"Au début de septembre 1952, lorsque le commissaire Sébeille abandonna provisoirement la direction de l'enquête à son collègue Constant, le résultat de ses investigations permettait d'éliminer plusieurs hypothèses sur le mobile de ces meurtres : espionnage, méprise, vengeance, sadisme" (Rapport Chenevier, p. 54)

"... Par ailleurs, ces éliminations successives de suspects ont amené les enquêteurs à s'appesantir sur le cas des membres de la famille Dominici, tant il devenait évident que c'était l'un (ou plusieurs) de ses membres qui avait commis cette tuerie, ou du moins que ceux-ci en connaissaient l'auteur" (Ibid., p. 57)

"Il n'est évidemment pas question pour nous d'envisager l'innocence de Gaston Dominici" (id., p. 155)


"Attendu que, malgré la minutie des enquêteurs successifs, il serait sans doute encore possible de découvrir, parmi les 760 cotes composant les deux dossiers de l'affaire de Lurs, des points obscurs ; qu'il convient toutefois de limiter strictement les recherches aux faits qui, s'ils étaient démontrés, se révéleraient concluants quant à la découverte d'une complicité ; qu'en l'état actuel de la procédure et à défaut d'éléments nouveaux, aucun de ces faits n'apparaît ; que l'information peut, en conséquence, être tenue pour terminée..." (Juge Carrias, Ordonnance de soit-communiqué, 4 juillet 1956, C 457).

 

 

On pouvait lire dans le Dauphiné libéré du 28 novembre 1994 un effarant article qui, sous le titre "Le dernier combat des Dominici", et la signature d'un certain Jean-Pierre Petit, rassemblait tout ce qu'on peut imaginer de malhonnêtetés fielleuses, de mauvaise foi mesquine et de méconnaissance aussi notoire que satisfaite des dossiers de l'Affaire de Lurs. On y trouvait en effet, entre autres énormités : "Gustave a été condamné à deux ans de prison avec sursis, avant de bénéficier un peu plus tard d'un non-lieu" (souligné par nous). Le même Tave (dont la parole, comme chacun sait, est évidemment d'Évangile), était interrogé complaisamment "ils [les Inspecteurs] m'ont mis un pétard sur la table, tu n'as qu'à te tirer une balle dans la tête, comme ça on n'en parlera plus". Et le "journaliste" de renchérir : "Sébeille n'a jamais vu les cadavres en place, affirme avec force Gustave Dominici". Quelle force, en effet !
Après avoir lancé une nouvelle affirmation gratuite ("Rien ne prouve que la Rock-Ola ait appartenu aux Dominici"), le dénommé Petit se mettait alors à solliciter la contre-enquête, "qui recensa plusieurs centaines de points négligés par la première enquête" (pourquoi pas plusieurs milliers, tant qu'on y est ?). Voilà ce qu'a osé écrire un ignare en la matière, qui n'a donc pas craint d'enfiler les contre-vérités (bel euphémisme) comme d'autres les perles, ce qui, somme toute, est plus innocent.
Alors, pour effacer de telles insanités, quand bien même il s'agit d'une tâche de Sisyphe, quoi de mieux que de parcourir ensemble le rapport Chenevier et d'en présenter un condensé fort réduit, certes, mais très honnêtement et aussi fidèlement que possible rapporté ? Car, au risque de nous répéter, il nous faut encore citer Camus qui (à la fin de 2e partie de La Peste) fait dire au Docteur Rieux : "Il s'agit d'honnêteté. C'est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c'est l'honnêteté" (cité d'après Pléiade, Théâtre, récits, nouvelles, p. 1352).
Sans doute y a-t-il aussi, à l'origine de cette étude, une autre raison plus personnelle. En effet, jadis et naguère, j'ai cru bon de railler le "Commissaire Coucou", à la suite d'une lecture des propos quelque peu outranciers de Gabriel Domenech (qui allait jusqu'à demander que le commissaire Chenevier fût poursuivi en justice, pour absence de résultat !). C'est donc ici une manière de rétablir la balance...
Quoi qu'il en soit, nous sommes certes peu nombreux, mais que les aigrefins de tous poils sachent qu'ils devront toujours compter avec nous : nous serons toujours là pour faire notre métier, c'est-à-dire, en l'occurrence, inlassablement lutter contre le mensonge savamment orchestré. Et comme disait Mauriac dans un autre contexte, certes beaucoup plus dangereux, "je vous en avertis, nous ne nous tairons pas" !

 

 

  • Préambule
  • I. Introduction : questions de forme
  • II. Plantons le décor : situation et description des lieux
  • III. Réglons nos comptes : Parisiens et Provinciaux
  • Une seconde enquête particulièrement fouillée
  • Les maîtres jurés-filous
  • Les mots

 

 

I. Introduction : questions de forme

 

Le rapport "Assassinat de la famille Drummond", portant en sous-titres "Affaire contre X... Complicité d'homicides volontaires", "Exécution de commissions rogatoires de M. Carrias, juge d'instruction à Digne (B. A.)" est dit Rapport Chenevier, mais a très vraisemblablement été rédigé par son adjoint le commissaire Gillard. Répertorié au dossier sous la cote C 401, il est curieusement adressé au chef hiérarchique des deux Commissaires, le Préfet de Police, directeur des Services de Police judiciaire, et non au juge Carrias, l'auteur des saisines rogatoires (des 18 juillet et 29 septembre 1955). C'est un énorme pavé de près de 300 pages (annexes comprises), et de 4 cm d'épaisseur, qui est à la fois un plaidoyer pro domo, un examen des faits criminels d'une extraordinaire minutie, enfin un réquisitoire semble-t-il sans nuances (mais il faudrait se replacer dans le contexte de l'époque, et examiner d'un œil serein et relativement amusé les conflits entre les "Parisiens" et les autorités bas-alpines…) contre les "obstacles" que les Commissaires déclarent avoir rencontrés. En voici d'ailleurs le sommaire :

