 

 

15e jour, mercredi 29 mai - El Burgo Ranero-León

 

Qu'importe d'ailleurs, puisque nous pouvons faire une relative grasse matinée, ce qui nous permet de remarquer que nombre de pèlerins ne sont guère pressés, eux non plus. Et pourtant, ils ne semblent pas avoir décidé d'effectuer en autobus le parcours jusqu'à León, pour gagner une journée de visite !

Longue attente du car, qui passe avec trois quarts d'heure de retard, ce qui fait que mon malaise s'accentue encore, à poireauter dans le froid. Je me détends cependant pendant le trajet.

À l'arrivée, passage à la gare, où mes amis, qui achèvent ici leur course pour cette année (à l'instar des instituteurs, les militaires ont beaucoup de congés, mais eux doivent les fractionner en quinzaines) vont acheter leurs billets.

Nous nous mettons ensuite en quête d'un hôtel, et nous en trouvons assez rapidement un, à la fois convenable et bon marché. Jacquot me rappelle que mon premier souci doit être d'acquérir un K-Way, et c'est pourquoi nous déambulons le long d'une grande artère commerçante ; nous sommes surpris d'y trouver le jeune Américain à qui j'avais donné des cachets, alors qu'il était fort mal en point, à Calzadilla. Il est en pleine forme, prétend que la médication l'a remis sur pied en un rien de temps ! Tant mieux pour lui : mais c'est moi, maintenant, qui ne possède plus de pilule miracle !





Le K-Way acheté, et je trouve que décidément tout ici est bon marché, nous poussons jusqu'à la cathédrale, époustouflante au moins par ses vitraux, que nous visitons une première fois.

Notre repas de midi effectué tout à côté, avec la cathédrale en sublime toile de fond, nous avons regagné l'hôtel pour une sieste méritée.

Sagement, Jacquot nous réveille, Roger et moi, à seize heures, car il estime avec raison que trop dormir l'après-midi nous empêchera de nous endormir ce soir.

Et nous reprenons le chemin de la musarde... Il est 16:35, il fait 27°, si j'en crois un panneau indicateur, et pourtant je grelotte, dans mon nouveau K-Way, dont la protection est tout de même efficace. D'où l'obligation d'acquérir des médicaments : comme j'avais conservé l'étui, il n'a pas été difficile à la pharmacienne de me procurer la même molécule.

Repas de paella et de gambas, terminé sur une liqueur. Comme cela ne suffisait sans doute pas, et puis c'était notre dernière soirée, une soirée particulièrement douce, nous avons pris place dans un bar donnant sur le grand boulevard conduisant à la cathédrale. Tournées sur tournées, mais par sagesse je n'ai pris que du Coca-Cola.

Tandis que Roger lance son cri du cœur, qui me touche beaucoup, ça fait chier (sic) de te quitter, Jacquot toujours pince-sans-rire appelle le garçon pour renouveler les consommations, et lui glisse à l'oreille, dans un sabir assez extraordinaire :

- Vous connaissez le film Léon ?

- Si !

- Vous connaissez l'acteur Jean Reno ?

- Si !

- Eh bien, Jean Reno est là, c'est notre copain, ajoute-t-il en me montrant du doigt, du ton le plus convaincu.

Apparemment le garçon l'est, lui aussi, convaincu. Il s'avance vers moi, me prend la main qu'il secoue à plusieurs reprises, en me félicitant !

 

 

16e jour, jeudi 30 mai - León

 

Excellente nuit. L'aspirine très fortement dosée a fait merveille, pour moi aussi : l'état grippal est en voie de disparition. Sauf que, depuis Hontanas, tant et tant de boissons prises le soir me contraignent à un lever nocturne !

Nous nous rendons à pied à la première Alberga citée dans les ouvrages canoniques : elle se situe malheureusement fort loin du centre ! Par bonheur, en retournant, nous tombons sur le jeune pèlerin du Canada (celui qui a supporté nos ronflements à Terradillos), qui nous affirme avoir passé la nuit dans une Albergue catolicà, située près de la Cathédrale : le tuyau était excellent. Mais à l'heure d'ouverture, déjà une vingtaine de pèlerins attendent. Qu'importe, il y a de la place, et je me fais inscrire.

