Fragments d'un journal de voyage (suite) - Pour Jacquot et Roger, Gretel et Claude, Lorrie, Robert et Mélissa, Christiane, Marie-Eve, Marc, bien d'autres encore...

 

[...] La terre est le corps du voyage, le vent en est l'âme… J'aime la terre et l'air d'un amour égal, et, en moi, leurs puissances s'accordent. Tout ce qu'un chemin creux, sec, odorant, bordé de noisetiers en fleurs, doit, en avril, à une bonne brise , je le sais ; et je sais aussi ce que gagne à passer sur un grand coteau chargé de thym et de lavande, le vent d'Est, le matin, quand il souffle très doucement et que la rosée humecte les pierres.
Henri BOSCO, Un rameau de la nuit,1950.

 

 

 

 

 

Mercredi 6 juin Saint-Jean Pied de Port (Repos)

 

Grasse matinée, puisque j'ai décidé d'une halte, pour reposer mes pieds - ce qui fait que je suis réveillé par deux Écossaises, voisines de lit.

Jacquot me dit qu'elles ont dégusté cette nuit, à cause de nos ronflements !

Je descends en ville chercher les journaux, tandis que Roger et lui vont faire actualiser leurs billets de train : je tombe sur Anna, toute souriante, qui semble m'avoir pardonné la sonore séance nocturne d'Éauze, et qui se propose même de m'offrir une bière ! Je décline sa proposition - il ne faut pas la retarder - et lui souhaite bon courage pour la suite. Mais comment diable fait-elle donc, avec ses toutes petites étapes, et si mal en point semble-t-il, pour me rattraper sans cesse ?

De retour de la gare, Jacquot et Roger me signalent qu'ils ont eu droit, eux, aux embrassades ! Décidément, cette Anna-là, femme de pasteur, pratique le pardon des offenses (involontaires) !

Tiens, heureuse surprise, Franz m'appelle, il a fait enregistrer un fichier Wav par Ina et, ma foi, le résultat est fort sympathique, et tellement inattendu !

Nouvelle promenade en ville. Il pleuvine, c'est bien ma chance, pour cette journée de relâche. Achat de cartes postales : il faut tout de même donner de ses nouvelles ! Tandis que je m'applique à les rédiger, tel un petit élève qui fait ses gammes en écriture, j'assiste en direct à l'arrivée d'une jeune et très jolie canadienne, Andréa ; elle débarque directement de son pays, et m'apparaît totalement inexpérimentée. Je veux dire par là, bien plus que je ne l'étais il y a un an, quand je m'étais lancé en baskets dans l'aventure.

Longues discussions avec Jeanine, notre infatigable hôtesse. Avant de partir, Jacquot et Roger partagent avec moi le repas de midi, repas frugal du pèlerin ; ils m'ont cependant apporté un gâteau ! Je leur dis quelle valeur de symbole j'attache à ce présent. Et lorsque, profitant d'une courte accalmie, ils partent, cette fois définitivement, prendre leur train, ce sont de nouvelles effusions, à l'image de celles d'Arzacq.

Après leur départ, j'essaie de dormir un peu - après tout, ce jour de halte est en principe destiné à reposer mes tendinites - puis je range mon sac, qui en a bien besoin, et je pars effectuer un long circuit au travers de cette ville pittoresque. J'en profite pour aller moi aussi jusqu'à la gare retirer mon billet de retour. D'office, on me donne une couchette au départ d'Hendaye.

Qu'elle a été insipide, la bière que j'ai ensuite bue, seul, dans le même lieu qu'hier ! Jusqu'à la serveuse qui avait changé. Comme ils sont inattendus et pourtant profonds, ces liens qui se créent à vaincre les mêmes obstacles, à endurer les mêmes souffrances, à s'émerveiller devant les mêmes paysages !

J'ai rapporté mon sentiment d'insatisfaction et de vacuité jusqu'au gîte, où j'ai à nouveau discuté avec Jeanine, une fois de plus dans tous ses états : l'Écossais avait trop appuyé sur le whisky, selon elle, commettant une erreur dans la distribution des lits… et cela touchait précisément mon numéro ! J'essaie de régler le problème avec elle, au mieux des intérêts d'une mère américaine et de son jeune fils, arrivés sur ces entrefaites, et qui ont visiblement beaucoup de mal à interpréter cette agitation bien française !

Finalement, l'infortuné pèlerin à qui l'Écossais avait d'office attribué mon lit ira coucher… avec l'Écossais. Pas si infortuné que cela, d'ailleurs, car le lendemain, il me fera d'ailleurs remarquer, dans je ne sais plus quelle langue, qu'une douche et un WC pour deux, c'est mieux que pour vingt. Le soleil revient en cette fin d'après-midi, je vais donc prendre quelques photos : le jeune Américain peine à m'expliquer que j'ai malencontreusement mis le lacet tenant l'appareil devant l'objectif ; première difficulté de compréhension, je ne sais pas alors qu'il y en aura d'autres.

Je vais un temps méditer au-dessus du gîte, le long des remparts dus au dénommé Vauban. Un peu plus tard, tandis que je m'apprête à faire cuire quelques modestes pâtes, nouveau coup de fil de Franz. Jeanine survient à ce moment-là, et m'engueule sans ménagements : des pâtes, mais il en reste de midi !

 

 

Jeudi 7 juin Saint-Jean Pied de Port-Huntto

 

Très court, trop court chemin. Mettons qu'il s'agissait là d'une étape pour rire, pour convalescent, pour ménager los rotulos grabados

J'essaie donc de perdre le maximum de temps à Saint-Jean, en achat de journaux et en flâneries, mais je prends tout de même la route à sept heures et quart. À neuf heures moins dix, sans m'être du tout pressé, je suis déjà rendu !

Comme "ça la fout mal " d'arriver si tôt dans le gîte où l'on a réservé sa place (du moins c'est ainsi que je vois les choses), je grimpe un peu plus haut que le hameau de Huntto, et je vais m'asseoir au soleil, dominant la route : deux heures à tuer, Le Monde à lire de A à Z, et les mots croisés (qui sont désormais d'une incroyable facilité, dans ce quotidien) en prime. Et quelques photos. Comme il est agréable de regarder peiner les nombreux pèlerins, dont tant suent sang et eau, dans cette montée somme toute modeste (car ils ne sont pas au bout de leurs efforts, restent environ deux kilomètres de cet acabit !), et de dire un mot gentil à chacun ; il y a, entre tant d'autres, la jeune Andréa, qui m'apparaît bien imprudente : elle ne connaît même pas les règles de signalement des GR et, à peine partie, s'est déjà trompée dans Saint-Jean même. Il y a aussi Alain, de Saint-Étienne. Il s'arrête pour souffler. Je lui dis que l'année dernière, j'ai cheminé avec un autre Stéphanois, Roger, deveu un bon copain.

Roger, mais je le connais très bien, c'est un pote à moi… Et nous voilà partis à discuter. De Roger et de mille autres sujets. Pour lui, cela rend sans doute moins amère la perspective de devoir bientôt abandonner le Chemin pour raisons de santé : la maladie de la selle, comme diraient les coureurs cyclistes. Ce qui est tout de même paradoxal, de la part d'un pèlerin, qui par définition s'assied si peu.

