"S'il est prouvé que le coupable est ce vieil homme, alors je ne croirai plus jamais à la pureté d'un visage, à aucune protestation d'innocence, à la limpidité de certains mots"
(Armand Salacrou, in France-Soir, 19 novembre 1954 - rappelons que Salacrou collaborait à la presse communiste, ceci expliquant peut-être cela).

"Garde-toi, tant que tu vivras,
De juger des gens sur la mine
"
(La Fontaine, Fables, livre sixième, V, Le cochet, le chat et le souriceau)

"Personne ne doute plus que c'est à la Grand'Terre ou dans ses proches environs que se trouve la clé de l'énigme. Sorti de là, le désaccord commence"
(J.M. Théolleyre in  , 26 novembre 1954).

 

On peut s'interroger : en dépit de son appel aux médias audio-visuels (qui sont largement, à n'en pas douter, de son côté), le petit-fils du Patriarche n'est-il pas, en tout état de cause, échec et mat ? Était-il bien opportun, de sa part, d'ouvrir à grand bruit ce qu'on est contraint de qualifier de boîte de Pandore, alors que le temps avait lentement accompli son œuvre d'apaisement des esprits ? Car soyons-en sûrs, à supposer que la justice française entreprenne la réouverture du dossier (folle hypothèse, à mon sens), on peut alors s'attendre à ce que la presse anglaise se déchaîne, avec raison, et rappelle bien plus de faits gênants qu'on en pourra trouver ici.

 

Commençons par rapporter la conviction du commissaire Chenevier, à l'évidence favorable au condamné, du moins au tout début de sa longue et minutieuse(1) quête. Que dit le Commissaire parisien ?

 

"L'assassin [...] est incontestablement de la Grand'Terre".

 

On pourrait s'interrompre, la cause étant entendue. Mais il n'est sans doute pas inutile de poursuivre, car Chenevier fait du fils le complice du père, ou plus exactement du père le complice du fils (à l'entendre, Gaston Dominici n'aurait commis que le crime le plus atroce, sur la personne de la petite fille). Si donc Alain réussit (par quel tour de magie ?) à dédouaner son grand-père, ce sera pour mieux étrangler son propre père.

 

Que penser de son propre père, "ce personnage cynique mais peu intelligent" (juge P. Carrias, Ordonnance de non-lieu, 13 novembre 1956) ? Dans un rapport (fin décembre 1952) du commissaire Constant(2), Gustave est qualifié "d'homme déloyal". Et les attendus du jugement du 20 novembre 1952 sont particulièrement durs à son endroit. Après avoir rappelé que l'obligation légale de porter secours à une personne en péril n'est pas subordonnée à la possibilité d'un résultat favorable (ceci, pour contrer le certificat du Dr Paul Jouve : "Humainement, rien ne pouvait être tenté pour la [Elisabeth] sauver"), le jugement rappelle que Gustave "s'est abstenu, non par simple irrésolution, manque de perspicacité ou de réflexe, mais de propos délibéré, déclarant à Olivier qu'il avait vu un cadavre, et restant les deux heures suivantes sans se soucier le moins du monde de la jeune Elisabeth, et bien déterminé dès l'abord, si l'on se réfère à la déclaration de sa propre épouse, à cacher sous des prétextes variables mais non admissibles (émotion, crainte d'ennuis, prétendus conseils de son frère), la vérité sur ce point aux enquêteurs" ; et il termine en faisant allusion à "l'étrange et encore inexplicable attitude de cet homme qui en même temps a gravement manqué aux traditions françaises de charité fraternelle, et a enfreint dans des conditions aussi fautives l'actuelle conception plus étroite de la solidarité humaine, sanctionnée par le texte répressif applicable" [soit l'article 62, paragraphe 2, du Code Pénal d'alors]. Quant au commissaire Chenevier (encore lui), il parle du "comportement cynique du personnage".

C'est aussi l'opinion du président Bousquet. On rappellera, tiré de l'audience du jeudi 25 novembre 1954 (après-midi), son court mais non équivoque emportement contre le témoin Dominici Gustave :

- "C'est inqualifiable ! Vous avez accusé votre père le premier, huit heures avant Clovis, vous entendez ? Le premier ! C'est plus que de la lâcheté ! [...] Gustave Dominici, écoutez attentivement ce que je vais vous dire de façon solennelle…En ma carrière de magistrat d'Assises, j'ai vu bien des procès et bien des personnages gravitant autour de ces débats. Or, je n'ai jamais rencontré un témoin aussi vil que vous ! Car votre conduite est inqualifiable. Avec un luxe de détails terrifiant, vous avez accusé votre père d'un triple assassinat. Aujourd'hui, vous venez prétendre que vous avez inventé ce monstrueux scénario. Pour moi, mon mépris n'a d'égal que mon frémissement [...]. Cette lâcheté dépasse les bornes. Vous souillez avec une pire vilenie cette enceinte [...]. Dominici, je le répète, vous êtes un lâche !"

Et le Président de lui mettre sous le nez de nombreux détails troublants qu'il avait révélés, et qu'il était forcément seul à connaître(3). Mais Gustave "se tient là, immobile, stupide", comme l'écrit J.-M. Théolleyre dans Le Monde (26 novembre 1954, p. 11). Et P. Scize enfonce le clou : "Il est tout à fait bien, M. Bousquet, dans ce moment capital du procès. Il s'adresse à ce témoin avec un indicible mépris" (Au grand jour des Assises, pp. 341-342).

Ce personnage qui, dans un journal d'obédience communiste (ce Soir, aujourd'hui disparu), avait menacé mi-septembre 1952 (certainement, son avocat Me Pollak tenait sa plume) de procès en diffamation tous ceux qui mettaient en cause son honneur : "Je ne suis ni un assassin, ni un lâche indifférent au sort d'honnêtes gens abattus avec un acharnement horrible (puisque c'est lui qui le dit !), alors que j'aurais pu leur porter secours, ou encore un homme à tel point privé de sens moral que j'aurais protégé par mon silence un monstre (puisque c'est lui qui le dit !) de la colère de tous les honnêtes gens. Je suis décidé à cette attaque, sans tenir compte de la qualité de ceux qui m'ont porté cet impardonnable tort, quelles que soient leurs fonctions, quels qu'aient été leurs mobiles [...]. Le traitement qui m'a été infligé est inadmissible, on ne doit pas traiter comme un bandit sans honneur un homme au passé sans reproche, dont l'attitude a été sans critique à la suite des faits tragiques que l'on sait". Ce procès en diffamation, les "diffamateurs" l'attendent toujours. Et pour cause. [Note : la lettre intégrale]

En fait, on peut penser du "triste personnage", en gros, ce qu'en pensait le journaliste R.L. Lachat dans le Dauphiné Libéré du 17 octobre 1953 (expliquant du même coup ses premières prises de position en faveur de Gustave) : "Blafard, le front bas, l'œil fiévreux, le témoin n° 1 du massacre de Lurs n'a plus le visage rayonnant et l'esprit soulagé des heures sombres de l'enquête, alors qu'un bruyant cortège d'amis politiques l'entraînait des salles de rédaction d'un journal communiste marseillais au cabinet d'un avocat en vogue, aux fins tapageuses de 'réparation pour préjudice moral causé'. L'homme qui, hier encore, nous inspirait quelque scrupuleux intérêt (il est toujours douloureux de voir tourmenter un possible innocent) ne provoque désormais que mépris. [...] À la pensée du nouvel aspect de Gustave Dominici, si abominablement inhumain, nous ne pouvons plus désormais lui tendre la moindre aumône d'indulgence".
À tout le moins, personne ne pourra jamais lever les deux hypothèques "Constant" et "Chenevier", dont le poids, on le mesure sans peine, est considérable. Mais le jugement le plus atroce, c'est l'un des défenseurs de Gaston Dominici, qui l'a porté. Me Pollak déclara en effet : "la boue des Dominici, c'est Gustave-le-Lâche… c'est l'homme abject du mystère de Lurs, le sanglant dépositaire des secrets de la Grand'Terre".

Pourquoi, dès lors, les derniers tenants de l'innocence poursuivent-ils ? Entre autres, paraît-il, parce qu'il y aurait des invraisemblances, et des pistes non suivies : dès le début, les enquêteurs se sont acharnés sur les Dominici, a-t-on entendu ici ou là. Mais qu'en est-il exactement ?