 

Préambule

1 à 7

Étude des aveux de Gaston

8 à 28

Saisine et incident de procédure

29 à 43

Rappel des faits

44 à 66

Révélations de Gaston

67 à 73

L'éboulement

73 à 75

Le vol

75 à 79

Gustave

80 à 108

Zézé

109 à 129

Paul Maillet

130 à 135

Clovis

136 à 156

Yvette

157 à 170

Les  membres de la famille Dominici

171 à 191

L'arme du crime

192 à 224

Visite des Anglaises

225 à 229

Le motocycliste de 23:30

230 à 237

Le pantalon qui séchait

238 à 243

Jean Bossa

244 à 247

Conclusions

248 à 261

Documents annexes

262 sq.

 

À partir de là, un banal comptage des pages consacrées aux divers protagonistes (acteurs ou "simples" témoins) laisse clairement apparaître qui se trouve, ou pas, à la fin de la "contre-enquête", dans le collimateur des deux Commissaires parisiens :

 

Gustave

28

Gaston

26

Clovis

20

Zézé

20

Yvette

13

Paul Maillet

  5

 

Et dire que certains, à la suite de l'incroyable Mossé, ont voulu voir en Popaul un acteur capital dans la commission de la tuerie ! Enfonçons donc le clou à propos de "cet homme dont la loyauté est certaine" : "la façon dont Paul Maillet s'est comporté... vis-à-vis de la famille Dominici, a apporté la preuve que ni lui, ni aucun membre de sa famille ne craignaient de révélations compromettantes". Quand on aura ajouté que "la franchise de Paul Maillet ne saurait être mise en doute", on pourra conclure à son sujet qu'il s'agissait d'un "tiers de toute évidence étranger à cette affaire" (pp. 130-135 et 151) ! Tandis que nos deux Commissaires parisiens tirent à boulets rouges sur le Tave, ce "singulier témoin" (p. 94), dont ils stigmatisent "l'attitude effarante" (p. 101), ou encore qu'ils qualifient de "personnage éminemment suspect" (p. 108)...

 

Avant de commencer notre résumé-commentaire de ce Rapport, nous mentionnerons, qu'on n'y rencontre que :

* - très peu de fautes d'orthographe (de frappe ?) :

- "Il était indispensable que fut fixé le déroulement..." (p. 43),
- "certains détails qu'il avait passé sous silence" (p. 136),
- "ils étaient aller remercier les habitants" (p. 216),
- "Certains s'étonnerons de ce que nous fassions appel à une lettre anonyme" (p. 235).


* - très peu de fautes de français :

- "M. Carrias s'étant intéressé de savoir comment..." (p. 31),
- "aucun obstacle nous a empêchés d'exécuter totalement la mission qui nous avait été confiée" (p. 41),
- "au moins chacun une fois" (pour : chacun au moins une fois),  p. 75,
- "après que nous lui ayions eu développé verbalement notre argumentation…" (!!! - p. 126),
- "ce dont il s'est toujours bien gardé de dire." p. 128,
- "après que Gustave l'ait fait" (p. 138),
- "après que sa mère soit montée se coucher" (p. 151),
- "il avait été conseillé par Gustave de se rapprocher de sa ferme" (!!! - p. 216)


* - enfin, semble-t-il, un seul patronyme écorché (Guérineau, p. 204).

 

Mais qu'en revanche, on y repère quelques erreurs (ou incohérences) de détail, comme par exemple :

 

* au sujet de l'éclat de crosse :

- "Au cours de l'après-midi, un éclat de crosse d'une arme a été retrouvé sous la nuque de la fillette, au moment où son cadavre était enlevé pour être conduit à Forcalquier aux fins d'autopsie" (Rapport, p. 48)

- "... M. Eyroux Robert a relaté de façon formelle qu'il avait trouvé lui-même l'éclat de crosse à une dizaine de centimètres de la tête de la fillette, et au moment où il a enlevé celle-ci pour l'emmener à l'hôpital de Forcalquier" (id., p. 57)

 

* au sujet de la "flaque de sang" :

- Les gendarmes… "ont constaté l'existence de plusieurs taches de sang imprégnées sur le gravier, à 6 m 50 à l'arrière du véhicule près d'un chêne bordant le ravin, et à proximité du puisard, ainsi que trois autres taches de sang en travers de la route en direction du cadavre de l'homme. Par contre, aucune tache n'a été relevée sur le sentier, entre la voiture et le corps de l'enfant, sous lequel une importante flaque de sang semblait indiquer que la petite victime avait été tuée sur place". (Rapport, p. 47. Cf. aussi : "on constate également une grosse flaque de sang sur l'herbe, qui laisse supposer que la petite victime a été tuée sur place" - Sébeille, in Procès-verbal de constatations).

- Une altercation a eu lieu, dont le motif n'est pas déterminé, et il n'est pas possible de reconstituer le déroulement des faits qui ont suivi car, en dehors des traces de sang relevées sur la route et sous la tête de la petite, on ignore à qui appartenait le sang répandu à d'autres endroits, et notamment la flaque constatée près du puisard (Rapport, Conclusion, p. 258).

