Fragments d'un journal de voyage - Pour Jacquot et Roger
"Au fond, voilà pourquoi j'ai voyagé à pied : par simple amour du vent et de la terre. Pour être seul aussi - c'est si bon d'être seul - tout seul, sur un plateau, dans une gorge, au bord d'une rivière ; et par horreur du véhicule (de presque tous les véhicules) ; enfin pour aller justement où personne ne va jamais et qui est quelquefois lieu caché plein de merveilles… Les plus humbles me sont les plus chères. J'y tiens (et cela depuis mon enfance) par un goût que j'ai, inné, obsédant, de la vie secrète des hommes et des choses. "[Henri Bosco, Un rameau de la nuit, 1950].

 

 

Introduction : Lundi 13 mai-Mardi 14 mai 2002 - Grenoble-Irun-Pamplona

 

Il est 21 heures. Vingt minutes de marche, et c'est la gare. Me voici dans un affreux omnibus datant des débuts de la machine à vapeur, qui produit un bruit infernal, va lentement et cependant cahote affreusement, et s'arrête partout. Sur le quai de la Part-Dieu, un jeune homme s'adresse à moi en anglais : comprenez-vous le français ? Je lui éclate de rire au nez, tant la question me paraît incongrue... Ce jeune homme, qui ne doit pas souvent voyager, a lu partout Irun, soit le terminus du train, il ne sait pas si ce dernier s'arrête à Toulouse, et s'en inquiète. Je le rassure.

Installation. En principe, il s'agit de sièges que l'on peut incliner, pour se reposer plus aisément. Mais derrière mon dos, une valise, que je n'aurai la présence d'esprit de repousser qu'au petit matin. Dommage, car le siège une fois en position allongée, on se relaxe et même on dort très confortablement. Voyage sans relief particulier, si ce n'est, après Toulouse, d'incroyables bancs de brume sur le paysage, qui nous enveloppent totalement. La Garonne ? L'arrivée à Irun s'effectue pile à l'heure. Je m'enquiers du prochain départ pour Pampelune, mais il est à 22 h 40 ! Je vais donc, en ville, essayer de trouver un autobus partant dans des délais plus rapprochés. Après de nombreuses tribulations, je finis par tomber sur une dame qui s'offre à me conduire jusque devant l'arrêt des cars pour ma destination, se renseigne sur le prochain départ. Manque de pot, le car vient juste de quitter son emplacement d'arrêt, et le prochain est à dix-sept heures ! Qu'importe, il faudra bien les tuer, alors que je piaffe d'impatience de me retrouver sur le chemin. Je mange mes deux derniers sandwiches, dans une sorte de parc faisant face à la Poste.

Au milieu de ce parc trône un buste qui m'intrigue. Je me rapproche donc : il s'agit de... Luis Mariano, "irungo udalâ", placé là en 1993. Puis je descends quelques Heineken bien fraîches, et je constate avec satisfaction qu'elles sont à un vingt, ce qui ressuscite en moi le fameux sketch de Raymond Devos. Pour tuer le temps, j'observe longuement deux ouvriers tirant des câbles téléphoniques. Enfin, je me rends avec un peu d'avance au rendez-vous. Mille cars s'arrêtent et repartent : pour la plupart, ce sont des cars scolaires. J'entends une personne en héler une autre : Qué tal, Carmen ? Incroyable, je repense au titre de la méthode d'espagnol, en usage au Lycée au moment où je fréquentais de mon côté le fameux tandem Bodevin-Isler, ou encore le Carpentier-Fialip...

Deux heures de voyage, un esprit qui vagabonde et bien plus encore. Nous longeons l'incroyable chantier d'une nouvelle route et, à voir la saignée pratiquée dans le paysage, je me dis que les Espagnols ne sont pas gens à se laisser emmerder par les écologistes... À l'arrivée, je reconnais des avenues, la gare routière qui est le terminus... Mais déséquilibré par mon sac, ou tout simplement d'une maladresse insigne, je m'accroche, en quittant le car, à un montant de la porte : blessure sans gravité au poignet, assez superficielle semble-t-il mais aussi assez spectaculaire car le sang pisse. Heureusement que j'ai tout un lot de mouchoirs : c'est le poignet fortement bandé que je rejoins l'Alberge, et je m'aperçois au passage qu'elle est située tout près de la place sur laquelle, l'année dernière, j'avais longuement attendu l'ouverture de l'Office du Tourisme. La seule différence est qu'elle est à présent en partie occupée par un immense toboggan pour enfants.

Je sonne, je commence à monter un étroit escalier... et voici que je dois faire machine arrière, car une flopée de joyeux lurons déboulent à toute vitesse ; deux jeunes gens, une jeune fille, et... une très jeune sœur, ma foi fort gracieuse. J'apprends ainsi que l'Alberge est au complet, et que la jeune religieuse va essayer de trouver, à l'aide d'un parent à elle, un gîte pour les trois jeunes gens. Je leur demande la permission de me joindre à eux, et nous voici partis je ne sais où, car je me sens emporté par un tourbillon. En fait, à deux pâtés de maisons de l'Alberge, nous voici chez Francisco, dans un appartement qui me fait irrésistiblement songer au salon de Marraine F., au moment de sa splendeur...