 

Il s'agit de ce que Jean Laborde (l'auteur du meilleur ouvrage sur l'affaire Dominici) a nommé les épaves inutiles : l'enquête a-t-elle négligé des pistes capitales ? Il semble que non. Les enquêteurs ont fouillé toutes les directions qui se présentaient, ou qu'on leur jetait complaisamment dans les jambes, pour leur faire perdre un temps précieux. Citons-en quelques-unes, sans nous attarder (car toutes ont trouvé une explication, sans rapport avec le triple crime) :

 

* L'uniforme abandonné (à Aiglun, près de Digne) de Césarino Donati, déserteur de la Légion étrangère

* Un autre déserteur, le parachutiste anglais George Bulton, parti d'Allemagne en Jeep trois semaines auparavant

* Le vagabond vêtu d'un short, portant chapeau mou et chaussé de souliers à semelles de crêpe, repéré sur la commune de Pierrerue, puis disparu

* Le trimardeur de Brignoles

* Ange Bergamini, ouvrier à Saint-Auban, grand chasseur devant l'Éternel, longuement interrogé et sa demeure fouillée - sans résultats

* Samuel et son épouse née Aubiero, le jeune couple ramasseur d'escargots, de Malijai à Saint-Auban

* L'ouvrier agricole de Saint-Étienne-les-Orgues

* Un autre ouvrier agricole, Prosper Merlino, 48 ans, l'homme au complet vert de Solliès-Pont

* Fidèle Heyriés, 65 ans, et ses fils, à Volonne

* Les "révélations" d'Arthur Blairvacq, 61 ans, affirmant s'être trouvé à Lurs, la nuit du crime, puis s'excusant de cette "mauvaise plaisanterie"

* Le commerçant marseillais (ou électricien niçois, selon les époques) Aristide Panayotou, l'homme au complet noir, représentant en fromages et salaisons et ... titulaire de la Légion d'honneur (et de la Médaille de la Résistance) ; et surtout affabulateur de première... qui ne s'est pas, lui, excusé !

* Les deux évadés de la prison des Baumettes

* Robert Martel, plongeur de son état, le joyeux éméché de l'Avenue de la Victoire, à Nice (en plus, beau gosse en diable, tout le portrait de Tino Rossi jeune)

* Marcel Léardo, 26 ans, de La Penne-sur-Huveaune

* Les Canadiens de Lyon, et leur Triumph KJ 9944 G. B.

* Les déclarations particulièrement farfelues d'un ouvrier de batteuse, Antoine Llorca

* Le témoin Paul Derink, dit Colombo, vannier ambulant d'origine belge (Sébeille est allé jusqu'à Aoste - en Isère - le 15 octobre 1952, pour l'interroger longuement avant de le mettre hors de cause. En a-t-il profité pour déguster du Bâton de Berger, l'histoire ne le dit pas ! Elle dit, en revanche, que la vieille Traction du Commissaire est tombée en panne, et a dû être réparée, tout près de là...)

* Le témoignage de l'ex-légionnaire Jules Callaire (qui, comme beaucoup d'autres, avait trop lu les journaux)

* F. Bussi, le clochard illuminé de Cagnes sur Mer

* Les treize Algériens du chantier de Ganagobie, dont Mohamed Mezrag, 38 ans, un bref temps soupçonné

* Le vélo Astra n° 604137, découvert près de Peyruis, dans une haie de ronces,  par Ch. Pesenti, le 25 août 1952

* La seconde voiture Hillman et la camionnette 202 Peugeot, toutes deux inconnues aux bataillons, sans doute nées des visions de MM. Borgna et Ciccheddu

* L'appartenance de Sir Jack Drummond aux services secrets britanniques.

Dès le 19 août, soit deux semaines après le triple crime, la Sûreté nationale, à Paris, avait fait diffuser un communiqué indiquant que "les histoires d'espionnage sont du domaine du rocambolesque". Mais nombre de nos concitoyens adorent le rocambolesque... Pour accepter cette dernière hypothèse, qui émerge à nouveau en ce moment, il faut supposer que Sir Jack était poursuivi d'une haine implacable par une puissance étrangère (mettons, l'URSS), mais pourquoi ? ce n'était pas un combattant, c'était un scientifique. Un scientifique qui avait toujours travaillé pour le bien de son pays, et n'avait jamais eu quoi que ce soit à voir avec les forces de l'Axe (sa mission humanitaire derrière les lignes allemandes, en Hollande vers la fin de la guerre, étant parfaitement publique et explicable). Il faut supposer qu'il avait été filé depuis son arrivée en France (dix jours) par des agents étrangers, véritables Pieds Nickelés ayant mission de l'abattre (mais pourquoi pas au Havre ?), et munis pour ce faire d'une carabine... américaine en très mauvais état (du modèle courant, c'est à dire à crosse non repliable, ce qui la rendait impossible à dissimuler), ayant perdu son garde-main, réparée sommairement avec une "plaque à vélo" acquise sur un marché des Basses-Alpes, et dépourvue de silencieux. Et, pour corser l'addition, chargée avec des munitions dépareillées et humides. C'est du délire. Ce serait grotesque, s'il ne s'agissait d'une horrible tuerie.

[Un incroyable festival d'épaves inutiles a été offert par Me Raoul Bottaï (disparu en 1997), ancien avocat de Gustave Dominici, lors de son intervention aux Dossiers de l'écran (9 septembre 1980), après la projection du film de Cl. Bernard-Aubert, l'Affaire Dominici.
Suffisant et insuffisant, cet avocat qui pontifie et s'écoute parler, est allé jusqu'à la caricature du bavard tellement apte à noyer le poisson.
Après avoir jugé que le film de la soirée était "la représentation cinématographique d'un PV de gendarmerie tronqué", il se lança dans une succession étourdissante d'embrouillaminis :

"Je peux vous assurer qu'il a été très sérieusement question, lors de la contre-enquête, de deux pistes, dont je regrette vivement qu'elles n'aient point été suivies comme la justice l'aurait voulu (sic).
La première, c'est celle des services secrets, de ce Drummond qui faisait partie des services d'information secrets anglais.
Il y a eu à l'époque
(?) un évènement que tout le monde ou presque a oublié.
Un avion était parti de Londres pour transporter à Ankara à destination de l'ambassade soviétique des documents qui constituaient la correspondance entre Churchill et Mussolini. Ces documents, c'étaient ceux que Churchill avait conservés. Les autres ont été remis dans une banque suisse par un avocat de je ne sais quelle nationalité qui s'appelle De Thomas.
Il y a eu à l'époque
(?) où cet avion est parti, une grosse animation dans les services secrets (?). Cet avion n'est malheureusement jamais arrivé à Ankara : tout ce que je vous dis là est officiel ! Il s'est écrasé sur le sol, au Maroc espagnol. Et les documents qu'il transportait ont été pris par un nommé Martinez Pareira, capitaine des services secrets espagnols, qui les a exploités pour son compte. Dès lors, une querelle, guerre sans merci s'est instaurée entre l'Intelligence Service et ce Martinez.
Et ce que je dis là n'est pas tellement stupide, puisqu'il explique un certain nombre de points qui, a priori, paraissent inexpliqués.
Lorsque je vous aurai dit que ce Martinez est sans doute
(!) venu à Lurs. Lorsque vous vous souviendrez que Monsieur Drummond est venu à La Grand'Terre, dans ce coin que rien ne prédisposait au camping et au repos. Lorsque je vous aurai dit que la veille du crime a eu lieu à Lurs une réunion d'Espagnols (!).
Lorsque je vous aurai dit qu'on a trouvé dans la gare de Lurs des fragments d'un imperméable qui appartenait très probablement à Monsieur Drummond [il nous ressort le coup de Mme Reine Ribo : un imper, au mois d'août !], et dont j'ai les expertises dans mon dossier.
Lorsque je vous aurai dit qu'on a vu à plusieurs reprises, en cette circonstance, une voiture Hillman, dont le propriétaire n'a jamais été identifié.
Lorsque je vous aurai dit qu'un appareil de photo a disparu, vous conviendrez donc qu'il y a dans cette piste
[sic] de quoi mériter une véritable enquête".

 


J'épargne au lecteur les détails de la seconde piste, qui n'est autre que celle de Llorca...].

 

Quelques constatations n'en demeurent pas moins inexpliquées. Prenons-en trois :

- Témoignage du capitaine Henri Albert (autre figure de l'enquête, à côté de Sébeille et Constant), au procès (19 novembre 1954) ; le militaire indique qu'il est arrivé à huit heures ; qu'il n'y avait alors personne sur les lieux (Cf. aussi : "Mentionnons qu'à notre arrivée à 7 heures 15, il n'y avait aucun témoin ou curieux", in Rapport Gendarmerie nationale, Forcalquier, 15 août 1952, p. 7 - Cote D 4).
Jean Teyssier (Mémoires et souvenirs d'un journaliste provincial) prétend être arrivé sur les lieux à sept heures trente (en compagnie de Roger Autheville, militant communiste, correspondant des Allobroges). Il indique qu'il y avait "déjà beaucoup de monde" (et que le corps d'Élisabeth était déjà recouvert d'une couverture).