D'ailleurs, cette contradiction n'avait pas manqué d'être relevée par le juge Carrias dans son Ordonnance de non-lieu du 13 novembre 1956 ("Attendu qu'une flaque de sang qui se serait trouvée à proximité du regard d'écoulement des eaux situé à côté du campement, est attribuée à une première blessure reçue par la petite Élisabeth dont le corps inanimé aurait ensuite été transporté à l'endroit où elle aurait été achevée ; mais qu'en fait seules des taches - et non une flaque de sang - ont été découvertes ; que les premiers gendarmes arrivés sur les lieux ont noté, à ce sujet, que "sur la route, ces taches partent du regard d'écoulement des eaux et vont en direction du corps de l'homme" et "qu'elles sont plus larges du côté droit de la route pour diminuer vers le cadavre de l'infortuné voyageur" ; que l'existence de cette suite de taches, précisément sur le trajet dont Gaston Dominici a lui-même indiqué, lors de la reconstitution, qu'il avait été suivi par Sir Jack Drummond jusqu'à sa suite définitive, établit donc avec certitude qu'elles provenaient des blessures de ce dernier et non de celles de l'enfant…"). Notons à ce sujet que les gendarmes, en effet, ne mentionnent pas de "flaque" près du puisard, mais en revanche signalent "une flaque de sang importante existait sous la poitrine [de Lady Ann], et le sang s'était infiltré dans le sol sur une profondeur de plusieurs centimètres" - Capitaine Albert, C 38).

* au sujet des traces de pas :

Le Rapport indique d'abord qu'il s'agit d'une pointure 42 ½ (p. 47) et plus loin 42 (p. 124) ! Dans les deux cas, il ignore donc le "repentir" du capitaine Albert, qui a reconnu loyalement son erreur d'appréciation à ce sujet (C 38, 117/2-R, rapport au juge Carrias du 1er mai 1955, p. 14) : "c'est une pointure 39 ou 40, et non 42, 5, comme indiqué précédemment".

 

Enfin, nous passerons pudiquement sous silence la mention d'une "carabine américaine à répétition" (Rapport, p. 48)… Mais seulement parce que la palme, en l'occurrence, doit être attribuée au juge Périès et à sa "douille de balle" ("à trois mètres en arrière de la voiture..., nous retrouvons, l'une près de l'autre, une balle et une douille de balle [!!!] non percutée" - Ordonnance et procès-verbal de transport, 5 août 1952 - cote D 2)

 

 

II. Plantons le décor : "situation et description des lieux du crime et des environs"

 

La description des lieux telle qu'elle est présentée dans le Rapport, où elle n'occupe que deux pages (44-45) étant bien succincte, nous insérons ici le paragraphe que le commissaire Sébeille avait consacré, de façon exhaustive semble-t-il, aux alentours de la Grand'Terre. S'il est vrai que la construction de l'autoroute A 51 a quelque peu bouleversé les lieux, et en particulier balayé les terres de l'Iscle, il n'en reste pas moins vrai que, carte précise voire extrait cadastral en main, le lecteur curieux pourra, grâce à ce texte et depuis son fauteuil, se représenter très exactement la géographie des environs : il ne lui manquera que l'idée précise du "câble aérien", dont très peu d'entre nous gardent le souvenir.

 

"Avant de parler de l'enquête proprement dite, il est utile de fournir des précisions sur la situation des lieux du crime, ainsi que de ses environs.
Cet endroit serait relativement désert si la ferme de "La Grand'Terre" ne se trouvait à proximité. En effet, et là nous reviendrons sur certaines précisions fournies dans le paragraphe "État des Lieux", pour indiquer avec plus d'exactitude l'emplacement des fermes ou maisons situées dans les parages.
Nous savons déjà que la ferme de la famille Dominici se trouve à 165 mètres des lieux du crime.
Pour la commodité de cet exposé, je vais tout d'abord énumérer, à partir des lieux du crime, les maisons ou fermes qui se trouvent de part et d'autre de la route nationale, entre La Brillanne et Peyruis :


I -) En direction de Manosque :
a) Sur le côté gauche :
- à 165 mètres : la ferme "La Grand'Terre", je le rappelle
- à 665 mètres : la gare désaffectée de Lurs
- à 865 mètres : une maison d'habitation, dénommée "La Caserne", dans laquelle logent les familles d'employés S. N. C. F. Maillet, Bourgues, Haxaire, et Paris.
- en face de "La Caserne", et de l'autre côté de la voie ferrée, il y a une maisonnette appartenant à la veuve Helegouarc.
- après "La Caserne", la première maison que l'on rencontre se trouve assez loin du lieu qui nous intéresse. Il s'agit de la ferme "La Clède", exploitée et habitée par la famille Gauthier.
- et enfin, avant d'arriver au village de La Brillanne, il y a une ferme habitée par la famille Verrier.
- puis il y a le village de La Brillanne, distant de six kilomètres de "La Grand'Terre".
b) sur le côté droit :
- à 565 mètres : à une centaine de mètres en retrait de la route, après le câble aérien qui sert au va-et-vient des bennes entre la mine de charbon de Sigonce et la gare de Lurs, il y a une maison habitée au rez-de-chaussée par le ménage Guillermin, et au premier étage par la famille Delclitte. Cette maison est située respectivement à 100 et 300 mètres de la gare de Lurs et de "La Caserne".
- à 1200 mètres : au lieu dit "Côte de Giropey", de trouve une ferme. Elle est occupée par la famille Perrin Aimé.
- à 1300 mètres : il y a l'embranchement de la route G. C. 12, qui mène à Forcalquier.
Un sentier prend naissance derrière la ferme Perrin. Il rejoint un chemin charretier qui monte en direction du village de Lurs. Sur ce chemin on rencontre successivement, et sur une distance d'un kilomètre à partir de Giropey, les habitations suivantes espacées de quelques centaines de mètres les unes des autres : ferme Perrin Louis, père d'Aimé ; ferme Fronton Victor et ferme Maillet Paul. Cette dernière maison est surplombée par le village de Lurs, distant de 400 mètres environ, à vol d'oiseau.
Après l'embranchement de la route de Forcalquier, à 100 mètres en retrait de la nationale 96, et presque en face de la ferme Gauthier, il y a une maison habitée par la famille Alberto.
Un peu plus loin, et davantage en retrait, à 200 mètres environ de la route nationale, il y a la ferme Cupillat, après cette habitation, on ne rencontre plus de maison jusqu'à La Brillanne, tout au moins en bordure ou à proximité de la route nationale.
Avant de terminer avec le côté La Brillanne, j'indique que depuis l'embranchement de la route G. C. 12, qui va à Forcalquier, se trouvent d'autres fermes, notamment : sur la gauche, la campagne "L'Hôpital", habitée par la famille Lucrèce, ainsi qu'une maisonnette où résidaient à l'époque des estivants, la famille Sube Émile.
Sur la droite de la G. C. 12, et non loin des fermes Fronton et Maillet Paul, il y a la campagne "Payse", où demeure Mme Vve Lucrèce.

