Fragments d'un journal de voyage - Pour Jacquot et Roger, Gretel et Claude, Lorrie, Robert et Mélissa, Christiane, Marie-Ève, Marc, bien d'autres encore...
[...] Et je pars !... J'ai pourtant passé la jeunesse, certes ! mais il m'arrive encore de boucler le sac, de lacer mes gros brodequins à clous, d'empoigner mon bâton, une vieille canne sonore à la pointe de fer très émoussée, et d'aller renifler, sur les chemins, l'odeur du vent, si décisive au moment de se mettre en route dans la bonne direction. L'esprit du voyage en dépend.
Henri BOSCO, Un rameau de la nuit,1950.

 

 

 

Jeudi 24 mai 2001 Grenoble-Moissac

 

C'est donc reparti, pour un nouveau tronçon. Je suis à la gare, j'attends mon train. Je me sens un peu emprunté dans des souliers quasiment tout neufs, à peine cassés. J'ai hâte de voir ce qu'ils vont donner sur le terrain, car l'expérience de l'année dernière a été trop catastrophique - et c'était prévisible. En tous cas, j'y ai mis le prix, sur ce plan-là je n'aurai rien à me reprocher.

Je songe qu'à peine de retour, l'année dernière, j'avais visité mon médecin : fractures de fatigue et autres hypothèses, radios diverses. Rien de bien transcendant, ni surtout concluant. Jusqu'à ce que j'aie l'idée d'aller consulter un ami rhumatologue, assez réputé pour soigner nombre de vedettes du Quinze de France (chut ! Pas la peine de m'interroger ! Je tairai leurs noms !). M'ayant fait grimper sur une sorte de piédestal à socle en forme de miroir, il mit trois secondes, pas davantage, à cerner d'où venait le mal. Et rédigea l'ordonnance qui devait permettre de compenser l'assise de pieds mal foutus. J'avais également fait le tour de toutes mes erreurs, beaucoup lu et fréquenté les magasins de sport, acquis aussi une édition récente du guide. En principe, je ne devais plus connaître les déboires qui avaient gâché - et interrompu à Moissac - mon périple antérieur.

Je rêvasse dans mon compartiment, à propos de l'année écoulée, du chemin intérieur parcouru. Le désœuvrement me conduit à lire d'un bout à l'autre le Nouvel Obs, et j'éprouve des sentiments plus que mitigés sur un reportage, semble-t-il laudateur, que publie l'hebdomadaire préféré des bobos sur ce qu'il faut bien nommer des aberrations féminines, ou féministes, plus exactement : les Breillat, les Millet et consort(e)s s'en donnent à cœur-joie, et, paraît-il "disent tout". Rien ne nous est épargné de leurs prétendues libérations, de l'échangisme et des partouzes au gang-bang. Je m'initie ainsi aux mystères des ardeurs d'Ada, morceau de bravoure de chair peut-être plus très fraîche, mais bon, là où il n'y a pas de gêne... L'une de ces délicates énonce doctement : "J'ai mal à la chatte". Pauvre chérie, je me demande s'il ne s'agit pas plutôt d'une tumeur au cerveau, maheureusement inguérissable en l'état des connaissances médicales ; mais, peut-être, avec quelques coups de pied au cul...

Alors que je suis à la limite de l'écœurement, du mépris en tous cas, voilà que je tombe - il y en a vraiment pour tous les goûts, dans ce canard ! - sur une rencontre avec une "rabbine" tellement joyeuse après les tristesses que je viens d'ingurgiter... L'article qui lui est consacré cite le mot hébreu tseudaka, qui correspond un peu au grec agapè. Et me voilà parti dans d'innombrables dissertations intérieures, il me semble que je me retrouve arpentant à grandes enjambées le Traité de morale générale du cher René Le Senne - un livre à connotation pornographique, vraisemblablement, dans l'époque où nous vivons...

Fastidieuse attente à Montpellier, dans un hall de gare en complète réfection. Le reste du voyage, sans grand intérêt. Je me dois simplement de repartir du lieu même où, voici un an, j'avais lamentablement cané, à bout de tout. L'arrivée, enfin, à vingt heures : le chef de train s'arrête deux cents mètres trop loin, et le ballast est bien loin du marchepied. Après avoir cru que je m'étais trompé de côté, il faut que j'aide à descendre un couple emprunté et d'un âge certain, nanti de nombreux bagages et d'un chien. Le chef de train a quitté sa machine, il vient à toute allure à notre rencontre et s'excuse, mais le chef de gare arrive en sens inverse : après s'être enquis de notre santé, il se retourne vers le conducteur. Tout en m'éloignant, j'ai perçu les échos d'une engueulée qui n'était pas piquée des vers...

 

Et je prends le chemin du Carmel, que je retrouve comme si je l'avais quitté hier - le Carmel complet, ou peu s'en faut ! En cette saison !

Dans ma chambre, un couple anglais, et une jeune dame prof (au Mexique, depuis vingt ans) qui me confie qu'elle a été sept années pensionnaire aux Eaux-Claires. Et moi, qui voulais m'éloigner de mon quotidien, voilà que j'y suis malgré moi ramené !

Première nuit assez difficile. Il faut se remettre dans le bain de la promiscuité.

 

 

Vendredi 25 mai Moissac-Auvillar 21 km

 

Au départ, et il n'est pas très tôt, mais mes premières étapes seront relax, le couple anglais (qui reste un jour à Moissac pour se reposer) me souhaite bonne chance, et la dame me confie que je parle un très bon anglais ! ! ! Nous rions tous trois de bon cœur ! La Collégiale est fermée, à 8 heures : c'est hier soir, en arrivant, que j'aurais dû allumer une bougie, en souvenir… Mais la place est complètement déserte, et tout cela est à moi. Extraordinaire et fugitif sentiment de puissance, de contentement et de plénitude...

