Tèn odón étrèpsamen

 

Fragments d'un journal de voyage - Pour Xavier, Willy le Flamand et Roger de Saint-Étienne, Jean et Monique, tant d'autres encore...

 

 

"Mon adolescence d'abord, puis ma jeunesse ont pris à marcher des plaisirs dont je n'ai qu'à chercher, dans ma mémoire, l'image fraîche encore, pour me sentir de nouveau jeune et prêt à partir" Henri BOSCO, Un rameau de la nuit, 1950.

 

 

 

 

12e jour - Mercredi 6 septembre Conques-Livinhac le Haut 23 km

 

Il me semble que je suis d'attaque, ce matin. Je suis prêt au départ peu après sept heures. Mais voilà, à la sortie de Conques, je commence ma journée de marche par une grosse bévue, confondant le nom de deux chapelles !

Enfin, j'ai trouvé le pont "romain", mais que de temps perdu, d'emblée, dans le jour à peine naissant ! Et c'est aussitôt pour attaquer une terrible première montée qui coupe les pattes.

Vers midi, tandis qu'ayant franchi, à Firmi, la méridienne verte, et que je me remets de la fatigue en mastiquant quelques fruits secs, je vois apparaître une sorte de pèlerin mal embouché et mal rasé, ou plus exactement pas rasé du tout, au chapeau cabossé, qui m'adresse tout juste deux mots en passant. Il est vrai qu'il marche d'un pas si rapide, que j'ai à peine le temps de le voir passer, comme un météore. Il me fait irrésistiblement penser à Dollé, le paysan mal dégrossi de Jeux interdits - le père de Michel, qu'incarne Georges Poujouly. Tiens, je songe que Georges nous a quittés, après une longue maladie comme il est coutume de dire, il y a tout juste un an. Et je mesure, tandis que je plie mes affaires, l'insigne chance que j'ai, à pouvoir encore marcher, même si c'est malaisément.

Cette espèce de malotru qui vient de me passer comme une flèche, je prendrai, bientôt, le temps de le bien connaître, et de l'apprécier à sa vraie valeur...

 

 

 

 

Alors que j'amorce la descente, je perçois, venues de tout en bas, les sirènes de Decazeville : ainsi je me repère, nous sommes le premier mercredi du mois.

Mais voilà, je me trompe dans la descente sur cette ville - il n'y a pourtant aucune difficulté d'orientation. Et je suis obligé, pour ne pas avoir à remonter une longue et forte pente dans un champ, de passer plusieurs fois sous des barbelés, après avoir jeté mon sac par dessus !

Lointains souvenirs du parcours du combattant, que nous effectuions, en nous fichant assez fort du brave gendarme qui nous entraînait à notre "préparation militaire", du côté du stade d'Aix. Malheureusement, depuis l'époque, j'ai nettement perdu en souplesse si j'ai gagné en poids, et ce parcours inattendu du pèlerin est tout sauf une sinécure.

Tout cela, de plus, constitue, je ne sais pourquoi, un détour ; il faudra que je revienne vers la ville en longeant la nationale, tout en songeant au grand homme du lieu, un des derniers argentiers de la IVe République, Paul Ramadier, socialiste à poigne, modèle Jules Moch, qui avait foutu les communistes à la porte de son gouvernement, et fissa. On a oublié le courage et les convictions de cet homme, dont il ne reste guère que l'idée de la vignette pour les vieux...

Mais toutes ces réminiscences, si elles prouvent que mon esprit réagit encore assez rapidement, pour son âge, n'apportent guère d'eau à mon moulin, et je suis altéré à la suite de ma descente abracadabrantesque. Plus une goutte dans ma gourde. Heureusement, je peux tout de même étancher ma soif au jet d'eau qui orne l'Office du Tourisme ; mais je ne puis m'arrêter en ce lieu, fermé jusqu'à quatorze heures, je suppose.

Alors, je fais une halte dans l'église, pour découvrir ces peintures que Proust a tant magnifiées. Elles me déçoivent grandement. Un peu à l'image des vitraux de Soulages, il me semble que lorsqu'on s'est trop longtemps focalisé sur un objet absent, on se trouve comme en retrait au moment où on s'en saisit, enfin. Il doit y avoir de la cristallisation stendhalienne, là-dessous.

