"Le Rapport présente... tous les caractères, non d'une recherche de la vérité, mais de la démonstration d'une thèse : celle qui apparaissait à travers le questionnaire soumis le 15 juin 1955 au juge d'instruction et qui avait provoqué le renvoi par celui-ci, sans commission rogatoire, d'auxiliaires dont l'absence d'objectivité dépassait les limites du raisonnable." (Procureur Sabatier, étude critique du Rapport Chenevier, 4 mars 1956) "Les nouveaux enquêteurs [appelés par ailleurs "super-policiers"], si habiles à découvrir les imperfections du travail de leurs prédécesseurs, sont impardonnables de ne pas avoir su appliquer leur remarquable esprit critique à leurs propres hypothèses" (Ibid.)

 

[suite de la deuxième partie]

 

 

    • IV. Une enquête particulièrement fouillée [fin]
    • Quelques démonstrations peu convaincantes
    • Un minutieux travail d'approfondissement
    • Les familles Dominici dans le concasseur Chenevier
    • Une exécution de première classe

 

  • V. Les maîtres jurés-filous
  • VI. Les mots

 

 

 

4.4 - Une exécution de première classe

 

Ce n'est pourtant pas en stigmatisant cette singulière incongruité que le procureur Sabatier qui devait parler, plus tard, de "la dame Ribo, dont la mythomanie est connue depuis longtemps" démolit le Rapport qui lui avait été adressé. Mais en exprimant, au fil d'une lecture qu'on devine spécialement attentive, un scepticisme confinant bientôt à la stupeur incrédule devant certaines affirmations, ce qui le conduit à émettre des jugements d'une gravité inouïe ; le texte est d'ailleurs commenté avec une sévérité qui, en filigrane, révèle la profonde méfiance de ce représentant de la Justice à l'égard des policiers (peut-être est-ce ici le moment de rappeler cette lettre incroyable, qu'on a pu lire par ailleurs, et dans laquelle le Procureur général d'Aix, après les évènements de novembre 1953, adresse ses plus vives félicitations à l'ensemble des corps engagés dans la recherche de la vérité - à la très notable exception de la IXe Mobile, complètement passée sous silence). "Rien de nouveau par rapport au premier dossier ; rien de tout cela n'est bien neuf ; déjà constaté dans le premier dossier, etc.", tel pourrait être, très grossièrement résumé, le jugement de Sabatier sur le texte qu'il lit - et sur ses auteurs...
On peut donc éprouver l'impression que le Procureur s'attache mordicus à défendre la première enquête - et donc le verdict de la Cour d'assises. Mais il convient d'approcher son analyse de plus près, afin d'y relever les objections et/ou critiques adressées au Rapport... et à ceux qui l'ont commis.

 

4.4.1 Une question de méthode ?

 

Le Procureur de Digne reproche aux policiers parisiens d'avoir en quelque sorte mis la charrue avant les boeufs : alors que leur enquête avait "pour but de faire la lumière" sur "les obscurités, les contradictions et les incertitudes qui subsistaient dans le premier dossier", ils posent en principe que ce qui s'est passé au cours des journées de la mi-novembre 1953 n'a pas à être retenu en l'état ; pour eux, "la version des faits donnés dans le dossier de la Cour d'assises est fausse". Or, ce ne pouvait être qu'une hypothèse de travail, et non un argument péremptoire - d'ailleurs assené à plusieurs reprises dans le Rapport.