2-) En direction de Peyruis :
a) Sur le côté droit :
- à 2 km 500 : au lieu dit "La Barque du Loup", il y a une maison appartenant à la S. N. C. F. (passage à niveau 78), qui n'est louée que pendant la période des vacances, à des cheminots.
- à 3 km : il y a la ferme "La Serre", qui était occupée à l'époque par la famille Perrin Roger, frère et fils de ceux dont on a déjà parlé, et gendre de Dominici père.
C'est la dernière habitation qui se situe sur ce côté avant d'arriver au village de Peyruis, distant de 6 km des lieux du crime.
b) Sur le côté gauche :
- à 4 km, au lieu dit "Pont Bernard", il y a une ferme habitée par la famille Garcin, Maire de Ganagobie. A côté de cette habitation s'en trouve une autre, occupée par un agriculteur célibataire, Garnier Gaston.
- à 5 km : il y a le poste de l'Électricité de France et la maison du gardien, Basset, qui habite avec son épouse.
Après ce poste, il n'y a plus d'autre maison jusqu'au village de Peyruis.
En repartant des lieux du crime et toujours dans la même direction, une route prend naissance à un kilomètre de là pour se terminer, après 5 km de montée sinueuse, au Monastère de Ganagobie, où vit le Révérend Père Lorenzi.
Cette route est depuis deux ans et demi en état de réfection dans un but touristique. Deux maisons en partie en ruines sont occupées par des ouvriers travaillant sur cette route.

Pour essayer d'être plus précis dans cette description générale, et avant de clore ce paragraphe, il n'est pas inutile d'indiquer que la colline qui fait face au lieu du crime, côté Ouest, prend naissance à proximité de la route G. C. 12 pour se terminer après Peyruis. Cette colline a une longueur totale de près de 10 kilomètres. Elle est formée de deux plateaux séparés par un ravin, et sur les quels sont bâtis respectivement le village de Lurs et le Monastère de Ganagobie.
Sur le côté Est du lieu du crime coule la Durance, comme nous l'avons déjà dit. Cette rivière qui ne peut se traverser à gué, forme une espèce de frontière naturelle de l'autre côté de laquelle, à 1500 mètres, il y a le hameau de Dabisse, situé en face les lieux du crime. Ce village est traversé par la route G. C. 4, qui va d'Oraison à la localité des Mées.
En définitive, à la lecture de ce qui précède, on peut se rendre aisément compte de l'isolement du lieu dit "La Grand'Terre", car, sur une distance de 12 kilomètres séparant le village de La Brillanne de celui de Peyruis, les maisons d'habitation sont rares et dans leur ensemble éloignées du lieu du crime".


[Extrait du rapport du commissaire Sébeille en date du 23 janvier 1953, cote D 188]

 

 

III. Réglons nos comptes : Parisiens et Provinciaux

 

Le décor à présent planté, nous pouvons en revenir au Rapport qui n'est pas tendre, il s'en faut de beaucoup, pour les premiers responsables chargés de démasquer les auteurs du triple crime de Lurs. Il est vrai que les deux Commissaires parisiens parlaient d'or, puisque c'est par un communiqué du Ministère de la Justice (4 janvier 1955 - Emmanuel Temple), que le public avait appris – et ce fut avec stupeur de la part des journalistes provinciaux, ceux qui avaient suivi l'enquête de A à Z (selon l'expression consacrée) - qu'il convenait "d'approfondir une enquête pleine de lacunes" (Rapport, p. 29). Reste à savoir si, par hasard, cette abrupte formule n'avait pas été soufflée au Ministre par, justement, Chenevier et Gillard fraîchement rentrés de leur première mission à Lurs, et venus lui en rendre compte, une semaine auparavant…

En fait, étudiant minutieusement les nombreuses pièces du dossier établi par leurs deux collègues marseillais – et complété par le travail colossal de la Gendarmerie nationale, nos Parisiens ont en quelque sorte refait le chemin parcouru par Sébeille et son "fidèle Ranchin" qui, au mois de janvier 1953, avaient relu tout ce qu'ils possédaient, dans le secret de leur bureau. À cette grande et capitale différence près cependant, que Chenevier et Gillard pouvaient, eux, scruter les innombrables procès-verbaux (de fait, 304 cotes) d'un œil détaché, avec tout le recul nécessaire. Ce qui nous donne à lire - essentiellement dans les 95 premières pages de leur Rapport - un examen extraordinairement attentif - et critique - des éléments contenus dans le dossier Sébeille-Périès.