Et puis il faut poursuivre : tandis que j'emprunte la montée dans laquelle je vais retrouver la trace du GR, je vois soudain apparaître la haute silhouette du pèlerin qui m'avait passé à Firmi, à la recherche d'un Distribanque m'avait-il semblé. J'en tire la conclusion que mon inattention de tout à l'heure ne m'a pas fait perdre trop de temps.

Mais voilà que l'individu, qui a dû faire le plein de liquide, me rattrape et, après m'avoir glissé à peine un mot en passant, me sème sans effort apparent dans la longue montée. J'essaie, en vain, de suivre son rythme. Il a dû augmenter encore son avance dans la descente sur Livinhac, atroce pour mes jambes ! En définitive, j'atteins le gîte un peu après quinze heures, et je suis le second.

Que font deux pèlerins, à l'étape, après les indispensables soins du corps ? Eh bien, ils vont s'asseoir sur un banc de la place, à regarder paser les bonnes gens, dans le soleil couchant...

Roger, le pèlerin mal embouché de ce midi se révèle un être exquis, mais voilà, ce n'est pas un intellectuel, d'où peut-être ma sotte prévention ; il est lui aussi depuis peu en retraite, il me raconte ses déboires de naturalisation. Certes, s'il était né de l'autre côté de la Méditerranée, au lieu d'avoir sottement choisi les Alpes, cela ne lui serait pas arrivé [ceci est une remarque parfaitement adjacente et oiseuse, destinée à mettre mon fils en furie, quand il lira ces lignes] ; il me remonte aussi le moral, sérieusement atteint - quand le corps ne va plus, rien ne va.

Un couple, arrivé peu après nous, se joint à notre conversation : Roger et moi nous nous serrons pour faire place à Jean et Monique, le banc se fait un peu étroit, et je ne sais pas encore que le quatuor que nous formons va désormais cheminer de conserve... En réalité, Roger, Jean et Monique se connaissent vaguement déjà, ayant passé ensemble l'étape du soir à Conques non au gîte municipal, que j'avais choisi, mais dans l'immense Centre d'accueil Sainte-Foy, tenu par des religieux ; d'après ce que je perçois de leurs propos, il me semble que j'aurais gagné, au plan humain, à faire comme eux.

Pendant qu'on y est, un autre couple, suisse, arrive à son tour, et comme il est l'heure du repas, la dame m'invite à faire cuire mon modeste reste de pâtes avec les siennes. J'ai aussi repéré un Flamand, je ne sais s'il fait partie des autonomistes, dans son pays, et quatre Grenobloises. Il y a même un Grenoblois, qui se trouve avoir son lit à côté du mien. Mais eux, je les fuis : je vois assez de Grenoblois en temps ordinaire, et je ne suis pas venu à Decazeville pour parler des Alpes. Comme on dit vulgairement, quand on va à Strasbourg, on n'apporte pas ses saucisses...

Je ne suis donc plus seul, même si je ne le sais pas encore. Cela m'aide grandement à supporter les conditions matérielles du lieu, qui sont plus que sommaires, avec d'emblée une promiscuité comme jamais je n'ai rencontrée jusqu'ici. Le dortoir est plein : vingt lits, vingt personnes, et un seul lavabo, un seul W.C ! Et de nauséabondes odeurs de pieds qui empuantissent l'atmosphère ! Certains, là dedans, ne connaissent apparemment pas l'Akiléine et Cie.

 

 

13e jour - Jeudi 7 septembre 7 h 30-17 h Livinhac le Haut-La Cassagnole via Figeac

 

Pluie et brouillard dès le petit matin : il y avait longtemps... Ah, il faut avoir vu le spectacle offert par Willy le Flamand, tenant fièrement un immense parapluie, à peine visible dans le brouillard ! C'est ainsi que j'ai pu me diriger pendant environ une heure, dans une incroyable purée de pois.

Puis Gabriel me rattrape, et j'en oublie le parapluie : grave erreur de ma part. Bon, je vais faire route avec toi, décide Gabriel. Même à deux, nous nous trompons. Je le lui fais remarquer, après trois kilomètres et une étude attentive de la carte. Nous revenons donc en arrière, jusqu'à atteindre la dernière balise rencontrée. C'est pour y retrouver le jeune couple suisse, perdu lui aussi.

Tout le monde ou presque s'est trompé, d'ailleurs, et les pèlerins, en ordre dispersé, font songer à une armée en déroute, trempée et traînant la patte. Pour moi, cette fois, la coupe est pleine et le cœur n'y est plus.