Francisco est un "jeune retraité" qui nous accueille les bras ouverts, et dont l'épouse entreprend de soigner ma plaie. La jeune sœur s'en mêle, elle s'affole, elle me parle de "piqura antitétanica", je lui réponds ô pas de ça ma sœur, faut pas déconner (oh pardon, ma sœur !) on a eu assez d'emmerdements pendant la guerre ! Elle me sourit, heureusement qu'elle ne comprend pas un traître mot de ce que je lui raconte ! Par bonheur, son attention est attirée par les talons de la jeune Marion, canadienne qui, tout à l'heure, sera une précieuse interprète, car les deux jeunes gens sont américains. Des talons, ou plutôt une immense plaie à la place des talons, et Marion n'est en route sur le chemin que depuis deux jours ! Comme ces trois jeunes gens n'ont rien avalé depuis le matin, Francisco sert un vin fort estimable ma foi, puis va faire griller des croque-monsieur pour tout le monde ! Il a dû y laisser plusieurs boîtes, le pauvre ! Je finis par comprendre que Francisco n'a pas les moyens de nous héberger, mais qu'il va nous conduire vers une petite pension. Je parle alors de ma Credential, dont il faudrait que je fasse tamponner le premier volet de cette présente année...

Nous voici repartis en queue-leu-leu joyeuse vers l'Alberge et son escalier type Tour de Pise, puis vers un hôtel de troisième ordre (mais à 16 euro la nuit, on ne peut demander le Négresco). Nous nous quittons : la jeune sœur se déclare "incantada" de m'avoir rencontré...

 

 

1er jour de marche : mercredi 15 mai Pamplona-Puenta-la-Reina 23 km

Sans doute fatigué par la nuit passée dans le train, je m'endors comme une souche... pour me réveiller à sept heures ! Eh bien, ça promet ! Je m'aperçois aussi que je n'ai pas encore acquis la "cadence". J'avais sorti toutes mes affaires, je me demande pourquoi. Maintenant, pour ne pas avoir à réveiller le jeune américain qui a partagé ma chambre (tous trois vont demeurer tout un jour à Pamplona, pour soigner leurs bobos), j'effectue à tâtons de nombreux voyages sur la pointe des pieds, jusque dans le couloir. Et il me faut du temps pour boucler mon sac ! Mais c'est sans doute encore trop tôt pour la patronne que je mets longtemps à réveiller (dame, il fallait bien que je récupère mon passeport !). De plus, elle me confond avec Marion, et pourtant j'ai bien l'impression que quelques années nous séparent, car elle pourrait être, en tirant un peu, ma petite-fille !

C'est à la boussole que je récupère le Camino, ce qui n'est pas très difficile étant donné qu'il suffit d'aller plein ouest. Je suis surpris de constater que je suis accompagné dans mes premiers pas par une multitude de jeunes gens : les étudiants qui se rendent sur le Campus. Ils s'y rendent à pied ! Et j'ai même remarqué un professeur faisant de même ! En France, cela serait considéré comme une atteinte insupportable aux droits acquis...

Je longe le parc de l'Université de Navarra qui remercie par avance les passants ayant pris soin des parterres et, accessoirement, propose de tamponner la Credential de los peregrinos qui auraient oublié d'effectuer cette démarche en ville.

 






Lente montée vers Cizur Minor, que j'effectue comme si je l'avais toujours connue, mais avec un brin d'essoufflement tout de même, salut discret au passage en direction du lieu de mon avant-dernière nuit espagnole, voici maintenant un an. Petit arrêt vers neuf heures, pour déjeuner, à la sortie de la ville. Mon regard se portant alors sur la fameuse coquille, qui sera ma compagne et mon guide durant un mois, j'aperçois sur les montagnes, dans le lointain, toute une théorie d'éoliennes, et quelque chose m'avertit que je vais devoir grimper jusqu'à elles, pour redescendre de l'autre côté, en direction de Puenta-la-Reina... là où doit s'effectuer la jonction avec Jacquot et Roger, pour la suite du voyage...

 

 

 






Lentement mais assez sûrement, il a fallu gravir la pente, au milieu de l'odeur forte des champs de colza et, sur les contreforts, des buissons d'ajoncs épineux, jusqu'à atteindre le niveau de ces fameuses éoliennes. Après une halte désaltérante, au village de Zariquiegui, aux alentours de 10:30, j'ai repris l'ascension. Et l'horizon se dégageant peu à peu, on en arrive à découvrir des centaines d'éoliennes, à perte de vue. Peu de vent, aujourd'hui, elles tournent au ralenti ; le bruit que les hélices génèrent n'en est pas moins important, on dirait la brise parcourant les cimes des pins pignons.

Et quand elles accélèrent, on croirait entendre le claquement des draps qui sèchent au vent. Court arrêt au sommet, au milieu d'une multitude d'enfants en voyage scolaire, sur la Sierra del Perdon, à 780 mètres (seulement !), d'où l'on découvre l'autre versant, la vallée de Izarbe.

Le paysage change alors brusquement, le thym concurrence le serpolet, les chênes verts remplacent les ajoncs : nous sommes manifestement en terrain tertiaire, il doit y avoir des fossiles et des dents de carcharodon dans le coin, on se croirait vraiment sur les pentes du Lubéron (tiens, une idée, hérisser les crêtes du Lubéron d'une centaine d'éoliennes !), avec des vignes, des champs de blé et d'asperges, mais aussi d'amandiers, arbres qui ont, hélas, à peu près déserté la Provence.