 

4.4.2 Les "révélations" du 20 décembre 1954

 

Ayant ainsi invalidé les aveux de l'un et les accusations des deux autres, les Commissaires de la nouvelle enquête accordent, en revanche, un total crédit "aux révélations qu'ils ont recueillies, le 20 décembre 1954, au cours de leur mission officieuse".
Or, pour Sabatier, les conditions dans lesquelles l'interrogatoire du condamné à mort a été conduit, sont des plus suspectes. Il met tout d'abord en doute le caractère "fortuit" de l'arrivée de Mes Charrier et Pollak dans la cellule de Gaston. Et lorsqu'il fait référence à Me Charles-Alfred, "avocat d'une probité intellectuelle certaine", on ne peut s'empêcher de lire, en creux, ce qu'il pense des deux autres défenseurs.
Il rappelle ensuite que jamais auparavant Gaston n'avait porté d'accusations aussi précises, et que jamais, par la suite, il n'a "repris ses déclarations du 20 décembre". Déclarations que, bien plus encore, il avait aussitôt rétractées : "J'ai blagué..., j'ai dit des bêtises..., Ce n'est pas la vérité..., je mens..., je l'ai dite quand je disais que je n'étais pas là". La sentence est donc cinglante : la pièce maîtresse du système élaboré par Chenevier et Gillard est "fondée sur des déclarations auxquelles nous dénions toute valeur". Et Sabatier de prévenir toute objection : "Pour essayer de soutenir néanmoins ces révélations [?], les policiers ajoutent que dans ses conversations avec sa famille, le condamné des Baumettes se plaint d'être emprisonné à la place de Gustave et qu'on 'ne peut donc faire autrement que de le croire' puisque ses propos sont adressés à des gens qui ne peuvent en rien améliorer son sort ! Un tel argument ne peut pas être pris au sérieux, surtout lorsqu'on connaît les talents de comédien de Gaston Dominici et la tendance naturelle de tous les condamnés à se plaindre".
Enfin, il va jusqu'à mettre en doute la droiture professionnelle de Chenevier : "Il semble bien que les quatre hommes [Charrier, Chenevier, Gillard, Pollak], cherchant les uns et les autres à se mettre en valeur devant l'opinion publique, se soient acharnés sur le vieillard, jusqu'à lui faire dire ce qu'il ne voulait pas dire. Le commissaire Chenevier a d'ailleurs manifesté en d'autres occasions un talent particulier pour 'faire tenir' les dépositions qu'il considère comme utiles à sa thèse [?]. Il est probable que sans la présence de M. Batigne, des manoeuvres du même genre auraient été tentées auprès du vieux Dominici. En tout cas, les révélations de 20 décembre 1954, n'ayant pas été faites en présence de M. Batigne, seul digne de confiance, ne peuvent être retenues". Fermez le ban.

 

4.4.3 Des raisonnements trop souvent bancals

 