Je pars en avant : voici que je dépasse le Grenoblois, je lui propose un arrêt-restauration, il acquiesce. Repos bienvenu ! Pendant notre repas, arrivent les quatre Grenobloises entrevues la veille. Nous faisons quelques kilomètres ensemble, puis les lâchons.

Pluie, froid, brouillard : je suis à bout, peu à peu naît en moi la décision d'arrêter les frais. D'autant que j'ai tenu à faire un beau détour, par Figeac, autrement dit j'ai dû descendre, puis remonter pour gagner le gîte. Mais je tenais absolument à ce crochet, presque héroïque dans mon état, car il s'agissait de marquer le coup pour Frz, et poster une carte à son intention, une carte pour lui rappeler qu'un certain nombre d'années auparavant, nous étions, en naïfs que nous étions, venus rechercher la Chouette d'Or dans les parages.

La carte postale rédigée devant une bonne bière et postée, je suis passé par l'Office du tourisme pour faire tamponner ma Credential et me faire expliquer le chemin de Faycelles. On m'a annoncé une heure quinze de montée, et j'ai mis près de deux heures trente ! Pour seulement 4 kilomètres ! J'arrive donc dans les derniers, à La Cassagnole. Une fois n'est pas coutume...

On a fait au moins trente-cinq kilomètres, me crie Gabriel, lorsque j'atteins enfin le gîte. Lui, et les autres, sans doute, moi, bien davantage, mais je ne m'en enorgueillis pas plus que ça : le détour par Figeac, pour moi, c'était presque une mission.

Le gîte est fort sympathique. La maîtresse de maison, poétesse à ses heures, a fait imprimer d'assez jolies cartes postales, que les pèlerins paraissent apprécier.

Par hasard, je mange en compagnie d'un jeune qui veut à tout prix me faire partager son repas, c'est-à-dire sa boîte de raviolis, qu'il vient d'acquérir sur place, ce que je refuse. De plus, il ne cesse de parler. Son comportement me paraît bien étrange, ce sera aussi l'avis de mes compagnons de route, surtout de Gabriel qui a fini par le remettre sèchement à sa place.

Ceci dit, je souffre terriblement des pieds, plus encore que d'habitude. Il est vrai qu'ils ont été particulièrement sollicités, ce jour. Et la douleur ira jusqu'à me réveiller durant la nuit.

 

 

14e jour - Vendredi 8 septembre La Cassagnole-Cajarc 8 h - 14 h 30 km

 

Ce matin, c'est à ne rien y comprendre : je tiens une pêche incroyable.

 

 

 

En repassant à Faycelles, j'ai été saisi par le spectacle du brouillard recouvrant la vallée du Lot, mais la photo rend fort mal ce que l'œil a perçu.

 

 

 

 

Bref, hier, j'étais pratiquement Gramat-Terre, aujourd'hui c'est Lazare ressuscité !

Entre Faycelles et Cajarc, on passe vraiment par des endroits idylliques, on emprunte un sentier de rêve, comme on voudrait qu'il soit toujours. J'ai doublé comme une flèche les six jeunes, qui traînent un peu la patte.

 

 

 

 

 

Et tout en prenant une nouvelle photo, alors que le magnifique sentier surplombe la prochaine étape, dominée par une cuesta d'école, je ne puis m'empêcher d'allier le souvenir de Sagan et du président Pompidou à celui de Soulages, familier je crois de la demeure d'été présidentielle.

 

Naturellement, j'arrive le premier au gîte, avec une heure d'avance sur le meilleur, mon nouveau camarade Roger le Stéphanois, et près de trois heures sur les jeunes… Et Gabriel, inexplicablement, n'était là qu'à 16:30.

J'ai ainsi tout le temps de rédiger des cartes postales tous azimuts : la dernière salve. Et puis de discuter avec ce groupe de six jeunes, si sympathiques, que je double régulièrement. Il s'agit d'étudiants de la même Fac qui, avant que ne commence l'année universitaire, ont décidé d'effectuer quelques étapes ensemble. Ils sont d'ailleurs presque au terme du périple qu'ils s'étaient donné pour but d'accomplir.

Le plus émouvant, c'est que l'un des trois jeunes gens est handicapé moteur, fort légèrement et c'est heureux pour lui : il m'avoue qu'il n'aurait jamais cru pouvoir trouver des personnes de son âge acceptant de marcher à son rythme, qui n'est évidemment pas celui du montagnard aguerri, et de l'attendre sans impatience quand c'est nécessaire. Mais l'une des trois jeunes filles m'avoue, elle, qu'elle n'imaginait pas combien cette différence allait souder le groupe et lui donner cette belle unité qui fait plaisir à voir. Combien tout ceci est réconfortant !

