"Tout au long de cette première journée du procès, Gaston Dominici a fait preuve d'une mémoire étonnante. Des faits ou incidents, vieux de 20 et même de 56 ans, étaient contés avec un luxe de détails [...]
Les questions fusent, qui semblent gêner le vieux. Lui, qui le matin faisait preuve d'une mémoire étonnante, ne se souvient pas, ne peut préciser les choses".
(La Marseillaise, 18 novembre 1954).

"On était en mesure de s'attendre à un interrogatoire fort difficile d'un Dominici ne répondant qu'en patois aux questions du Président. Il n'en fut rien. Aux questions que lui pose le Président, Gaston Dominici répond clairement en un français à peine écorché. Certes, parfois, certaines subtilités des questions qui lui sont posées lui échappent. Il tend alors sa tête vers la Cour et le Président doit lui préciser le sens de sa question".
(Le Provençal, 18 novembre 1954).

"Alors intervient un véritable morceau de bravoure, une cascade d'adjectifs que le Président envoie à Dominici comme des balles de tennis. Mais le vieux n'est pas seulement un bon fusil : c'est aussi une étonnante raquette".
(Jean-Bernard Derosne, in L'Aurore - France libre, 18 novembre 1954).

"Reconnaissons l'inégalité du combat entre ce vieil homme écrasé de suspicion et un dossier, un Président qui ne le lâche pas et le force, comme un vieux sanglier à bout de course et de souffle. Mais le combat était-il égal entre la petite fille à genoux, terrorisée, suppliante, et dont un homme, férocement, écrasait la tête ?".
(Id.).

 

 

I. Introduction

 

On a parfois dit qu'un condamné était quelqu'un qui n'avait pu se défendre - ou se payer les meilleurs défenseurs. La médiatisation - avant la lettre - de l'affaire Dominici (ou de Lurs, ou Drummond) n'a pas manqué de constituer un exemple pour tous ceux dont la compassion va davantage aux assassins qu'aux victimes.

On songe ici aux réflexions d'un Giono assistant au procès de Digne : "L'accusé n'a qu'un vocabulaire de trente à trente-cinq mots, pas plus (j'ai fait le compte d'après toutes les phrases qu'il a prononcées au cours des audiences). Le président, l'avocat général, le procureur, etc. ont, pour s'exprimer, des milliers de mots. [...] Tout accusé disposant d'un vocabulaire de deux mille mots serait sorti à peu près indemne de ce procès. Si, en plus, il avait été doué du don de parole et d'un peu d'art de récit, il serait acquitté. Malgré les aveux. J'ai demandé si ces aveux avaient été fidèlement reproduits aux procès-verbaux. On m'a répondu : oui, scrupuleusement. On les a seulement mis en français"(1).

 

Certes, on peut trouver des exemples flagrants de cette incompréhension, et même de la supériorité qu'un juge peut tirer d'une maîtrise supérieure de la langue à celle que possède celui qu'il doit juger, dans le film de R. Depardon, Délits flagrants (avec des jeux de mots produits dans l'intention de blesser, mais qui ne peuvent à l'évidence être compris de ceux à qui ils s'adressent, et qui ne sont donc que de sottes manifestations d'une certaine vanité). Ces jeux de manches, d'ailleurs, sont davantage pour la galerie que pour rabaisser la personne incriminée, ainsi du célèbre "en somme, vous ne réussissez que vos assassinats", de Me Floriot.

 

Mais depuis longtemps, s'agissant de notre Gaston, il a été répondu aux "impressions de prétoire" à l'emporte-pièce de Jean Giono. Ainsi peut-on citer cette autre opinion, qui vaut bien celle de l'ermite de Manosque, dont la connaissance des individus était surtout livresque : "N'exagérons rien ! Le vieux berger comprenait très bien ce qu'on lui disait quand il voulait comprendre. Il mettait même une vraie malice dans ses réponses... Les premières heures du procès nous avaient montré un Gaston Dominici à la répartie prompte et mordante"(2). Cette "répartie prompte et mordante", qui fit la joie du public - et parfois de la Cour - est parfaitement incompatible avec une maîtrise très insuffisante du vocabulaire de la part de celui qui lisait La Marseillaise, face à celui qui lisait Le Figaro (si l'on en croit un autre intellectuel défenseur de Gaston(3))

Intellectuel qui rédige l'essentiel de son sévère réquisitoire, et sans appel, contre la Justice de son pays en s'appuyant sur un fragment de dialogue tel que rapporté par Giono :

- Êtes-vous allé au pont ?
- Allée ? Il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été !