Mais le plus instructif, peut-être, ou plus exactement le plus révoltant, c'est de voir passer à allure modérée tant de voitures ou minibus dont on peut dès lors détailler le contenu, les gros sacs à dos installés à l'arrière : les voilà, les fameux pèlerins de luxe arrivant les premiers dans les gîtes ; l'essentiel du trajet, ils l'effectuent en bagnole : j'espère au moins pour eux qu'ils possèdent la clim'…

Je vais maintenant occuper ma place. Un Belge bavard - parce qu'il s'ennuie - me dit qu'il est le chauffeur de sept ou huit pèlerins, qu'il suit d'étape en étape avec son minicar. Pour l'heure, il attend son épouse, qui est allée faire un tour sur les hauteurs dominant Roncevaux - il m'étonnerait qu'elle ait dépassé la Fontaine de Roland.

Je m'installe, je me restaure et effectue une sieste délicieuse, tout seul dans le petit dortoir. À mon réveil, le Belge et son épouse - enfin de retour - mangent paisiblement. Et je m'aperçois que l'Américaine et son fils ont fait la même halte que moi : le fils, c'est Robert, joue avec une sorte de gros bilboquet avec une dextérité tout à fait surprenante.

 

Yo-yo à Huntto

 

 

 

Je m'approche de la mère : elle écrit, elle peint aussi, je la trouve un peu distante, elle doit se méfier. Elle a raison, il vaut mieux se méfier de moi. Je lui dis tout de même deux mots de bienvenue, elle m'apprend qu'elle se rend à Compostelle avec son fils, qu'elle a trouvé très durs les huit petits kilomètres qui séparent Saint-Jean de Huntto, je songe in petto qu'elle n'est pas encore rendue au but, à ce train-là…

Je parle difficilement - car mon Carpentier-Fialip est bien loin, mais longuement, avec son jeune fils. Il finit par me demander si j'accepterais, demain, de cheminer avec eux jusqu'à Roncevaux. Ma foi, pourquoi pas ?

 

 

Sur ces entrefaites surgit Marc, en pleine forme, qui a profité de la matinée pour visiter Saint-Jean, immédiatement suivi de Christiane. Je m'étonne un peu, curiosité très mal placée, ils n'étaient pourtant pas ensemble, Christiane étant venue pour marcher toute seule. Quoi qu'il en soit, je suis heureux de retrouver la Clermontoise, qui ne paraît pas détester pas mon contact. Mais quand je lui propose de strapper mes pieds (parfaitement propres, je le précise), elle siffle c'est le boulot de Gretel, pas le mien !

Et pan dans les dents ! Elle me prête tout de même la crème plus ou moins biologique qu'on lui a recommandée. Bref, essayons, ça ne peut pas faire de mal, au point où j'en suis. Et Christiane de filmer la scène, dont je ne perçois pas immédiatement l'intérêt artistique.

S'arrête aussi une fine jeune cavalière. L'hôte se précipite pour s'occuper de la jument, avec une obséquiosité qui me fait sourire. L'animal en profite pour se décharger abondamment devant notre chambre (à Marc et à moi)… Mais la justice immanente fait que nous y serons trois : la cavalière s'installe dans le lit au-dessus du mien ; alors que toutes les autres chambres ne sont occupées que par une ou deux personnes, la nôtre sera complète, et je subodore que ça va sentir le canasson…

L'heure du repas, enfin. Lorrie, la mère américaine, me remercie de bien vouloir l'attendre, elle et son fils, pour partir demain. Je m'aperçois, à constater son embarras devant les plats présentés, qu'elle et Robert sont végétariens… Il ne manquait plus que cela. Dernier arrivé, Peter, un Flamand, se présente, il s'assied en face de moi. Lui parle un bon anglais, ce qui fait que les conversations se croisent désagréablement : Christiane lui demande de permuter, et nous parlons désormais à trois, elle, Marc et moi, comme de vieux compagnons. À côté il me semble que le Flamand, qui fait le chemin pour la seconde fois, est écouté comme le Messie.

Tiens, mon portable sonne : c'est Roger, de retour à Angoulême, qui s'enquiert de la suite qui m'est réservée. C'est bien, l'amitié. Même récente. Et cela fait chaud au cœur.

Revenu à table, j'écoute distraitement la cavalière vanter habilement les insignes mérites de son premier livre (À cheval vers Compostelle), ce qui signifie qu'elle est en train de rédiger le second (À jument depuis Compostelle ?)…

Rêves confus au cours d'une nuit difficile : Marc ronfle. Au réveil, il prétend que c'est moi… Bref, nous avons dû ronfler à tour de rôle. Et la cavalière, qui a forcément profité de nos deux musiques de nuit, n'a rien dit, un bon point pour elle.

 

 

Vendredi 8 juin Huntto-Roncesvalles 22 km

 

Tôt levé avant cinq heures, je tombe dans la salle à manger sur Christiane, prête à partir. Elle me déclare qu'elle n'a pas trouvé de pain, mais qu'elle a fait griller, à notre intention, quelques tranches qui demeuraient de la veille. Et elle s'éclipse, mystérieuse, tandis que je vais réveiller Lorrie.

Mais je ne partirai qu'à sept heures moins le quart, afin de l'attendre, elle et son fils. Inutile de mentionner que j'étais comme sur un grill, à piaffer devant le temps perdu. Nous voilà (enfin) en route, sur un chemin relativement aisé, les deux premiers kilomètres exceptés. Beaucoup d'arrêts, pour mille raisons, que j'estime futiles ; je leur apprends à ne s'arrêter que toutes les heures (hors photos, car le Nikon motorisé de Robert mitraille tous azimuts - et moi qui n'ai jamais pu me payer un engin pareil ! Lui, à seize ans, manie ça avec désinvolture, comme s'il s'agissait d'une Rétinette), à boire peu mais souvent, à se nourrir de fruits secs et de barres de Grany… Lors du premier arrêt "restauration", à dix heures, je suis surpris de les voir tous deux sortir... une carotte de belle taille, l'éplucher, puis la dévorer sans autre forme de procès ou d'assaisonnement… Je parle beaucoup avec Lorrie, de ses projets, des miens, de sa vie, de la mienne. La confiance naît, puisqu'elle me montre son carnet de voyage, me faisant constater qu'elle y transcrit mes pensées ! Il est vrai que je pense souvent tout haut, mais c'est la première fois qu'il vient à l'idée de quelqu'un de noter mes dires ; merci, Lorrie, montrez ça au peuple, ça en vaut peut-être la peine !

Après la vierge d'Orisson, qu'il est fascinant, ce chemin qui navigue entre la France et l'Espagne, et se moque de la frontière ! Et cette brume qui monte des profondeurs, semble nous courir après, tout en prenant bien soin de ne pas nous rattraper : au fur et à mesure que nous nous retournons, le chemin que nous venons de parcourir disparaît dans une impressionnante densité ouatée. Assurément, comme l'avait annoncé Jacquot, une des plus belles journées de cet itinéraire, qui n'en manque pourtant pas.
A Roncevaux



 

 

 

Et lorsqu'on en vient à surplomber Roncevaux, c'est tout simplement sublime.