 

3.1 Parisiens et Bas-Alpins

 

Disons d'emblée que les deux Commissaires ne font pas dans la dentelle, et il est assez clair que s'ils connaissaient à fond leur métier, la diplomatie n'était pas leur point fort. Car ils attaquent bille en tête : aussitôt après avoir annoncé qu'ils allaient exposer "le résultat de la délicate mission dont nous avons eu la charge" (p. 2), ils en viennent à "souligner les incidences très graves qui résultent des atermoiements observés à des stades divers, sans chercher à analyser toutes les conséquences qui découlent des lenteurs apportées à nous saisir" (id.). Dès la même page, ils indiquent (mais on n'est pas tenu de les suivre sur ce terrain) que les "révélations" de Gaston Dominici coïncident "de façon saisissante avec les divers éléments matériels du dossier". Ils s'étendent alors sur la véritable conduite de Grenoble qui leur a été opposée, disent-ils, à Aix, par le Procureur général Orsatelli, à qui ils ont dû paraît-il rappeler la volonté ministérielle, comme à Digne - par le Procureur Sabatier. Plus tard, dans un des ouvrages qu'il consacra à l'affaire, le commissaire Chenevier devait se lâcher complètement, faisant allusion à une "entrevue orageuse" avec le Procureur général, qualifié d'"homme hautain, plein de morgue, de méprisante ironie" (La grande maison, p. 146).

Et les deux Commissaires de la contre-enquête rappellent aussi que, selon les instructions du Ministre de la Justice, ils devaient être "les seuls policiers à procéder à cette enquête, à l'exclusion de tout fonctionnaire de police ou de gendarmerie locales" (id.).

Chenevier-Albert

Pourquoi, alors, s'être immédiatement attaché les services du capitaine Albert ? Telle est l'objection qui vient naturellement à l'esprit… Ils y répondent (p. 33) en indiquant que le juge Carrias lui-même leur a demandé, fin juin 1955, de prendre contact et avec le commandant Bernier, et avec son subordonné, le capitaine Albert… Et il est permis de supposer que peut-être ce dernier, assez mécontent de la façon dont la PJ avait conduit l'enquête, avait trouvé deux oreilles fort attentives aux réserves qu'il avait discrètement émises…

D'autre part, s'ils ne font pas grand cas des bribes de conversation que le condamné prétend avoir surprises, entre Gustave et son épouse, ils tiennent pour certain que ces deux-là, ainsi que leur frère et beau-frère Clovis, de même que leur neveu Roger Perrin "étaient parfaitement au courant des faits survenus les 4 et 5 août 1952" (p. 31) : a priori, ou résultat patent de leurs investigations ? On ne saurait le dire.

Par ailleurs, ils affirment que c'est grâce aux avocats du condamné qu'ils ont eu connaissance des pièces du dossier, ce qui paraît énorme mais pas faux, puisque ce n'est que le 29 septembre 1955 que le juge Carrias les invite à venir "prendre connaissance […] de tous les documents qu'ils jugeront utiles pour l'exécution de leur mission, notamment du dossier déjà soumis à la Cour d'Assises des Basses-Alpes…".

Bref, pour parler français, ils racontent par le menu comment abondamment on leur a savonné la planche, y compris, selon eux, à l'aide de confidences habilement distillées à la presse… À ce sujet, ils indiquent : "Nous nous excusons d'invoquer une fois de plus la presse (une allusion avait été faite, pp. 6-7, à un article de Jacques Chapus), mais c'est par elle et elle seulement que nous avons pu apprendre quelques nouvelles nous intéressant au premier chef" (p. 34 – souligné par nous). Qui croire ? Le juge Carrias, qui se plaignit par ailleurs de la trop grande proximité des deux "Parisiens" avec la presse, avait auparavant écrit au Préfet, Directeur des Services de Police judiciaire, dans une lettre datée du 18 juillet 1955, "Il conviendra que les fonctionnaires de Police... respectent strictement le secret professionnel et s'abstiennent de toute déclaration à la presse, afin de préserver toutes les chances de succès de l'enquête, et d'éviter de troubler l'opinion publique"… Cette lettre a été surchargée d'un gros point d'interrogation, sans doute dû à la main du bouillant Chenevier…

Qui croire, en effet ? Dans un texte nettement postérieur, le juge Carrias devait préciser : "... Les commissaires Chenevier et Gillard, dont la presse était une des principales préoccupations, si bien qu'elle connaissait généralement leurs faits et gestes avant moi, etc. etc. …" (Juge Carrias, "Comment je suis entré dans l'enquête" In Dominici, de l'accident aux agents secrets, témoignage repris sur Internet – souligné par nous). Quoi qu'il en soit, il faut bien avouer que ce souci manifeste de régler des comptes, sans aucune précaution oratoire, apparaît à l'observateur extérieur, non seulement inapproprié, mais encore malsain ; après tout, peut-être était-ce là un moyen, pour les deux responsables de la "contre-enquête" de justifier par avance, dès le début de leur rapport, leur échec. Car, en dépit d'un travail très approfondi, ils n’ont rien établi de nouveau ni surtout d’incontestable, si ce n'est que leur enquête a bien montré, une fois de plus, que le « mystère » est tout entier à la Grand Terre. Et c'est sans doute dans ce sens qu'il faut lire la fin (provisoire !) de leur plaidoyer pro domo : "Ces préliminaires pourront être qualifiés de fastidieux voire inutiles, mais il convenait de les exposer afin de situer les responsabilités" (p. 43).