Comme cet exemple d'incompréhension est le seul rapporté par Giono, et qu'il semble bien n'avoir pas été attesté par les très nombreux observateurs - qu'ils lussent La Marseillaise ou Le Figaro - au procès de Digne, on le tiendra pour nul et non avenu, et sans grand intérêt : l'inculpé ayant montré par ailleurs, à de très nombreuses reprises, qu'il comprenait parfaitement, du moins quand il ne voulait pas faire la sourde oreille(4).

 

 

II. Les "mots" : aspect qualitatif

 

Mais il n'est pas sans intérêt de poursuivre la lecture des réflexions de Giono : "On les a seulement mis en français", lui a-t-on répondu, quand il a interrogé des responsables au sujets des aveux de Gaston. Incroyable naïveté, ou suprême rouerie de l'écrivain ? Car la "mise en français" est l'opération la plus répandue qui soit, en particulier au sein du monde judiciaire ! Et le moyen de faire autrement, s'il vous plaît ? Si l'on examine d'autres déclarations, on se convaincra aisément qu'elles ont été, elles aussi "mises en français".

Gustave Dominici n'a jamais dit, littéralement : "Il m'a répondu par l'affirmative", ou "Comme avec insistance je le questionnais sur ce point, mon père m'a dit", ou encore "Lorsque j'ai perçu les bruits de pas de mon père qui, je le supposais, se levait, je suis descendu dans l'intention de l'interroger".

De même, son frère aîné, Clovis, n'a jamais prononcé mot à mot : "Je lui faisais part aussitôt de mon étonnement", ou "Je n'ai pas songé à lui demander la raison pour laquelle il avait cru bon de se munir de cette arme", ou encore "J'avoue que, spontanément, j'ai pensé que c'était Gustave qui s'en était servi".

De même encore, son épouse Yvette n'a pas dit textuellement : "Je ne puis me souvenir si mon mari, en se levant, a allumé la lampe de chevet", ou "Mon mari paraissait très affecté, et je ne l'étais pas moins", ou encore "J'affirme de la façon la plus absolue que mon mari ne m'a pas dit s'être rendu sur les lieux du crime après avoir parlé à son père", ou même "Je ne saurais vous dire combien de fois mon mari est retourné sur les lieux du crime".

 

Il est parfaitement clair que si les notes émanent de la famille Dominici, la mise en musique est signée Périès-Barras. Qui songerait à s'en étonner, à part les indécrottables naïfs, et les spécialistes de la mauvaise foi intéressée ? Et quelle importance, du moment que l'idée générale est respectée ! Oh combien Roger Périès a dû souffrir lorsqu'il a été contraint de demander à son greffier de transcrire, avec force sic et autres guillemets, "je lui ai envoyé la main à la fraise... J'ai sorti ma queue" !

Il y a là toute la distance entre l'oral et l'écrit, entre les niveaux de langue, entre deux ordres qui se parlent et se comprennent parfaitement sans user des mêmes termes, des mêmes constructions. Et c'est pourquoi, mutatis mutandis, on ne peut que sourire lorsqu'on entend Gustave dire(5) : "je crois mon père innocent", utilisant ainsi, sans le savoir, la classique construction latine de la proposition infinitive (credo deum esse sanctum), que son avocat lui a sans doute fait répéter !