La question de confiance étant ainsi posée (mais nous aurons à y revenir), le Procureur énumère comme à plaisir ce qu'il considère comme autant de raisonnements d'une évidente médiocrité, "absolument ahurissants de la part de gens sérieux et habitués aux affaires criminelles". Ainsi sont passées en revue, et successivement démolies, ou moquées :
- la peur de Gustave d'être "amené à avouer sa participation personnelle au crime" ;
- "la collusion qui paraît avoir existé entre Gustave et Clovis [pour] sauver Gustave au détriment de Gaston". Sur ce dernier point, Sabatier se fait féroce : "on reconnaît la thèse soutenue depuis longtemps par les avocats de Gaston Dominici. Les policiers l'adoptent sans l'avoir démontrée [?] ; il est, en effet, difficile de parler de collusion entre les deux frères qui s'opposent sur de nombreux points et s'injurient lorsqu'on les confronte. Rien, en tout cas, ne permet de dire que leurs mensonges communs tendent à cacher la culpabilité de Gustave" ;
- la reconnaissance, par Gaston de sa culpabilité devant Clovis, comme pure invention de ce dernier : "si Clovis cache probablement quelque chose au sujet de la conversation, cela ne démontre pas qu'elle n'ait jamais eu lieu. Bien au contraire, les principaux défenseurs de Gaston, son fils Gaston, ses filles Clothilde et Augusta reconnaissent implicitement qu'elle a été tenue, lorsqu'ils la présentent sous la forme : "N'an fa peta tres ?" (Ils en ont tué trois ?).  Ici encore, nous voyons les enquêteurs soutenir une thèse préconçue et construire un raisonnement bien fragile pour écarter un élément qui la gêne : l'aveu par le vieux Dominici à son fils Clovis du triple meurtre, évidemment exclusif de la culpabilité principale de quiconque d'autre".
- l'arme rangée chez Gustave : cette affirmation est de la plus "haute fantaisie... Absolument gratuite, [elle] ne repose sur aucun élément matériel du dossier. Encore une fois, nous constatons que les 'superpoliciers' n'hésitent pas à recourir aux moyens les plus grossiers pour tenter de faire triompher leur thèse".
- la présence affirmée de Zézé à la Grand'Terre : "Les précédents enquêteurs [?] n'avaient pas retenu cette hypothèse, faute d'être en mesure de démontrer qu'elle correspondait à la réalité. Leurs successeurs ne sont pas aussi prudents. Ils vont même beaucoup plus loin puisque, se fondant uniquement sur les déclarations mensongères de Gaston Dominici, ils estiment que Perrin a dû porter la fillette vers le lieu de son exécution et que, s'il avait réellement connaissance du sort réservé à la malheureuse, sa responsabilité pénale doit être considérée comme engagée. On a peine à imaginer que des affirmations aussi légères soient avancées par les plus hauts fonctionnaires de la police judiciaire. Même sous la plume d'un journaliste, elles surprendraient !"
- la lessive du 5 août : "En ce qui concerne le pantalon, on peut relever avec quelle facilité les policiers parisiens s'attribuent le mérite du travail des autres faute, sans doute, d'avoir fait les découvertes sensationnelles sur lesquelles ils comptaient. Toutes les opérations utiles à ce sujet avaient, en effet, été faites en septembre 1955 par le juge d'instruction, sur les renseignements que lui avait fournis le capitaine Albert et le commissaire Sébeille. Les policiers parisiens ont néanmoins tenu à les refaire en octobre".

 

4.4.4 Une conclusion adoucie

 

"En résumé, le Rapport reprend la thèse déjà soutenue par nos auteurs avant leur enquête : Gustave Dominici et Roger Perrin [fils] sont coupables. Il faut cependant rendre justice aux policiers parisiens, en constatant qu'ils ont modifié leur attitude au sujet de Gaston Dominici. Alors qu'ils affirmaient que le premier dossier ne contenait pas la preuve de sa culpabilité, qu'ils se posaient en réparateurs d'une erreur judiciaire, ils conviennent maintenant que le vieux fermier n'est pas innocent. Ils minimisent cependant son rôle, ce qui est de nature à donner satisfaction aux avocats avec qui leur collusion n'est plus à démontrer. Il est, en effet, manifeste que, s'il était vraiment démontré que Gaston n'a fait qu'exécuter la fillette déjà blessée par son fils, agissant ainsi par amour paternel, pour faire disparaître un témoin capable d'accuser Gustave, une action en révision serait possible, et des circonstances atténuantes seraient peut être reconnues par la nouvelle cour d'assises saisie de l'affaire.Beaucoup d'arguments sont également tirés des révélations du 20 décembre 1954, recueillies dans des conditions trop suspectes pour être retenues par un magistrat, et d'ailleurs immédiatement rétractées. Certains procédés s'apparentent à la pétition de principe (si Gustave nie tout maintenant, c'est pour cacher sa participation personnelle au crime) ou à l'affirmation gratuite (la carabine était chez Gustave) sont enfin indignes d'un homme aussi avisé que le commissaire Chenevier et d'un policier à la réputation aussi flatteuse que l'est le commissaire Gillard.La thèse soutenue apparaît sur bien des points comme raisonnable. Il est permis de penser que beaucoup des affirmations contenues dans le Rapport doivent être proches de la vérité. Mais aucune de ses conclusions ne peut être considérée comme utilisable devant une juridiction répressive, à laquelle il faudrait, non des probabilités, mais des preuves.
L'enquête n'ayant pratiquement pas avancé d'un pas depuis que les auteurs du Rapport l'ont entreprise, malgré le travail extrêmement important et souvent judicieux auquel ils se sont livrés, tout nouvel acte d'information paraît inutile.
Il convient de rendre, sans plus tarder, une ordonnance de non-lieu
". On peut ainsi comprendre à quel point le travail du juge Carrias fut facilité !