Un couple de jeunes Espagnols est là, en voiture ; pour eux, il s'agit des confins de leur pays : c'est pourtant moi qui dois leur apprendre que Roncevaux n'est pas le village qui serpente au loin (lequel est Burguete), mais ce tout petit ensemble, là, au pied de la paroi !

 

 

 

Et je songe soudain que c'est la première fois que mes pas me portent en Espagne. Lors de mes années sages, il se disait dans les milieux bien-pensants qu'il ne fallait pas se rendre en Espagne, pour n'apporter aucune aide, aucune caution au régime de Franco. Déjà, le politiquement correct. Depuis, j'ai parfois appris que les Saint-Jean-Bouche-d'Or, qui prêchaient en ce sens, n'avaient pas été les derniers à profiter des bas prix ibériques, allant jusqu'à se faire édifier de somptueuses demeures… Fais ce que je dis, pas ce que je fais.

Un seul personnage mérite sur ce point le respect, c'est évidemment André Malraux. Quant aux autres… la guerre était finie depuis bien longtemps, pour eux. J'en conclus qu'ils devaient se dire, en a parte : "Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente" !

Et dire que j'ai failli mourir sans avoir jamais surplombé Roncevaux. non, c'eût été trop cruel !

Avant d'attaquer la descente, nouvel arrêt pour déjeuner. Et allons-y avec de nouvelles carottes, tandis que je me contente de quelques plus classiques rondelles de saucisson…

Longue descente à travers de hautes futaies, et nous voici en bas. On perçoit des cris joyeux d'enfants, on ne sait d'où venus. Car les quelques bâtiments entre lesquels nous cherchons notre gîte sont remarquables de silence, et même d'apathie. Je me rends donc à l'Office du Tourisme, où j'apprends que le gîte n'ouvre ses portes qu'à seize heures. Près de trois heures à tuer, alors qu'on est en sueur, et que le temps se couvre, m'étonnè-je devant la préposée… La jeune femme de l'Office, pourtant gracieuse jusqu'ici, me rappelle alors, aigrement, que lorsqu'elle va en France, tout s'arrête entre midi et deux. Ici, c'est entre quatorze et seize. Peut-être, chère amie, n'ai-je pas répliqué ; mais je n'ai jamais vu un gîte français fermer à cause de la pause méridienne…

Tandis que Lorrie et son fils semblent être pris en charge par le Flamand, qui nous avait doublés dans la montée d'Orisson, voici qu'apparaît Christiane : très en avance sur nous, elle aura donc eu à attendre davantage que nous… car avant quatorze heures, le dortoir n'est pas davantage ouvert…

Marc et moi, nous prenons notre mal en patience et devisons, tandis qu'il se met à faire froid, et qu'il faut plonger dans les sacs pour y trouver le pull salvateur.

Enfin seize heures : en rangs d'oignons, par quinze, nous sommes sommés de renseigner un long curriculum vitae, puis nos crédentials sont dûment tamponné(e)s. Et, toujours en rangs d'oignons, nous voilà en route pour les dortoirs, sous la conduite d'une mère maquerelle (oh pardon, ma sœur !) ; les premiers étant les derniers, nous aurons à grimper au dernier étage, et Dieu que c'est haut ! Je réussis tout de même à obtenir un lit de plain-pied, à côté de Lorrie et de Robert, l'un au-dessus de l'autre, d'une part, et de Marc, de l'autre.

Plus tard, quelques malins quitteront ces lieux surpeuplés et se rendront, avec d'autres nouvelles vagues de pèlerins (on dirait d'ailleurs avoir affaire à des manifestations de la génération spontanée, tant combattue par Pasteur), dans des dortoirs plus accessibles, situés aux étages inférieurs…

Il me faut effectuer quelques achats dans le seul magasin du coin, mais les deux Espagnoles qui en ont la responsabilité semblent très absorbées par un jeu de dés, genre petits chevaux, et ne font guère attention à moi. Je finis par pouvoir acquérir du fromage et du chocolat (délicieux) de Roncevaux, mais pas de pain pour demain matin !

Puis Marc m'apprend que Christiane entonne des chants grégoriens dans l'église : je vais donc écouter cela, car j'étais au courant de son don, ou de sa passion (c'est avec passion qu'elle m'avait parlé de son passage dans l'abbatiale de Sauvelade), depuis l'étape de Navarrenx… Pas mal, sans plus. Elle chante, on dirait que rien n'existe plus autour d'elle. Étrange jeune femme en vérité, qui n'écoute que son être, d'ailleurs infiniment riche, dans un monde où le paraître possède force de loi.

Je remonte au dortoir : en face de moi, une très jeune fille est juchée sur le lit d'en haut. Avec son énorme sac. Je lui dis que dans la nuit, elle risque de tomber, que le plancher n'est pas solide, qu'elle pourrait bien se retrouver trois étages en dessous, et s'aplatir le petit nez sur le sol du rez-de-chaussée. Je lui dis cela en anglais, braves gens, mais celui de Carpentier-Fialip, pas celui qu'on cause tous les jours. Elle rit, elle rit ! Mais comme le pèlerin d'au-dessous a trouvé meilleure place, et s'en va ailleurs, elle se précipite tout de même sur le lit ainsi dégagé. Elle tombera de moins haut… Alors je lui dis qu'en face d'elle, il y a deux ronfleurs, et qu'il se pourrait bien qu'elle ne ferme pas l'œil. Décidément, il est facile de la faire rire, Mélissa. Mais c'est demain seulement que je la connaîtrai sous son prénom.

Marc, devenu si rapidement mon mentor (il est des Pennes-Mirabeau, ceci explique peut-être cela), me rappelle que l'heure est venue de la messe pour les pèlerins. Je retourne donc vers l'édifice en sa compagnie, et, disons-le, plutôt à reculons, comme tout vieux laïque. Christiane est toujours là : mais elle filme avec son camescope les prêtres qui psalmodient, comme elle avait filmé… mes pieds à Huntto !

Cette église chargée, ces psalmodies, tout cela délivre un climat éminemment étrange. Bientôt les psalmodiateurs s'en vont revêtir leurs habits sacerdotaux, et faire face au public de pèlerins, qui occupe un bon tiers du sanctuaire. Messe ; je suis les autres, on se lève, on se rassied, on se lève. Je ne suis pas sûr d'avoir été le seul emprunté, j'en ai vu qui observaient les autres pour faire comme eux, ou qui se levaient à contretemps. J'ai entendu qu'il y avait là un pèlerin de Francia, de l'Isère, votre serviteur Mesdames et Messieurs, et j'ai compris que le curriculum vitae avait déjà été lu, et exploité. J'ai reconnu le Notre Père… Puis l'un des officiants a dit que chacun serre la main de son voisin : aussitôt un jeune couple espagnol, qui était devant moi (et qui avait compris avant tout le monde, naturellement), se retourne pour une poignée chaleureuse, puis c'est Marc et enfin, inattendue, Christiane qui s'approche pour me serrer la main. Pour elle, les vacances sont finies, elle repart à pied vers Saint-Jean-Pied de Port, où l'attend son train. Je ne la reverrai plus.