Par ailleurs, je lis avec intérêt, puis stupeur, dans un quotidien local, un article enthousiaste pour ne pas dire délirant sur le "Net" à l'école. Mais d'un enthousiasme si béat, si mal informé - un article de journaliste, pour tout dire - que je me mets immédiatement au travail. Pratiquement sans notes, je commence à rédiger à mon tour un article qui, développé lorsque je serai rentré, ira grossir mon site : L'informatique à l'école ? une plaisanterie. Article qui, soit dit en passant, a été "remarqué" par un mouvement pédagogique prônant l'usage raisonné de l'informatique à l'école...

Le gîte, c'est jusqu'ici le moins cher de tout le parcours (33 F la nuit), et pourtant ses prestations sont très correctes.

Désormais, les repas du soir sont relativement animés : des pèlerins se connaissent et s'apprécient ; à telle enseigne que le soir, je paie une glace à Monique et au jeune couple suisse, couple recomposé, qui raconte les difficultés d'une telle situation. Et puis qui me demande de poursuivre avec eux, au moins jusqu'à Moissac, leur terminus pour cette année. Soudain, cela me donne une idée : et si je faisais de même ?

 

 

15e jour - Samedi 9 septembre Cajarc-Varaire 22 km

 

Jean, le mari de Monique, m'aborde ce matin et me raconte en souriant qu'une des trois jeunes filles lui a dit : mais c'est que mon duvet est très chaud ! Jusqu'ici, les occasions de rire n'ayant pas été bien nombreuses, nous profitons de bon cœur de ce double sens involontaire pour nous dilater la rate. Et je lui raconte qu'une de mes normaliennes, d'une naïveté époustouflante, m'avait un jour fait une leçon, devant des CM2, sur sa vulve. Et que j'avais eu toutes les peines du monde à lui expliquer que ce qu'elle tenait entre ses mains, ce n'était pas sa vulve, mais une valve de chambre à air...

Je n'ai pas revu le couple suisse, au départ. On dirait qu'il s'est volatilisé, car je l'ai croisé hier soir pour la dernière fois : ainsi les choses fonctionnent-elles, sur le Chemin ; des gens passent, vous dépassent. Certains s'arrêtent, vous accompagnent, une journée ou bien davantage. D'autres s'évanouissent dans le décor, comme ils y étaient entrés.

C'est le cas de cette dame âgée, qui ressemble tellement à l'ancien proconsul d'Alger, que je n'ai pas manqué de la baptiser "Madame la Générale Massu". C'est aussi le cas d'un couple entre deux âges, cheminant amoureusement, tout en se déclarant beau-frère et belle-sœur. Sans les conjoints respectifs, cet attelage prête à sourire, malgré qu'on en ait...

Pour ce qui nous concerne, nous avons décidé de ne pas nous arrêter au gîte équestre de Pech Ollié (en fait, il était complet, je crois), donc de parcourir quelques kilomètres supplémentaires par rapport à l'étape classique. Et puis chacun, dans la journée, marche à son rythme : nous n'en sommes pas encore à être de vrais compagnons de route.

Ma nouvelle tactique, inspirée de Roger, c'est de manger une barre de céréales et une barre de fruits confits à chaque arrêt, pour éviter la fringale. Je peux donc égrener les endroits où j'ai grignoté ce matin : 09:15, Mas de Dugarel. 10:15, Mas de Palat...

Le Rando Étape, où nous nous sommes donné rendez-vous est nouveau (je crois que nous l'inaugurons) et un peu cher (demi-pension à 160 F), mais c'est le plus beau, et de loin, de tous ceux que j'ai fréquentés jusqu'ici.

J'arrive assez crevé - et souffrant beaucoup de la soif dans les deux derniers kilomètres - avec plus de deux heures et demie d'avance sur Roger et les époux Monique et Jean. Mais à quoi sert-il d'avoir marché si vite ? Peut-être d'être seul jusqu'à seize heures, ce qui fait que j'ai eu droit à une sacrée sieste.

En tous cas, cette façon d'aller à Varaire nous fait gagner une heure sur le long trajet de demain, prévu d'une durée supérieure à huit heures pour les meilleurs, autant dire à près de dix heures pour les marcheurs moyens.