- Les sacs de couchage n'étaient pas défaits
(déclaration du capitaine Albert, mi-août 1952). Selon le chef des gendarmes locaux, les Drummond ne s'étaient pas encore couchés (à plus d'une heure du matin ?), ils étaient allés faire une promenade (en pyjama, pour Élisabeth ?). À leur retour, ils sont tombés sur Gaston, qui s'était approché en curieux. Il n'était que rôdeur, ils l'ont pris pour un maraudeur. On sait la suite. Ce point n'est jamais réapparu, y compris lors de la longue et précise déposition du militaire, au procès. Mais faut-il vouloir tout expliquer ?

- Autre fait troublant : les gendarmes ont découvert des étuis et des cartouches (légèrement percutées) sur les lieux. Il est patent que, cette nuit-là, Gustave est venu à de nombreuses reprises "faire le ménage". Par ailleurs, on croit savoir (Laborde, p. 293) que Gaston, après avoir recouvert les corps des parents (mais pourquoi n'a-t-il recouvert celui de la petite fille que beaucoup plus tard, en présence des gendarmes ?) a ramassé quatre douilles sur place (Gustave aurait reçu la confidence de son beau-père Barth). Comment se fait-il que Gustave n'ait pas songé à ramasser tout ce qui avait été éjecté de l'US-M1 ? Ou a-t-il rajouté des douilles et/ou cartouches éventuellement issues de sa propre collection ?

 

Ce qui conduit à signaler quelques curieuses dissonances : qui dit vrai ?

* Qui dit vrai ? - le transfert des cadavres

1. "A quinze heures, nous ordonnons le transfert des trois cadavres à la morgue de l'hôpital de Forcalquier" (Juge Périès, Ordonnance et Procès-verbal de transport, D 2, 5 août 1952).

2. À 15 h 30 les victimes sont emportées [sic] à l'hôpital de Forcalquier (Gendarmerie nationale Forcalquier, 31 août 1952, B 35, page 4).

3. "Les corps ont été enlevés à dix-sept heures" (P. Degrave, alors s/s Préfet de Forcalquier, 20 janvier 1956, C 385).

4. Et la confusion devient totale lorsqu'on lit, au début du rapport d’autopsie des légistes improvisés : "Nous, soussignés, [...] Certifions nous être transportés le cinq août à seize heures à l'Hôpital de Forcalquier où nous avons rempli la mission qui nous a été confiée...."



* Qui dit vrai ? - l'arrivée des Drummond sur le terre-plein des Ponts-et-Chaussées

À  quelle heure exacte les Drummond sont-ils arrivés près de la Grand'Terre ?
Le PV définitif d'interrogatoire (cote D 301) indique que les touristes ont quitté Digne "un peu avant dix-neuf heures". Cette heure de départ est corroborée par les témoignages de Mlle Roland (réceptionniste au Grand Hôtel), de M. Josien (Directeur EDF à Digne) et de Mme Bizot (du bar La Taverne).
Mais s'agissant de l'arrivée, les observations divergent nettement. Le même PV précise, qu'une demi-heure plus tard (soit un peu avant dix-neuf heures trente), "ils s'installaient pour passer la nuit, sur le bord de la route", à proximité de la Grand'Terre.
Gaston soi-même avait situé cette arrivée aux environs de dix-neuf heures trente.. Et son fils Gustave avait indiqué qu'à son retour de la ferme Girard, à 20 heures, Yvette lui avait signalé que des campeurs s'étaient installés au bout de la luzerne (et qu'ils étaient venus chercher de l'eau à la ferme). Mais P. Delclitte, revenant de son jardin et passant à dix-neuf heures trente, n'a rien remarqué. Quant à R. Latil, garde-canal, il affirme de son côté qu'il est passé à dix-neuf heures quarante-cinq, et qu'il n'a vu personne...



* Qui dit vrai ? - l'arrivée de la "Mobile"

1. "À 13 h 30 arrivent sur les lieux la 9e Brigade mobile de Police judiciaire et les services de l'Identité judiciaire, que nous mettons au courant de nos premières investigations" (Gendarmerie nationale Forcalquier, 31 août 1952, B 35, page 4).

2. "Le camion de l'Identité judiciaire, venant de Marseille, est arrivé sur les lieux vers 13 h 30, suivi de près par les enquêteurs" (extrait d'une lettre en date du 14 octobre 1952, écrite par M. Sabatier, Procureur de la République à Digne - il était sur les lieux -, à M. Orsatelli, Procureur général près la Cour d'appel d'Aix-en-Provence).

3. "Il était quinze heures lorsque j'ai découvert le pantalon qui séchait" (C. Girolami, 24 août 1955, C 155).

4. "L'arrivée de la Police mobile se situe vers quinze heures" (P. Degrave, qui était alors sur les lieux, en tant que s/s Préfet de Forcalquier, 20 janvier 1956, C 385).



* Qui dit vrai ? - les traces de pas

1. "Ils [les fonctionnaires du Service de l'Identité judiciaire, arrivés à 13 h 30] ne peuvent cependant relever... les traces de pas dont nous avons fait mention ci-dessus, celles-ci ayant été brouillées par le vent violent qui soufflait depuis le matin" (Juge Périès, Ordonnance et Procès-verbal de transport, D 2, 5 août 1952).

2. "Vers quatorze heures, à l'arrivée de la Police mobile, elles furent découvertes [les traces qui avaient été recouvertes de branchages] et un Inspecteur accidentellement les effaça sans qu'aucun moulage ni photographie n'en fût pris" (Capitaine Albert, Rapport au Juge Carrias, 1er mai 1955, C 38, page 12).



* Qui dit vrai ? - la culotte Baby Roger's

1. "De même n'a pas été évoquée la découverte par la Police judiciaire d'une culotte de fillette portant des traces de sang trouvée entre la voie ferrée et la Durance à hauteur de la ferme Dominici" (Capitaine Albert, Rapport au Juge Carrias, 1er mai 1955, C 38, page 7).

2.  "Nous [H. Ranchin et A. Culioli] avons découvert ce morceau de culotte, non pas près de la ferme de La Grand'Terre, mais à proximité de la Gare de Lurs, dans un buisson, entre la voie ferrée et la rivière la Durance... approximativement à 450 mètres du corps de la jeune Elisabeth"... [M. le Professeur Ollivier ayant examiné officieusement et sommairement ce morceau de tissu, en a conclu que] "les taches sont faites de traces de matières fécales et peut-être de sang, mais ne provenant pas de blessures... Ce linge n'a pas servi à s'essuyer les mains, et l'entre-jambes a été coupé à l'aide de ciseaux qui ont aussi été utilisés pour faire les trous... Dans ces conditions, est-il besoin d'ajouter qu'un tel chiffon n'a certainement rien à voir avec le linge des Drummond ; que l'assassin, quel qu'il soit, n'aurait pas poussé la fantaisie jusqu'à le découper et l'ajourer avec des ciseaux..." (Réponse du SRPJ de Marseille au juge Carrias,  25 août 1955, cote C 156).

 

Un serein et pacifique vieillard de 75 ans, s'appuyant toujours sur sa canne, assez leste pour courir après une gosse et la rattraper, mais c'est impensable !

Eh bien, pas tant que cela.

"Vous n'allez pas nous faire croire que vous avez rattrapé Élisabeth à la course ?

- Si, je l'ai rattrapée !"