Puis quelques flâneries le long des rues, Jacquot étant à la recherche d'un couteau typiquement espagnol, Roger d'un cadeau à rapporter. Nous nous installons alors, pour une dernière bière bien méritée, à la même terrasse que la veille, face à la cathédrale. Soudain arrive le musikant allemand, qui nous avait charmés à Terradillos.

À peine s'est-il assis à notre table que surgit un forcené borgne, qui se met à l'insulter, lui crache aux pieds, le traite de fils de pute et, nous désignant, ajoute qu'au contraire nous sommes des gens bien. C'est du moins ce que j'ai pu comprendre dans ce flot de paroles.

Les choses n'ont pas traîné : sans doute avertie par la patronne du bar, une voiture de police arrive - une voiture de répression, me fait remarquer Jacquot, qui tient qu'on ne peut tantôt faire de la prévention et tantôt de la répression (comme en France), et que ces deux rôles se doivent d'être soigneusement distingués.

Plaqué contre le véhicule par deux costauds, qui ne jetteront même pas un regard vers nous, le borgne est sommé de sortir ses papiers, de vider ses poches, puis de déguerpir sans demander son reste. Personne n'a pris son parti, personne n'a jeté de pierres sur la police : c'est l'Espagne.

L'endroit étant peut-être un peu chaud, nous décidons d'aller manger là où, la veille, Jacquot a bluffé le garçon. C'est notre dernier repas, il me paraît normal de marquer le coup en payant le vin de la Rioja : tout à l'heure, à la Gare, mes amis me rendront la pareille en m'achetant... des bonbons !

Accolades. J'ai le cœur gros, les voyant partir. Mais voilà que je m'aperçois qu'après de trop nombreuses interventions, je suis enfin branché sur le réseau espagnol : j'en profite pour téléphoner à la femme de Roger, et l'avertir que les "colis" ont bien été déposés au train ! Je ne sais pas encore le coût des communications : pour une demi-heure à peine, Orange m'a fait payer 1 000 francs !

Retour à l'Albergue : il y a un nœud, j'ai occupé un lit destiné aux pèlerins en mauvais état, quel sacrilège ! Bon, je suis contraint de grimper à l'étage, fort heureusement assez loin des maudits néons.

C'est l'heure des achats pour demain, puis des dernières flâneries. À dix-huit heures, tandis que je rédige quelques cartes postales, muni d'une bonne cerveza, dans "notre" bar, mon attention est attirée par un vacarme inhabituel : au milieu d'une nuée d'enfants qui courent et qui rient sur la place de la Cathédrale, des catéchumènes s'alignent, sous le regard de nombreux curieux.

Les voilà qui interprètent maintenant des Alleluia à deux voix, et sont vivement applaudis... Mais je dois m'arracher à cette contemplation : un beef dans la Calle Ancha, naturellement consommé sans témoin, et je regagne l'Albergue, où je grimpe péniblement sur mon lit perché. Du bruit, des rires dans le vaste dortoir, comme si nous étions dans la rue ; d'ailleurs, la rue est tout aussi bruyante et animée.

Ma voisine me paraît bien familière et volubile : irlandaise, elle est prof d'Anglais à Paris, mais a pris un congé sans solde de cinq mois. Elle vient d'effectuer le Camino, jusqu'au Finisterre, et cherche maintenant une location dans la région - elle croit précisément l'avoir trouvée aujourd'hui (à 2 000 F par mois le F3), car elle souhaiter "se poser" quelque temps dans la région.

La voilà qui se met à parler anglais, puis espagnol au pèlerin d'en dessous : et de m'expliquer ensuite en riant - quelle pudeur - qu'elle pue des pieds, que le gars s'est plaint de l'odeur, laquelle m'assure-t-elle, ne va pas tarder à me parvenir... De fait, un peu plus tard, tandis que je me demandais à quel titre cette paroissienne avait droit à l'Albergue, j'ai cru percevoir une odeur, celle d'un camembert trop fait, une odeur sui generis, comme dirait Anne-Lise...

Peu dormi en définitive, le moment du sommeil étant passé. Beaucoup toussé, en revanche ; et beaucoup entendu les autres ronfler...