 

aster

 

Si donc, pour nous résumer, nous nous efforçons d'aller au-delà des polémiques Justice-Police (voire même Police-Police), et de peser aussi objectivement qu'il nous est possible, le Rapport du 15 février 1956, nous pouvons dire ceci :

A.- la contre-enquête n'a pas été inutile, car :
* elle a permis de fermer des portes que l'enquête initiale n'avait pu ou n'avait su clore - ou concernant des faits dont elle n'avait pas eu connaissance. Mais c'est alors le moment de rappeler quelques-unes des pistes suivies - jusqu'à leur conclusion - par la première enquête, et dont nombreuses n'ont jamais eu l'heur de plaire aux journalistes, et donc d'être "popularisées" :
- les Algériens de Ganagobie
- les ouvriers de la batteuse
- le témoin Panayotou
- le témoin Champsaur, et sa jeune fille
- le témoin Jeanine Roland
- le témoin Lutz
- l'Affaire Hamadène - Mlle Le Bars
- le témoin Queyrel (propriétaire de Pont-Bernard et de La Cassine)
- le témoin Gibbs
- les nombreux chevaliers du pendule, dont Calté-Martinet (Ribo)
- le témoin Sicard
- le témoin Travaglia
- le témoin Barnéoud
- le témoin Nicollet
- le témoin Ghiozzi
- le témoin Pons
- le témoin Estève
- le témoin Barth, et les siens
- le témoin Leroy (la maîtresse de Me Pollak)
- le témoin Merlino
- le témoin Sterlini
- le témoin Heyriès
- les témoins Gandon et Rigault
- l'Affaire Llorca et la batteuse Seignon, de Salvatelli à Mme Lucrèce (la contre-enquête ajoutera "Monsieur Léon, de Corbières")
- le témoin Souyris
- le témoin Barrière
- le vélo Astra du Dr Couture, et ses nombreux propriétaires successifs...
C'est assez dire que "l'enquête a été bâclée", expression passe-partout et favorite des ignares pisse-copie, ne trouve pas son illustration dans le cas qui nous occupe !


* parmi les "portes" que la contre-enquête a "refermées", on pourrait citer :
- le témoin Bartkowski,
- la chasse au lapin, à l'aide d'un pistolet-mitrailleur soviétique,
- la pointure des chaussures de Zézé, l'examen de ses cicatrices et de celles de son oncle Gustave,
- la date réelle de l'entrée "en Résistance" du Tave,
- l'arrêt d'un camion américain aux abords de la Grand'Terre,
- la présence, malgré les vives dénégations du témoin, de Barth (père d'Yvette), dès le matin du 5, à la Grand'Terre. Barth semble un menteur de première, et sa fille avait de qui tirer. Et pourtant, fait amusant, Chenevier le coince à un moment, et il va d'ailleurs (sur un sujet annexe) jusqu'à faire noter dans le procès-verbal (cote C 93) : "Nous, Chenevier, constatons que le témoin, très embarrassé par cette question, ne nous y répond pas d'une manière catégorique",
- la présence de Gustave (et sans doute d'un autre personnage) dans la luzerne, la nuit du crime, présence attestée par les confidences faites par l'intéressé à Paul Maillet, comme par les "interventions répétées de l'accusé au cours du procès".