Tel est le dialogue que rapporte le juge Périès, tandis qu'il demandait à Gaston de préciser ses aveux au commissaire Prudhomme. Et il l'a bien prouvé, le jour de la reconstitution (lundi 16 novembre 1953).
La photo de la scène est explicite : le tiercé dans l'ordre donne Gaston qui détale littéralement, l'arme dans la main droite ; Périès qui jette un coup d'œil en arrière, vers Sébeille sanglé dans son éternel trench-coat (et qui a l'attitude de celui qui s'élance hors des starting blocks). Gaston a piqué un cent mètres, comme on dit. Ayant demandé à l'inspecteur Girolami de le doubler (pour mimer la fuite de la fillette), il a laissé tout le monde sur place, et tous (policiers, magistrats) avaient au bas mot trente ans de moins que lui. C'est bien à raison que le procureur Louis Sabatier a parlé d'une "extraordinaire vélocité" ! Gaston n'a été rattrapé qu'in extremis (Périès - 33 ans, ancien rugbyman à Foix - se blessant au genou, et Girolami se retournant un ongle), alors qu'il allait sauter par-dessus la rambarde du pont (c'est à dire à septante mètres de la voiture). Il n'est donc pas inadéquat de parler, comme le fit un journaliste à l'époque, du "véloce ancêtre".
Faut-il aussi rappeler que le procès a établi que cet homme prétendument serein buvait jusqu'à six litres de vin par jour(4), et qu'il pouvait entrer, d'une seconde à l'autre, dans des colères inouïes(5) ?

L'aimable et vert vieillard de La Grand'Terre était fin comédien (prodigieux comédien, dit de lui Orson Welles, qui s'y connaissait !), et cachait en général fort bien son jeu, mais n'en osait pas moins ouvertement appeler les crevés ses victimes... Son vrai portrait, on peut le trouver par exemple dans Le Monde (journal qui plaida longtemps en faveur des Dominici), sous la plume d'André Sevry. "[...] Le vieux risquait toutes les audaces. Un jour, la larme à l'œil, il bredouilla : Mon Dieu, Monsieur le Commissaire, quand j'ai vu l'état dans lequel la pauvre petite a été mise, je n'ai pu m'empêcher de pleurer.
Le mur de silence dont on a tant parlé, il le construisait méthodiquement, tapageusement et diabolique, laissait les soupçons revenir sur son fils... Égoïste, vaniteux, roublard, aucune pudeur ne le retient quand sa personne, sa tranquillité, sont en jeu. Même pas l'emprisonnement de son fils" (18 novembre 1953, p. 11, sous le titre : "le faux patriarche"). Euh, en réalité, son portrait vrai de vrai, c'est l'institutrice de ses neuf enfants, Mme Musi, première personne à témoigner au procès, qui l'a brossé. Elle le connaissait bien, et depuis longtemps, le père Dominici ! Étonnez-vous que ce dernier ait insulté le témoin !

Et puis, on est bien dans l'obligation de constater que les avocats de ce prodigieux comédien n'ont pas réussi à faire venir un seul - un seul ! - témoin de moralité (le Père Lorenzi lui-même s'étant récusé), et pourtant on peut supposer que leurs efforts dans ce sens ont été multiples et importants ; quand on sait que le dernier des criminels a toujours au moins une personne qui vient déposer en sa faveur, on ne peut pas manquer de se poser des questions (cf. Lachat in le Dauphiné libéré du 1er décembre 1954). Alors, on ne peut qu'approuver les termes de la déclaration de la partie civile qui, après avoir asséné : "tous les membres de la famille Dominici ont gagné le marathon du mensonge", poursuivit en ces termes : "le patriarche essaie de se camper en position héroïque pour sauver, dit-il, l'honneur de la famille. Je pense, moi, que le chef de la famille Dominici, dont tous les membres ont été élevés à son image, ne pouvait avoir cette noblesse. Pas un seul témoin de moralité, pas un ami, pas un voisin n'est venu, ici, défendre ce patriarche brutal puis doucereux, puis rusé, puis bonhomme, puis comédien. Je me refuse, désormais, à appeler 'patriarche' cet homme qui est derrière moi" (Me Delorme cité par La Marseillaise, quotidien communiste, du samedi 27 novembre 1954).

Enfin (comme l'a opportunément rappelé le Dauphiné Libéré du 27 novembre 1999), des journalistes l'avaient surnommé, on se demande bien pourquoi, le chevrier ivrogne et incestueux.
Aujourd'hui, cet homme commencerait sans doute par écoper de quinze ans fermes, minimum. En attendant la suite. Pour la petite histoire, notons qu'après un moment de flottement, ses filles furent son plus constant (et bruyant) soutien, dont voici un exemple (d'après le récit du journal Le Monde) : "ce matin samedi [14 novembre 1953] MM. Périès, Sabatier et Sébeille sont allés à la ferme, carabine en main. Ils furent accueillis par Mme Dominici et plusieurs de ses filles. La fille aînée, une femme blonde sur la cinquantaine [il s'agit d'Ida] s'approcha de la voiture de M. Sébeille, et une scène violente se déroula…[...]. Un instant plus tard, cinq des femmes Dominici, rassemblées devant la ferme, leurs bébés sur les bras, face aux photographes et aux cinéastes accourus, leur criaient, la main levée : ils sont innocents, nous le jurons ! Il fallut de nouveau éloigner l'aînée qui se cramponnait, l'insulte aux lèvres, à la portière de la voiture du juge d'instruction [M. Périès]...". Faut-il voir là une triste illustration du fameux proverbe provençal, chien battu a beaucoup de reconnaissance ? Et comment, dès lors, ne pas songer, irrésistiblement, à ce jugement si dur (et sans doute si injuste) de Paul Léautaud : "Moi, cette affaire me va. Elle rentre tout à fait dans mon antipathie féminine, mon mépris des femmes. Toute la femme est là, au complet : hystérie, mensonge, comédie, duplicité, absence de sens moral, raisonnement faux, bêtise incommensurable qui la fait s'enferrer sur des détails saugrenus. Rien que de la passion, aucune intelligence..." (à propos de l'Affaire May Steinheil, cité par A. Lanoux, Amours 1900, p. 74) ?

 

Avec un pareil interrogatoire, n'importe qui aurait avoué n'importe quoi !

Les avocats de Gaston ont longuement tiré sur la ficelle usée jusqu'à la corde de l'interrogatoire trop poussé, mais l'astuce étant bien trop voyante, cela n'a évidemment pas pris ! Du moins sur le moment. Aujourd'hui, ce sont les "révisionnistes" qui remettent la question sur le tapis, tablant sur l'éloignement des événements pour faire passer en douce leurs contrevérités. Mais il est vrai que des auteurs à l'honnêteté incontestable ont pu se poser la question, tel J. Meckert (avant le procès) : "la machine à aveux écrase inexorablement l'innocent aussi bien que le coupable" (La tragédie de Lurs, p. 178). La réalité est bien différente : le jeune homme (le gardien Guérino) qui a eu l'insigne honneur de garder le prévenu tandis que les policiers allaient passer à table (et l'insigne honneur de le voir, lui aussi, passer enfin à table : "C'était un accident... Oh la petite ! Oh la petite !... Ils m'ont pris pour un maraudeur, et puis ça a bardé") l'a décrit, lors de sa déposition au procès, comme frais et dispos, et surtout tourmenté par un bon appétit... En réalité, l'interrogatoire de Gaston ne paraît pas avoir été d'une longueur inhabituelle. Et personne ne s'est élevé, à l'époque, pour défendre le cantonnier Marcel Chaillan (de La Brillanne), interrogé pendant vingt-cinq heures, début novembre 1952 (à Digne, puis à Marseille - à la suite du témoignage des camionneurs Duc, et, dit-on, de deux lettres anonymes), puis confronté avec Faustin Roure (le mercredi 5 novembre 1952. M'est avis que cela avait aussi rapport avec une éventuelle "réunion d'amis", la veille du crime, à la Grand'Terre). On peut en tout cas lire, sous la plume du commissaire Constant, ceci : "Je me décidai dès le 5 novembre après-midi, à procéder à un interrogatoire sérieux de Chaillan Marcel, 38 ans, cantonnier à La Brillanne. En effet, d'une part sa carrure correspondait au signalement donné par le camionneur Duc et, d'autre part, sa dentition métallisée pouvait permettre de l'identifier avec l'homme de la bergerie. [...]. Chaillan a été interrogé pendant 24 heures. Son audition, transcrite sur le P. V. n° 119, n'a rien apporté de probant".

Les Dominici n'ont rien à voir avec la tragédie !

Si les Dominici n'ont rien à voir avec la tragédie, alors pourquoi Gustave est-il allé fouiller - longuement et à plusieurs reprises au cours de la funeste nuit - les lieux (son épouse Yvette ajoutant, lors de l'interrogatoire du 18 décembre 1953 - elle avait été entendue durant trois heures à la Grand'Terre même par le juge Périès, assisté de son seul greffier - qu'il s'était levé à deux heures et ne s'était pas recouché de la nuit), allant jusqu'à déplacer (au moins) un cadavre ? Pourquoi ces affrontements homériques - non dépourvus de grandeur tragique - entre le père et ses fils, Gustave en particulier, devant les jurés de la cour d'assises ? Pourquoi ces témoignages (un temps retenus, et on peut comprendre pourquoi) si précis et complètement vérifiés de camarades du Parti ? Pourquoi Gaston n'a-t-il jamais véritablement accusé Clovis, mais seulement Gustave ? Et, enfin, pourquoi ses accusations n'ont-elles jamais dépassé le cadre familial ?

