"Concernant le livre de W. Reymond, ce qui m'a à la fois heurté et amusé - tant le procédé est grotesque - c'est la méthode de recherche qui confine à l'absurdité"
(H. R.)

 

 

Monsieur,

 

 

Depuis quelque temps, un peu par hasard, je m'intéresse à l'Affaire Dominici, sans autre prétention d'ailleurs que la simple investigation documentaire. J'en ai toujours entendu parler, étant né sur la Côte d'Azur la semaine où Gaston Dominici passait aux aveux ; par la suite, mes parents ne manquaient pas, lorsque nous partions en vacances dans les Alpes ou en Italie, de rappeler le drame au moment où nous passions devant la Grand'Terre.
Enseignant la littérature en Université, j'apprécie votre analyse et votre commentaire des événements, d'une part pour la clarté des informations que vous livrez, d'autre part pour la précision des références que vous citez : tout est vérifiable et c'est intellectuellement satisfaisant. [...]

Je voulais vous dire que je partage tout à fait votre opinion sur le livre de William Reymond et sur le téléfilm que TF1 a jugé utile de produire à partir de cette enquête. J'ai acheté le DVD (avec quelque regret, je l'avoue, car il me répugne singulièrement de cautionner une telle entreprise, mais je ne l'ai pas vu lors de sa diffusion à la télévision et il est interdit de location, donc on ne le trouve dans aucune médiathèque). Passons sur le jeu déplorable des acteurs, sur le fait que les lieux où a été tourné ce feuilleton ne correspondent en rien à la réalité géographique de la vallée de la Durance et à l'environnement de la Grand'Terre, passons également sur l'absurdité de la thèse défendue.

Concernant le livre de W. Reymond, ce qui m'a à la fois heurté et amusé (tant le procédé est grotesque), c'est la méthode de recherche qui confine à l'absurdité. Outre le fait que l'auteur avance des faits qui, une fois vérifiés, se révèlent être de pures inventions (l'agenda de Jack Drummond, que l'on ne trouve absolument pas signalé dans le quotidien où, dixit W. Reymond, il est censé être mentionné, l'assassinat d'une prétendue secrétaire de Drummond à Dieppe...), l'absence totale de référence des documents constitue pour un chercheur quelque peu sérieux une atteinte à la déontologie de la recherche. Le summum est atteint avec les photos qui figurent au beau milieu du livre et qui sont un véritable cas d'école de sottise - on ne peut même pas parler de manipulation de l'image, tant le procédé est grotesque ; par exemple, la photo qui représente l'entrée de la maison de Jeanne d'Arc à Domrémy : on voit, plutôt on distingue, une femme, de dos, entrant dans la maison et deux silhouettes masculines - du moins on peut le penser - sur le côté gauche de l'image. Mais cette femme peut être n'importe qui, la photo a pu être prise en 1952, mais aussi en 1948, en 1950, en 1955 ou à toute autre date. La forme brune, supposée être Jack Drummond, peut être ici encore n'importe qui et elle a pu être photographiée n'importe quand ; quant aux deux photos de l'homme en blanc, censé avoir suivi les Drummond de Domrémy à Digne, les mêmes remarques peuvent être faites : il peut s'agir de n'importe qui, la ressemblance entre l'homme qui assiste à la course de vachettes (où, d'ailleurs ? Peut-être à Digne, mais aussi en Camargue, dans le sud-ouest ou en tout autre point de la planète où l'on trouve ce genre de divertissement) et le portrait qui est présenté au-dessus n'étant absolument pas évidente. Et d'ailleurs, dans l'hypothèse où ce serait le même homme, qu'est-ce que cela peut prouver dans la mesure où il n'y a ni date, ni références précises ? Il en va de même, dans les Annexes, pour la lettre que Marie Dominici est censée avoir écrite à un journaliste parisien : elle annonce qu'elle a des révélations à faire (la lettre n'est d'ailleurs pas référencée, où se trouve-t-elle, dans quelle liasse, dans quelle bibliothèque, dans quelle collection privée ?) et l'auteur en déduit qu'elle a entendu des voix étrangères dans la soirée du 4 août. Cela signifierait donc que les assassins présumés étaient sur place dès la fin de l'après-midi : il peut paraître étrange que personne n'ait alors vu leur voiture et n'ait signalé sa présence au cours de l'enquête. Du coup, W. Reymond ruine sa propre thèse, puisqu'il semble considérer par ailleurs que les meurtriers seraient arrivés dans la nuit et auraient commis leur crime à peine sortis de leur voiture en provenance directe d'Allemagne. Tout cela est absurde et ne tient pas la route, si j'ose dire.