B. - mais pour autant, la contre-enquête n'a pas atteint son but initial qui était (si l'on en croit les rappels du procureur Sabatier) d'innocenter, en étroite collaboration avec ses défenseurs, le condamné Gaston Dominici. Loin de l'innocenter, elle lui a même attribué le crime le plus atroce, celui exécuté avec préméditation, sur la personne de la fillette. On peut ajouter qu'elle a complètement échoué d'une façon générale, puisque la méthode qui était annoncée devait "enfermer inextricablement les menteurs dans leurs mensonges, et faire jaillir la vérité".
Elle n'a pas davantage pu ou su clore des portes, qui demeurent ouvertes, parmi lesquelles :
- les confidences contradictoires distillées par le condamné devant les policiers ou les membres de sa famille,
- les "bribes de conversation" que le condamné aurait perçues entre son fils et sa bru, et dont l'impossibilité matérielle semble avoir été démontrée par le juge Carrias (cote C 33, PV du 21 mars 1955),
- les confidences qu'aurait perçues le condamné Bossa,
- les "révélations" de Despagnot (ce milicien, ancien bourreau du Tholonet, condamné à mort puis gracié),
- les nombreux témoignages du Dr Morin et leurs variations.

C. - Elle a même, cruellement, illustré l'acerbe réflexion du procureur Sabatier : "Les nouveaux enquêteurs, si habiles à découvrir les imperfections du travail de leurs prédécesseurs, sont impardonnables de ne pas avoir su appliquer leur remarquable esprit critique à leurs propres hypothèses".
En effet, il a déjà été fait allusion, supra, à la très longue audition du Tave, le 10 août 1955 (C 136), audition se soldant par un PV de 40 pages. On n'y reviendra que pour un détail. Comme l'on sait, Chenevier reproche à plusieurs reprises à Sébeille de ne pas avoir poussé les feux lorsqu'il tenait Gustave (ou Clovis). Mais voyons plutôt comment il procède lui-même ; à un moment donné, Gustave lui dit qu'il était 20:20 environ lorsqu'il a eu fini son travail sur la voie. Il ajoute qu'à son retour de chez Roure - il n'est resté chez le brigadier-poseur que cinq minutes - il était environ 21:15. Donc, compte tenu du trajet aller-retour, trois quarts d'heure, environ, font défaut. À quoi Gustave a-t-il occupé ce laps de temps ? La question ne lui est pas posée - Chenevier n'a pas poussé les feux, lui non plus.

D. - Et bien davantage, la contre-enquête, dans son acharnement interrogateur, a parfois abouti à des embrouillaminis opposés aux éclaircissements recherchés. Prenons le cas de Zézé. D'une part, tous les interrogatoires de nombreux témoins autour de sa personne n'aboutissent à rien (par exemple, qui de lui ou du boucher Nervi dit le vrai ?). Bien mieux, s'agissant de son emploi du temps précis, le lecteur d'aujourd'hui demeure parfois sur sa faim. Prenons l'histoire de l'arrosage du champ de haricots. On sait que les Perrin (les parents de Zézé) possédaient (ou plus exactement louaient) des terrains, dont l'un situé au-dessus de celui de M. Delclitte. On sait que Zézé avait affirmé, à plusieurs reprises (entre autres, en mars 1953), avoir arrosé son champ dans l'après-midi du 4, qu'il avait vu M. Delclitte arroser le sien, et qu'il avait, avec lui, discuté arrosage. Comme le mineur de la Maison du Câble (quartier de Giropey), pourtant jeune (44 ans) et donc possédant toute sa tête, affirmait n'avoir pas vu Zézé cette après-midi là, on avait tiré un peu vite la conclusion que l'enfantouillasse mentait une fois de plus.
Or, lors d'une audition, le 16 août 1955 (cote C 32) par le commissaire Chenevier, Clovis signale incidemment, qu'en rentrant du travail, le 4, il avait aperçu Zézé en train d'arroser son champ de haricots, situé au-dessus de celui de M. Delclitte. Zézé avait effectivement précisé, "non le jardin contigu à celui de M. Delclitte, mais l'autre, situé entre la route et la voie ferrée". Comme l'on sait, par ailleurs, que M. Delclitte louait un jardin "d'environ 20 ares" appartenant au Père Lorenzi, situé au quartier de Saint-Pons (sur la commune de Ganagobie) "entre la voie ferrée et la Durance", on peut fort bien imaginer que Zézé ne mentait pas, et que la mémoire de M. Delclitte était défaillante. Seulement, le premier policier de France ne va pas plus loin : on ne saura donc jamais si Clovis a voulu fournir ainsi un alibi à son neveu, ou bien si M. Delclitte s'était trompé. Certes, ce simple fait, secondaire, ne revêt pas une grande importance, mais tout de même...
En définitive, on pourrait être tenté de penser, après tout le raffut médiatique qui entoura les faits et gestes des commissaires Chenevier et Gillard (et il n'y eut alors, curieusement, aucun Maître du barreau pour s'en indigner - je fais bien entendu allusion à l'article de Me Garçon publié dans Le Monde, et dirigé contre Sébeille), tout ça pour ça !