Les Dominici n'ont rien à voir avec la tragédie ! (bis).

S'il en est ainsi, pourquoi le condamné à mort Gaston Dominici s'est-il échiné à produire des déclarations (bien tardives, mais pourquoi se serait-il gêné, étant donnée la complaisance des oreilles qui se tendaient, compatissantes ou intéressées, vers lui) mettant en cause son entourage proche, et uniquement lui ? Sous toutes réserves, et à titre purement documentaire, on peut au moins relire, à ce propos, le texte que Jacques Chapus avait publié dans France-Soir (6 décembre 1954), article puisé (selon lui) aux meilleures sources. D'après cet article, les révélations que le condamné avait faites à Me Léon Charles-Alfred (son avocat dignois) étaient les suivantes :

1. Dans la nuit du 4 au 5 août 1952, Gustave serait sorti de la ferme pour se rendre compte de l'état de l'éboulement. Il vint à passer devant la voiture des Drummond, et décida de la "visiter". alors qu'il accomplissait cette action, il fut surpris par Sir Jack, se battit avec lui, retourna à la ferme chercher sa carabine et appeler son père.

2. La tuerie aurait eu deux témoins, deux hommes établis dans un périmètre de cinq kilomètres autour de la Grand'Terre (on parla beaucoup, à l'époque, de l'ouvrier agricole dénommé Galizzi, âgé d'une trentaine d'années - et la description même de Gaston implique qu'il était le deuxième témoin).

3. Gaston Dominici aurait fait à l'avocat d'horribles récits sur les journées d'août 1944, et sur les exécutions sommaires qui suivirent la Libération. Il aurait ajouté que le rôle de Gustave dans ces opérations ne fut pas des plus glorieux. Gaston aurait affirmé, de plus, que la carabine appartenait à Gustave depuis la Libération, et que Clovis en avait hérité par la suite.

4. S'agissant de la mise à mort de la petite Élisabeth, Gaston aurait affirmé qu'elle avait été tuée longtemps après ses parents, "parce qu'on ne savait qu'en faire". Au sujet du départ de la tragédie, Gaston aurait précisé que le père de la petite avait pris peur, qu'il avait fui, son enfant sur les épaules, et qu'il avait fallu les rattraper.

5. Gaston aurait prêté un rôle majeur à sa belle-fille : elle aurait organisé un conseil de famille dont il aurait d'ailleurs été tenu à l'écart. Ainsi aurait-il expliqué son départ si matinal avec ses chèvres, ajoutant, j'ai voulu les laisser se débrouiller tout seuls avec les gendarmes.

 

Certes, un confrère de Chapus, P. Scize, répliqua aussitôt dans le Figaro : "les fameuses révélations de Gaston Dominici me paraissent, jusqu'à ce que des preuves viennent les étayer, un tissu d'absurdités". Sans doute. Et de plus, comme on sait aujourd'hui, à peu près, les réelles confidences (mais il y en eut de multiples, et contradictoires) que distilla Gaston, les "révélations" de Chapus semblent avoir du plomb dans l'aile. Il n'empêche : où figurent Bartkowski et ses comparses Pieds nickelés, dans tout cela ?



 

Au cours du procès de novembre 1954 (ce n'est pas du cinéma !), l'affrontement sans concessions entre l'inculpé et son fils aîné (premier plan, à gauche).

À la droite de Gaston, l'un de ses conseils, Me Léon Charles-Alfred, du barreau de Digne (sous la main gauche de Clovis, Me Pierre Charrier, du barreau de Marseille).

 

 

 

 

Lors d'un temps d'antenne complaisamment offert aux Dominici (Alain et son père Gustave), afin qu'ils défendent leur "honneur perdu" (émission présentée en 1996, et rediffusée sur le câble le 13 février 2001) on entend (entre autres énormités et odieux mensonges) le plus jeune questionner son père, le pleutre, l'inconsistant, selon la formule du Monde (du 28 novembre 1994) : "Mais tu as avoué, pourtant ?

- C'est qu'ils m'ont battu", répond le Tave.

Le téléspectateur moyen n'ira pas chercher plus loin : la police s'est rendue, en la circonstance, coupable de brutalités. Pourtant ce point, largement soulevé (c'est de bonne guerre) par les défenseurs du Patriarche, n'a pas abouti : jamais il n'y a eu les moindres sévices. Pourquoi cette affirmation mensongère est-elle restée sans réplique ? La société a le droit, et même le devoir, de se défendre, que diable ! Et que dire de la mémoire du commissaire Sébeille, ainsi salie ? N'a-t-il pas, lui aussi, des enfants ? Et a-t-on entendu parler du droit de réponse ? Pour une fois, il sera donc opportun de poser la question : mais que fait la Police nationale, pour défendre l'honneur de l'un des siens ?

 

La thèse de l'innocence est également soutenue dans un film sur l'Affaire (réalisé en 1973).




Son auteur, Claude Bernard-Aubert, explique que son premier acte de journaliste a été de couvrir le procès de novembre 1954, et qu'il en avait retiré une impression désagréable. D'où sa fiction, ce qui est tout à fait son droit. Jean Laborde (déjà cité) et le commissaire Sébeille, ont poussé les hauts cris contre ce film. Personne ne les a entendus, ou n'a voulu les entendre. Ce film est présenté comme "honnête" (il est fait allusion à des nervis venus en camion faire pression sur Sébeille, aux mains baladeuses de Gaston, etc.).

Mais, dès l'abord, dans l'affiche du film, quelle fiction que celle qui conduit à présenter une U.S. M1 flambant neuve, seulement entourée de deux morceaux de ficelle (même pas situés aux 'bons' endroits) !

En tout état de cause, était-il "honnête" de tourner ce film avec l'aide technique d'un défenseur de Gaston (Me Pollak) à qui la parole est donnée dans l'ultime scène ?

Lequel défenseur a beau jeu de s'écrier triomphalement, l'arme du crime en mains (qui l'a autorisé à s'en saisir publiquement ?) : "la carabine devait parler, eh bien, contrairement aux attentes du commissaire Sébeille, elle n'a pas parlé !" Mais si, Maître, elle a parlé clairement. Mais vous avez préféré, ce qui était votre rôle, faire la sourde oreille. Et, à votre habitude, répandre beaucoup de bruit pour rien.

Car dans la réalité du procès, qui est tout de même autre chose qu'un film, l'affrontement le plus dur, le plus attendu, le plus révélateur, n'a pas eu lieu entre le père et ses fils accusateurs.
Il s'est tenu, au long de deux heures dures et haletantes (les fleurets n'étaient pas mouchetés, commenta un journaliste communiste), pleines de répliques et d'effets de manche, entre deux hommes sensiblement du même âge, un avocat, Me Émile Pollak(6) et un fonctionnaire d'État, le commissaire Edmond Sébeille. L'Aixois a-t-il eu raison du Marseillais ? Écoutons ce jugement d'un journaliste : "La redoute Sébeille ne [s'est] pas rendue, et l'artillerie de la défense était de trop petit calibre, et son feu trop peu nourri" (Pierre Scize). Et un autre journaliste (Jean Bernard-Derosne) prend le parti de l'humour pour résumer l'affaire : "Me Pollak me fait penser à un pêcheur à la ligne qui rentre bredouille et reproche à un autre pêcheur à la ligne d'avoir pris une friture parce que, ce jour-là, la température, l'électricité de l'air, l'appétit du poisson étaient tels qu'un vrai pêcheur ne devait mathématiquement pas prendre de poisson !"
Voilà la réalité. On peut comprendre pourquoi elle ne plaît pas à tous et que, dès lors, certains s'efforcent de la dissimuler. Pour compléter le jugement de Scize, on retiendra également ceci : "Le père Gaston a reçu le témoignage Sébeille comme le bœuf le merlin du boucher [...] ; Me Pollak a marqué des points [contre Sébeille] ; mais ce sont des points de surjet, de minces broderies brillantes, fines mais sans surface. Du travail de dame. M. Sébeille avait pour lui une honnêteté certaine. Je ne prodigue pas cet éloge à tous les policiers. C'est leur métier qui veut cela. Mais, pour Sébeille, il était évident que tout devait s'être passé à peu près ainsi qu'il le disait. Quelle que soit la raison qui l'amena à jouer correctement, il l'a fait. On ne l'imagine pas torturant un vieillard, et ce vieillard-là, justement, dont il parle à son insu avec un respect mêlé d'épouvante" (Au grand jour des Assises, pp. 323-324).