Nos Parisiens rapportent enfin que le 27 décembre, devant leur Ministre, ils ont affirmé leur conviction, arrêtée à la suite de leur enquête officieuse et de l'étude du dossier "Sébeille", "qu'il est indéniable que les meurtres ont été commis par un ou plusieurs habitants, voire des habitués, de la ferme de La Grand'Terre" (p. 8). On ne saurait être plus clair : les révisionnistes de tous poils ont tout intérêt à changer de tactique, et de cheval de bataille.

 

Dès lors, Chenevier et son adjoint se livrent à un examen critique très serré des nombreux procès-verbaux (souvent reproduits dans leur quasi-intégralité) ayant trait aux aveux du condamné à mort. C'est pourquoi on se demande s'ils sont sérieux ou s'ils galèjent, lorsqu'ils déplorent qu'aucune photographie – ils la jugent capitale ! - n'ait été prise, lorsque Gaston s'est allongé pour mimer son soi-disant rapport interrompu avec Lady Drummond (p. 23). En tout cas, ils ne manquent pas d'ironiser sur la "reconstitution convaincante" du juge Périès (pp. 27-28), à laquelle, c'est l'évidence, ils ne croient guère – et le mot est faible (p. 65 - Rappelons que le procès-verbal établi sur la reconstitution, est daté du 16 novembre à 8 heures - cote 215). Mais il faut observer que pour le juge Périès, il s’agissait d'abord d'en finir, et donc « d’accrocher » Gaston. Ainsi, il tenait au moins un coupable. Attitude sans doute pas très glorieuse s'agissant de la recherche de la stricte vérité, mais qui présente l'avantage d'une certaine « efficacité ».

Puis, s'attardant longuement sur les deux fameuses journées d'aveux de mi-novembre 1953, ils critiquent férocement l'attitude du juge et son manque de réactivité ; il n'aurait pas, selon eux, posé à Gustave les bonnes questions, il ne l'aurait pas mis en face de ses contradictions, mais surtout il aurait laissé passer un trop long laps de temps (près de deux heures) pour enfin l'entendre après l'effondrement que l'on sait sur l'épaule de Sébeille : "Si les accusations de Gaston Dominici contre son fils avaient été recueillies comme il se devait, il est permis de se demander si Gustave n'aurait pas été immédiatement amené à reconnaître sa part de responsabilité. Or, malgré les accusations de son père, devant le Juge d'Instruction, Gustave Dominici n'a pas été interrogé. Seules ses accusations ont été retenues, alors que celles de son père méritaient tout autant d'être exploitées. On a pu constater que, confronté avec son père, le 30 décembre 1953, Gustave a été amené à dire qu'il mentait depuis le 13 novembre, et le Juge a refusé de lui demander d'exposer la vérité, comme la logique l'imposait et le défenseur de l'inculpé le réclamait".

Chenevier et Gillard abattent alors une terrible carte maîtresse, accusatrice : "L'impression nous est donnée qu'on s'est contenté de recueillir des éléments à charge contre un seul inculpé de la part d'un accusateur dont le rôle éminemment suspect avait pourtant retenu, dès le début, toute l'attention des enquêteurs. Subitement, à partir du moment où Gustave a accusé son père, il ne lui a plus été posé aucune question sur son propre comportement. Avant d'avoir accusé son père, Gustave était considéré comme suspect ; il a suffi qu'il mette d'une manière assez imprévue son père en cause, pour que de suspect il devienne accusateur, alors qu'au contraire les accusations retournées contre lui par son père auraient dû renforcer la suspicion à son encontre. Nous devons noter que dans les conclusions de son rapport de fin d'enquête, le commissaire Sébeille, bien que persuadé de la culpabilité de Gaston Dominici, ne pouvait s'empêcher d'envisager celle de Gustave (rapport 23 janvier 1954). Il fallait donc exploiter les dires de l'inculpé".

Et ils ajoutent : "nous ne comprenons pas non plus que le lendemain [le 14 novembre 1953], personne ne se soit souvenu des atermoiements des deux témoins quand Gaston Dominici a prétendu ne pas pouvoir dire comment la carabine était devenue sa propriété. Aussitôt les aveux de Gaston Dominici, une confrontation s'imposait, et c'était bien à ce moment-là qu'il fallait essayer de rétablir la vérité. Il est vrai qu'à partir du moment où Gaston Dominici a été dénoncé, l'idée d'un co-auteur ou d'un complice a complètement échappé".