E. - Et pourtant, deux éléments doivent retenir, in fine, notre attention :
* D'une part, on a assez parlé de l'audition, par Chenevier, du Tave, le 10 août 1955. Mais on sait moins que parallèlement, le commissaire Gillard "entreprenait" l'épouse toute la journée et que la seconde "épreuve", commencée en tout début d'après-midi, ne devait se terminer qu'à minuit (avec deux interruptions totalisant 50 minutes), et se solder par un procès-verbal (C 135), certes moins prolixe que celui intéressant le mari, mais tout de même d'un bon poids : 21 pages ! Eh bien, on ne peut réellement connaître la bru si on ne lit pas attentivement ce mélange de mensonges et de roueries. Nous ne prendrons que l'exemple d'une seule question du commissaire Gillard, sur la présence de son époux dans la luzerne, telle que rapportée par Paul Maillet ("si tu avais vu, si tu avais entendu, etc...").
La bru Dominici apporte une réponse pour le moins inattendue : "Maillet a dit en présence de Gustave, et dans le bureau du juge d'instruction, qu'il disait cela pour se venger d'une lettre de mon beau-frère d'Eygalières qui parlait d'un vol commis chez un M. Castang, décédé, et au cours duquel aurait pu être volée la carabine du crime. En effet, cette dernière portait les initiales R. M. C. correspondant à René-Marcel Castang" (loc. cit., p. 19). Il convient de décrypter cette réponse :
Castang étant décédé le 26 janvier 1946, il est bien exact que le vol a eu lieu dans les jours qui ont suivi immédiatement. Mais accuser implicitement Popaul du vol, c'est ignorer, ou faire semblant, qu'à l'époque il habitait la Caserne - il ne s'installera à la Maréchale (voisine de la ferme Gabano, acquise par Castang) qu'en octobre 1946. Par ailleurs, on voit mal l'ouvrier-poseur assez habile pour cambrioler le bureau du défunt sans briser les scellés.
Et puis, il y a le rappel des initiales gravées sur la crosse (RMC) que Gustave, en effet, avait reliées, après suggestion de son frère Aimé, à René-Marcel Castang, explication qui a immédiatement été abandonnée, parce qu'erronée. Mais Yvette rappelle ce fait comme acquis, alors que trois années ont passé, et que plus personne ne se risque à faire allusion à pareille interprétation. Pour enfumer ses semblables, elle a vraiment été de première force.
* Et par ailleurs, le Rapport possède un fil, bien ténu, mais qui nous paraît susceptible, si on tire dessus, de faire se dévider tout un écheveau.
On a vu supra (partie IV) la réaction de la bru Dominici, devant le capitaine Albert. Cela se passait en présence de Chenevier, le 19 janvier 1956 (cote C 381). Bien entendu, personne ne peut ajouter foi aux dénégations de la belle Yvette, mais voilà, testis unus...
Or, justement, le Capitaine n'était pas seul, en ce 3 septembre 1952, à s'entretenir avec la jeune bru, tandis que, dans la pièce d'à-côté, Sébeille, Constant et Mével cuisinaient Gustave. En effet, le juge Carrias (dont l'implication, dans la seconde enquête, apparaît formidable, avec le recul, bien que discrète - comme il se doit) avait entendu, trois mois plus tôt, le gendarme Louis Rebaudo, qui assistait à l'entretien (21 septembre 1955, cote C 172). Or, sa déclaration confirme par avance, en tous points, les propos de son supérieur ("J'avais bien le droit, etc."). Dès lors, la messe est dite : la belle-fille avait bien le droit, en effet, de laver un pantalon de son mari, avant de disparaître pour la journée ; et quelqu'un avait bien lavé un pantalon de son beau-père, celui que l'Inspecteur-chauffeur Girolami avait aperçu, dégoulinant, au début de l'après-midi. Par conséquent, les souvenirs du sous-préfet Degrave étaient parfaitement exacts. Et si deux pantalons séchaient, au matin du 5 août, à la Grand'Terre, c'est qu'ils avaient été lavés en urgence, puis étendus, au mépris du danger d'être découverts (ou plus vraisemblablement à cause de l'hébétude dans laquelle le crime avait plongé les uns et des autres - état que le Dr Dragon avait nettement remarqué s'agissant de Gaston, lorsqu'il était allé à la ferme pour se laver les mains).