À peine ai-je fini de rédiger une carte à l'intention d'une personne alitée, qu'il se met à pleuvoir. Une jeune fille, suissesse me dit-elle, qui se trouvait cheminer derrière moi, décroche mon parapluie du sac : je vais sans doute en avoir besoin, au cours de cette matinée….

Peu à peu, je retrouve mes réflexes de repérage ultra-rapide des marques blanc-rouge, et mes sensations.

 



 

 

 

Odeurs et bruits (chants d'oiseaux, en particulier) sont tout à fait extraordinaires. Je chemine entre Garonne à main gauche, qui m'apparaît bien sale, et canal. Dès l'entrée de cette longue ligne droite longeant le canal, je note sur un arbre le message sibyllin de Youssef à Fouad… Sera-t-il lu par l'intéressé, en temps opportun ?

Et puis allez les montées (il y avait longtemps !), après l'écluse de l'Espagnette ! Je m'essouffle en direction de Boudou, où je fais halte une vingtaine de minutes sur le vaste boulodrome, pour boire et me restaurer : exactement comme l'année dernière, les premières montées, qui vous prennent à froid qui plus est, coupent les jarrets.

Vallonnements… Me suis-je trompé ? J'ai dû rater quelque chose quelque part, il n'y a plus de marque. Je m'arrête pour consulter la carte, décide de continuer par la route en direction de Malause ; soudain, à nouveau des marques ! Elles avaient disparu sur plus d'un kilomètre… Je constate à nouveau qu'elles sont redondantes là où aucune équivoque n'est à craindre, et se raréfient lorsque l'hésitation est de mise... Dans la descente sur Malause, mon genou gauche, soudain, se rappelle très douloureusement à mon souvenir… mais ce sera, heureusement, sans suite. Deux heures de marche et puis un bref arrêt : je ne suis pas encore dans le rythme.

Je repars sur la N 113, plus de marques, j'ai dû encore me tromper, peut-être rater à gauche un chemin longeant les rives de la Garonne ; et pourtant, tant de canettes jonchant le sol aux côtés d'étuis vides de Grany me donnent bon espoir… En vain. Circulation infernale, la hantise du pèlerin. Ça commence déjà, je suis saisi par un découragement certain : me restaurer changera peut-être la donne, ce que je fais au Bois de la Mothe. À 12 :30, j'entre dans Pommevic. Au seul feu rouge de ce village, une dame, dans sa voiture, se penche vers moi pour me crier : Ultréia, ultréia !

Il fallait sans doute cela pour me remettre dans l'ambiance… Bientôt, je retrouve le bon chemin, comme l'étude attentive de la carte me l'avait laissé prévoir. Au loin, les tours de Golfesch. Nouvel et court arrêt à Espalais, village très accueillant aux pèlerins, avec une aire aménagée à leur intention, l'aire de Carmantran, 1er Maire du lieu en 1790 ! Je croise en ce lieu deux pèlerins anglo-hollandais, fumant la pipe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Traversée de la Garonne, et c'est Auvillar, mais il faut sacrément grimper avant d'atteindre le cœur du village (ce n'est le bon chemin que si la flèche vise le cœur), fort endommagé, et révélant à peine, ça et là, quelques efforts de rénovation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le cœur qui est en réalité une Halle aux grains (avoine champart méteil seigle orge blé millet maïs, peut-on lire à l'intérieur) sympathique mais sans doute un peu trop refaite au XIXe, à la Viollet-Le-Duc, comme aurait dit quelqu'un que je connais bien...

 

Il est à peine quatorze heures, j'atteins un gîte ô combien sommaire, mais bon, on n'est pas là pour rechercher les Trois-étoiles. Arrivé le premier, j'opte, pour être tranquille, et puisqu'il semble n'y avoir personne, pour une chambre à deux lits. Visite, photos, moult bières, je repère un petit restaurant sympa: Las, lorsque je rentre, le soir, après un excellent repas (à ne pas répéter tous les jours), le deuxième lit est occupé par une éthérée qui est en train d'effectuer une longue position de yoga… Lorsqu'enfin elle quitte très bruyamment son poirier et s'affale, cette folle, elle réveillera le pèlerin qui avait cru pouvoir s'assoupir...

 

 

Samedi 26 mai Auvillar-Saint-Antoine - Chez Éliette Dupont

 

Ce matin, je prends tout mon temps pour ne pas arriver trop vite ! En effet, j'ai décidé, ce samedi, d'effectuer un minuscule saut de puce, afin de disposer de toute mon après-midi. Eh oui, le pèlerin n'est pas encore entré dans le bain, la preuve c'est qu'il a savouré la veille un repas quasi pantagruélique. Ce samedi, deux matches de rugby sont donnés. Il ne faut pas que je rate le spectacle. Je ne sais pas encore que ce ralentissement - voulu, et provisoire - du rythme va très sensiblement modifier la donne de mon parcours.

Me voici cheminant sur les Bords de l'Auraz. Je traverse de nombreux chemins herbeux, baignés par la rosée ; j'apprécie immédiatement le confort de mes nouvelles chaussures, et leur imperméabilité ; dans quel état serais-je, si j'avais encore aux pieds les baskets de l'année dernière, avec lesquelles je m'étais fort imprudemment embarqué ? Au moment où je suis doublé par les anglo-hollandais fumeurs de pipe, j'admire de magnifiques architectures roses : est-ce en Toscane que j'ai jadis contemplé l'équivalent, mais parfaitement entretenu ? Je perds encore un peu de temps devant la Mairie de Saint-Antoine, j'engage la discussion avec un couple, avec les anglo-hollandais, qui se sont arrêtés eux aussi, avec un jeune homme qui me dit être de … Pontcharra ! Décidément, le monde est petit !