En attendant, nous ne sommes que quatre dans le gîte tout neuf. Si le patelin est nul à chier, pour parler comme AL, en revanche notre repas du soir a été vraiment idyllique. Le début d'une amitié, peut-être ?

Puis Roger me fait la confidence que son beau-frère, technicien des PTT, lui a prêté la carte dont il dispose, et qui permet de téléphoner gratuitement jusqu'à deux heures par jour... Quelle aubaine ! Nous en profitons tous, bien entendu !

Avant de m'endormir, je songe à Vincenot qui note que le marcheur ne peut être asservi, que c'est un homme parfaitement libre. Oui, mais il faut remarquer qu'il marche presque toujours, hélas, entre deux rangées de barbelés : la propriété privée de part et d'autre, souvent, mais aussi la nécessité d'être séparé des innombrables troupeaux rencontrés.

Puis je glisse dans le sommeil. Heureusement que j'ai très bien dormi, car je suppose que le vin ingurgité a dû exalter les ronflements des trois hommes présents...

 

 

16e jour - Dimanche 10 septembre Varaire-Cahors 32 km

 

Nous avons décidé de partir très tôt : la journée sera chaude, et surtout longue. Lorsque nous quittons le gîte, le jour nouveau n'est pas encore né. Je distingue à peine mes compagnons, je les entends seulement parler.

Il se trouve que c'est l'ouverture de la chasse. Tous nos contacts avec les chasseurs sont cordiaux. Heureusement, car ils sont légion, les Nemrod du dimanche, sur le sentier que nous suivons presque toute la journée, une ancienne voie romaine. Lorsqu'elle est bordée d'arbres, c'est magnifique et reposant, et la marche est pain bénit. Quand l'ancienne voie est en plein soleil, c'est une autre affaire…

 

 

 

 

 

 

Pour le casse-croûte matinal, vers 10 h, c'est d'ailleurs dans un endroit touffu que nous faisons halte. Depuis un certain temps, nous sommes accompagnés, malgré nous, par un chien de chasse qui semble préférer notre compagnie pacifique à celles des hommes habillés comme pour la guerre, et qui font péter leurs cartouches à un rythme effréné. J'ai compté, en gros, que cela allait joncher le sol de centaines d'étuis, qui mettront plusieurs siècles à se désagréger...

Vers midi, nouvel arrêt casse-croûte, du côté du Pech. Nous venons de réussir à semer le chien. Je pense qu'il a dû avoir quelque difficulté à retrouver son maître !

La fin de la journée est assez atroce, je n'avance plus ; maigre consolation de constater que Monique et Jean subissent la même loi. Je note pour ma part que c'est folie d'être parti en simples baskets, chaussures trempées pour la journée après un simple passage en bordure d'une prairie humide - ce qui n'est pas le cas, d'ailleurs, aujourd'hui ; et qu'il faut songer, en vue d'une autre expédition de ce type, à prévoir une réserve d'eau plus importante que celle que j'utilise.

Seul Roger résiste magnifiquement. Il est vrai que c'est un sportif de premier ordre, et rompu à tous les types de marche.

Nous avons, par deux fois, demandé de l'eau à des particuliers, durant l'après-midi. Et ce fut assez problématique de trouver des habitations, dans ce coin isolé.

La descente sur Cahors, enfin, a été extrêmement pénible. Nous arrivons à 17 h ! Oh qu'elle a été bienvenue, la bière que nous avons lentement savourée avant de rejoindre le gîte … où chacun bénéficie, privilège rare, d'une chambre pour lui tout seul !

Après les ablutions et repos d'usage, nous nous sommes retrouvés pour un cordial repas dans une pizzeria, repérée en arrivant par Roger.

 

 

17e jour - Lundi 11 septembre Cahors-Préniac 23 km

 

 

 

 

 

Nouveau départ au petit matin - c'est le lot avec mes compagnons, Roger surtout.

 

 

 

 

Ayant traversé le fameux pont de Cahors, nous voilà grimpant, par un chemin assez malaisé - une vraie falaise - sur le plateau.

Étape nettement plus courte que la précédente, mais combien éprouvante !

De plus, je commence à me trouver à la traîne en de nombreux endroits.

 

 

 

Ce qui ne m'empêche de prendre en route un superbe cliché de mes compagnons Monique et Jean, sagement munis de parapluies, indispensables lorsqu'il pleut, mais tout aussi utiles lorsque le soleil se met enfin de la partie ! Et il cogne particulièrement, ce lundi.