Enfin, nonobstant le fait que le rapport avec ce qui précède peut paraître ténu (quoique), je me demande s'il ne s'agit par hasard pas du même Claude Bernard-Aubert qui, sous le pseudonyme/anagramme Burd Tranbaree, a déversé sur la France, autour de cette année-là (1973), toute une foutritude de films pornos, avec entre autres vedettes Brigitte Lahaye (aujourd'hui reconvertie conseillère en fellations sur Radio Monte-Carlo, je crois : quelle famille !).

[Note du 21 octobre 2003. Cette critique, relativement sévère - elle l'est, en effet - ne peut sans grave injustice demeurer en l'état, après la projection du téléfilm éponyme du tandem Boutron-Reymond. Car il n'y a pas photo, et ceux qui sont un tant soit peu au courant continueront à penser que si le film-référence reste à produire, pour l'instant en tout cas, la réalisation de Claude Bernard-Aubert est sans contestation possible en tête, de mille coudées. Au plan de l'image, d'abord : Bernard-Aubert et ses acteurs écrasent littéralement Boutron et ses pitres. Il n'y a pas photo, en effet, si l'on compare terme à terme les vedettes, car toutes celles du film de 1973 enfoncent celles de la récente pantalonnade de TF1, Gabin en tête, certes, et c'est tellement cruel pour le clown Serrault, mais aussi Paul Crauchet devant qui Michel Blanc et sa grotesque interprétation de Sébeille ne font pas le poids, pour ne rien dire de Zézé, quasiment absent sur TF1, et si bien campé voici trente ans par un très jeune Gérard Depardieu étonnant de vérité - mais il faudrait les citer tous (Victor Lanoux en Gustave, entre autres) !
Au plan de l'histoire, ensuite : celle de Bernard-Aubert (en gros, la thèse "Chenevier"), fidèle, en définitive, aux simples faits (elle permet au spectateur ignorant de se faire sa propre idée) enterre complètement celle de Boutron, dans laquelle tout ou presque est inventé, de telle sorte qu'elle en devient une version, très discutable, de Espion, lève-toi chez les folles. Alors, il est hautement souhaitable que ce film, capital en dépit des défauts que j'avais cru devoir dénoncer, réapparaisse sur le marché].

La luzerne.

Il existe un fait qui devrait au moins troubler les plus zélés défenseurs de la thèse "complète innocence des Dominici" : c'est la luzerne (en fait, le champ plus ou moins abandonné, à l'époque, qui séparait la ferme du lieu du crime, ou plus exactement du sentier conduisant à la Durance). Expliquons-nous.
On sait que, lors du procès (et même avant : qu'on se souvienne du "Je vous remercie, Monsieur Gustave", prononcé par Gaston lors d'une confrontation - le 15 novembre 1953, à 16 h15 - et enregistré tel quel dans les procès-verbaux officiels), les ponts étaient rompus entre Gustave et son père. On n'a pourtant pas assez remarqué qu'il existait, sans qu'ils s'en rendissent compte, un point commun entre eux, un point d'accord, un seul : le champ de luzerne. En effet, le samedi 30 août 1952, alors que Paul Maillet était allé chercher des pommes de terre à la Grand'Terre, il eut l'extrême surprise d'entendre Gustave lui dire :
"Si tu avais vu, si tu avais entendu ces cris d'horreur, je ne savais plus où me mettre !"
Et Paul Maillet d'interroger : "Mais où étais-tu ?" [Maï mounte érès ?]
- "Là, devant, dans le champ de luzerne". [Aqui davans, dins la luserno !]

D'autre part, lors du procès (le jeudi 25 novembre 1954), Gaston s'adressa en ces termes à son fils :
"Je ne te demande pas de dire que je suis innocent, je te demande de dire la vérité. Je te demande de dire avec qui tu étais, dans le champ de luzerne !"

Comme il est à peu près sûr que Gaston n'avait pas en tête la déclaration de Paul Maillet, reste que Gustave était dans la luzerne, au moment du triple crime, puisqu'il le dit lui-même, et que son père le confirme sans le vouloir !

Le terrible témoignage du Dr Dragon.

Le Dr Dragon, la soixantaine, omnipraticien exerçant à Oraison (de dos, la ressemblance avec Claude Cheysson, l'ancien Ministre des Affaires étrangères du premier gouvernement Mauroy, est frappante), fut le premier (et apparemment le seul) médecin présent sur les lieux. Le 5 août, il reçut à huit heures quarante cinq (pourquoi avoir tant tardé à l'appeler ?) un coup de fil de M. Estoublon, le Maire de Lurs(7). À neuf heures, il était sur les lieux (il avait six kilomètres à parcourir). Il n'a vraiment été entendu par les enquêteurs qu'un mois et demi plus tard (le 16 octobre). On peut se demander pourquoi. Sans doute les enquêteurs lui tinrent-ils longtemps rigueur d'avoir tout de suite délivré à Gustave un certificat de complaisance(8) lui permettant d'échapper (un temps) aux interrogatoires (certificat qui n'avait guère arrêté le commissaire Sébeille, dont on rapporte que, dès le 7 août après-midi, il s'en fut à la Grand'Terre poser quelques questions au fermier, approchant sa chaise de la couche où le témoin, visiblement défait, était étendu).
Son témoignage "médical" n'est pas entièrement recoupé par les constatations ultérieures des médecins légistes. Il n'en demeure pas moins stupéfiant à lire, car la préméditation sauvage devient évidente, s'agissant de la petite Élisabeth. Selon lui, Mme Drummond est morte sur le coup ; son mari a été attaqué par derrière (plaie béante au foie) : "il fuyait quand une autre rafale [on notera que ce terme est impropre, l'US-M1 en question ne pouvant tirer "en rafale", contrairement à sa sœur cadette, la M2], ai-je pensé, le coucha sur le talus où l'on retrouva son corps. Quant à la fillette, atteinte de multiples blessures frontales, je suis certain qu'elle n'a pu survivre qu'une dizaine de minutes. L'enfant a été amenée là où on l'a découverte, car ses pieds n'étaient ni blessés ni meurtris. Pour les parents, la mort se situe entre minuit et deux heures, les légistes sont d'accord avec moi. L'état de rigidité cadavérique n'était pas du tout le même chez les parents et chez la fillette ; elle a été tuée plusieurs heures (au moins trois) après ses parents. J'ai constaté vers neuf heures trente que son corps était seulement en état de rigidité cadavérique commençante, j'ai pu plier sans aucune difficulté ses genoux et ses jambes, alors que les cadavres de Lady et Jack Drummond étaient complètement rigides. Le lobe gauche était fendu, et l'oreille décollée sous l'effet d'un coup qui avait dénudé l'apophyse mastoïdite sans provoquer d'enfoncement. On peut donc supposer qu'elle a été assommée par un premier coup. Puis l'assassin résolut de dissimuler son cadavre - combien de temps après la mort de ses parents, je ne sais - et l'emporta pour la jeter dans la Durance. La petite reprit alors ses sens, et la brute lui fracassa le crâne".

"Elle a été tuée plusieurs heures après ses parents" : retenons cette seule phrase (avec laquelle ne sont d'accord ni les médecins légistes, ni le Dr Jouve), et essayons d'en tirer les conséquences. Admettons que les parents aient été exécutés - et la fillette assommée - peu après une heure du matin. Un conciliabule se tient à la Grand'Terre après le triple crime ; on examine toutes les possibilités, et on arrête une position : d'une part, il faudra effacer les traces matérielles, et donc recueillir les douilles éjectées ; d'autre part il faudra récupérer l'appareil-photo, et laisser croire à un cambriolage (le témoignage de sa propre épouse établit que Gustave fit, cette nuit-là, de nombreuses allées et venues entre la ferme et le campement) ; enfin, on fera disparaître le corps de la petite fille, ce qui signifie le jeter dans la Durance. Gustave et son père se rendent donc sur le chemin qui conduit au pont, là où repose Élisabeth. Gustave saisit la fillette dans ses bras : à ce moment, elle revient à elle. Effrayé, Gustave la repose précipitamment à terre. Sans hésiter, son père achève l'enfant de plusieurs coups de crosse. Comme l'écrivit le journaliste (Roger-Louis Lachat) du Dauphiné libéré, le 6 août 1953, "si la fillette a été achevée à l'aube naissante, alors le crime est plus monstrueux encore".