Je parviens au gîte à 11 h : personne. Exceptés un gentil chien, et un gentil chat.

Oh pardon, je ne vous avais pas vu ! L'agriculteur, propriétaire des lieux, revient sur ses pas et me serre la main avec chaleur. Il me parle de ses blés qu'il est en train de sulfater. Je lui demande où je pourrais éventuellement, cette après-midi, regarder mes deux matchs de rugby : Mais chez moi, Monsieur, chez moi, et ça me fera plaisir ! Et il repart avec son tracteur.

Survient alors un Anglais sur son vélo. Il me montre une carte, me demande si je sais où se trouve le castle qu'il me désigne. Je lui dis que sur mon livre à moi, on parle d'un hospital, mais que je ne l'ai pas trouvé (en fait, je le trouverai l'après-midi, en allant me promener). Éliette arrive enfin, petite femme sèche. Elle est célèbre parmi nous, connue de tous les pèlerins, à l'image de Jeanine, vedette de Saint-Jean-Pied-de-Port. Elle est allée faire les courses. Comme je suis le premier arrivé, elle me suggère d'occuper une chambre particulière, en fait l'unique chambre particulière, l'accueil se faisant normalement en dortoir. Il faut dire que je ne me suis guère fait prier...

Après avoir entamé mes provisions, je vais photographier divers points de vue.

C'est alors que je reviens que je remarque la présence de deux pèlerins qui viennent d'atteindre le gîte, venant directement de Moissac. Nous ne nous parlons guère ; le plus costaud est plongé dans son guide, et énonce à l'autre la manière qu'il entrevoit de scinder les étapes à venir. Il écrit aussi. Ce n'est que plus tard, bien plus tard, que j'aurai accès à son journal de marche : "Petit hameau, semi-désertique, qui était un haut lieu de soins pour la lèpre et la peste. En effet, les moines de l'hospital s'étaient spécialisés dans les maladies tropicales des croisés. Ces moines guerriers ont bâti le monastère avec vue sur le pont et le moulin.
L'éradication de ces maladies dans nos pays civilisés a sonné la fin du monastère.
Par contre, la ferme d'Éliette est toujours là, et nous sommes reçus comme des rois
[...].Le soir, repas gargantuesque avec les produits de la ferme et le lendemain, nous partons pour Lectoure".

Je devise avec le couple anglais - mes compagnons de chambre l'avant-veille à Moissac, puis avec un couple allemand qui débarque (elle, c'est Monika). L'après-midi, je suis scotché devant un poste de télé. Au repas du soir, Roger, le mari d'Éliette, s'installe derrière nous. Il soliloque un peu, fait-il le fanfaron ? On dirait, plus vrai que nature, le paysan de Fernand Reynaud ! Le repas commence silencieusement mais, le vin aidant, je pense, l'animation monte vite - en particulier, en face de moi, entre un couple de Normands et les deux pèlerins arrivés sur mes talons. Pour ma part, j'occupe un coin de table, pressé par les deux couples, anglais et allemand. Si c'est fort sympathique, ce n'est guère intellectuellement confortable : ma voisine anglaise me dit des tas de choses que je comprends à peine, elle parle à une vitesse incroyable ! Et il faut que je fasse la traduction allemand-anglais, car le couple allemand passe par moi pour dialoguer avec les Anglais ; ce qui est tout à fait dans mes cordes !

Je dors seul, dans la petite pièce contiguë à la cuisine. Le repas plantureux n'a pas trop pesé.

 

 

Dimanche 27 mai Saint-Antoine-Lectoure

 

Réveil dès cinq heures trente. Je me lève et retrouve, dans la cuisine, les deux compagnons arrivés hier sur mes talons. Quelques banalités échangées. Eux ne tardent guère et démarrent, les premiers. Sans me presser, je les suis à une demi-heure d'intervalle. Train d'enfer, je sens que je suis dans un jour "avec", une forme olympique. Et avec un moral olympien, d'ailleurs. Passé à sept heures vingt à Flammarens (superbe ensemble), je rattrape mes compagnons une heure plus tard, vers Miradoux. Eux font une halte. Me demandent de leur réserver une place au gîte. Long détour par Castets Arrouys, et petit arrêt.

Tiens, mes pas croisent un hameau joliment nommé "Bourdieu", que de réminiscences ! Du coup, j'en viens à songer à NB et JLM. J'arrive à 12 :04, une heure et demie avant es compagnons. Que de circonvolutions et de salamalecs pour obtenir, enfin, la clé du gîte !

Repos, tour de ville. Je repère un café, où je passerai une bonne partie de l'après-midi, avec deux bières : une par mi-temps c'est pas pécher, Seigneur !

Le soir, les "Normands" qui ont décidé, eux aussi, d'une halte à Lectoure, m'acceptent à leurs côtés et nous allons dîner dans un agréable restaurant. C'est la dernière fois que je les verrai. Se sont-ils, par la suite, envolés ? Ont-ils quitté le Camino sans crier gare ?

 

 

Lundi 28 mai Lectoure-Condom

 

L'un des compagnons vient me réveiller juste avant leur départ. Autant dire que je suis en retard ! Mon voisin de chambre, Jean, un semi-retraité, sorte d'anarchiste, parle avec moi. Lui doit s'écarter du chemin pour aller visiter son fils. Du coup, je ne quitte le gîte qu'à six heures, soit une heure environ après les deux compagnons.