Je m'arrête au milieu de la descente pour me restaurer, il est d'ailleurs midi : bonheur d'une courte halte, même en plein soleil ! Pieds qu'on déchausse et qu'on masse, tricot de corps qui va sécher le temps de la halte !

Peu de temps après la reprise, je découvre une ancienne éolienne, du type de celle du jardin de la Blanche, dans mon village d'origine : cela fera sans doute une jolie photo, sur l'arrière-plan couvert d'engins beaucoup plus modernes !

 

 

Sur le chemin, voilà que je me prends à fredonner le célèbre Horst-Wessel Lied, pourtant interdit, mais entraînant, heureusement bientôt remplacé, je ne sais comment ni pourquoi, par Les roses de Picardie... J'avais prévu de stopper, pour ce premier jour de marche, à Uterga, mais bernique, rien en vue. Donc je pousse jusqu'à Puenta, en dépit d'une fatigue certaine...

À la sortie d'Uterga, je dépasse un couple cheminant avec un âne semble-t-il mal bâté :

- il fallait pas faire ça ! s'écrie l'homme, maintenant ça fuit !

- Ah bon ! Mais dis-moi ce qu'il fallait faire, alors, rétorque la femme.

Je souris et m'éloigne. Je ne sais pas encore que je serai appelé à fréquenter davantage ces deux pèlerins. Arrivée à 14:30. Le gîte est presque plein, déjà, et pourtant je n'ai rencontré personne, pratiquement, sur le chemin : mystère de la génération spontanée, qui ne cessera pas de m'étonner, et parfois de m'indigner, jusqu'au dernier jour.

Oh ! bonheur de la douche brûlante qui fait cuire deux fois plus des cuisses surprises d'avoir été si longtemps exposées au soleil, et qui protestent ! Ici, c'est une vingtaine de panneaux solaires, posés à même le sol, qui fournissent l'eau chaude. Décidément, l'Espagne - ou du moins la Navarre - est fort en avance sur la France, s'agissant des énergies renouvelables !


Ah les deux bières bues ensuite au premier bar rencontré ! Il est des plaisirs qu'il faut mériter... Je m'aventure ensuite vers le centre ville, je visite une charmante hôtesse dans un Office de Tourisme très exigu. Elle me vante les beautés d'un pont - je mets pas mal de temps à comprendre ce qu'elle m'explique. Pont que je ne verrai que demain, peu de temps après le départ. Je lui achète un insigne que je porterai jusqu'au bout, à mon chapeau. Ce premier tour effectué, je rentre pour... dormir une bonne heure. Je me réveille en feu, le soleil de la Navarre ne m'a pas raté ! Il fait cependant faim ; je me hâte lentement vers le restaurant que m'a recommandé la jeune femme de l'Office, mais il est fermé. La seconde adresse sera la bonne, mais il convient d'attendre une demi-heure. Le restaurant ouvre à dix-neuf heures, j'apprendrai plus tard - à mes dépens - que c'est une heure prématurée, l'ouverture s'effectuant, en général, deux heures plus tard - trop tard pour le pèlerin moyen. Tandis que je mange - un pèlerin allemand est venu me rejoindre - je perçois les échos d'une musique : à l'extérieur, sur la Plaza, un petit orchestre exécute des airs populaires, surtout des pasos, ce qui me donne envie de m'élancer ; mais je regarde mes pauvres gambettes trop blanches et déjà rougies de coups de soleil...

De toute manière, personne ne danse, à part quelques enfants, tous magnifiquement habillés, les filles surtout, dans des déguisements recherchés. À 20:30, je rentre pour me coucher. Mais le sommeil sera long à venir, et surtout je serai souvent dérangé, en particulier par des voisins (français) qui se sont couchés tard, et pourtant se lèveront tôt...

 

 

2e jour de marche : jeudi 16 mai Puenta-la-Reina-Estella 21 km

 

Je démarre à sept heures, après un petit déjeuner bien frugal. Et je découvre enfin le fameux pont. L'étape est agréable (trop courte ?), il fait très beau, mais j'ai entendu dire que la pluie serait au rendez-vous d'ici deux ou trois jours. Le sentier ruse avec la Nationale 111, qu'il suit en effectuant des virolons, ce qui signifie d'incessantes montées et descentes (assez modestes cependant, il faut le concéder) ; dans une de ces montées, je remarque sur le bas-côté herbeux de nombreuses traces de boue séchée : comme il a dû pleuvoir pas mal, quelques jours auparavant, des pèlerins ont ainsi essayé de se délivrer du poids de la glaise attachée à leurs chaussures de marche. Mañeru est atteinte au bout d'une heure et Cirauqui, magnifique avec ses rues qui montent et coupent le souffle, une demi-heure après. À 10:15, Lorca. Désormais, en direction de Villatuerta (où je casserai la croûte), nous sommes sur un sentier romain, ou roman, bordé de chèvrefeuilles en fleurs, au curieux parfum de jasmin, et d'églantiers : passage tellement agréable, qu'on voudrait s'y attarder, humer chaque fleur, y demeurer toujours... J'atteins Estella à 12:45. Mais l'Albergue n'ouvre ses portes qu'à 13:30, et nombreux sont les pèlerins déjà arrivés - parmi eux, une majorité d'Espagnols - et qui patientent au soleil : je suis au bout de la queue, nous sommes inscrits sur les registres par groupes de cinq, ce qui fait que je ne prendrai ma douche qu'à 14 heures : mon plaisir en sera gâché.