Cérémonie émouvante, vécue dans la ferveur (je ne parle pas pour moi) : ce pays n'est pas le nôtre, on y respecte encore certaines choses ; même si je ne crois guère à ces choses-là, je les estime, à mon tour, respectables. Elles conduisent à serrer la main de l'être différent, non à le poignarder, ou lui trancher la gorge au cutter.

Repas correct, pour mille pesetas - d'ailleurs en Espagne les repas moyens sont tous à mille pesetas, soit quarante de nos francs. Et pourquoi rions-nous tant, Marc et moi ? Nous ne sommes pourtant pas complices de longue date.

Dans la nuit, un Espagnol, lampe électrique en main, vient sommer mon voisin de mettre fin à ses ronflements… Pas facile pour lui de se faire obéir : Marc s'est muni de boules Quiès, il n'entend donc rien !… De toutes façons, il n'aurait perçu qu'un ton assez menaçant.

Dehors, il tombe des cordes. Nous sommes sous les toits, on dirait le déluge. Mais la petite Mélissa n'est pas tombée du lit. Et je me suis gelé, sans couverture.

 

 

Samedi 9 juin Roncesvalles-Larrasoaña 25 km

 

Il pleut ; je quitte le dortoir endormi dans sa pénombre comme je peux, Marc sur mes talons. Nous nous restaurons à la sauvette sous les arches du cloître. En dépit de ce qui tombe, il faut bien se préparer à partir. Lorrie vient me dire qu'elle s'en ira seule, après avoir fait un tour à l'église. Bien bien. Le chemin est remarquablement tracé, et même la pluie est atténuée par les feuillages qui le recouvrent. Et ma nouvelle cape remplit parfaitement son office.

Déjà Burguete, où je commence à marcher plus vite, et à lâcher Marc. Voici Empura, et un bistrot qui semble animé : les premiers pèlerins partis s'y retrouvent, Lorrie, Robert et Mélissa en tête. Un café chaud, un simple café, après une heure et demie de pluie : il faut l'avoir vécu pour en apprécier toute la saveur. Je poursuis ma route, avise un panneau annonçant une épicerie : il faut que je fasse à nouveau le plein, ayant partagé avec Marc mon fromage de Roncevaux. Las, en sortant de la boutique, je poursuis dans la même direction. Bientôt, je n'aperçois plus de marques de GR. Je fais demi-tour, l'épicière me renseigne, j'avais raté le panneau, trop attentif à celui du ravitaillement. Et c'est parti, cette fois plus d'erreur ! Du moins en principe. Je mets les bouchées doubles, pour retomber sur Lorrie, le nez chaussé de lunettes, à l'arrêt une nouvelle fois, près d'une autre épicerie ; elle proteste parce que ce beau jeune homme qui passe (sic) ne la regarde même pas. Hum !

Enfin, ça fait toujours plaisir, Lorrie ! Et j'ai souri, car il est vrai qu'absorbé par ma marche, je ne l'avais pas reconnue. Alors, sur le conseil de son fils, je me suis payé un Yop' d'un demi-litre, pour huit de nos francs… Marc à son tour débarque, il veut s'acheter une savonnette… C'est vraiment la débandade, on pense davantage à son confort qu'à marcher sérieusement, scrogneugneu ! Car la pluie s'est arrêtée, il faut en profiter. Et c'est reparti ! Vers midi, arrêt buffet. Tandis que nous mangeons, apparaît Mélissa, que nous avions dépassée un peu avant. Elle se joint à nous. Elle sort de Yale, ce qui n'est pas rien. Elle y a fait trois ans de français, mais la façon dont elle utilise ce qu'elle est censée avoir appris m'incline à penser que les méthodes américaines, sur ce plan, ne valent pas plus cher que leurs homologues françaises. Elle ne connaît guère que Merci beaucoooup, qu'elle me sort à tout bout de champ, et spécialement quand je lui tends quelques dattes - car elle ne possède pas lourd à manger (encore une végétarienne !). Elle me dit combien elle a apprécié mon concert sonore : je proteste, car Marc avait, lui aussi, un très bon instrument, repéré d'ailleurs par un mauvais coucheur… Je lui parle de la chanson de Gainsbourg, Mélissa. Je la lui chante ou plutôt fredonne. Plus tard, vérifiant mes sources pour les lui adresser, je m'apercevrai d'une erreur monumentale, d'une confusion bien de mon âge entre la Mélissa de Julien Clerc, et l'Élisa de Serge Gainsbourg.

On repart, je les sème, puis les attends devant Zubiri ; je suis étonné de les voir rappliquer tous trois si vite, je n'ai pas eu le temps d'écrire le petit mot que je leur destinais. Ils ont soif, il faut donc trouver quelque chose dans ce village tout endormi. Et Mélissa veut déposer une petite commission… alors qu'elle a eu jusqu'ici des kilomètres carrés pour le faire ! Nous peinons à trouver des WC, ceux d'une école, d'ailleurs, il paraît qu'ils étaient d'une saleté repoussante… Et maintenant, j'attends qu'ils dégustent leurs oranges, et se rafraîchissent ; ils ne semblent guère pressés de repartir. Et je piaffe, ça fait au moins cent fois, aujourd'hui. Soudain, un couple arrive : les Anglais de chez Éliette ! Congratulations, plaisir réciproque de se retrouver, grand étonnement de mes trois Américains. J'apprends que le couple allemand, Monika et son mari, a mis les pouces à Saint-Jean, et dans un état déplorable. Quant à eux, ils passeront la nuit ici.

Nous voilà repartis, moi largement en avant. Mais comme je me trompe à nouveau… Tandis que je rebrousse chemin, je vois les deux jeunes venir à ma rencontre : parlant ensemble avec animation, ils n'ont pas davantage que moi fait attention aux marques. En définitive, Lorrie nous est passée devant. Cette fois, c'est le bon chemin, mais les jeunes, que j'appelle désormais my children of Camino, sont largement à la traîne. À seize heures, pratiquement les derniers, nous voici enfin au gîte de Larrasoaña.

Gîte surpeuplé dont l'hôtelier est débonnaire, mais qui n'en refuse pas moins toute réservation. Et les deux jeunes qui ne sont toujours pas là ! Je cours (enfin je cours, c'est une image) à leur recherche. Non, tout simplement, ils ne s'étaient guère pressés. Ils ne se rendent pas compte du souci que nous avons connu, à cause d'eux. Et me voilà enfin occupant, en hauteur, le dernier lit libre du dortoir, tandis que les trois américains dormiront à même le sol d'une pièce surpeuplée. Toilette, lavage du linge, soins des extrémités : je m'étends un peu. Trois pèlerins semblent dormir, ou prendre un premier acompte sur la nuit. Et ils ronflent ! Mais en plein jour, cela se remarque à peine.