Une erreur à la sortie de Lectoure me ralentit considérablement, mais me permet de me féliciter d'être venu avec de telles chaussures de marche, complètement trempées à l'extérieur, tandis que mes pieds sont parfaitement au sec. J'atteins Marsolan, puis vers neuf heures, la Chapelle d'Abrin, et c'est tandis que je suis essoufflé dans une côte relativement sévère que je reçois un coup de fil de mon frère, hospitalisé pour une broutille… Du coup, un peu plus loin, je décide d'un long arrêt-bière à La Romieu. Il est dix heures trente ; surprise : tandis que mon regard erre sans but alentour, il croise le départ des anglo-hollandais quittant le refuge du lieu, et prenant la route.

À dix heures trente ! Ils sont loin d'avoir intégré la cadence du pèlerin ! mon esprit vagabonde ; je passe en revue des souvenirs, et j'alterne entre quelques motifs de tristesse et de nombreux motifs de gratitude, comme disait l'immense chef d'orchestre Bruno Walter…

Les derniers kilomètres sont difficiles, et je décide d'avoir recours, enfin, à ma gourde de sac : deux litres, c'est une réserve à toute épreuve !. Le but est enfin atteint à à 14 :40.

Le gîte se situe au 3e étage d'un bâtiment magnifique, genre ancien lycée. Un couple est déjà là : je ne saurai que ce soir qu'il s'agit de Claude et Gretel, un couple de Thonon. Après les ablutions et les rangements d'usage, je me prépare à un tour de ville. Mais auparavant, de la cour du Lycée, j'appelle ma fille, et un ami tireur. Ce fil qui me relie à la civilisation, je passe mon temps à le maudire in petto, et pourtant je ne peux que lui reconnaître, de temps à autre, une sacrée utilité.

 

 

 

 

Et puis, naturellement, après un tour de ville, la petite bière de relaxation, dans le premier bar rencontré, où je croise d'ailleurs le mari de Monika, tandis que je choisis quelques cartes postales. Et c'est là que le destin bascule : les spécialistes du Café du Commerce sont là, naturellement ; et, peut-être à cause de ma présence et de ma tenue modeste, la conversation roule vers le Camino, et j'entends des propos condescendants et moqueurs vis-à-vis des pèlerins ; je me lève et change immédiatement mon fusil d'épaule : au lieu de me diriger vers le Café des Sports, réputé paraît-il, je me rends à la "petite surface" toute proche pour y acquérir de quoi manger ce soir, et demain.

 

 

De retour dans la cuisine du Lycée, j'ai la surprise de tomber sur ma "yogiste" d'Auvillar : je ne la reverrai plus.

Mais surtout, je trouve mes deux compagnons qui ont déjà déjà mangé : je leur raconte ma courte mésaventure, et leur explique pourquoi "le coquin de Dieu" m'ayant saisi, j'ai acquis rapidement de quoi manger au milieu des miens. Le couple de Thonon se mêle à la conversation, l'épouse me fait gentiment remarquer qu'ouvrir une boîte de conserves surchauffée avec un linge blanc signifie immanquablement le tacher. Voilà, la glace est brisée. En dépit de nos différences, peut-être de certaines méfiances réciproques, c'est le départ de notre "liaison", et je ne saurais trop en remercier certains beaufs du coin.

 

 

Mardi 29 mai Condom-Éauze

 

Ce matin, c'est Claude qui me réveille : j'ai pu constater, au cours de la nuit, qu'il est un affreux ronfleur - mais il est vrai que je n'ai pas trop à dire sur ce sujet... Claude me rend un signalé service : m'ayant vu me lacer les chaussures, il me montre un truc de pro, afin que le laçage soit parfait et maintienne une constante tension. On apprend à tout âge, n'est-ce pas ? Chaque fois, désormais, que je lasserai mes chaussures, c'est l'image de Claude qui viendra à mon esprit.

Comme nous jouons les timides, nous partons les uns après les autres, sans nous synchroniser. Dès le départ, je sens que j'aurai une journée difficile, une tendinite commençant à me faire souffrir. Je rattrape cependant mes compagnons, vers six heures, au Pont d'Artigues,. Puis je les perds, car ils ont décidé de prendre une tangente. Je remarque à cette occasion que le plus costaud des deux, celui qui suggérait à l'autre, dans la cour d'Éliette, à Saint-Antoine, une possible suite de leur trajet, est un champion de la lecture de carte d'État-Major, et qu'il déniche des passages possibles là où je distingue à peine un fil noir très ténu.

 

 

 

 

 

Je les vois s'éloigner vers le sommet d'une crête douce, et bientôt, les ayant vus disparaître derrière un arbre isolé, je suis face à ma solitude.

À neuf heures, premier arrêt pour passer du Syntol sur la tendinite ; à dix heures, long arrêt à Montréal du Gers. La marche devient une obligation, douloureuse presque à chaque pas.

Et, pour finir, sept kilomètres de voie ferrée déclassée, souvent sous les ombrages et bordée, çà et là, de coquettes maisons comme cette ancienne gare, Bretagne d'Armagnac (sic), fort joliment reconvertie. Ce pourrait être, ce devrait être un parcours idyllique, tout exprès aménagé pour le randonneur, Eh bien non, c'est l'enfer, tout simplement ! Ce splendide tronçon de la via podensis ne me réussit pas. J'arrive bon dernier, à 15 :30. Heureusement que j'avais retenu ma place ! Et que mes compagnons du matin l'ont soigneusement réservée... C'était la dernière...