Bref, il est parfaitement ridicule de parler, comme le fit Barthes, de la disparité des langages, et de leur clôture impénétrable. D'ailleurs, Gaston répliqua en souriant au Président, à propos de je ne sais plus quoi : "j'ai été à l'école seulement jusqu'à douze ans" (à l'époque de son enfance, cela n'était pas rarissime - c'était même la situation la plus courante). Ils s'étaient l'un et l'autre parfaitement compris. Voilà pour le qualitatif.

 

 

III. Les "mots" : aspect quantitatif

 

Reste la question quantitative, que Giono nous assène avec une stupéfiante autorité, celle de l'homme de lettres à qui l'on ne la fait pas. Il fallait donc y regarder de plus près, et certes cela n'est pas facile. Car personne n'a enregistré les propos de Gaston au magnétophone(6). Dès lors, il convenait d'essayer de reconstituer ses paroles à partir des comptes rendus journalistiques. J'ai choisi d'opérer cette recherche pour la seule première journée du procès, à partir des quotidiens que j'ai déjà cités, par ailleurs. Je suis convaincu d'être nettement au-dessous de la vérité en ce qui concerne l'étendue du vocabulaire de Gaston Dominici, les journalistes n'ayant rapporté, à l'intention de leurs lecteurs, que ce qu'ils jugeaient digne d'être rapporté. Et d'autre part, là encore, on rencontre, d'un journaliste à l'autre, une incontestable "mise en français", qui n'enlève rien au sens, mais sans doute nous prive de la couleur - de la saveur - du parler de l'inculpé. Donnons quelques exemples de cette non-translittération.

Selon toute vraisemblance, Gaston n'a jamais dit "j'ai cru que les coups de feu provenaient de braconniers de l'autre côté de la Durance", mais plus sûrement, "j'ai dit : ce sont des braconniers du côté de Dabisse". De la même manière, on pourra comparer : "je suis revenu vers sept heures trente", vs "je me suis retourné vers sept heures et demie(7)", ou encore c'est alors que ma femme et Yvette m'ont fait savoir qu'il eu avait eu un crime", vs "ma femme et Yvette m'ont dit qu'il y avait eu un crime, là-haut".

Si donc on fait passer les paroles prononcées au cours de la première journée du procès par Gaston, par la moulinette d'un petit logiciel de lexicométrie, on obtient les résultats suivants :

 

Extraits des phrases prononcées le 17 XI 54 Nombre Dont différents
Mots-outils 1 251 136
Mots pleins 539 340
Total 1 790 476

 

Comme on le voit, les 340 "mots pleins" de Gaston, utilisés au cours de la seule première journée du procès, laissent loin derrière le comptage de trente à trente-cinq mots, pas plus, soi-disant effectué par le Tino Rossi de la littérature (selon la cruelle expression de Vlaminck) sur l'ensemble du procès ! Et réduisent à néant l'image, certes littérairement belle, de l'inculpé "accusé privé de langage". Car nos deux amis, Giono et Barthes, ont fait beaucoup de littérature à propos de l'inculpé Dominici. Mais puisqu'ils étaient du bâtiment...

 

 

 

IV. Les "mots" de Barthes, au secours de Dominici

 


Texte de Rolland Barthes : "Dominici, ou le triomphe de la littérature" (Les Lettres nouvelles, 1954. Repris in Mythologies) :

"Tout le procès Dominici s’est joué sur une certaine idée de la psychologie, qui se trouve être comme par hasard celle de la Littérature bien-pensante. Les preuves matérielles étant incertaines ou contradictoires, on a eu recours aux preuves mentales ; et où les prendre sinon dans la mentalité même des accusateurs ? On a donc reconstitué de chic mais sans l’ombre d’un doute, les mobiles et l’enchaînement des actes ; on a fait comme ces archéologues qui vont ramasser de vieilles pierres aux quatre coins du champ de fouille, et avec leur ciment tout moderne mettent debout un délicat reposoir de Sésostris, ou encore qui reconstituent une religion morte il y a deux mille ans en puisant au vieux fonds de la sagesse universelle, qui n’est en fait que leur sagesse à eux, élaborée dans les écoles de la IIIe République.