Pourtant il y a trop de zones d'ombre, comme dirait Alain, dans ce scénario : pourquoi n'avoir jeté que la carabine, dans la Durance ? Pourquoi ne pas s'être engagé plus avant dans le lit de la rivière, afin de confier le corps de la suppliciée au courant, qui l'eût emportée plus loin ?

Mais le plus "terrible", ce sont sans aucun doute les dernières paroles du témoin devant la Cour (2e audience, 18 novembre 1954) :

"Après mes constatations, opérées sur les trois cadavres, j'avais les mains rouges de sang, et je cherchais de l'eau pour me laver. J'entrai alors dans la ferme, et de là, dans la cuisine, je vis Gaston Dominici me regardant comme un être hébété, tandis que sa femme, debout dans le fond de la pièce, était courbée, la tête dans ses mains.

- De l'eau ? De l'eau ? me fit Dominici d'un ton de somnambule.


Comme je m'étonnais de son peu d'empressement, il me montra enfin une petite cuvette d'émail avec réticence, m'expliquant d'un ton embarrassé que si je lavais mes mains rougies dedans, ses bêtes ne pourraient plus jamais y boire, car le sang leur répugne. Il me désigna alors une fontaine coulant un peu plus loin. Son attitude étrange m'étonna vivement, et j'ai souvent évoqué cet incident lors du déroulement de l'enquête
".

Il faut vraiment solliciter les textes pour en tirer la conclusion, comme le firent Les Allobroges (journal communiste du Dauphiné, aujourd'hui disparu, édition du vendredi 19 novembre 1954), que ce témoignage était très favorable à la défense. Curieusement, son confrère régional (de même obédience) publié en Provence, La Marseillaise, montra une vision parfaitement opposée des faits, allant même jusqu'à expliquer (édition du jeudi 16 décembre 1954) l'attitude fort étrange de Gaston lorsque le Dr Dragon était venu réclamer de l'eau et qu'il fut empêché d'entrer dans la cuisine de la ferme, par le fait que des indices compromettants - taches de sang entre autres - n'auraient pas encore disparu au moment où il s'était présenté (soit, vers dix heures du matin).

 

La thèse du commissaire Chenevier.

Selon l'ancien sous-Directeur de la Sûreté nationale, Gustave se serait levé à deux-trois heures du matin et, armé de sa carbine, se serait, traversant la "luzerne" (en fait, un champ d'abricotiers, avec une vigne abandonnée), rapproché du campement de fortune [un homme fourbu, vanné, à cause des durs travaux estivaux - il s'était couché relativement tard, après avoir pelleté la terre de l'éboulement, et être allé rendre compte de l'incident à Faustin Roure -, et de la présence, à ses côtés, d'une très jeune et jolie femme, se lever au milieu de la nuit ! Lui qui a raconté aux enquêteurs qu'ayant entendu des coups de feu, il était resté terrorisé au fond de son lit !]. À ce moment, surpris par Sir Drummond qui venait d'uriner de l'autre côté de la route, il aurait fait un faux mouvement et aurait tiré une balle, blessant le campeur à la main ; le ton montant, la peur aidant, il aurait achevé l'infortuné Anglais, puis la femme réveillée en sursaut. Réveillé en sursaut également, son père Gaston accourut à la rescousse, traversant la luzerne en toute hâte. La fillette se serait alors échappée de la voiture : Gustave l'aurait visée, mais ratée. Le chargeur vide, que faire ? Gustave n'en savait rien. Mais son père, prompt comme une flèche, de lui arracher l'U.S. M1 des mains, et de courir après Élisabeth, l'assommant puis l'achevant à coups de crosse...

Variante élaborée en prenant en compte l'absence d'ecchymoses sous les pieds de la fillette (dans son "Rapport de constatations" du 5 août, Sébeille avait écrit : "La plante de ses pieds, sans être sale, est marquée de légères traces d'empreintes de cailloux, à l'exclusion de toute égratignure" (au procès, il avait précisé que la plante des pieds était finement gravée de petits éclats de silex du sentier). Un peu plus tard (le 12 août, pour être précis), il avait parfaitement expliqué cet état de fait à l'aide de la fille d'un vacancier, à l'initiative du journaliste Chapus (notons que la propre fille du capitaine Albert, et le fils de son commandant ont couru sur le sentier, eux aussi, aux fins d'expérience) : vingt-cinq secondes pour parcourir le trajet accompli par l'infortunée Élisabeth) ; Gaston aurait massacré Élisabeth, Gustave l'aurait transportée inanimée de l'autre côté du pont. Mais alors, comment expliquer la présence, sous la tête de la fillette, de l'éclat de crosse ? Et pendant qu'on y était, pourquoi ne pas avoir transporté de la sorte toute la famille ?

Franchement, je trouve ça d'une invraisemblance totale, et surtout d'un grotesque achevé. Je ne m'y étendrai donc pas davantage. Gustave avait sans doute bien des défauts ; mais surtout a pesé sur ses épaules le souvenir d'une scène d'épouvante, tout à côté d'une soumission trop grande à son géniteur. Il n'y a - vraisemblablement - rien à lui reprocher - du moins, le 5 août, jusqu'à deux heures du matin... Après, comme dirait Gaston, j'ai un doute sur lui. En effet, pour reprendre une formule utilisée, dans sa déposition au procès, par le gendarme Bouchier, ce personnage donne quand même l'impression d'une "fourberie cachée sous la naïveté" (in Le Provençal du 25 novembre 1954). Et un journaliste (Jean Bernard-Derosne, in L'Aurore-France libre, du 17 novembre 1953) va plus loin encore, lorsqu'il pose carrément la question Gustave, qui aurait peut-être pu empêcher le meurtre d'Élisabeth, qui a camouflé les lieux et entravé par ses mensonges le cours de la Justice : a-t-il réellement le droit d'être en liberté ?

 

Jean Giono, Armand Salacrou, et les autres.

On sait combien les écrivains sont friands de procès d'assises : y retrouvent-ils leurs personnages, ou y trouvent-ils leur inspiration ? On connaît l'exemple, discret, d'André Gide (il fut, à sa demande, juré aux Assises de Rouen, un peu avant la première guerre mondiale) ; plus tapageur, celui de Colette et d'Henri Béraud (en 1921, lors du procès de Landru, et avec Mistinguett !). À Digne, se sont montrés Armand Salacrou, et surtout Jean Giono. Sans qu'on puisse reprocher autre chose qu'une grande naïveté à ce dernier, on peine à lire ses Souvenirs sur l'Affaire.

Il y a d'abord la question des "mots", que Gaston aurait fort mal compris, et maniés en très petit nombre. Petit nombre ? Peut-être. Pourtant les psychiatres ont décrit l'accusé comme un homme ayant l'élocution facile et le sens de la répartie, ce qu'il a amplement prouvé au cours du procès. En tout état de cause, Gaston s'exprimait préférentiellement en provençal, et c'est grâce à la pratique (commune) de cette langue que Sébeille avait réussi à amadouer son client. De cette langue romane qui, je le rappelle, est antérieure au français, et qu'on persiste, je me demande pourquoi, à parler et à comprendre si peu (pour moi, il s'agit à peu près de ma langue maternelle, alors c'est bonard). Ensuite, ce n'est pas parce qu'un prévenu répète à tout bout de champ "Je suis franc-z-et loyal" (sic) que, pour autant, il faille l'exonérer de toute responsabilité, imaginer même comme impossible, à cause de la "pureté d'un visage", toute contribution de sa part à la tuerie. Pureté d'un visage, celui qui hurlait épouvantablement, dès lors qu'il sortait de ses gonds ? Pureté d'un visage, celui qui n'a pas hésité à se servir de la faiblesse de son fils cadet, à le manipuler de telle manière que, pour tenter de rétablir l'équilibre, le Président Bousquet se devait, au cours du procès, d'aider un peu Gustave ? Pureté d'un visage, celui qui n'a pas hésité, après avoir mis en cause son fils, à y ajouter un petit-fils(9), et à salir la mémoire de l'une de ses victimes - victimes qu'il osait nommer les crevés ? Celui qui, lors d'un coup de colère, avait menacé, à l'adresse de son fils Clovis : "j'en ai fait péter trois, je peux bien en faire péter encore un" !