Je vais faire quelques courses au café du coin, avec Mélissa. Puis je m'installe pour une bière méritée, tandis que ma fille du Chemin rentre au gîte… pour revenir presque aussitôt avec Robert : nouvelles emplettes, et les voilà qui viennent s'asseoir à ma table, et nous parlons, nous parlons : les efforts de compréhension, au sens premier, sont considérables, mais en définitive portent leurs fruits. C'est à cet endroit que je mange à dix-neuf heures, avec quelques autres pèlerins (non végétariens), tous séduits par un patron un peu démago, mais souvent drôle.

Et puis le retour au gîte. Des Espagnols chantent, fort agréablement d'ailleurs, dans la salle commune. L'ennui, c'est qu'ils vont chanter longtemps, et qu'il sera difficile de dormir. Et la pluie qui reprend… Alors, on se met à penser ce pays sur un mode d'antipathie. Il vous revient qu'un pèlerin du 12e (siècle, pas arrondissement), avait jugé les Navarrais de fort désagréable façon, comme dépourvus de pudeur, fornicateurs (et fornicatrices) zoophiles... Ça y est, j'entends qu'on me traite d'obsédé ! Eh bien, voici le texte latin d'Aimery Picaud, vous m'en direz des traductions : "dum Navarii se calefaciunt, vir mulieri et mulier viro verenda sua ostendunt. Navarri etiam utuntur fornicatione incesta pecudibus : seram enim Navarrus ad mule sue et eque posteriora suspendere dicitur, ne alius accedat sed ipse. Vulve etiam mulieris et mule basia prebet libidinosa" (chap VII, folio 5, verso).

Et toc ! Le bon Aimery raconte même que les Navarrais (de cette époque !) mettent des cadenas à leurs animaux, pour être sûrs d'être seuls à en jouir ! Mais, par bonheur, les Navarraises-Navarrais rencontrés dans cette courte incursion sur leurs terres, se sont montrés parfaitement charmants, et je n'ai vu aucun cadenas aux mules et autres juments !

 

Dimanche 10 juin Larrasoaña-Cizur Menor 22 km

 

Je n'ai guère dormi que sur le matin, à telle enseigne que lorsque je quitte le dortoir à tâtons, les trois Américains sont déjà là, en train de préparer leurs affaires. Je propose une heure de départ à Lorrie, elle l'accepte. Et je vais déjeuner, et rassembler des affaires trempées - qui sécheront Dieu sait quand. À l'entrée de la cuisine, je suis arrêté par une sale merdeuse :

- On m'a parlé de vous comme d'un ronfleur monstrueux !
- Qu'en savez-vous ?
- On me l'a dit, et je vous ai entendu, cette nuit.
- Ah bon, vous étiez dans mon dortoir ?
- Non, mais je suis descendue pour aller aux toilettes, et je vous ai entendu.
- Ah bon, vous souffrez de la prostate, vous aussi ?
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- Au fait, comment m'avez-vous reconnu ?
- J'ai entendu deux ronfleurs, j'étais sûre que vous étiez dans le lot !
- Ah bon ? Eh bien hier en fin d'après-midi, j'ai entendu trois ronfleurs, dans le dortoir, et je puis vous assurer que je n'étais pas dans le lot !


Tout de même, je m'informe auprès de Marie-Ève, jeune canadienne que j'ai croisée à plusieurs reprises depuis quelques jours. Elle, pourtant proche de moi durant la nuit, me dit gentiment que si j'ai un peu ronflé, cela ne l'a nullement empêchée de s'endormir… Me voilà (à demi) rassuré !

Sept heures trente, il faut partir. Marc et tant d'autres ont déjà pris la route, d'ailleurs. L'hôtelier nous dit que c'est la fête de Fatima : il remonte un ressort caché à l'intérieur d'une statue de plâtre, histoire de nous faire entendre un air ; et dans le même temps, il se met à biser les Américaines en mettant beaucoup d'application et de cœur à l'ouvrage. Nous allons enfin pouvoir partir ; mais Lorrie me reproche de ne pas lui avoir dit que le café ouvrait à sept heures…

Nous voilà en route pour le dit café, et Mélissa qui traîne, déjà, la patte ! Cela promet pour la suite. Je lui donne une noisette de Kétum (merci Roger), espérant que l'onguent va faire des miracles… La voilà bandée par les soins du cafetier humoriste et de Lorrie réunis. On peut s'en aller pour de bon. Sous la pluie. Ce qui ne m'empêche pas d'admirer, une dernière fois, la plupart des portes du village de Larrasonaña. Jacques, prépare tes pellicules : tu en auras l'année prochaine, des portes à photographier, à profusion ! Toutes plus magnifiques les unes que les autres ! Et pas seulement dans cette étape !

Pluie battante ; un bon mot circule : quand il pleut, on ne dit plus Ola ! aux Espagnols qu'on croise. On leur dit plutôt : Ohlala, oh la la la la ! Sentiers boueux, incroyablement glissants. Observant la théorie des pieds qui pataugent, les uns suivant les autres, dans la même gadoue, je songe à une image de film de guerre, Saving Private Ryan ou Red Line, je ne sais plus lequel. Ah ! La glèsa espagnola vaut largement sa consœur française ! Et ces Américains qui jouent les traînards ! Et zou un nouvel arrêt sous le porche d'une petite église ; et allons-y pour le déchaussement complet, suivi d'une séance photos. Tiens, un couple espagnol a trouvé utile de s'arrêter au même endroit que nous. L'homme me fait comprendre qu'il aimerait être photographié avec sa compagne, mais à condition que l'opérateur se recule, afin qu'on puisse aussi admirer le toit retombant du porche. Pas bête, cette idée, sauf qu'il pleut à verse, et que l'appareil va prendre la flotte. Du coup, je sors mon pépin pour la seconde fois : ce sera la dernière. Impossible de l'ouvrir, il est aussi rétif que certains ânes accompagnant des pèlerins qui, parfois, refusent mordicus d'effectuer un pas de plus. Alors je m'énerve, agis sur la poignée, qui… me reste dans les mains !

Taken by Lorrie - The broken umbrella

 

 

 

 

 

 

Tout de même, Robert a pu immortaliser la scène pour les Espagnols : je l'ai protégé tant bien que mal, tandis qu'il opérait. Par bonheur, il n'y avait pas trop de vent, à ce moment-là.

Et nous repartons dans la boue, tandis que quelques fugitives accalmies rendent moins pénible la progression. Au sommet d'une côte, voici qu'apparaît, enfin, Pampelune. Lorsque toute la troupe est rassemblée, je suggère qu'on y fasse étape.

 

 

 

 

 

À ce moment-là, réapparaît le Flamand Peter, qui avait couché je ne sais pourquoi à Zubiri. Nous faisons route commune, et arrivons bientôt dans une petite bourgade, Huarte, banlieue de Pamplona. Mélissa a déniché, je me demande comment, un gîte attenant à l'église, laquelle se remplissait alors que nous passions devant elle : chez nous, à midi, les églises se vident plutôt, si tant est qu'elles se remplissent jamais. Elle prétend s'y arrêter pour la nuit ! Je suggère qu'on aille d'abord se restaurer, puis décider le ventre plein.