Les Espagnols dominent très largement, sur cette portion du Camino ; et je me demande comment font tant de jeunes, étudiants et/ou travailleurs, pour pouvoir prendre leur bâton dans une période en principe dévolue aux examens de fin d'année, ou au travail rémunéré.

 






 

 

Déambulant dans les rues d'Estella, je note que ma prochaine étape, celle de la jonction avec mes chers camarades, n'est qu'à quatre kilomètres, elle sera donc de tout repos : c'est décidé, pour tuer le temps et leur permettre d'arriver en même temps que moi, j'irai visiter le monastère d'Irache.


 

 

 

 

 

Après avoir pas mal tourné en ville (c'est fou ce qu'on peut marcher à l'étape, après avoir tant marché dans la journée !), je constate que la prévision météorologique était hélas juste : s'il fait toujours aussi chaud, le ciel n'en est pas moins progressivement lourd et menaçant.
Sur la Plaza de los Fueros, qui grouille de vie et possède de nombreux cafés, je me paie une glace au turron, et un Coca-Cola, tout en observant les manœuvres d'un petit garçon à lunettes, d'environ cinq ans, très bien habillé avec une recherche d'harmonie jaune/vert, d'une surprenante habileté au football, tandis qu'il échange son ballon avec son père, puis qu'il le soustrait à des gamines à peine plus hautes que lui voulant participer au jeu, au moment où le papa se met à discuter avec un ami passant par là.

Une toute petite fille de 2-3 ans s'approche de moi et s'écrie, me désignant la glace : Què sesso, què sesso ? Malheureusement, je ne puis que lui sourire.

Sur le chemin du retour, j'effectue quelques achats dans une épicerie enfin ouverte. Sur la terrasse de l'Albergue, j'attaque ma boîte de thon à l'huile, et mes pruneaux, tandis que le temps continue à se couvrir. J'écoute un Scandinave parler de Saint-Pierre de Mésage, où habite un de ses correspondants. Une Grenobloise se manifeste, elle n'a jamais entendu parler de ce village ! Je ne les reverrai plus jamais, ni elle, ni lui. Où sont-ils passés ?

J'écoute le parler chantant d'un Canadien français, lui c'est André, ce n'est pas difficile à deviner, c'est écrit dans son dos ! En fait, il porte un maillot de hand, comme il me l'apprendra plus tard. C'est fou le nombre de gens qui boitent et, pour certains, boitent très bas. Et incroyable le nombre de pieds sérieusement blessés, et que l'on tente de soigner, ici et là.

Tous ces gens iront-ils au terme ? La plupart n'ont pourtant commencé qu'à Saint-Jean. Ça promet pour eux ! Une petite Canadienne à la frimousse bien éveillée est partie, elle, de Toulouse. Elle m'apparaît bien armée pour la suite. Je plaisante avec une Américaine qui occupe le lit voisin du mien, je lui signale le péril d'avoir dormi longtemps dans l'après-midi (elle est arrivée crevée) car la nuit, je ronfle ! Elle me sort fièrement sa boîte de boules Quiès, ajoutant qu'elle ne craint rien avec cette arme ! Plus tard, après m'avoir demandé de la prendre en photo (avec son bel appareil), elle me dira que sa famille travaille à New-York.

 

 

3e jour de marche : vendredi 17 mai Estella-Los Arcos 23 km

 

Nuit tout à fait correcte mais, dès cinq heures, ça s'agite dans le dortoir surpeuplé. L'Américaine est debout dans les premiers, elle part sans rien me dire, ai-je ronflé ?

Je trouve le petit déjeuner (c'est la seule fois où je l'ai commandé sur place) peu abondant, pour 2, 50 euro...

Départ un peu avant sept heures, de conserve avec le couple de Canadiens repéré hier. Entendre parler le mari m'évoque irrésistiblement Félix Leclerc !

Lente et facile montée vers Ayegui, puis on oblique à gauche en direction du monastère d'Irache, celui dont j'ai décidé la visite pour permettre à mes compères de me rattraper : en principe, je n'ai que quatre kilomètres à parcourir, aujourd'hui...

En arrivant sur place, chacun est déçu : à moins de cent mètres du Monastère, la fontaine de vin dont on nous a vanté les mérites dans le Laborde-Balen, ne coule pas. Du moins à sept heures trente. Quant à moi, j'ai deux heures à attendre l'ouverture des visites, tout en étant contraint de m'abriter d'un vent froid, venu du sud semble-t-il (et on dirait qu'il est en train de chasser les nuages), sous le porche de l'église.








Et là, m'approchant, je me rends compte que je vais remplacer le couple à l'âne, croisé deux jours auparavant. Car ils ont dormi sous le porche ! Bien sympathiques, mais quid de l'hygiène ? Tout le monde a dû partir tôt, ce matin, car passé huit heures, je ne vois guère qu'une dizaine de retardataires passer au large. Et j'attends, et c'est assez interminable, dans le froid. Je lis donc dans le Laborde-Balen que le monastère d'Irache fut sur le Camino le premier hôpital de Navarre, avant même celui de Roncevaux, et qu'il se situe au pied du mont Montejurra (lieu d'une partie des guerres "carlistes" de 1873).