J'ai laissé à mes camarades le soin du point de chute de ce soir. Il se situe un peu à l'écart du GR, ce qui nous contraint à un petit détour.

Mais à l'arrivée, quel accueil dans le gîte des époux C. ! Avec la piscine en plus ! Et c'est la première fois depuis le départ que je couche dans de vrais draps. Notre chambre est un petit bijou, aussi fais-je les gros yeux à Roger dont les chaussures ont sali la moquette. Les aspirateurs, ça existe, me répond-il en haussant les épaules.

Au repas, nous faisons la connaissance de pèlerins que je qualifierais d'évanescents, qui sont de passage sur le Chemin comme nous le sommes tous sur cette terre. Parmi eux, un curieux couple que j'ai baptisé "Clara", du nom de l'une des deux demoiselles. La Clara en question tient abondamment le crachoir, et nous sort d'ailleurs une histoire incroyable, à propos du Propolis, terme qu'elle a d'ailleurs ajouté à mon vocabulaire, et je lui en sais gré. Pour le reste, alors que sa compagne est considérablement effacée, elle profère des propos si démesurés - et si ignorants de ce que doit connaître tout honnête homme (et, éventuellement, toute honnête demoiselle) dans le domaine historique, que je me sens obligé de mettre le holà. Cela jette un froid, c'est évident. Vous avez bien fait de la remettre à sa place, me confiera Monique, le repas achevé.

Nonobstant le grandiose confort des lieux, j'ai très peu connu le sommeil, dans la nuit qui a suivi ; à cause, naturellement, d'un atroce mal aux pieds. Et je suis malheureusement si discret que Roger est réveillé par le massage d'extrémités si douloureuses.

 

 

18e jour - Mardi 13 septembre Préniac (Saint-Pantaléon)-Lauzerte 20 km

 

Au départ tout va bien, nous traversons la France rurale profonde, et en l'occurrence d'immenses zones plantées d'arbres fruitiers.

Mais je fatigue déjà. Pour faire un mauvais jeu de mots, détestable même, en rapport avec le lieu que nous traversons, je dis à mes compagnons que Lascabanes est tombé(e) sur le chien.

Il faut aussi que je le leur explique : tout le monde n'a pas eu la chance (!) de subir les commentaires oiseux d'un célèbre ignorant dans le jeu de rugby.

Nous nous sommes attardés, cela me repose, devant un champ de melons, dont nous nous régalons de quelques exemplaires, délaissés par le propriétaire semble-t-il, quand soudain nous voyons surgir "beau-frère et belle-sœur".

Ce que nous avons pu rire, à leur sujet ! Certes, un tel comportement n'est guère chrétien, mais il présente l'immense avantage de détendre l'atmosphère. Comme les moqueries de Roger qui singe mon comportement, lorsque j'avance à petits pas, pour limiter l'irradiation des douleurs, et déclenche les rires de nos compagnons...

Plus loin, des prunes délicieuses, et du raisin. Décidément, la matinée a été fructueuse, tout jeu de mots mis à part.

D'autant que nous sommes passés à Montcuq, où une photo s'imposait, de même que les rappels d'une séquence époustouflante du Petit Rapporteur dans laquelle l'un des joyeux drilles de cette émission (Daniel Prévost, pour ne pas le nommer), interviewait, pince sans-rire, le Maire de la commune où nous nous trouvons actuellement, à propos de la façon dont le lieu était desservi et, en particulier, de l'arrêt de Montcuq.

Pour moi, en fait, un arrêt à Montcuq était obligatoire : j'ai fait un tour par la pharmacie locale, où j'ai acquis, sur les conseils de Jean, deux boîtes d'Élastoplaste pour soulager mes douleurs. Et la pharmacienne m'a aimablement renseigné sur le miraculeux Propolis.

Mais vers 12 h, je peine terriblement dans une sévère montée, à tel point que je demande à mes compagnons de ne pas ralentir le pas pour moi et d'aller de l'avant. Ils n'iront pas bien loin, d'ailleurs, je les retrouverai un quart d'heure après, au sommet de la côte, qui m'attendent en grignotant. Nous mangeons rapidement, car il pleut, mais pour une fois, pas très longtemps.