Dans le dortoir qui nous a été assigné, nous sommes donc trois, flanqués de deux éléments féminins, dont Anna, une épouse de pasteur, qui protestera tant, durant la nuit, contre nos ronflements, et la jeune Suissesse du tout début : je m'étonne qu'elle n'en soit que là, elle me dit qu'elle a dû s'arrêter car elle a eu de l'eczéma dans les oreilles (!).

Les trois compagnons s'en vont boire quelques mauvaises bières au premier bar d'Éauze rencontré - à n'en pas douter, c'étaient les premières tirées du tonneau depuis la veille. Ce qui n'empêche pas les confidences, de se faire jour - Roger et Jacquot, que j'ai connus à Saint-Antoine, sont en réalité des gendarmes dans le civil (avec, pour Jacquot, un morceau de carrière militaire, d'où sa connaissance aiguë de la cartographie), et l'amitié de naître. Sur les conseils de Roger, je me procure du Ketum, souverain paraît-il contre les tendinites. Le pharmacien tique, puis se résout à me délivrer ce médicament qui nécessite, en principe, une ordonnance. Je suppose qu'il a l'habitude de voir défiler des pèlerins amoindris...

Le soir, c'est un bon repas qui nous réunit. Et les confidences, et les espoirs, et les projets d'aller bon train : ainsi l'un de mes compagnons me confie son rêve de parcourir les États-Unis en moto, d'Est en Ouest...

De retour au gîte, nous constatons que les deux pèlerines sont déjà couchées. Elles ne seront pas quittes pour autant ; il paraît que, toute la nuit, ce la a été pour elles cavalcade à cause de nos ronflements (?), et la jeune Suissesse ira jusqu'à s'en aller coucher sur la table de la cuisine !

Ces connes m'ont empêché de ronfler en paix, assènera Jacquot, le lendemain…

 

 

Mercredi 30 mai Éauze-Nogaro

 

Je laisse partir Jacquot et Roger avant moi. Je ne prends la route qu'à six heures vingt, et j'ai quelque difficulté à trouver le point de départ ; mais après tout, je n'avais qu'à le repérer la veille. Trajet facile, mais la tendinite est toujours là, menaçante. Je rattrape mes compagnons, alors qu'ils se sont arrêtés pour échanger quelques mots (pas trop aigres, j'espère) avec la jeune Suissesse qui attend je ne sais quel chevalier servant. Coca-Cola reconstituant à Manciet, pour la halte de huit heures trente. Jacquot énonce doctement que cette boisson nous est nécessaire sur le parcours, car elle contient beaucoup de sucre directement assimilable (ça, pour contenir du sucre, certes elle en contient !). Je profite de cette halte pour visiter la petite épicerie, dont le propriétaire me refile un Monde … d'il y a trois jours : et je ne me suis pas méfié ! J'aurai la surprise lorsque, à l'arrivée, j'entreprendrai ma lecture.

 

 

 

Nouvel arrêt à 10 heures, tandis que nous passons le couple allemand, en grande difficulté, semble-t-il… Et encore un hameau Bourdieu traversé !

 

Près de l'arrivée, coup de fil de François. La réception est parfaite, mais il y a un tel vacarme, dans cette rue (qui mène à un fameux circuit, que je ne connaissais pas), que je suis contraint de me cacher derrière une maison, pour pouvoir l'entendre un peu.

 

 

 

 

 

L'hôtesse du gîte est charmante, elle consent sans difficulté à être prise en photo avec nous.

Installation... Jacquot se casse la figure à plusieurs reprises, à cause des lattes de son lit… qui paraît vraiment très fatigué (le lit). Il est vrai qu'avec son quintal (Jacquot), il est en grand danger d'accentuer sa fatigue (du lit).

Promenade. Croisé un bistrot avec terrasse. Particulièrement sympathique. Il recevra plusieurs fois notre visite, dans l'après-midi...

Délicieuses bières. Jacquot demande un seau de champagne, pour rafraîchir ses pieds en feu. Pince-sans rire, la serveuse se présente avec un seau à glace. Malheureusement, cela conviendrait surtout aux petits petons d'un petit enfant.. Courses dans une supérette un peu trop rafraîchie, et goûter paisible : c'est à ce moment-là que survient Jean, de Bordeaux. Il va devenir un nouveau compagnon de route. Beaucoup plus tard, Claude et Gretel, rappliquent, fourbus après 36 km, car ils ont effectué je ne sais quel détour, pour admirer je en sais quelle curiosité archéologique : ce sont eux, qui ont raison.

 

 

Jeudi 31 mai Nogaro-Aire sur l'Adour

 

Claude et Gretel se séparent de nous, ils veulent effectuer un détour "archéologique". Ils nous rejoindront à l'étape d'Arzacq.

Une fois de plus, je laisse filer mes amis gendarmes, dont le train est bien supérieur au mien. Et je pars un peu avant six heures. Curieuse et sympathique rencontre, le long de la voie ferrée, vers Costefort : un monsieur dépose, à l'attention des pèlerins, eau et glaçons, et traverse la voie pour venir deviser avec ceux qui passent. C'est là que je rejoins Jacquot et Roger. Notre étancheur de soif nous apprend un proverbe fort intéressant : la terre est trop basse, le ciel est trop haut, seule la table est à bonne hauteur !

Chemin faisant, nous dépassons le couple allemand, toujours à la traîne, puis la jeune suissesse et son Yann.