 

Pour la circonstance, j'ai tiré du fin fond du sac mon fidèle bonnet, et j'en suis fort aise ! Mais je ne sais pas encore qu'il me protégera chaque jour du périple. Un gardien en uniforme, matraque au côté, s'avance vers moi : ah, qu'ai-je donc fait ?

Mais non, ce n'est pas moi qui l'intéresse. Au dernier moment il oblique sur la droite, vers une fenêtre en mauvais état, et actionne à plusieurs reprises je ne sais quel bouton, peut-être pour désactiver une alarme ? Quoi qu'il en soit, après son départ, j'ai essayé de repérer le fameux bouton... et je ne l'ai pas trouvé !

Et voici que passent encore, à neuf heures, quatre nouveaux pèlerins, tous Espagnols. Mais d'où étaient-ils donc partis ? Enfin l'heure de la visite est tout de même arrivée. Pour me décevoir sacrément, car l'église mise à part, et le cloître qui y conduit (et qui abrite une sorte d'écomusée, ou de musée ethnographique, si j'ai bien compris), c'est à peu près un champ de ruines, en tous cas un bâtiment assez délabré, dont quelques photographies révèlent tout de même que ce ne fut pas toujours le cas : une restructuration en cours, peut-être, en particulier une reprise complète des jardins qui durent être magnifiques ?

À l'intérieur, je retrouve mon gardien à la matraque : il se trouve qu'il parle un français impeccable, et m'indique qu'il n'y a pas - ou plus - d'albergue à Ayegui, notre lieu de rendez-vous. Il faut donc que j'avise.

Avant de quitter les lieux, je fais le tour des imposants bâtiments, qui gardent la trace d'anciennes constructions accolées. Je reviens ensuite sur mes pas, pour continuer à perdre du temps (!), et je remplis au passage ma gourde, car la fontaine s'est miraculeusement remise à couler...

Me voici sur les lieux supposés de la rencontre. Mais le gardien avait raison, si l'albergue a bien existé, elle ne fonctionne plus depuis un certain temps, ses locaux semblent à l'abandon. Dans ce cas, ma décision est prise, je me dois de poursuivre ma route, et me voilà bientôt à Azqueta : il est onze heures quinze, j'ai filé comme une flèche, au milieu d'un paysage sublime bordé, en direction du sud, par les monts étincelants de la Sierra de Urbasa, taillés, je pense, dans l'Urgonien.

 

 

 

Vignes et champs de blé à perte de vue, et cette terre rouge ! Car nous quittons la Navarre pour la Rioja.

 

Ce n'est pas très glorieux à avouer, mais il est clair que je marche "au vin" aujourd'hui, celui de la bodega d'Irache, et il faut bien dire que cette excellente boisson (la plus saine et la plus hygiénique des boissons alcoolisées, aurait dit Pasteur) me donne des ailes, même si je ne rattrape personne, mais tout de même, les autres ont plus de trois heures d'avance sur moi !


Ah si ! En arrivant à Villamaya de Monjardin, après avoir admiré au passage l'étrange citerne romane où nage une carpe, prouvant la pureté de l'eau, j'aperçois une dizaine de pèlerins qui sont en train de s'installer à la terrasse de l'Albergue, et tirent leurs provisions : il est vrai qu'il est presque midi. Et à cet instant même, voilà qu'une jeune fille (une Brésilienne, et pas du bois de Boulogne, je le saurai à l'étape) me double avec une facilité qui me pique au vif, mais bon... nous n'avons pas le même âge.

Son rythme de marche est vraiment fou. Alors je m'arrête près d'un troupeau de moutons, et attaque une nouvelle boîte de thon à l'huile... Après, je repars sous un ciel menaçant, doublant un couple qui tire une sorte de poussette (!) portant les bagages, puis un homme timide et renfermé, qui boîte, et que j'ai vu hier soir soignant ses bobos, tout en sifflant une bouteille de vin : il faut dire que le vin de la Rioja est plus que fameux, j'en fais présentement l'expérience !

Soudain, odeur des premières gouttelettes d'eau sur la piste sablonneuse : le breuvage cependant continue à me doper de plus belle, c'est fou, il m'a mis du cœur à l'ouvrage et du baume aux pieds ! J'en viens à... doubler la jeune Brésilienne qui est en train de passer, avec beaucoup de difficultés, un vêtement imperméable, et je l'aide un peu. À mon tour je mets mon poncho, et nous voilà partis, mais je vois bien qu'elle lâche prise : ses pieds l'abandonnent, et je la distance peu à peu. À une heure de l'arrivée, ce sont les deux Canadiens (André et Lucette) que je rattrape (je leur ai donc pris au moins trois heures !) puis l'âne et son maître, puis la maîtresse, avec qui j'atteins le gîte à 14:30. À quinze heures trente, c'est le déluge ! Je pense à ceux qui sont derrière...

Le hasard fait qu'on me désigne pour une chambre avec André et Lucette, sa femme, qui me dit qu'elle en a marre d'entendre son mari parler sans arrêt tout le long du trajet... et la jeune Brésilienne, au-dessus de moi... Douche et repos. Le couple canadien dort.