De même pour la « psychologie » du vieux Dominici. Est-ce vraiment la sienne ? On n’en sait rien. Mais on peut être sûr que c’est bien la psychologie du président d’assises ou de l’avocat général. Ces deux mentalités, celle du vieux rural alpin et celle du personnel justicier, ont-elles la même mécanique ? Rien n’est moins sûr. C’est pourtant au nom d’une « psychologie universelle» que le vieux Dominici a été condamné : descendue de l’empyrée charmant des romans bourgeois et de la psychologie essentialiste, la Littérature vient de condamner un homme à l’échafaud. Écoutez l’avocat général : « Sir Jack Drummond, je vous l’ai dit, avait peur. Mais il sait que la meilleure façon de se défendre, c’est encore d’attaquer. II se précipite donc sur cet homme farouche et prend le vieil homme à la gorge. Il n’y a pas un mot d’échangé. Mais pour Gaston Dominici, le simple fait qu’on veuille lui faire toucher terre des épaules est impensable. Il n’a pas pu, physiquement, supporter cette force qui soudain s’opposait à lui ». C’est plausible comme le temple de Sésostris, comme la Littérature de M. Genevoix. Seulement, fonder l’archéologie ou le roman sur un « Pourquoi pas ? », cela ne fait de mal à personne. Mais la Justice ? Périodiquement, quelque procès, et pas forcément fictif comme celui de l’Étranger, vient vous rappeler qu’elle est toujours disposée à vous prêter un cerveau de rechange pour vous condamner sans remords, et que, cornélienne, elle vous peint tel que vous devriez être et non tel que vous êtes.

Ce transport de Justice dans le monde de l’accusé est possible grâce à un mythe intermédiaire, dont l’officialité fait toujours grand usage, que ce soit celle des cours d’assises ou celle des tribunes littéraires, et qui est la transparence et l’universalité du langage. Le président d’assises, qui lit le Figaro, n’éprouve visiblement aucun scrupule à dialoguer avec le vieux chevrier « illettré ». N’ont-ils pas en commun une même langue et la plus claire qui soit, le français ? Merveilleuse assurance de l’éducation classique, où les bergers conversent sans gêne avec les juges ! Mais ici encore, derrière la morale prestigieuse (et grotesque) des versions latines et des dissertations françaises, c’est la tête d’un homme qui est en jeu.

La disparité des langages, leur clôture impénétrable, ont pourtant été soulignées par quelques journalistes, et Giono en a donné de nombreux exemples dans ses comptes rendus d’audience. On y constate qu’il n’est pas besoin d’imaginer des barrières mystérieuses, des malentendus à la Kafka. Non, la syntaxe, le vocabulaire, la plupart des matériaux élémentaires, analytiques, du langage se cherchent aveuglément sans se joindre, mais nul n’en a scrupule: « Êtes­vous allé au pont ? — Allée ? Il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été ». Naturellement tout le monde feint de croire que c’est le langage officiel qui est de sens commun, celui de Dominici n’étant qu’une variété ethnologique, pittoresque par son indigence. Pourtant, ce langage présidentiel est tout aussi particulier, chargé de clichés irréels, langage de rédaction scolaire, non de psychologie concrète (à moins que la plupart des hommes ne soient obligés, hélas, d’avoir la psychologie du langage qu’on leur apprend). Ce sont tout simplement deux particularités qui s’affrontent. Mais l’une a les honneurs, la loi, la force pour soi.

Et ce langage « universel » vient relancer à point la psychologie des maîtres : elle lui permet de prendre toujours autrui pour un objet, de décrire et de condamner en même temps. C’est une psychologie adjective, elle ne sait que pourvoir ses victimes d’attributs, ignore tout de l’acte en dehors de la catégorie coupable où on le fait entrer de force. Ces catégories, ce sont celles de la comédie classique ou d’un traité de graphologie : vantard, coléreux, égoïste, rusé, paillard, dur, l’homme n’existe à ses yeux que par les « caractères » qui le désignent à la société comme objet d’une assimilation plus ou moins facile, comme sujet d’une soumission plus ou moins respectueuse. Utilitaire, mettant entre parenthèses tout état de conscience, cette psychologie prétend cependant fonder l’acte sur une intériorité préalable, elle postule « l’âme » ; elle juge l’homme comme une « conscience », sans s’embarrasser de l’avoir premièrement décrit comme un objet.