Nous voilà attablés à cinq, chacun dégoulinant plus que les autres. Allez, on se déchausse… Il est vrai qu'effectuer le chemin avec des tennis, fussent-elles de fabrication américaine, ne peut que garantir des pieds et des chaussettes archi-trempés ; et des chaussures qui font floc floc… Et puis on se restaure, végétariens d'un côté (Mélissa est aussi végétarienne !), omnivores de l'autre, dans la douce chaleur d'une arrière-salle de café… Et les discussions, que dis-je, les tergiversations commencent. Il me semble que le Flamand va l'emporter, tant il a d'impact, avec sa bonne connaissance de la langue, sur les végétariens : il suggère d'aller jusqu'à Cizur Menor (Menor, car il y a un Cizur Major, un peu plus haut vous l'aviez deviné), au-delà de Pamplona, dans un gîte privé qui est tout ce qu'il y a de plus super, de jamais vu… Mais non, Mélissa et Lorrie décident d'aller inspecter le gîte local.

Dieu qu'elles l'inspectent longtemps ! Les voilà enfin de retour, piteuses, tandis que le Flamand, de guerre lasse, s'est barré. Piteuses parce que le gîte leur a bien plu, mais elles ont dû subir les bises répétées du tenancier (ce doit être une coutume locale, j'avais repéré ça la veille !), alors qu'elles ne se justifiaient pas tellement… Puisqu'il en est ainsi, eh bien il faut aller à Cizur, dix kilomètres c'est au plus deux heures et demie, même sous la pluie !

Je crois que, ce coup-ci, c'est parti : c'est moi qui ai finalement emporté le morceau. Le vent redouble, mon parapluie se retourne à plusieurs reprises, et moi aussi je me retourne, mais c'est pour voir mes Américains de plus en plus éloignés de moi, alors que je m'applique à ne pas dépasser la vitesse d'un escargot… Une rafale de vent plus forte que les autres m'oblige à m'arrêter plus longuement pour redresser les torts de mon pépin, en bien piteux état (mais, tout de même, cette idée de parapluie, que j'ai empruntée à Willy-le-Belge - ça ne s'invente pas - l'année dernière, n'est pas si folle qu'on pourrait le croire. Du moins lorsqu'il ne fait que pleuvoir. La protection du poncho est ainsi décuplée). Ce qui me permet d'attendre… une bonne dizaine de minutes ! Et sans résultats ! Je saurai plus tard que des passants espagnols ont dit à mes Américains qu'un pèlerin les attendait cent mètres plus loin (mais comment ont-ils diable fait pour repérer en moi un pèlerin ?). Alors, de guerre lasse, ne voyant rien venir que la pluie froide et cinglante, je mets le turbo.

Adieu rafales, envolées tendinites et souffrances diverses du pèlerin, j'accélère, on va voir ce qu'on va voir ! Et c'est le pas militaire jusqu'à l'arrivée, ou peu s'en faut. Et tous les cent mètres, je remercie les services espagnols qui ont si bien balisé le parcours : par un temps pareil, il m'eût été impossible de progresser à cette allure, sur le sentier français. D'autant qu'il faut traverser Pamplona, que j'ai trouvée superbe, malgré la pluie. Ville si riche historiquement, parfois enlaidie par quelques slogans nationalistes, mais pas défigurée par les tags, comme tant de nos cités ! Il est vrai que les Espagnols n'ont pas eu la chance d'avoir, pendant près de vingt ans sans interruption, un phénomène du type Lang, que le monde, paraît-il, ne nous envie pas. Bandes de jaloux !

Je songeais aussi à ma génitrice qui, pour me faire peur sans doute, déclarait sottement, quand j'avais commis quelque bêtise : on t'enverra à Pampelune ! Dans son esprit, sans doute était-ce le bout du monde. Non, ce n'est tout de même pas le Finisterre… Bientôt les faubourgs. Quelques villas encore avant le campus. J'admire les seringats en fleurs sous les trombes d'eau, j'ai pensé à l'anniversaire d'Anne-Lise et à MF qui aimait tant ces fleurs, et qui a droit aux siennes, chaque année, sur l'autre rive…

Je parviens au premier gîte, celui qui n'est pas magnifique (il est tenu par l'Ordre de Malte), un peu avant quinze heures. Mon parapluie y achèvera sa courte mais glorieuse carrière. Marc me fait remarquer qu'il est là depuis une heure, alors qu'il s'est longuement arrêté à Pamplona pour observer la ferveur religieuse des Espagnols (oui, c'est comme à Roncesvalles), et pour se restaurer. Alors j'éclate gentiment ! Qu'il est bon, de temps à autre, de pouvoir déverser sa bile !

Puis, les ablutions passées, je vais tâcher de me reposer un peu, et je grelotte sur mon lit, dépourvu de couverture(s) ! Pourvu qu'il ne s'agisse pas de la fièvre (de Malte) ! Puis je rôde de ci de là, je lis ce qu'a écrit Marie-Ève sur le livre d'or : un peu naïf, mais de la fraîcheur dans les sentiments est si rare ! C'est plus d'une heure et demie après, que mes Américains débarquent… S'assurant seulement de ma présence, ils ont envie de s'arrêter dans le second gîte, celui qui est privé et dont le Flamand Peter leur a si éloquemment vanté le luxe et les insignes mérites. Et nous convenons de nous retrouver à dix-neuf heures, pour le dernier repas en commun.

Me voici dans leur gîte. Mieux que le mien, sans doute. Quant à le qualifier de magnifique... Le Flamand est sans doute né du côté de Marseille… Je sors de ma poche le tube de Ketum (merci Roger), presque plein, et je le tends à Mélissa : je n'en aurai désormais plus besoin, elle en aura un meilleur usage que moi (je passe les merci beaucooooup de ma daughter of Camino).

Repas : dans le seul restaurant ouvert ce soir, les places sont prises d'assaut, et le Flamand est assez loin (heureusement) ; nous conversons avec un jeune couple espagnol dont l'homme, par bonheur, parle également le français et l'anglais, ce qui est de tout repos pour moi : sinon, comment aurions-nous su expliquer que mes commensaux étaient végétariens, terme qui semble ne pas exister dans la péninsule ibérique ?

Je sais maintenant que Lorrie est un écrivain. Qu'elle milite pour le Tibet, pour le dalaï-lama. Qu'elle souhaite arriver à Santiago le 14 juillet, pour les seize ans de son fils. Et qu'elle ira ensuite passer quinze jours dans un ashram du côté de Bordeaux. Que Mélissa a décidé de les y suivre. Qu'ensuite, ils iront "faire" les plages normandes du débarquement de 1944. Pour faire bonne mesure, je raconte alors ce que je dois à nos libérateurs (non, je ne le répéterai pas ici, cela paraîtrait suranné, il est de bon ton de cracher sur eux).