Il faut avoir entendu André, qui passe avec une surprenante aisance de la clarinette à l'hélicon, puis au saxo, pour savoir ce qu'est un type qui ronfle, car c'est à faire peur à ceux qui veulent se détendre... Surtout qu'il abandonne brusquement le registre musical, pour se ruer sur un gros bulldozer ! En plus, il se met à rêver, ou à faire un cauchemar, je ne sais, parle dans son sommeil, s'écrie Lucette, Lucette !

Le soir, au repas, il me demandera :

- Mais comment connaissez-vous le nom de ma femme ?

- C'est très simple, vous l'avez prononcé durant votre sommeil !

Le voilà en tous cas qui se réveille frais et dispos, puis qui réveille Lucette : si elle dort trop, m'explique-t-il, elle ne dormira pas cette nuit... Dans la salle commune, la jeune Brésilienne montre son pied meurtri par un ongle incarné, à une dame à l'accent provençal ; aussi vais-je fouiller mon sac, à la recherche d'un pansement antiseptique, datant malheureusement de l'année où Christelle, l'amie intime d'Anne-Lise, m'a offert la trousse des premiers soins, pour me remercier de la cession de quelques spécimens scolaires sans grande valeur. Mais le pansement est encore actif, et je suis chaleureusement remercié, en dépit du barrage total des langues. D'autre part, comme je commence à être inquiet de n'avoir point encore été rattrapé par mes amis charentais, je décide, armé d'un épais feutre que me prête l'hospitalero, de leur écrire un mot que je déposerai demain sur le bord du chemin.

Sur la terrasse, tout en sirotant un Coca, je papote avec une très jeune Israélienne, qui a entrepris sa marche avec des espadrilles, ou guère mieux ! Elle développe une tendinite, et a entouré sa jambe d'un sac à glaçons, qu'elle déplace de temps à autre. Je la mets en garde contre ce type de chaussures, parfaitement inadapté au terrain. Elle m'objecte le peu d'argent dont elle dispose pour effectuer son pèlerinage...

Je pars faire un tour en ville pour m'acheter quelques denrées. Le distributeur d'argent ne veut pas me laisser pénétrer dans la cabine ! Il faudra que j'avise. La seule épicerie ouverte se situe face à l'église. La cloche des morts sonne, lugubre, à n'en plus finir. Et me rappelle le vieux corbillard remisé dans l'écomusée de ce matin. Mais l'incroyable, c'est la nuée d'Espagnol(e)s en attente devant la porte de l'église, riant et pétunant à qui mieux-mieux !

J'arrive avec un peu d'avance au seul restaurant ouvert suffisamment tôt pour satisfaire les besoins immédiats du pèlerin : manger convenablement, aller se coucher de bonne heure.

Je dois donc traîner dans le bar contigu. Je note que les cendriers sont très souvent absents, et comme les Espagnols me semblent être plus fumeurs que les Français, les mégots jonchent le sol. Comme aussi ils décortiquent souvent, au bar, des cacahuètes et autres amuse-gueule salés, le devant du bar est très souvent dans un état assez répugnant. Bien. Pour tromper mon attente, je suis contraint de regarder la télévision, qui donne à voir une corrida.

Jusqu'au dégoût, pour ce qui me concerne, car les plans rapprochés ne manquent pas, hélas ! Fureur de la bête déjà atteinte au moment de pénétrer dans l'arène, puisqu'elle saigne dès ce moment-là ! Sang répandu, sauvagerie des picadors retournant leurs pics au niveau de la colonne vertébrale du taureau, pour le faire reculer ! Quelques passes du toréador, bon, ce sont des figures de danse convenues, sans plus ; mais elles soulèvent des tonnerres d'applaudissements. Le taureau ne saigne pas, en définitive : il est saigné à blanc. Et s'écroule, épuisé. Alors le toréador le provoque une dernière fois en le titillant : la bête à peine relevée, il lui enfonce son épée dans le crâne. Et la foule exulte de voir que la dépouille est maintenant traînée à l'extérieur, par un quadrille de chevaux...

Triste spectacle, en vérité. Mais si dorénavant on vient me reparler de l'interdiction de la chasse aux tourterelles en Gironde et ailleurs, alors je demanderai qu'on commence par interdire les corridas, qui sont au vrai un retour à la barbarie.

L'arrivée d'André et de Lucette, d'un autre André (l'ânier) et de son épouse, suivis d'une jeune artiste Allemande, me tire de mes réflexions, me permet d'échapper au dégoût qui était en train de m'envahir. Je les rejoins dans la salle de restaurant, nous voilà attablés comme de vieux amis : il est vrai que les épreuves vécues en commun constituent un sacré ciment ! Atmosphère animée et tellement agréable, même si l'on sait par expérience que cela ne se renouvellera pas. La propriétaire de l'âne me conte les ressorts de sa mise en route, le scepticisme d'un de ses fils qui était sûr d'aller récupérer ses parents dans les huit jours (et les voilà partis depuis plus d'un mois), la façon dont elle et son André d'époux procèdent à leurs ablutions, grâce à un tub en toile. L'autre André, le Canadien, nous parle de ses années passées à Toulouse. Quant à Gisela, la jeune Allemande, elle suit aisément nos conversations, car elle parle correctement le français.

Nuit bien difficile : André, à peine allongé, ronfle comme un sonneur, en dépit des vives protestations de la jeune Brésilienne. Avons-nous, les uns et les autres, trop mangé ?