Or cette psychologie-là, au nom de quoi on peut très bien aujourd’hui vous couper la tête, elle vient en droite ligne de notre littérature traditionnelle, qu’on appelle en style bourgeois, littérature du Document humain. C’est au nom du document humain que le vieux Dominici a été condamné. Justice et littérature sont entrées en alliance, ont échangé leurs vieilles techniques, dévoilant ainsi leur identité profonde, se compromettant impudemment l’une par l’autre. Derrière les juges, dans des fauteuils curules, les écrivains (Giono, Salacrou). Au pupitre de l’accusation, un magistrat ? Non, un conteur extraordinaire », doué d’un « esprit incontestable » et d’une « verve éblouissante » (selon le satisfecit choquant accordé par le Monde à l’avocat général). La police elle-même fait ici ses gammes d’écriture (Un commissaire divisionnaire : « Jamais je n’ai vu menteur plus comédien, joueur plus méfiant, conteur plus plaisant, finaud plus matois, septuagénaire plus gaillard, despote plus sûr de lui, calculateur plus retors, dissimulateur plus rusé... Gaston Dominici, c’est un étonnant Frégoli d’âmes humaines, et de pensées animales. Il n’a pas plusieurs visages, le faux patriarche de la Grand’Terre, il en a cent !). Les antithèses, les métaphores, les envolées, c’est toute la rhétorique classique qui accuse ici le vieux berger. La justice a pris le masque de la littérature réaliste, du conte rural, cependant que la littérature elle-même venait au prétoire chercher de nouveaux documents « humains », cueillir innocemment sur le visage de l’accusé et des suspects, le reflet d’une psychologie que pourtant, par voie de justice, elle avait été la première à lui imposer.

Seulement, en face de la littérature de réplétion (donnée toujours comme littérature du « réel » et de l'humain), il y a une littérature du déchirement : le procès Dominici a été aussi cette littérature-là. II n’y a pas eu ici que des écrivains affamés de réel et des conteurs brillants dont la verve éblouissante emporte la tête d’un homme ; quel que soit le degré de culpabilité de l’accusé, il y a eu aussi le spectacle d’une terreur dont nous sommes tous menacés, celle d’être jugés par un pouvoir qui ne veut entendre que le langage qu’il nous prête. Nous sommes tous Dominici en puissance, non meurtriers, mais accusés privés de langage, ou pire, affublés, humiliés, condamnés sous celui de nos accusateurs. Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là".

On peut en gros juger ces 'vérités' assénées à l'aune de ce que pensait Jacques Ellul de l'œuvre de Barthes : "le discours de Barthes est une rhétorique parfaitement vaine, inadéquate et creuse" (in Sans feu ni lieu, p. 16).

 

 

V. Complément : Petite mise au point linguistique,

 

ou comment Chabrol est encore pris la main dans le sac (ridicule où Muller l'enveloppe)

 

Dans les années 79-80, Le quotidien du soir Le Monde publia une série consacrée aux problèmes éducatifs : Hypothèses d'écoles. Dans ce cadre-là, Jean-Pierre Chabrol (1925-2001), "témoin de son temps", héraut de l'innocence complète des Dominici et pourfendeur du méchant Sébeille (et de ses sbires), se fendit d'un long article intitulé "Gentils enfants de Port-de-Bouc" (livraison du 10 janvier 1980. Je ne commenterai pas davantage cet article sur "l'école condescendante d'une société condamnée" - il ne suffit pas de se prévaloir de l'amitié de Georges Brassens pour raconter n'importe quoi, et se penser moins médiocre que l'on est).