Le choc est rude, mais comment ne pas reconnaître que les arguments qu'on vient de lire font mouche, ô combien ! C'est en tout cas ici le moment opportun de rappeler que, effectivement, la conclusion du rapport de fin d'enquête du commissaire Sébeille, à laquelle nos deux Parisiens font allusion, ne manque pas d'être bien surprenante, tout en prouvant que Sébeille ne s'en était pas laissé compter, même si la formulation qu'il utilise ne pèche pas par un excès de clarté : "En résumé, - écrit-il in fine de son Rapport du 25 janvier 1954 - nous avons la certitude que Gaston Dominici est l'assassin de la famille Drummond. Si son fils Gustave a été mêlé à cette affaire, son rôle serait grave s'il avait achevé la jeune Élisabeth. Rien ne permet d'affirmer une telle chose, et seul son comportement postérieur aux aveux peut le laisser supposer. Mais pourquoi, peut-on demander, ne serait-ce pas Gustave, l'assassin ? D'abord parce que Gaston Dominici a avoué, et qu'il est mis en cause par ses deux fils. Il serait monstrueux d'accuser l'auteur de ses jours, si celui-ci était innocent. Mais en admettant le pire, et en supposant un instant que Gustave accuse son père pour se disculper lui-même, comment croire que son frère Clovis, lequel aurait dû au préalable recevoir sa confession, se prêterait à une machination aussi monstrueuse ? Ensuite, parce que l'attitude de Gustave ne nous a jamais paru être celle d'un coupable, mais plutôt celle d'un homme témoin du crime commis par quelqu'un qui lui est cher, et qu'il faut couvrir à tout prix. À ces raisons, s'ajoute aussi le fait, ainsi que nous l'avons dit plus haut, que Gustave a eu un rôle après le crime et, s'il en est arrivé à achever la jeune Élisabeth, on s'explique encore mieux son comportement" [Sébeille, D 250 – souligné par nous].

Après avoir bien cerné le rôle de Gustave dans la tuerie, Sébeille a-t-il donc fini par se ranger du côté d'une sorte de vérite officielle minimale ? La question mérite au moins d'être posée.

Pour en revenir au Rapport, notons qu'après avoir ironisé (p. 36), sur une déclaration du substitut Pagès, qu'ils reproduisent avec humour, ["la veille du jour où nous devions entendre Gustave D. et sa femme" donc, c'était le 8 août 1955] indiquant qu'avant "d'entreprendre la seconde partie de nos investigations… il nous est apparu intéressant d'écouter également les premiers enquêteurs", nos deux Parisiens assènent, cruels : "On ne trouve pas trace de ces auditions dans le dossier". Ce qui n'est pas tout à fait exact. Car dans une lettre du 10 août 1955, adressée à son supérieur, Sabatier indique qu'avec l'accord de Chenevier et de Gillard, une sorte de conférence vient d'avoir lieu à Marseille, à l'initiative du juge Carrias, réunissant à ses côtés Périès, Sébeille et Batigne. Et qu'ensuite, c'est en plein accord avec les deux Commissaires parisiens, qu'un communiqué a été rendu public. Sabatier indique que Harzic s'est "ému" d'apprendre ce fait, émotion que chacun interprètera comme il l'entend...

C'est assez dire qu'après avoir énoncé quelques vérités pas toujours agréables à entendre, s'agissant de la première enquête, nos deux Parisiens en viennent à évoquer des éléments plus récents, et c'est alors la "fête" du juge Carrias : les deux Commissaires mettent à son passif la confrontation entre le condamné, son fils Gustave et sa belle-fille, et estiment que c'est à partir de cet acte, effectué par le juge Batigne ignorant tout du dossier, "que les possibilités d'arriver à la découverte de la vérité se sont incontestablement réduites..." (p. 30). Ils estiment pour leur part que cet acte aurait logiquement dû terminer la contre-enquête, et non la débuter. "C'était faire preuve d'un optimisme exagéré que de croire que des "témoins" qui ont tenu tête à la Justice pendant plus de deux ans, allaient s'effondrer en quelques minutes..." (id.). Et ils se plaignent non seulement du retard apporté par Carrias à les saisir, mais encore de la "limitation" imposée à leur action (p. 36).

Plus loin encore (pp. 105-106) ils ajoutent, pour assassiner le jeune juge qui prétendait limiter le champ de leur action, et stigmatiser sa frilosité, "Gustave Dominici, faisant table rase de tous les témoignages recueillis le rendant suspect, se retranchant derrière des absences de mémoire qui ne changeaient rien au fait, a nié systématiquement tout ce qui pouvait le gêner, même au prix des plus graves insinuations contre les policiers et le Magistrat instructeur - dédaignant ainsi les risques dans lesquels une telle position aurait pu l'entraîner […]. L'absence de sanction qui avait suivi n'avait pu que renforcer, s'il en avait été besoin, ... son attitude purement négative, pour employer un euphémisme destiné à ne plus rappeler le caractère de gravité et d'outrage" (de ses propos calomniateurs). Gustave, le fait est avéré, a donc "impunément" contesté les PV. Enfonçant le clou, les deux Commissaires ne pouvaient plus clairement mettre en cause le comportement craintif de Carrias, qui n'a pas inculpé Gustave pour outrages à Magistrats (après qu'il avait insinué que des faux avaient été commis et par la Police, et par le Magistrat lui-même !), mais qui a organisé des confrontations avec les mis en cause (Périès, mentionnons-le, ayant refusé de s'y soumettre).