 

 

4e jour de marche : samedi 18 mai - Los Arcos-Torres del Rio 8 km 9 h 30-11 h 15

 

J'attends un peu, il ne faut pas que je prenne trop d'avance sur ceux qui doivent me rattraper. Je bois deux chocolats, puis je vais à la Poste avec Gisela : j'ai besoin de sa carte pour entrer dans le distributeur récalcitrant. Ensuite, je dois l'attendre longuement, tandis qu'elle réexpédie chez elle - comme la plupart des pèlerins novices - nombre d'objets superflus.

Je ne sais pas encore que, durant cette attente, Jacquot et Roger vont arriver - dix mètres à peine nous ont séparés - et, ne me voyant pas à l'Albergue, prendront le car qui passe à ce moment-là pour être assurés de se retrouver devant moi.

Nous partons enfin à neuf heures trente, mais je remarque vite que Gisela est loin d'avoir mon rythme, rythme qui n'est pourtant pas le train d'enfer qui prendra bientôt place... Donc, je la distance assez rapidement. Le large chemin sablé du début de l'étape, entre vignes et blé, laisse bientôt la place à un sentier plus tortueux dont l'horizon est une nouvelle forêt d'éoliennes !

 

 





À 11 heures, je prends une photo de Sansol, à 11:15 j'entre dans Torres del Rio.

 

 

 

 

 

 

Petit saut de puce pour attendre mes compagnons - désormais devant moi, mais je ne le sais pas encore ! Le gîte de Torres étant fermé - il est trop tôt -, j'occupe mon temps à manger, et je m'applique à le faire lentement.


Une heure plus tard, la jeune Allemande surgit dans la montée. On a l'impression que, pour elle, ce fut une rude journée... Je l'accompagne au bar, et j'y prends une bière, tandis qu'elle consomme une classique ensalada mixta. Elle doit être prof d'Arts plastiques dans je ne sais quel établissement allemand. Elle fait le chemin pour y trouver des sujets d'inspiration, et doit être de retour chez elle au 14 juillet, date de reprise de ses cours.

Peu à peu d'autres pèlerins arrivent. Avec mes petits sauts de puce destinés soi-disant à attendre mes amis, je ne retrouve que des têtes nouvelles, Gisela mise à part. Je me bats avec mon portable, un pèlerin très au fait m'indique la marche à suivre, et je m'aperçois que cinq ou six autres sont dans la même situation que moi, savoir que France-Télécom les a bernés, ou bercés d'illusions... Je devrai me battre plusieurs jours encore, et laisser dans la bagarre deux cartes Telefonica, qui ne sont pas données.

Sieste assez courte, promenade sous un soleil lourd... Je ne sais pas que faire de moi-même, car je suis arrivé trop tôt. Je tourne comme un mouton lourd, pour reprendre une expression provençale. J'écoute les propos tenus par une bande de jeunes, dont un Suisse-Allemand aux cheveux longs, qui me fait irrésistiblement penser à l'un de mes enseignants. Accompagné d'un chien à qui on a refusé - à raison - l'entrée au gîte il s'en ira, à la nuit tombante, coucher je ne sais où, puisque je ne l'ai jamais revu.

Un peu avant le repas du soir - au cours duquel des pèlerins m'affirment avoir vu, la veille, Jacquot et Roger à Estella - nous visitons, Gisela et moi, l'église. Mais je ne me souviens plus de ce qu'il fallait y admirer...

 

 

5e jour de marche : dimanche de Pentecôte 19 mai - Torres del Rio-Navarrete 34 km 6h 30-14h 30

 

Je me lève très silencieusement au milieu du dortoir complètement endormi, et j'effectue deux voyages vers le rez-de-chaussée - où je suis contraint d'allumer, tant pis ! Je m'habille, puis remonte réveiller Gisela. Pendant qu'elle se prépare, je déguste du pain accompagné de pruneaux : le repas du pèlerin est souvent frugal. Nous voici sur la route.

Gisela me fait presque immédiatement remarquer, à l'horizon, deux nuances de bleu ; et je ne vois bientôt plus qu'elles, qui, d'ailleurs se multiplient ! De son côté, la prof d'Arts plastiques multiplie les arrêts et casse le rythme. Je comprends très bien qu'elle recherche en chemin des sources d'inspiration, mais je lui rappelle que je ne dispose pas de mon temps jusqu'au 14 juillet, date à laquelle je serai rentré depuis un bon mois ! Je pars donc en avant, pensant la retrouver à l'étape : je ne la reverrai jamais.

Peu de temps après, je me perds dans une descente, ou crois me perdre, car les signaux ont disparu : et il y a des traces de pas dans toutes les directions, signe vraisemblable que d'autres, avant moi, ont été la proie de la même perplexité. Je remonte vers la dernière indication, consulte le Laborde... et redescends sans convictions la pente que je viens de remonter. Tout en bas pourtant, le balisage reprend. Mais j'ai perdu une bonne demi-heure.





 

 

Enfin, j'entre dans Logroño à 09:40, enfin je puis contempler l'Èbre, l'Ebro républicaine !
Un bonheur n'arrivant jamais seul, je dépasse André et Lucette qui m'affirment avoir vu passer mes deux camarades. Affirmation erronée, mais qui aura l'avantage de me donner des ailes.