Au cœur de cet article, qui malheureusement n'est pas passé à la postérité, le sieur Chabrol écrivait :
"Port-de-Bouc part en brioche ; il y a un salarié sur deux au chômage. Ces gosses, devant moi, qu'est-ce qu'ils vont devenir ? À seize ans, ils prendront ce qui se présentera, et vite, trop heureux. Quel gâchis !
Leurs questions, leurs remarques m'éblouissaient. Elles révélaient un tel bouillonnement d'intelligences et d'imaginations dans ces clapiers de béton. Plus un métissage de cultures méditerranéennes, des langages, la promesse d'une nouvelle culture populaire... Mais l'enseignement n'est pas là pour ça. Britannicus avant tout. Racine écrivait avec mille mots ; le peuple, à son époque, parlait avec vingt-cinq mille ... Racine, mille mots triés pour plaire au roi, aussi beaux et aussi utiles que l'épée d'un académicien, ses 'transports' n'étaient pas le métro, pas même la patache ! Qui nous rendra les vingt-quatre mille mots de nos pères ? Qui sauvera les mots et les idées de nos enfants rustauds ?"

 

La réplique, hélas, ne vint que six mois plus tard... Elle fut administrée dans le même quotidien (livraison du 16 juillet 1980) par un pionnier de la statistique linguistique, à l'époque professeur à l'Université de Strasbourg, Charles Muller (1909-2 mars 2015)

 

Les mille mots de Racine

 

"Racine écrivait avec mille mots ; le peuple, à son époque, parlait avec vingt-cinq mille ... Racine, mille mots triés pour plaire au roi, aussi beaux et aussi utiles que l'épée d'un académicien... Qui nous rendra les vingt-quatre mille mots de nos pères ?" (J.-P. Chabrol, dans le Monde du 10 janvier).

Il y a des légendes qui ont la vie dure ! Celle du théâtre de Racine écrit avec mille mots (ou mille deux cents, ou huit cents, suivant les variantes de ce mythe) revient périodiquement sous de bonnes plumes, dont celle, jadis, d'un ministre de l'éducation nationale. Et cette affirmation sans fondement persiste, alors que depuis une trentaine d'années l'informatique a permis de substituer des décomptes précis et nombreux aux estimations vagues (et souvent tendancieuses) du passé.

Sans grande illusion, essayons de couper les ailes à ce canard et de détromper ceux qui se laissent charmer par son chant. Les neuf tragédies "profanes" de Jean Racine comptent deux mille huit cent soixante-sept "mots différents" (ou vocables, pour employer le terme des linguistes) ; si l'on y joint les deux pièces bibliques, Esther et Athalie, on arrive à trois mille deux cent soixante-trois ; avec les Plaideurs, le théâtre complet de Racine totalise trois mille sept cent dix-neuf mots, dont trois cent soixante-quinze noms propres. Ces données sont dues à un jeune chercheur du C.N.R.S., M. Ch. Bernet, dont la thèse sera prochainement éditée(8) : elles ont déjà été publiées dans divers articles, entre autres dans le Français moderne de janvier 1978.

Quant aux mille mots "triés pour plaire au roi", une remarque : avant la naissance de Racine, avant celle de Louis XIV, bien avant Versailles, il y eut le Cid de Corneille, qui n'était écrit ni pour la cour ni pour les salons, qui déplut aux doctes, et qui fut avant tout un succès populaire : or le vocabulaire du Cid est plus restreint encore que celui de la Phèdre de Racine. Et, ce qui est piquant, quand on classe d'après leur richesse lexicale les vingt-neuf tragédies signées Corneille ou Racine, celle qui arrive en tête est ... Esther, avec le vocabulaire le plus riche ; commande royale et littérature de cour s'il en fut !

Je n'insisterai pas sur les vingt-cinq mille mots prêtés au "peuple" de l'époque classique. Ce chiffre est hautement invraisemblable.