Dans la dernière partie du trajet, nous avons une discussion animée à propos de l'homosexualité, et je suppose que la fréquentation du "couple" d'hier soir n'est pas étrangère à l'apparition de ce sujet. Nous parlons en particulier des métiers qui s'y rapportent, comme celui de coiffeur. J'en viens à faire part de ma propre expérience de la pédophilie, que je qualifie de variante punissable, et de sa présence dans l'Administration où j'ai sévi. Jean, qui est professeur, et Monique, infirmière scolaire, ont aussi pas mal à dire là-dessus...

Le gîte de Lauzerte étant situé tout au sommet du village, les cent derniers mètres sont pour moi un véritable calvaire. Et pourtant, nous n'avons pas marché longtemps : il n'est que 15 h.

Quoi qu'il en soit, nous trouvons une chambre à quatre lits, et nous nous en emparons.

Après la douche, long repos avant d'aller faire les courses pour notre repas d'adieu, qui est aussi fête d'anniversaire pour l'un d'entre nous. Alors que nous festoyons joyeusement et bruyamment, sans doute, la porte de la cuisine s'ouvre, et c'est l'entrée de Willy le Flamand !

Ce pèlerin s'était dérouté à partir de Figeac, souhaitant effectuer un crochet par Rocamadour ; puis il était revenu en train, se poser à nouveau sur le Chemin. Le plus étonnant est qu'il fut immédiatement suivi de la "Générale Massu". Jamais, je crois, nous n'avions autant ri ensemble, peut-être à cause d'une petite et inhabituelle imprégnation alcoolique (les anniversaires ne se fêtent pas tous les jours, c'est bien connu), mais surtout, il faut le dire, à cause de cette amusante compagne de route.

Je ne me souviens plus très bien, en réalité, de quand date l'apparition de cette vieille dame de 78 ans sur le Chemin. Mais son comportement prête un peu à rire : c'est une ardente adepte du jus de pomme de terre - elle y voit la preuve de son évidente vitalité, qui parfois prend le GR à l'envers, ce qui oblige les randonneurs qu'elle croise à la remettre dans le bon sens...

Nous avons aussi vu apparaître le jeune entrevu à la Cassignole ; il a passé sa tête à la porte de la cuisine, et puis, se sentant de trop, s'en est allé.

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Et quelle bonne humeur, durant le repas copieux (et peu onéreux) concocté par Monique, que nous avons pris dans la salle à manger !

 

Mais, à nouveau, je passe une fort mauvaise nuit, durant laquelle les éléments semblent se déchaîner

 

 

19e jour - Mercredi 13 septembre Lauzerte-Moissac 20 km

 

 

 

 

 

L'orage de la nuit a pénétré jusqu'au cœur de la cuisine.

Mes chaussettes de la veille, qui devraient être sèches, sont trempées.

Et le livre-guide de Roger, qu'il avait abandonné trop près de la fenêtre, l'est encore davantage.

 

Donc, je sors ma tenue "alpine", avec mes grosses chaussettes, et Roger jette son livre.

Dur de partir dans ces conditions !

 

Et pourtant, nous sommes en chemin dès 7:30. Jusqu'à midi, nous progresserons dans le brouillard ! Et nous aurons beaucoup de difficultés à trouver les repères : heureusement, nous sommes quatre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Soudain, à un détour du chemin, c'est une apparition quasi fantomatique ; celle de la très charmante église Saint-Sernin, restaurée, en pleine cambrousse !

 

 

 

 

 

 

À dix heures, nous sommes déjà à mi-parcours, tandis que nous atteignons le splendide "l'Aube nouvelle".

En chemin, que de grappes de raisins Moissac nous avons dégustées ! Ce qui ne m'empêche nullement, au contraire, de traîner les pieds. Les imitations de Roger sont là pour mettre un baume d'humour sur mes souffrances.

L'après-midi, parce que tout va mal, nous décidons de terminer le parcours par la RN, sans plus emprunter le GR. Je crois plutôt que mes compagnons ont eu pitié de moi.

Quelle incroyable circulation ! Je marche exactement comme un automate, et grâce à deux puissants cachets pris successivement. Un peu avant l'entrée en ville, une halte dans un bistrot a été la bienvenue.

 

 

 

 

Et puis, c'est Moissac, enfin ! Qu'elle est belle, cette petite ville, que j'aborde à peu près comme les Dix Mille de Xénophon firent de la Mer Noire ! Maintenant que mon calvaire touche à sa fin, je puis l'apprécier en toute quiétude.

 

Assez plate, contrairement à Conques. Et dominée par le Carmel, que nous pensons tous un établissement religieux.