Et tout le reste "vient" à partir de ce simple fil : le père ET le fils étaient impliqués dans le massacre, qui eut peut-être pour témoin le fils Perrin. Toutes les dénégations de la terre ne pourront effacer la souillure de ces deux pantalons-là.

 

aster

 

V. Les maîtres jurés-filous

 

On jure beaucoup, dans cette affaire. Entendons par là, non que les jurons fusent à foison (encore que...), mais que les promesses solennelles sont délivrées avec une étonnante facilité !

 

6.1. Gaston

 


"J'ai un doute, moi je ne l'ai pas fait. Je suis innocent, je le jure devant toute la foule qui est ici" (Gaston au président Bousquet, propos rapporté p 64).
Mais aussi : Gaston, au juge Carrias : "Je jure devant vous comme devant Dieu que je suis innocent" (16 novembre 1955 rapporté cote A 76)

 

6.2. Gustave

 


"Je jure que je n'ai pas déplacé le corps de Lady Drummond, et que je ne me suis pas caché au passage d'un promeneur [M. Ricard] sur la route" (cité p. 98, rappel du PV 353/41, page 25).
"Je précise qu'au moment où j'ai entendu les coups de feu, je n'ai entendu aucun cri, ni appel (Gustave, le 5 août aux gendarmes, B 35)
"Si tu avais vu, si tu avais entendu ces cris d'horreur, je ne savais plus où me mettre" (Le Tave à Paul Maillet, début septembre 1952).

 

6.3. Zézé

 


"Je jure sur la tête de ma mère que Gustave ne s'est pas arrêté à 'La Serre' dans la soirée du 4 août en revenant de Peyruis" (353/42 11 août 1955, cité p. 125) [mais le 17 novembre suivant - PV 424/92 - il avoue avoir menti en niant le passage et l'arrêt de Gustave à La Serre].