 

Entre les vingt-cinq mille mots soi-disant "parlés" par le peuple, à l'époque classique, et les trente-cinq mots chichement accordés par Giono à Gaston Dominici, il y a vraisemblablement un juste milieu, non ?

 

 

VI. Le mot de la fin : l'opinion de mon ami Aldo

 

20150120 kataldo 

 

 

[Toute allusion au PV du 15 Novembre 1953, à 11 heures 15 (devant M. Roger Périès, Juge d'Instruction au Tribunal de première instance de Digne, assisté de M. Barras, Greffier assermenté - cote D 212, p. 4) pourrait ne pas être fortuite].

 

 


Notes

 

(1) Jean Giono, Notes sur l'affaire Dominici, Gallimard, 1955, pp. 67-68 et 74.
(2) Marcel Montarron, "Le secret des Dominici", in Les grands procès d'assises, 1967, p. 204. De la même façon, le New York Times notait, pour sa part : "Aussi jauni et façonné par les intempéries qu'une ferme provençale, Dominici a surpris la Cour par son endurance physique et la vivacité de son intelligence prompte à la répartie" (livraison du 25 novembre 1954, p. 6)
(3) Il s'agit de Rolland Barthes, dans un texte fameux des "Mythologies" (on le trouvera ici-même, in fine). Mais la supercherie de Giono comme la naïveté intéressée de Barthes sont parfaitement mises à jour dans un article de Pierre Lepape, publié dans Le Monde (1995) : "Mais la mythologie rêvée et inventée par Giono est faite de blocs si finement jointés, elle adhère au réel par tant de détails exacts, qu'elle s'impose comme la vérité. Il est amusant de constater qu'à Paris un de ces jeunes intellectuels de gauche sophistiqués que Giono déteste, prend appui sur le compte rendu d'audience de Giono et sur sa thématique de la toute-puissance de la rhétorique urbaine acharnée contre un paysan pauvre en mots, pour dénoncer dramatiquement le « terrorisme » de la justice : « Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là. » Ce jeune écrivain se nomme Roland Barthes. Son texte s'intitule : Dominici ou le triomphe de la littérature".
(4) Le 20 janvier 1954, l'inculpé avait été conduit à Marseille, pour y subir un examen mental. À l'un des trois spécialistes ayant eu à l'examiner, Gaston devait déclarer : "quand des questions m'embarrassent, je perds subitement la mémoire" (rapport du Docteur Merlan, cité lors de la première journée du procès). Selon Merlan, l'amnésie était un système de défense. On peut facilement imaginer que le recours à l'incompréhension en est un autre.
(5) Dans le film inachevé d'Orson Welles, et en réponse à une question de Pierres Desgraupes pour Cinq Colonnes à la Une.
En revanche, la réponse de Gaston au juge Périès (décembre 1953) : "je me languissais de dormir", est certainement la transcription très exacte des propos de l'inculpé.
Me vient l'idée de donner ici un autre exemple de propos "mis en français", pour montrer que le sort fait à Gaston Dominici relève du lot commun. Extrait d'une Information contre Claude C., inculpé de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, décembre 1882.
Le juge d'instruction interroge un témoin, le jeune Jean-Marie P., cultivateur de 18 ans.
Demande : avant la rixe, n'avez-vous pas parlé des personnes qui venaient derrière vous, et n'a-t-il pas été question entre vous des entraves à mettre à leur marche ?
Réponse : en ma présence, il n'a été nullement question de cela, et je n'ai rien entendu d'aucun de mes camarades qui y eut trait".
(6) C'est ici l'occasion de dire à quel point le téléfilm de Boutron-Reymond, une fois de plus, sonne faux et ment, lorsqu'il nous montre Sébeille utilisateur frauduleux d'un magnétophone Perfectone. En 1952-53 !
(7) Il s'agit là d'un provençalisme, d'une traduction en français du provençal "me n'en sioù rétourna".
(8) Bernet (Charles) Le vocabulaire des tragédies de Jean Racine, Analyse statistique, Genève-Paris, Slaktine-Champion, 385 p., 1983.

 

 


 

 

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