Eh bien non, il est tenu, c'est assez incroyable, par le CAF ! Chambres à deux lits, confortables mais étroites. Comme moi, c'est ici que Monique et Jean quittent la marche : des amis viennent les chercher.

Roger et moi sommes scandalisés qu'on leur fasse payer 15 F chacun la douche réparatrice…

 

 

 

 

Moment photo, moment d'émotion vraie, puis nous leur faisons nos adieux dans un bistrot avec vue sur l'abbatiale. Après quoi, je me précipite à la gare et prends mon billet de retour.

 

 

Au repas du soir, à peine passable, d'ailleurs, nous sommes Roger, Willy et moi en face de "beau-frère et belle-sœur", et de la Générale…

 

Ce qu'on a pu rire, encore, malgré la récente séparation d'avec nos compagnons !

 

 

Jeudi 14 septembre Moissac-Grenoble

 

Très mauvaise nuit : douleurs sous la plante des pieds, mais aussi passage d'un train sous les fenêtres toutes les demi-heures - c'est la ligne Bordeaux-Toulouse.

À 07:30, j'accompagne Roger et Willy, qui désormais feront route ensemble, jusqu'à la sortie de la ville. Je les regarde s'éloigner, puis disparaître rapidement, à cause d'un tournant du chemin. Il faut que je me fasse à cette idée : je ne les suivrai pas. J'ai quitté le Chemin...

Je m'étonne de ne pas trop souffrir des pieds : mais c'est tout simplement que je n'ai plus de sac sur le dos ! Je rentre pour me préparer à partir.

Longue visite de la ville, de l'abbatiale et du cloître. Dans l'abbatiale déserte en ce matin, j'ai fait ce que je n'avais pas osé à Conques : allumer une bougie votive, peut-être pour les victimes d'injustices. Une heure après, je suis revenu : la bougie brûlait vaillamment parmi nombre d'autres, elle était prévue pour durer toute la journée.

À peine le train a-t-il quitté la gare de Moissac que, très mécontent de moi et soulagé à la fois, je somnole, me repassant le film de ces trois dernières semaines. Il me semble que ce que j'ai vécu en marge de ce voyage peu ou prou initiatique ressemble, mais naturellement de loin, à ce qu'on trouve dans l'extraordinaire (selon mon point de vue) Providence, d'Alain Resnais (d'ailleurs Resnais = qualité), cette vie onirique parallèle à la vie vécue, qui s'en nourrit et la transforme.

Dans le TGV Toulouse-Lille, à peu près à hauteur d'Avignon, je m'aperçois que nous avons une bonne demi-heure de retard. En fait, je ne me suis douté de rien, mais ce sont les portables des voyageurs, crépitant soudain à l'unisson et dans tous les azimuts, en direction de je ne sais quels correspondants, qui m'ont alerté. Ah, il fallait bien ça, alors que j'ai pour un voisin un être particulièrement malodorant !

Finalement, pour ce qui me concerne, le retard a été absorbé par l'attente ordinaire en gare de Valence, ce qui fait que le train était pile à l'heure, en arrivant à Grenoble.

Il faisait nuit. Je me suis souvenu de ma légère honte, au départ, dans un accoutrement qui, en trois semaines, m'est devenu familier. J'ai mesuré les tâches qui m'attendaient, après cette intense parenthèse. J'ai effectué en moins de quinze minutes le trajet que j'avais mis, en sens inverse, près d'une demi-heure à parcourir. Effet de l'entraînement, sans doute. Et puis, lorsque le cheval sent l'écurie...

À défaut d'écurie, je me suis rendu à mon garage, avec la seule clé que j'avais emportée sur moi. J'y ai retrouvé, bien dissimulé, mon trousseau. J'ai replongé dans la civilisation, et ses mesquineries ordinaires.

 

[Jean & Monique continuent à me donner de leurs nouvelles, par le truchement du mail. Quant à Roger (de Saint-Étienne), c'est un ennemi déclaré de l'Internet. Depuis que, lors de son arrivée à Compostelle (avec quelque retard car, malade, il a dû s'arrêter une semaine à Roncevaux), il m'a adressé une gentille carte, co-signée par Marie-Jo, son épouse, venue le rejoindre en fin de parcours, je l'ai régulièrement au téléphone. Et il m'a même obligé en effectuant des recherches généalogiques à Saint-Étienne, pour mon compte !]

 

 

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