 

6.4. Gaston (fils) & Clovis

 


Gaston Dominici (fils) : "moi, je n'ai jamais vu de carabine à la Grand'Terre, je le jure sur la tête de mon fils".
Son frère, Clovis : "moi, j'ai deux enfants, et je jure sur leur tête que j'ai bien vu cette carabine munie d'un seul chargeur, alors que Gustave chez le juge Périès avait déclaré qu'il y avait deux chargeurs" (cote 424/56 du 21 octobre 1955).
["les deux témoins s'invectivent et se traitent mutuellement de menteurs, se menacent et s'injurient. Nous les ramenons au calme". Pour dire le vrai, Gaston a frappé (!) son aîné Clovis, l'incident est arrivé aux oreilles du juge Carrias, qui a fait à Chenevier de sèches remontrances écrites].

 

6.5. L'ami Léon

 


"Je jure que je n'ai qu"un but, celui que la vraie justice soit faite" (Léon, neveu du condamné, mémoire en défense, cote A 57)

 

6.6. Aris

 


Pour faire bonne mesure, on trouvera à tous ces acteurs un digne compagnon, pris cette fois en dehors du "Rapport". Il s'agit de l'ineffable Panayotou, interrogé par le commissaire Constant :
"Il y a tant d'incohérences dans ce que vous dites que je vous pose la question : étiez-vous sur les lieux à l'heure de la commission du crime ?
- Je vous le jure sur l'âme de ma pauvre mère
". (PV 387/48 en cote D 65, 9 septembre 1952).

 

6.7. Germaine

 


Et pour achever sur un sourire - triste, car la route de sa vie ne fut pas jonchée que de pétales de roses - cette profession de foi de la mère de Zézé :
"Je vous jure sur la tête de mon fils qu'il m'a dit avoir couché à La Serre, chez nous". (Au commissaire Chenevier).

 

VI. Les mots

 

La lecture du Rapport, qui constitue la synthèse du long travail effectué par la seconde équipe d'enquêteurs, nous a fait irrésistiblement songer à cette remarque de Jean Giono, au sujet du procès de novembre-décembre 1954 : "c'est un procès de mots". Sauf qu'ici, il ne s'agit nullement des registres de langue évidemment différents entre les gens de justice et les acteurs de la tragédie - ce à quoi Giono songeait. Mais aussi au parler-banlieue qui n'est pas seulement caractérisé par son accent, mais aussi par la pauvreté de son vocabulaire, dissimulée sous un triste verlan : quand on n'a pas suffisamment de mots à sa disposition, alors on fait parler la violence, c'est le triste sort des "bouffons".
Mais pour en revenir à l'affaire qui nous occupe, le langage aisément pratiqué fait défaut à nombre d'acteurs ou de témoins de la tragédie ; alors, soit ils taisent leur souffrance et se replient sur leur rancoeur, soit ils réagissent par la violence (Gustave-Clovis, Gustave-Gaston fils, Clovis-Léon).

Gustave se fait sans cesse engueuler par son père ("nous ne nous adressions la parole que pour nous engueuler. Il me cherchait d'ailleurs fréquemment dispute, me traitant journellement de fainéant et me faisant connaître que si je n'étais pas content, je n'avais qu'à partir de la ferme" (Gustave au juge Périès, 5 décembre 1953).

Et dans le ménage Perrin-Dominici, qui bat de l'aile et qui d'ailleurs a vraisemblablement été un mariage forcé, les mots font, aussi, cruellement défaut : Roger Perrin (père) déclare aux enquêteurs qu'il parle très peu à sa femme, et Germaine, de son côté, avoue ne parler que très peu à son mari.
Et jusqu'à Marie-Rose qui, parlant (le 10 octobre 1955) au commissaire Gillard de Clovis, lui avoue "mon mari ne parle presque pas".

Finalement, n'est-ce pas Gaston qui, de tous, possédait le plus le logos - pour reprendre le mot de Guéhenno - ce qui lui permit, lors de son procès, sinon de tirer son épingle du jeu, mais en tout cas de mettre bien souvent les rieurs de son côté - et instiller le doute, jusque de nos jours ?

 

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