Nous sommes assez fourbus. De plus, obligés d'atteindre le centre-ville, nous y apprenons que l'atteinte du gîte que nous visons nécessite que nous rebroussions chemin… Nous sommes furieux, décidons donc d'acheter des provisions et de les manger ensemble, après tout de même une bonne bière…

Excellente ambiance au cours du repas, mais discussions et mêmes disputes entre Jacquot et Roger, en particulier à propos de l'affaire corse ! Je n'aurais jamais imaginé que deux militaires pussent avoir des opinions aussi diamétralement opposées sur les "terroristes" corses, qui plus est assassins de gendarmes !

 

 

Vendredi 1er juin Aire sur l'Adour-Arzacq-Arraziguet

 

Pas eu le temps de noter grand-chose, sur cette étape. Jacquot et Roger vont nous quitter, ai-je le cœur gros ? Dans le dortoir, je croise un cycliste qui s'essaie à vélo sur le Camino. Il me paraît être dans le même état d'impréparation qui était le mien l'année dernière, et il semble beaucoup souffrir physiquement. De plus, il ne connaît personne, il paraît très isolé. Je le reverrai, méconnaissable, le lendemain : maculé de sang après s'être cassé la figure, il a renoncé et va rentrer chez lui en train.

Repas si sympathique à cinq, avec Claude et Gretel, Jacquot et Roger. Je pense qu'il s'agit de l'adieu, je ne sais pas encore que nous nous retrouverons une fois dans cette configuration, à Saint-Jean-Pied-de-Port.

 

 

Samedi 2 juin Arzacq-Arraziguet-Arthez de Béarn

 

Réveillé par Claude aux aurores. Hannah l'Allemande est là, il paraît qu'elle est infirmière, elle me dit de m'occuper sérieusement de mes ampoules. En tout état de cause, mes bobos ne sont rien par apport à ses propres pieds, sortes de moignons sanguinolents. Je me demande comment elle peut avancer dans ces conditions.

Jacquot et Roger sont aussi debout, pour assister à notre départ. Pour eux, deux étapes seront parcourues dans la voiture des parents de Jacquot, afin qu'ils aient assez de temps pour finir leurs vacances sur les deux étapes Ostabat-Huntto et Huntto-Roncesvalles.

Un peu de mélancolie, les adieux sont émouvants. Et je ne trouve pas ridicules les embrassades entre hommes mûrs...

Et c'est le départ, vers six heures et demie. Gretel photographie des cygnes sur l'étang artificiel, qui ne figure même pas sur nos cartes, situé entre Arzacq et Vignes. À neuf heures, petit détour pour admirer l'église romane de Fichous-Ruymayou.

Bientôt, souffrant trop de ma tendinite et/ou de quelques modestes ampoules, je suis distancé. À tel point que je suis même doublé par un des hommes âgés (je veux dire, nettement plus âgé que moi) rencontrés au repas d'hier soir - un groupe d'Isère-Savoie, effectuant trois jours de marche sur le Chemin.

Comme il s'étonne de ma marche excessivement lente, et apprend que je possède des anti-inflammatoires, il m'exhorte à en prendre tout de suite. De fait, je m'arrête pour me restaurer. Je m'occupe aussi de mes pieds, et surtout ingurgite l'anti-inflammatoire, et je repars.

Est-ce effet de la psychologie, car j'ai mal accepté de me laisser distancer par des barbons ? Ou bien le médicament a-t-il réellement agi ? Quoi qu'il en soit, me voilà reparti d'un pas militaire, et commençant à "remonter" les autres, tous les autres. Je repère bientôt l'infirmière allemande qui semble s'être déroutée, je l'aperçois qui demande je ne sais quoi aux participants d'une fête de village.

Je lui fais donc signe qu'elle s'est trompée : en réalité, fatiguée et même épuisée - il était à peine une heure de l'après-midi - elle cherchait l'adresse d'un gîte sommaire installé dans le coin.

Je repars donc, de plus belle. Mais j'aurais mieux fait de m'appliquer les bons préceptes que je venais de dévider à l'infirmière. Car, sans le vouloir, je commets une erreur - aller tout droit, quand il fallait tourner à droite - et je poursuis mon chemin sur la route. Bientôt, plus de balise, évidemment. Je regarde de près la carte, et décide de continuer. Un peu après, je demande mon chemin. C'est tout droit, me répond-on.

Las, au bout de deux kilomètres, il me semble bien que je suis complètement perdu, d'autant que j'aperçois un nouveau lac collinaire qui ne figure pas sur ma carte (trop récent, apprendrai-je plus tard, pour y figurer). Je demande donc mon chemin à un jeune couple habitant une jolie maison restaurée dans le hameau minuscule et isolé, où j'ai fini par échouer. La direction à prendre est, en réalité, quasiment opposée à celle que de bonnes âmes m'avaient primitivement désignée. Et je n'ai plus d'eau !

Je suis tellement fatigué, que je ne songe même pas à demander au jeune couple de me remplir ma gourde : c'est le jeune homme qui m'en fait la proposition… Ainsi rechargé, je repars, avec plus ou moins de courage. Au bout de cinq cents mètres, environ, un bruit de voiture qui se rapproche. Un véhicule s'arrête à ma hauteur: c'est le jeune couple de tout à l'heure, prêt à me conduire un bout du chemin, car ils se rendant dans cette direction. Tout honteux mais tellement heureux, je dis oui.