On ne reprochera rien aux écrivains, sinon qu'ils sont peut-être trop scrupuleux (tenez, allez donc lire les souvenirs du juré André Gide, c'est pas mal du tout), et incommensurablement naïfs. À vouloir juger à leur propre aune un sacré rusé (et bien plus encore), ils avaient évidemment perdu d'avance. Combien paraît plus proche de la simple vérité, la réflexion dont nous fait part Miguel del Castillo (dans De père français) : "Toute ma vie j'ai traîné l'illusion que les hommes ne peuvent pas être si bas, qu'ils finiront par ôter leur masque et découvrir leur véritable figure. L'ennui est qu'ils ne tombent pas le masque, et qu'ils savent parfaitement ce qu'ils font".

Un qui était peu naïf, et revenu de beaucoup de choses, c'est Chenevier (après tout, ses atomes non crochus avec son collègue Sébeille ne nous concernent qu'anecdotiquement, d'une part, et d'autre part, ayant déclaré à la presse - Parisien libéré, 3 août 1955 - "il s'agit d'un crime de paysans non évolués", il avait tout dit) ; mais un vrai républicain (tendance Chevènement, dirait-on aujourd'hui) et passionnément épris de justice. Or, on sait que la condamnation à mort a été commuée, trois ans plus tard, en prison à vie, par le président René Coty. Et que Dominici fut finalement élargi par le général De Gaulle, le 14 juillet 1960 (le Général, téléspectateur passionné, aurait été ému par une émission consacrée au plus vieux prisonnier de France). Et cela a révulsé - "frappé de stupeur" - le citoyen et honnête homme Chenevier, qu'on sent prêt à hurler contre une criante injustice (et il savait de quoi il parlait), au moment où il rappelle, amèrement, que Gaston Dominici, escorté par des motards de la police (dans quel pays sommes-nous ?), est rentré chez lui en triomphateur, dans une voiture de la Préfecture !(10)
Et Chenevier d'épancher sa tristesse infinie : "Certes, Gaston Dominici n'est pas le premier condamné à mort qui ait recouvré sa liberté, mais être libéré après six ans de prison seulement... ou plutôt d'infirmerie, voilà qui est exceptionnel [...]. Il n'y a plus un, mais deux assassins en liberté. Ce sera ma conclusion".

 

 

 


Notes

(1) Là où, le jour de la tragédie, l'adjoint de Sébeille avait vu un pantalon sécher, lui en a vu deux, et plus de trois ans après les faits !
(2) "Prototype du Méridional taciturne", selon Le Monde, dans le civil supérieur hiérarchique de Sébeille et l'ayant remplacé durant ses congés, puis épaulé. Le commissaire Constant écrit, de même, dans son Rapport de mars 1953 : "Il est impossible d'obtenir d'un homme déloyal qu'il devienne sincère".
(3) Entre autres : son père, les crimes perpétrés, tournant en rond avec ses souliers cloutés dans la cour.
(4) Le Monde du 19 novembre 1953, page 7 : Le despote [...] buvait cinq à six litres de vin quotidiennement, détail confirmé par le commissaire Sébeille. [Soit, il faut tout de même le souligner, près de neuf fois la moyenne française à l'époque (même s'il s'agissait du vin de ses vignes, à 7-8° - et gardons-nous d'oublier qu'il buvait aussi de sa gnôle), elle-même égale au double de celle des Allemands, et au triple de celle des Anglo-américains !].
(5) Commissaire Fernand Constant, déposition du samedi 20 novembre 1954 : "l'accusé s'est avancé sur moi, à certain moment, la mâchoire serrée, les yeux durs, et il m'a insulté. Des insultes grossières. Je n'oserais pas en répéter les termes. En quelques secondes, il est devenu absolument sauvage. Il a levé sa canne sur moi. Devant des inspecteurs et des nuées de journalistes, c'était quelque chose d'absolument invraisemblable".

Commissaire Edmond Sébeille : "[...] Le vieux eut un sourire narquois :
- Cet homme, eh bé, il parlait italien.
- Mais vous m'avez déclaré hier [...] qu'il parlait dans une langue inconnue de vous [...] il faudrait s'entendre !
Que n'avais-je pas dit [...] ! Je vis le vieil homme se mettre en colère [...]. L'œil méchant, la poitrine gonflée, Gaston Dominici prit sa canne par le bout et, faisant tournoyer la poignée au-dessus de ma tête, il fit le geste de vouloir m'assommer. La façon dont il maniait sa canne fut pour moi comme une révélation".

Le juge Batigne, lui aussi, a été témoin d'une de ces colères, Gaston l'ayant brusquement saisi au collet (et c'était dans la cellule du condamné à mort, aux Baumettes !) : "il sortit littéralement de ses gonds. Il se mit à gesticuler... Il se dressa soudain. Il me saisit par les revers de mon veston. Il me secoua un instant en criant : "il ment !". Je me suis dégagé, j'ai souri et je lui ai dit : "tu vois bien, grand-père, que, quand tu es en colère, tu ne sais plus ce que tu fais ? Il a vu le danger pour lui. Il s'est calmé aussitôt".
(6) Surtout connu à l'époque pour sa passion des courses et sa fréquentation des hippodromes, outre sa flamboyante chevelure argentée qui lui valut, de la part de ses confrères, le sobriquet de Tignasse de Loyola. Il possède aujourd'hui "sa" rue, à Marseille.
(7) Gustave avait travaillé toute la journée précédente pour le compte d'un membre de sa belle-famille (les Girard, grands-parents maternels d'Yvette). On se demande pourquoi, par son intermédiaire (ou par celui de son beau-père Barth), il n'a pas fait avertir plus tôt M. Estoublon (Maire de Lurs de 1941 à 1965).
(8) Ce point est erroné : le certificat en question a été délivré par le jeune Dr Nalin (le fils d'un des deux médecins ayant procédé à l'autopsie de la famille suppliciée), averti par téléphone (tiens, tiens) d'avoir à se rendre à la Grand'Terre.
Il convient d'ajouter que le Dr Dragon n'est pas le seul à avoir été entendu dans des délais certains. D'autres témoins, et non des moindres, ont été sollicités non pas deux ou trois mois plus tard, mais après un an.
Ainsi de deux témoins de la première heure : Jean Ricard, dont la déposition gêne beaucoup, et pour cause, la thèse de W. Reymond. Lequel ne trouve qu'un argument foireux à opposer : Alain D. a découvert que ce campeur impénitent, employé de la Sécurité sociale à Marseille, habitait la même rue que le commissaire Harzic ! On voit la pertinence de l'argument. Mais on en pressent l'origine : dans son numéro du 13 novembre 1953, le quotidien communiste La Marseillaise avait noté, lui, que Jacques Ricard habitait le même immeuble que le "témoin fantôme" M. Panayotou. Il faudrait s'entendre !). Et encore Fernand Gibert, le gendarme ayant recueilli au matin du 5 août la déposition de Jean-Marie Olivier (le motocycliste dépêché - si l'on peut dire - par Gustave).
Pour la petite histoire, on notera que, sauf erreur, la seule trace dans le dossier du certificat délivré au Tave par le Dr Nalin se trouve sous la plume de Sébeille, dans son rapport du 23 janvier 1953 : "Le 7 août, dans l'après-midi..., nous nous sommes à nouveau rendus à la Grand'Terre, pour perquisitionner dans la ferme des Dominici... À notre grande surprise, nous avons trouvé [Gustave] allongé sur son lit, sans toutefois être déshabillé. Il a exhibé aussitôt un certificat médical délivré par M. le Docteur Paul Nalin, fils, de Forcalquier, etc. etc." (D 188).  Ensuite, c'est indirectement, qu'on est au courant de la venue de ce praticien à la Grand'Terre. Et c'est Gaston soi-même qui nous l'apprend, à plusieurs reprises d'ailleurs. Ainsi, la première fois, lorsqu'il est interrogé le 4 mars 1955, à l'Infirmerie de la prison des Baumettes, par le juge Batigne : "Cela s'est passé quelques jours après le crime. Peut-être seulement deux ou trois jours après. C'est le jour où le Docteur Nalin est venu voir Gustave. Le Docteur était reparti, etc. etc." (C 21).
(9) Le roi des menteurs, comme l'avaient baptisé les journalistes, qui prétendaient que la Grand'Terre risquait de l'emporter bientôt sur Tripoli, comme capitale de l'alibi... Pourtant, c'est grâce au roi des menteurs que le fait de la visite des deux Anglaises à la ferme a pu devenir indubitable.
(10) Ce fait n'est pas entièrement avéré.

 

Claude Ogrel, dit Claude Bernard-Aubert, né en 1930, vient de disparaître ce 26 juin 2018

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