Le livre de W. Reymond fourmille de contradictions internes dont le malheureux ne s'aperçoit même pas qu'elles anéantissent la pertinence de ses allégations. Par exemple, page 65 de son impérissable ouvrage, il signale qu'à 4 heures du matin, ce mardi 5 août 1952, un camionneur, Jacques Blanc, est passé devant la voiture des Drummond, qu'il n'a rien remarqué d'anormal et que cela est en contradiction avec l'état des lieux tel qu'il a été établi par les gendarmes arrivés plus tard. Et W. Reymond d'écrire : "Cela pourrait sous-entendre que l'assassin est revenu sous le mûrier plusieurs heures après le crime" (page 65. En effet, W. Reymond ne conteste pas que le massacre ait pu être commis aux environs de une heure du matin). Mais si on suit son analyse, cela signifierait que les meurtriers (les prétendus tueurs venus d'Allemagne) ont attendu paisiblement trois ou quatre heures auprès des cadavres pour organiser une mise en scène visant à faire croire au crime crapuleux ou que, pris d'inquiétude, ils ont rebroussé chemin aux environs de Grenoble pour revenir sur les lieux. Lorsqu'on est tueur de profession, la logique, me semble-t-il, veut qu'une fois le forfait accompli on ne traîne pas sur le théâtre de son exploit ! Et W. Reymond écrit cela sans sourciller !

Sur le plan de la logique sociologique, il ne s'embarrasse pas non plus de scrupules. Il soutient que Drummond, grand bourgeois britannique, n'était pas accoutumé à faire du camping et qu'il était plus habitué aux grand hôtels qu'aux nuits à la belle étoile. Certes, mais il me semble avoir lu dans le livre de Laborde - vous avez raison, il est excellent - que les hôtels de Digne étaient tous complets en raison des fêtes de la lavande et que les Drummond avaient décidé de passer une nuit dehors. D'ailleurs la présence de ces lits de camp en témoigne. Pour quelle raison auraient-ils embarqué dans leur voiture ces fameux lits - que Reymond appelle d'ailleurs des lits de plage - si ce n'est pour dormir dehors ? Les plages sont plutôt rares en Haute-Provence, elles l'étaient encore davantage dans les années cinquante, alors que les lacs de barrage, dont les abords sont aujourd"hui aménagés en stations balnéaires, n'existaient pas encore. Seule une nuit en camping sauvage pouvait donc expliquer la présence encombrante de ces lits pliants. D'autre part, pour avoir beaucoup fréquenté les Anglais et la Grande-Bretagne, je me suis aperçu qu'à la différence des Français qui tiennent toujours à rester en conformité avec leur niveau de vie et leurs habitudes, les Britanniques ont des facultés d'adaptation remarquables. Un grand bourgeois anglais n'aura pas de répugnance à camper, il y trouvera du charme et s'adaptera parfaitement aux circonstances. Quant aux raisons qui ont poussé les Drummond à s'arrêter là plutôt qu'ailleurs, elles relèvent du simple hasard, je pense, un hasard comme celui qui nous guide tous. Je me souviens d'avoir, il y de cela trente ans, passé une nuit dans ma voiture au beau milieu d'une clairière de la forêt vosgienne, tout simplement parce qu'entre Gérardmer et Épinal, je n'avais pas trouvé une seule chambre d'hôtel. Si des promeneurs ou des chercheurs de champignons m'avaient retrouvé assassiné au petit matin, on en aurait peut-être déduit que j'avais rendez-vous avec des espions soviétiques !