En définitive, ils me conduiront jusqu'à Arthez, soit huit kilomètres... Que cela semble court, quand on vient de marcher si longuement ! Le jeune couple a une autre idée des distances que moi, car le trajet n'a pas demandé cinq minutes… Et peu avant Arthez, je me baisse sur le siège car j'aperçois Claude, Gretel et Jean de Bordeaux qui cheminent vaillamment…

Pour une fois, j'ai le temps de boire une bonne bière avant de gagner le gîte. Où j'arrive naturellement le premier. Et il me faudra attendre, la tenancière - qui me fera remarquer qu'elle est bénévole (elle dira vingt fois la même chose dans cette fin d'après-midi), n'ouvrant qu'à quinze heures trente…

Je rencontre alors le gîte le plus sale de tout le trajet, du moins jusqu'ici. Une douche, à côté d'un lavabo et des WC, pour trente personnes. Par bonheur, je suis le premier, comme je viens de l'expliquer, mais quelle queue, et que de paroles grinçantes, après moi ! D'autant que le gîte est envahi - nous sommes samedi - par cette faune particulière des week-ends, qui profite des tarifs bas pour s'offrir de bonnes virées (automobiles) à bon compte. Et il se trouve que le groupe le plus nombreux (et le plus bruyant !) vient de Grenoble ! Je me fais tout petit, dans mon coin. Pourvu que Gretel et Claude ne me trahissent pas !

Lectures du Monde, flâneries, cartes postales. Pas grand-chose d'autre à faire avant le repas, dans ce pays qui paraît endormi. Et le soir, quel sympathique repas pris à l'auberge du village, Gretel, Claude, Jean et moi !

Mais au cours de la nuit, Gretel viendra me secouer pour me signaler que je ronfle trop ! C'est un comble ! Est-elle si habituée que cela aux ronflements de son Claude de mari ?

 

 

Dimanche 3 juin : Pentecôte. Arthez de Béarn-Navarrenx

 

Les premiers frontons de pelote basque apparaissent. Jean et moi, sommes "décollés" par Claude et Gretel qui, munis de deux paires de bâtons d'acier, avancent à une incroyable allure. Pourtant, à l'arrivée, nous ne rendons que cinq-six minutes seulement à nos compagnons, et un bon Coca nous requinque.

Et puis un nouveau coup de fil, il s'agit de Jacquot, quitté la veille, et très largement devant, puisque son père lui a fait franchir deux étapes en voiture. Son message est assez inaudible, mais je comprends qu'il me demande d'apprendre à Claude et à Gretel qu'une de leurs amies, un peu en avance sur eux, s'est fait mordre par un chien sur le chemin...

Mordre par un chien ! En ai-je vu, sur mon sentier, des molosses dont la hargne me paraissait excitée en sous-main par leurs propriétaires, qui se réjouissaient ainsi, à peu de frais, du spectacle de pèlerins apeurés ! D'où les bâtons, qui ne servent pas qu'à accompagner la marche...

Cette mésaventure ne fait nullement perdre les pédales à Gretel, qui m'installe d'office dans la "chambre du ronfleur", en fait le couloir ! Toute la nuit, hélas, d'incessants va et vient me tiendront réveillé !

En attendant le repas du soir, nous sommes conviés à participer à une causerie dans l'église, où je commence par redresser les bougies allumées, en grand danger de tomber les unes sur les autres : il n'y a pas que les torts, à redresser, ai-je sentencieusement énoncé à Claude et Gretel).

La sympathique causerie m'apprend beaucoup sur la Navarre, dont l'histoire est replacée dans l'Europe de la Réforme, et dans la Renaissance. Et puis c'est le traditionnel verre de l'amitié au presbytère. Haut en couleurs, ce curé qui me fait songer à l'abbé Pistre. Il nous raconte ses déboires ; en place depuis vingt ans, et s'y trouvant fort bien, comme un poisson dans l'eau au milieu de paroissiens désormais désolés, il est envoyé, déplacé serait un terme plus judicieux semble-t-il, par son évêque à Mourrenx. Il me voit téléphoner, je dis que j'appelle ma fille, il me propose aussitôt de lui donner sa bénédiction ! Malheureusement, l'appelée n'est pas au bout du fil. Il y a les appelés, et il y a les élus, dis-je au curé qui sourit…

Encore un excellent repas (il serait dommage, dans une pareille région, de ne pas faire honneur aux traditions locales), avec deux nouveaux commensaux ; une fort charmante Christiane de Clermont-Ferrand à ma droite, et un dénommé Marc, à côté d'elle. J'aurai l'occasion de la revoir un peu, et d'apprendre des bribes de ce caractère passionné et solitaire… Et je cheminerai pas mal avec Marc…

 

 

Lundi 4 juin Navarrenx-Saint-Palais

 

Bien longue tirée en perspective ! Toujours mes douleurs, et Claude-Gretel avec leurs bâtons, qui survolent les étapes… Heureusement que Jean, de Bordeaux, est un marcheur de mon type…

Solide petit déjeuner à l'hôtel où nous avons mangé la veille, puis quelques difficultés à trouver le bon chemin (mais cette fois-ci, je ne suis pas seul). À 10 heures et quart, voilà qui est précis, nous effectuons enfin une petite halte dans l'ancien temple protestant de Lichos, un peu avant Arroue, temple dont le fronton est rempli d'inscriptions rappelant le souvenir d'anciens pasteurs, mais édifice désormais dévolu au culte catholique.

La halte, ici, vaut vraiment la peine ! Sacré pays basque avec sa double signalisation systématique ! Et sacré père franciscain, seul pour faire marcher ce monastère-hôtel de Tabalik ! Je promets d'écrire à Juan José pour le remercier de cet accueil exceptionnel : une chambre particulière, et donc aucun ronfleur pour m'empêcher de dormir, ça valait la peine d'écouter sans mot dire, à la table monacale, la prière du soir, avant de tremper la soupe.

Le père me répondra.