En conclusion, ils disent avoir élaboré un certain nombre (400 ! Encore heureux qu'ils n'aient pas dépassé le nombre des 420 épithètes, dont Aristote nous apprend qu'elles servaient à nommer les différents attributs de Dionysos !) de "questions précises découlant de l'étude du dossier et destinées à enfermer par la logique les 'menteurs' dans un réseau inextricable et à faire jaillir la vérité, sans pour cela que des aveux soient recherchés à tout prix, et sans même qu'ils soient indispensables" (p. 43). Ils croyaient (naïvement ?) qu'elles étaient "de nature à résoudre les contradictions et les réticences relevées dans les déclarations des principaux personnages en cause" (p. 32). Las, comme l'écrivit plus tard le juge Carrias, "leur stratégie de logique s'était heurtée au mur impénétrable de l'irrationalité des Dominici"…

 

Tant de lourds reproches directement envoyés dans les gencives magistrates ne pouvaient laisser les destinataires de marbre. C'est la raison pour laquelle on trouve trace, dans les annexes du dossier proprement dit, outre des nombreuses marques d'impatience et/ou d'indignation, inscrites au crayon mine de plomb dans les marges, des lettres internes échangées entre les magistrats au sujet de la conduite à tenir vis-à-vis de ces deux empêcheurs de juger en rond : le dépôt d'une plainte contre ces deux mal embouchés est même envisagé ! Et Sabatier, on le verra infra, dans son invitation à prononcer un non-lieu définitif, saura se souvenir du contenu du Rapport.

[NB : Paragraphe discrètement relu par "ComDiv", dont les suggestions m'ont été ô combien précieuses]

 

3.2 Parisiens et Marseillais

 

Peut-être pour une raison de solidarité sainte de la maison poulaga, Chenevier et Gillard sont apparemment moins sévères envers leurs collègues premiers enquêteurs, quand bien même ils savent aussi avoir la dent dure avec eux – et remettre plusieurs fois l'ouvrage - s'agissant de ce qu'ils nomment les "carences" du début.

En fait, après avoir rapidement donné un coup de chapeau au commissaire Constant, pour son rapport de mars 1953 (on les sait fort avares de compliments, cette mention - "exposé fort intéressant et minutieux", p. 56 - n'en revêt que plus d'importance), ils dressent, au fil des pages, le catalogue exhaustif des "lacunes" policières de la première enquête, habile manière, parce que détournée, de se livrer à un plaidoyer pro domo et d'expliquer par avance, sinon l'échec de leur propre entreprise, du moins le peu d'avancées incontestables qu'elle a pu apporter. On ne saurait d'ailleurs trop dire laquelle de ces lacunes est considérée par eux comme la plus importante, celle qui a oblitéré toute chance ultérieure de parvenir à un K.O. (pour reprendre les termes de Laborde), et conduit à devoir se contenter d'une mince victoire aux points.
Les policiers parisiens regrettent beaucoup les "sept lignes" du fameux P. V. 442/6 du 13 novembre 1953, à 14:45 (autrement dit, la "scène touchante des aveux", qu'ils citent à deux reprises, p. 39 : "il sera toujours regrettable que cette "scène touchante des aveux" n'ait fait l'objet que de quelques lignes du commissaire Sébeille"), et ils se gaussent même du "allait libérer sa conscience", montrant que les déclarations ultérieures du Tave continuent à être toujours plus mensongères. Mais, comme on l'a déjà noté, ils déplorent davantage encore qu'entre "l'aveu" de Gustave à Sébeille et sa comparution devant Périès, il se soit écoulé près de deux heures (p. 40) : Gustave "a donc eu tout le temps de réfléchir, de se reprendre, de surmonter une faiblesse passagère pour arranger à sa guise sa déposition" (id.).
Par ailleurs, ils ne manquent aussi pas de stigmatiser l'attitude de Sébeille n'insistant pas, après l'effondrement de Clovis devant la carabine. ("inutile d'épiloguer sur cette carence", écrivent-ils p. 90 - et c'est pourtant bien ce qu'ils font !) – sans tenir compte des raisons que le Commissaire marseillais avait ultérieurement avancées pour expliquer, sinon justifier, son comportement à ce moment-là.
Et puis, ici ou là, ils plantent quelques menues banderilles : ainsi de "cette précision était intéressante [les révélations de Zézé] et méritait d'être immédiatement exploitée... Et pourtant ce n'est que six mois plus tard que l'on s'est décidé à..." (p. 226 – souligné dans le texte). Ou encore : "nous avons demandé alors à la Police anglaise, puisque cela n'avait pas été fait par les précédents enquêteurs..." (p. 76). Ils pointent également quelques manquements au B. A. BA de l'enquêteur de police, par exemple en écrivant : "Le lendemain [15 novembre 1953], conduits ensemble à la Grand'Terre dans la même voiture, ils [les deux frères] ont désigné au Juge d'Instruction l'emplacement où était rangée la carabine, sur une étagère située à droite et dans le fond d'un local dénommé par eux garage" (page 60 – souligné dans le texte). Ils veulent ainsi affirmer, sans le dire vraiment, qu'il y a eu connivence à cet égard, entre Clovis et son cadet, pour la désignation d'un même emplacement. Mais qui croire ? Car dans son PV de transport, en date du 14 novembre 1953 à dix heures, le juge d'instruction Périès avait précisé : "Les deux frères avaient été emmenés à Lurs dans deux voitures de la Police Mobile (souligné par nous - cote D 207, p. 2). Tandis que Gustave demeurait, en compagnie de deux Inspecteurs, dans l'un de ces véhicules... à une centaine de mètres de la ferme, Clovis Dominci nous conduisit, etc. etc."
Enfin, appuyant là où cela fait mal, ils rappellent que le défaut de saisie du pantalon fut une "omission particulièrement malheureuse" (p. 243), sur laquelle ils reviennent en conclusion : "Il n'est pas de notre fait que cet indice n'ait pas été sauvegardé ni exploité en son temps".


Mais il serait particulièrement injuste de laisser penser que le Rapport est seulement truffé de récriminations aigres à l'égard de la première enquête : car il s'agit, pour la partie essentielle, du compte-rendu d'une seconde enquête particulièrement fouillée.

 

Accéder à la seconde partie de cette Étude