Et puis, d'un air mystérieux autant que professoral, je déploie la carte du Camino francès, c'est à dire comme son nom ne l'indique pas, le parcours du sentier en terre espagnole. Je leur détaille les 27 étapes. Deux seulement ont été parcourues, jusqu'ici, et avec quelles difficultés ! Quelles lenteurs ! Quelles tergiversations ! S'ils continuent à ce train tous les trois, seront-ils seulement à Santiago, au 14 août ? Lorrie me rappelle d'une voix douce qu'après tout, même s'ils sont arrivés en retard à Cizur Menor, bien après moi, ils y sont tout de même arrivés… Que répondre ? Nous échangeons adresses et @mails, nous nous embrassons, et il y a de l'affection là dedans. Quand nous reverrons-nous ? Et nous reverrons-nous ?

 

 

 

 

 

 

Mardi 11 juin Cizur Menor-Pamplona 6 km

 

Nouvelle nuit difficile. Je comprends pourquoi les Espagnols, qui sont très majoritaires, depuis Roncesvalles, parmi les pèlerins, ont tous leur duvet : j'ai grelotté une bonne partie de la nuit.

Les gogos de la Jet Society vous parleront sans doute des nuits chaudes et putassières d'Ibiza, et autres lieux à la mode d'Espagne : moi, je puis vous dire que je me suis gelé, le poncho, même sec, ne suffisant pas à maintenir sur moi un minimum de chaleur.

Marc me confiera avoir éprouvé le même désagrément, et son désir de se procurer dès que possible une couverture chaude : est-ce pour cette raison qu'il a moins ronflé que d'habitude ?Pampelune, depuis Cizur Menor

Dernier petit déjeuner de pèlerin, tandis que mes compagnons m'encouragent à effectuer quelques étapes supplémentaires avec eux…

Mais non, je m'arrête exactement là où je l'avais décidé, dès le départ. Et je suis à nouveau seul.

Départ dans l'air vif du petit matin - mais il ne pleut plus. Je prends la direction opposée au chemin, je reviens à Pamplona. Dans la ville, une pèlerine me fait signe que je me trompe, que le Camino, c'est elle qui le parcourt dans le bon sens ; je la rassure : je suis en train de quitter le chemin…

Pamplona est délicieuse, tandis qu'elle s'éveille sous un soleil déjà chaud. Et je retrouve sans difficultés mes traces de la veille, traversant ce magnifique parc entourant la Cidadela. Vers le centre ville, ou ce qui m'apparaît comme tel, je demande l'Office de Tourisme, et je suis la direction indiquée. En vain. Une bonne âme me désigne une devanture : las, c'est celle d'une agence de voyages, anciennement siège de l'Office recherché.

 

Il faudra que je demande mon chemin à une bonne dizaine de Pampelonnais et de Pampelonnaises. À huit heures vingt-une, je parviens enfin à la Plaza San Francisco, sur laquelle donne l'Office ! C'est alors que je m'aperçois que je suis passé à moins de cinq mètres d'elle, avant d'être promené durant au moins une demi-heure dans tous les azimuts de France (euh, surtout de Navarre !).

 

En plus, un facétieux a écrit par trois fois mon prénom sur la devanture, je ne pouvais donc pas me tromper…

Oficina de Turismo

 

 

 

De toute manière, l'Oficina de Turismo n'ouvre qu'à 10 heures… J'ai le temps de détailler les façades qui m'entourent, dont la plus sobre est (évidemment) celle des escuelas municipales.

J'assiste aux entrées en classe : vers ma gauche, le flux des écoliers, y compris les citoyens de la maternelle, et leur joie fait chaud au cœur ; ça rit, ça caquète, on dirait une volière, c'est un vrai régal.

Vers ma droite, c'est le défilé des collégiens, très généralement maussades, pour ne pas dire tristes… Vont-ils à un enterrement ? Tiens, c'est comme en France ! L'adolescence est rétive aux apprentissages intellectuels, et souhaiterait aller très vite se brûler les ailes.

Et je médite, obscur témoin, cependant illuminé par le soleil levant (là, j'imite le grand Hugo, à qui j'envoie un coup de chapeau. Vous l'aviez deviné, au moins ?) sur les difficultés éternelles de la Paidèia...

L'office enfin ouvert, je m'enquiers sur les services de cars à destination d'Irun. Départ seize heures, il y a encore du temps à tuer, après avoir acheté mon billet, et déposé mon sac à la Consigna, qui s'avèrera me coûter la moitié du prix du voyage…

Églises… Les curés en soutane sont légion, à Pamplone. Ferveur religieuse qui a transporté Marc, dimanche.

Cartes postales… Timbres… Un café-refuge, le spectacle de la rue, une pâtisserie et un demi (je sais, ça ne va guère ensemble), et je rédige une dizaine, et même plus de petites missives.

Destinées à tous ceux que j'ai oubliés au long du trajet, les soirs où il était trop tard pour écrire, où la fatigue appelait le vide intérieur, le repos… Je cherche à acheter Le Monde.

Vous ne le trouverez que sur la Plaza Del Castillo, me répond un marchand de journaux. Bien. Plan en main, renseignements avisés délivrés par de charmantes contractuelles en quête d'automobilistes contrevenants, j'atteins la dite. J'en commence le tour.

Me voici devant la devanture d'un commerçant en tabacs. Des cigares étalés de façon lascive : des Cohibas, des Churchill, des Davidoff n° 1 ! Et des prix ! À ne pas croire ! Je me demande si je ne vais pas me laisser tenter, oh, pas pour me remettre à pétuner, simplement pour respirer un peu la suavité du havane.

Par bonheur, la boutique voisine est celle du fameux marchand de journaux dispensateur du Monde. Ouf, il était temps, je l'ai échappé belle ! Et je m'éloigne du lieu tentateur, mon journal sous le bras.

Soudain, je suis hélé : c'est Robert qui accourt, tandis que je n'en crois pas mes yeux. Oui, il m'explique qu'ils ont décidé d'une journée de repos (!!!), il m'annonce en souriant que dans le fameux gîte privé, si vanté par Peter, la surpopulation s'est assez vite révélée intenable, et que le lit superposé à celui de Mélissa a été occupé par un fameux ronfleur…

Nous rions tous deux de bonne grâce, et partons à la recherche des deux dames, occupées à effectuer des emplettes du côté du café qui vit si souvent Hemingway (il en porte d'ailleurs le nom). Mais toutes nos recherches n'aboutiront pas. De guerre lasse, nous avons mangé tous les deux, puis je l'ai raccompagné sur le chemin, si bien balisé…

Il me restait à patiemment attendre mon car à l'Estacion autobuses de la Plaza de la Paz.

Las, personne, même pas un chauffeur de l'entreprise, pour m'indiquer le bon quai. C'est au tout dernier moment, alors que l'engin allait démarrer, que j'y suis monté en trombe : une fois de plus, j'avais été mal renseigné.

Voyage dans une province coquette, bien tenue, agréable. J'apprécie, dans une semi-torpeur, ces presque cent kilomètres (avec tous les détours qu'effectue un service de ce type). Voici Irun. Je me rends à la Gare, pour m'enquérir d'un moyen de rejoindre Hendaye. L'employé me parle avec insistance du Tobo, et je ne comprends guère. Bref, à dix-huit heures, plutôt songer à trouver un hôtel.