La traversée de la ville, cependant, me prend un temps fou, puis le chemin se confond avec une promenade très prisée des Logroñiens, le parc de la Grajera, vers le barrage du même nom.

Il faut parler de foule allant à pied (avec quelques vélos tout de même) vers ce lieu situé à trois-quatre kilomètres du centre. En France, chacun aurait tôt fait de prendre sa voiture !

Bref, sous un soleil de plomb, j'éprouve une petite faim : thon à l'huile, fromage fondu (à tous les sens du terme) et pruneaux, avec un bon morceau de pain, cela me sustente et m'invite à poursuivre durant longtemps parmi une foule d'Espagnols en fête.

Et à 14:30, j'atteins enfin Navarrete.

Ah ! Je les aperçois de loin, mes deux compagnons ! Je crois même que je les ai repérés avant qu'ils ne m'aient vu, car leurs regards étaient braqués depuis deux heures au moins en direction de l'arrivée au village, et ils commençaient à fatiguer... Je les distingue parmi une foule de pèlerins attendant l'ouverture du gîte, qui aura lieu, m'apprennent-ils, à 15 heures ! Émotion non feinte, embrassades viriles - il faut avoir vu Jacquot, le gendarme baroudeur, deux têtes et un demi-quintal de plus que moi et ses effusions non calculées - désormais nous nous sommes ensemble, ah ! quel soulagement !

Et nous nous expliquons nos stratégies - au vrai du type bataille navale - pour nous retrouver. J'avais déposé un papier à leur attention, mais ils ne pouvaient le voir : au moment où je l'ai fixé, ils étaient déjà passés par là, depuis un quart d'heure environ. Eux, ne me trouvant pas à l'auberge, ont décidé d'effectuer une étape en autobus jusqu'à Logroño, puis un saut de puce à pied, pour être sûrs d'être devant moi, et de ne pas me rater quand je passerai : ce qui vient d'avoir lieu.

Mais, pour le coup, ils poireautent ici depuis neuf heures ce matin, ce qui dénote l'amitié qu'ils me portent, amitié que nous allons à nouveau sceller devant une Pression bien fraîche... enfin, une après l'autre, naturellement...

Un peu après quinze heures, l'hospitalero du coin ouvre la porte de l'Albergue, et c'est pitié de voir des adultes recrus de fatigue se précipiter vers l'entrée - en se mettant spontanément en rang, comme de jeunes potaches - pour pouvoir trouver une place : le pèlerin moulu, incontestablement, est quelqu'un qui régresse et abandonne un peu sa dignité. Mais peine perdue pour les gens pressés : le cerbère nous fait un discours, et demande à un volontaire de le traduire en anglais. Quand certains solliciteront une traduction française, il leur rétorquera qu'il n'a rien à foutre des Français (peut-être en souvenir du revers que Du Guesclin connut ici-même, au XIVe siècle)...

Je pense, immanquablement, même si l'image est évidemment très exagérée, aux cérémonies sadiques des camps de concentration, au cours desquelles le chef aboyait, puis demandait à des kapos de traduire ses paroles, devant une population affaiblie qui avait dû patienter des heures. L'hospitalero de Navarrete est un authentique fasciste ; ce constat ne grandit pas le Camino, qui est en principe un bien culturel européen, payé par toute l'Europe.

Bref, l'enflure racontait qu'il disposait de X places, et que nous étions 3X ; qu'il n'en avait rien à foutre des branleurs, de ceux qui font dix kilomètres dans une journée, et que ceux-là n'avaient qu'à continuer.

Toi tu restes là, me dit Jacquot, nous, nous allons essayer de trouver un hôtel.

- Non mais t'es pas fou ? On s'est enfin retrouvés, on ne se quitte plus !





Au passage, nous cueillons deux autres pèlerins (anglais), que nous reverrons souvent dans les jours à venir, et nous voilà partis à la recherche d'un hôtel. L'un des Anglais baragouine un peu la langue locale, ce qui en l'occurrence est d'un précieux secours ! Un bistrotier téléphone pour nous, il nous trouve des chambres libres à un kilomètre. Nous voilà partis. L'hôtel San Camilo est grand luxe, à la sortie de Navarrete (au milieu d'un parc arboré de trois hectares et demi), avec par bonheur une chambre à trois lits.

 

Si elle nous est revenue à 30 euro par personne (je rappelle que la place en gîte est habituellement à 3 euro), du moins aucun d'entre nous n'a regretté le confort inégalé d'un bon matelas et de draps frais ! Installés, lavés et habillés de propre, sinon de neuf, nous voilà retournant au centre-ville, pour manger. Et au passage nous tombons sur... André et Lucette, qui se désespèrent de n'avoir trouvé qu'une chambre très sale et sans confort...

Prenant place au café qui se trouve à deux pas de l'auberge - où , à 16:30, il y a encore la queue pour l'accès au gîte !, nous devisons comme les vieux amis que nous sommes quand, soudain, une magnifique voiture immatriculée en Espagne s'arrête.

Une jeune femme sort un sac tyrolien du coffre, et entre sans attente dans l'Albergue... Il y a de quoi s'indigner.

Repas succulent mêlé de rires et de souvenirs. Un peu trop arrosé, mais bref, il s'agissait de retrouvailles, ô combien amicales...