Mais la journée ne pouvait pas ne pas connaître son point noir. Coup de téléphone depuis mon village de naissance, problèmes juridiques au sujet de ma génitrice, désormais quasiment grabataire... Je suis si éloigné de tout cela...

Et puis, j'ai perdu un beau texte de Michel Savatier, Second dit de Jacques, dont je m'étais promis de conserver la trace... [Note fin 2007 : miracle du Net ! Michel Savatier, qui se trouve être un collègue, me contacte et m'offre le Dit de Jacques !]

 

 

Mardi 5 juin Saint-Palais-Saint-Jean Pied de Port

 

La nuit a été délicieuse, mais courte : Claude sonne le branle-bas de réveil à ... quatre heures quinze ! Mais en dépit de sa hâte, à cause des lenteurs du petit déjeuner, nous ne lèverons le camp, à regret pour moi, car l'impression de paix ressentie dans ce monastère était extraordinaire, qu'à près de six heures. Heureusement, car comment marcher dans la nuit d'un noir d'encre ?

Cette étape s'effectue malheureusement sur beaucoup trop de goudron, mais on chemine sous un ciel nuageux, c'est donc relativement agréable. Je note que Claude, qui souffre de diabète, est à son tour dans un jour "sans" : il commence à fatiguer, et reprend du sucre par trois fois !

 

Deux arrêts vers Asme (stèle de Gibraltar), puis au sommet de la colline de Soyarza où se dresse une chapelle, et où le paysage peut être interprété à l'aide d'une table d'orientation.

 

 

 

 

 

Dans la descente sur Ostabat, je m'arrête assez longuement pour répondre à un coup de fil de Frz. Inquiet de ne plus me voir derrière lui, Claude vient à ma rencontre : il va aussi vite que s'il était en descente ! Et dire que je le croyais dans un jour défavorable !

Je lui présente mes excuses, et nous dévalons la pente, rejoignant le groupe en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.

Un peu avant neuf heures, arrêt-buffet à Ostabat, tout petit village-rencontre de plusieurs chemins de Compostelle, bien connu des amateurs de la Chouette d'Or.

 

 

 

 

Comme Claude est fatigué, Gretel et Jean à la traîne, c'est moi qui franchis le premier, une fois n'est pas coutume, et malgré mes pieds en compote, la porte Saint-Jacques qui nous fait entrer dans Saint-Jean, alors qu'il est tout juste quinze heures trente.

 

 

 

 

 

 

Fin de la randonnée pour nos amis de Thonon, qui prendront le train du retour dès le lendemain matin.

Heureusement, dirai-je, car il ne reste qu'un lit disponible !

 

 

 

 

 

 

Le gîte et Jeanine, sa gardienne, une maîtresse femme qui fait filer doux son monde, et déploie des trésors d'énergie pour concilier l'inconciliable.

Je prendrai le dernier lit, Jean passera la nuit sur un matelas, par terre. Pourtant, le lieu qui nous accueille est de bonne taille. Et nous ne sommes pas arrivés très tard.

C'est que la gare de Saint-Jean vomit, à intervalles réguliers, toute une faune de nouveaux pèlerins, blancs comme des cachets d'aspirine et frais comme des gardons, car leur ambition est de ne parcourir que la partie espagnole du Chemin. Ce n'est pas une mauvaise idée, nous ne sommes ici qu'à huit kilomètres de la frontière. Mais quel appauvrissement de l'esprit, que d'avoir fait l'impasse sur les lents et subtils changements que perçoit, au fil des jours, le voyageur lent ! Comment goûter vraiment la Navarre, si l'on y est parachuté depuis une gare parisienne, sans autre précaution ?

Tandis que je vais d'un pas modéré prendre possession de mon lit, dont j'ai reçu, de la part de l'intendant venu d'Écosse, l'emplacement exact (en bas, en haut, allée x, couloir z, etc.), je suis à deux doigts de me heurter, moi le véloce (enfin, pas tellement aujourd'hui) trois-quarts, à un immense n° 8 : Jacquot soi-même ! Émotions, effusions ! Je sens combien lui et Roger sont tous deux heureux de me retrouver ! Ça a pas été jojo, me confie Jacquot, qui revient tout juste de Roncevaux. Avec certains des marcheurs que nous avons rencontrés, j'ai même failli en venir aux mains à Huntto !

Je vois d'ici le tableau, et le résultat pour les pèlerins téméraires. Il me souvient que le sang de mon ami n'avait fait qu'un tour, tandis qu'un paresseux guichetier de la SNCF lui opposait sa force d'inertie. Mal lui en avait pris, car saisi par le licol, il avait failli passer à travers son hygiaphone, et, du coup, avait immédiatement trouvé la solution qu'il avait pourtant jugée inatteignable, une fraction de seconde auparavant...

Alors, pour fêter ces retrouvailles inespérées, trois bonnes bières, bien fraîches, s'imposent. Et tandis que nous devisons, Claude et Gretel viennent nous rejoindre. Cela fait cinq amis soudés par des épreuves communes, mais je ne tarde pas à constater que Claude, catholique un peu à l'ancienne, apprécie plus que modérément les histoires salaces que dévide Jacquot. Suit un repas des plus agréable, celui de l'adieu, pour le coup, et Jean, nouveau dans la bande, vient nous y rejoindre. Excellente atmosphère, vraiment ! Mais tout a une fin.

Sur le chemin du retour, me viennent de nombreuses idées de cadeaux, tant le linge de maison basque n'a pas une réputation surfaite, en tous cas pour moi qui n'y connais rien. Mais comment, hélas, comment poursuivre sa route, et transporter ces merveilles ?