Là encore, comme ce matin, je suis baladé dans tous les azimuts. Et quand je rencontre une enseigne réelle, c'est celle d'un établissement à trois étoiles, pour le moins. Un ex-pèlerin se doit d'être plus modeste ! N'affichons donc pas de prétentions excessives ! Mais le soleil tape fort encore, le sac pèse lourd, et la fatigue, sur les voies asphaltées, est nettement supérieure à celle qu'on ressent le long des sentiers de terre battue. Alors, comme un panneau bienvenu m'indique la France et Hendaye, qui ne doivent pas être à des milliers de kilomètres, je prends cette direction, en même temps que la décision d'aller dormir dans la mère-patrie.

Chemin faisant, je rencontre un policier en train de verbaliser (c'est fou ce qu'on verbalise, en Espagne, surtout à propos de la question du stationnement) ; il me dit aimablement que près de la frontière, je trouverai un hôtel modeste, puisque de nombreux routiers s'y arrêtent, et qu'il y a même une cafétéria : comment parvient-il à m'expliquer tout cela, tandis qu'il ne parle pas un mot de français, et que je ne comprends pas un mot d'espagnol ? Ce doit être le miracle de la langue provençale.

Enfin l'hôtel Aitana, à deux pas de la frontière. Je me demande si j'aurais pu aller plus loin ! D'autant que la direction et tous le personel [me] donnent la bienvenue, tout en m'informant très aimablement que l'hotel ne se responsabilise pas des objets ou argent qui manquent aux chambres !

Quel délice, alors, l'eau tout juste tiède qui défatigue et revigore ! Et, pour parachever l'œuvre, une demi-heure étendu sur le lit, à regarder distraitement les chaînes à ma disposition. Toutes espagnoles, on s'en serait douté. Je ne comprends pas grand-chose, sinon qu'il s'agit des mêmes insupportables mièvreries que chez nous : là aussi, l'Europe est en voie d'unification.

Surprise, en allumant par réflexe mon portable, je retrouve le contact, et découvre un message d'encouragement de Monique et Jean, pèlerins compagnons de l'année dernière (ce que nous avions pu ensemble souffrir, dans cette étape qui nous conduisait à Cahors, le jour de l'ouverture de la chasse, qui plus est !).

Après un repas frugal, je joue les touristes le long d'une incroyable théorie de magasins dédiés à des alcools (français pour l'essentiel), moins chers qu'en France, aux cigarettes, à des tas d'objets du plus mauvais goût - mais qui font tant plaisir à la ménagère de moins de cinquante ans.

 

 

Mercredi 12 juin Hendaye Saint-Jean-de-Luz

 

Le soleil qui inonde la chambre me réveille. Allons, paressons un peu, il n'y a pas le feu à la Bidasoa ! Mais on finira par se résoudre à la franchir, cette frontière ; sans trop la voir, toutefois. Au loin, cette sorte de Marina, est-ce encore l'Espagne, est-ce déjà la France ? Les hommes se moquent des frontières, surtout quand elles sont de longue date établies, et ne font l'objet d'aucune contestation…

On passe tout de même devant un vestige malodorant de l'antique cloisonnement, c'est ce poste-frontière abandonné, devenu avec le temps un incroyable Musée du torche-cul multicolore (mais la décence m'interdisant d'y jeter autre chose qu'un regard furtif, je n'ai pas cru apercevoir le modèle cher à Rabelais).

La gare est là : j'y abandonne provisoirement (et gratuitement !) mon sac.

Mon regard se porte immédiatement sur une magnifique affiche annonçant le baptême à Bayonne, le 3 juin précédent, du Stade Jean Dauger ; si j'avais pu, je l'aurais emporté, ce fugitif souvenir de l'un des plus grands seigneurs du rugby français ! Mais la colle employée était décidément forte.

De nouvelles heures à tuer, et quoi de plus intéressant que de visiter un lieu qu'on découvre ? Dès l'abord, je remarque la difficulté qu'il y a à traverser les rues. Au fait, savez-vous quelle est la différence entre la France et l'Espagne ?

- Bon, écoutez, ça va, vous nous avez déjà fait le coup, avec votre histoire de tags à Pampelune !

- Non, il s'agit d'autre chose : en Espagne, quand vous vous approchez d'un passage protégé, toutes les automobiles s'arrêtent. En France, elles accélèrent et vous êtes là comme un torero dans une arène espagnole !

Traversée des jardins de Saint-Jean-de-Luz ; le souvenir de Pierre Loti y est discret, mais réel ; lente avancée le long de jeux d'enfants, maculés de tags naturellement, aussi explicites que Vanessa, grosse pute. Bah, les bambins apprendront encore plus vite à lire, n'est-ce pas, de cette façon. En français dans le sexe.

Parcours de la baie de Chingoudy et son île aux oiseaux. Soudain me vient en mémoire une phrase, que seuls les rares initiés comprendront : Marie-Thérèse y gagna un louis précieux, mais n'y aurait jamais trouvé un oiseau d'or. Comprenne qui pourra, et sourie qui comprendra ...

À l'abri des courants, une classe de mer s'exerce au dériveur. Mon premier réflexe est de me demander si ces enfants ne seraient pas mieux en classe que dans leurs Optimist 420. Toujours ce combat entre tradition et innovation…

J'observe d'un œil expert (avec votre permission), la façon de procéder des moniteurs, sereine et pour tout dire pédagogique. Et ce petit monde évolue tellement en mesure, si je puis dire, que je pense un temps les frêles embarcations attachées au hors-bord du maître de cérémonie ; mais c'est une erreur d'optique ; les manœuvres commandées sont exécutées dans le temps, c'est tout.

Allons, vieux pédagogue sourcilleux, il est évident que cette classe profite infiniment plus, à naviguer comme elle le fait (à louvoyer, plus exactement), en se heurtant à la matière avec des risques calculés par l'adulte, qu'à s'enquiquiner dans une salle sur le Bled et ses règles moins étendues que leurs exceptions.

Plus tard, en début d'après-midi, des réflexes analogues m'ont saisi, tandis que j'observais, pour une classe du cru cette fois, dans le fronton Gaztelu Zohar, une initiation fort peu probante, et génératrice de considérables pertes de temps, à la pelote basque. L'outil vaut ce que vaut celui qui s'en sert…

Dix-sept heures : il faut déjà aller se coucher, il n'existe pas d'autre alternative, dans ce train-couchette qui se rend à Genève. Les balancements réguliers entraînent la rêverie, l'évasion, le retour sur soi.

Camino… La vie continue.

[Et le chemin aussi, a continué. En particulier pour Lorrie, qui m'a écrit une lettre tendre et voilée d'un soupçon de reproche : eh bien, nous sommes arrivés à Saint-Jacques, non pas le 137e jour de notre chemin, mais le 37e, soit le 19 juillet ;-)
Quant à Marc, il m'avait adressé depuis pas mal de temps, du même Santiago, une carte postale désenchantée, décrivant les pratiques assez nauséabondes des pèlerins locaux].

 

 

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