La logique psychologique n'est pas non plus son fort. Car si l'on suppose que Drummond était encore un espion en activité (ce qui, à 61 ans, après avoir été victime quelques mois plus tôt d'une petite attaque dont il se remettait au moment de ses vacances en France, relève de l'exploit), il devait, toujours en suivant les analyses de Reymond, être un espion de très grande envergure. En effet, comment imaginer que l'on mobilise de tels moyens pour un agent secret de seconde zone ? Un mystérieux couple suiveur qui s'attache aux pas de l'espion et de sa famille depuis Domrémy, une seconde voiture de même marque, de même couleur, transportant des "doubles" de chacun des trois Drummond (on se demande bien pourquoi d'ailleurs les prétendus commanditaires auraient organisé un tel scénario !), trois tueurs à gages venus d'Allemagne dans une voiture américaine de couleur voyante, traversant la Bavière, la Suisse et une partie de la France en transportant un arsenal d'armes et de munitions (au risque de se faire gauler aux frontières ! ... D'ailleurs dans cette hypothèse, pourquoi ne pas avoir recruté les assassins dans le milieu marseillais, ils ne devaient pas manquer à l'époque - aujourd'hui non plus probablement - et c'était quand même plus près et moins risqué ?!). Bref, un tel déploiement de forces, que l'on a d'ailleurs bien du mal à faire coïncider les unes avec les autres (Reymond lui-même se noie dans tous ces éléments qu'il met en place et ne parvient pas à leur donner une cohérence), ne peut s'envisager que pour un espion de tout premier ordre. Or, si Drummond, comme le soutient notre ineffable, avait eu rendez-vous à Lurs, au bord de la nationale 96, avec des gens aussi organisés, étant lui-même un agent style James Bond, il devait aussi avoir conscience que l'entrevue pouvait présenter quelque danger. Dans cette éventualité, comment imaginer que ce père aimant, ce bon époux, aurait entraîné dans l'aventure sa petite fille et sa femme ? Encore une fois, l'argumentation s'effondre sous son propre poids.

Enfin Reymond me semble appartenir à cette race de journaleux qui n'ont d'autre ambition que celle de faire parler d'eux, au mépris de tout travail sérieux et de tout respect des gens. Je suis tout à fait d'accord avec vous en ce qui concerne le traitement ignoble qu'il inflige au commissaire Sébeille dans son livre et la caricature que Michel Blanc (pourtant un bon acteur) en a produite dans le téléfilm. À vouloir réhabiliter la mémoire de l'un, on porte atteinte à celle de l'autre. Le procédé est abject. Reymond doit, je pense, se prendre pour Voltaire réclamant la révision du procès Calas. Mais c'est oublier que Voltaire n'a pas accepté d'emblée de s'intéresser au cas de Jean Calas, il a pris le temps de la réflexion, il a contrôlé - ou fait contrôler - les informations qu'il avait reçues et il ne s'est engagé qu'une fois certain de l'erreur judiciaire. Et puis n'est pas Voltaire qui veut : les trois cents pages du livre de W. Reymond ne valent pas les deux premières du Traité sur la Tolérance, dans lesquelles Voltaire démontre irréfutablement, avec une logique événementielle, psychologique et une parfaite cohérence des indices, le suicide du jeune Calas.

Concernant les thèses fantaisistes que l'on peut émettre après un événement, il ne m'étonnerait guère que l'on ressorte un jour l'affaire de "La maison des têtes" qui s'est produite à Toulon il y a une quinzaine d'années (en février 89, si mes souvenirs sont bons). Une maison du centre ville, tout près du port, a explosé par un bel après-midi de printemps suite à l'imprudence d'un locataire qui a allumé le gaz sans s'être rendu compte qu'une fuite importante était déclarée depuis un bon moment. La maison a sauté, il y a eu six ou sept morts et quelques blessés. L'enquête a conclu à un accident. Mais il s'est aussitôt trouvé des esprits chagrins et avides de notoriété pour affirmer qu'il s'agissait d'un... missile de la Marine nationale, mal dirigé ou erratique, que l'on aurait par erreur envoyé sur la ville ! Déjà à l'époque, une émission de télévision - j'ai oublié laquelle et sur quelle chaîne - avait d'ailleurs consacré un long reportage à cette version, à base de témoignages fallacieux et d'allégations mensongères. Pour peu que le descendant d'une des victimes se manifeste et qu'il y ait là quelques millions à gratter, vous verrez que notre ineffable journaleux (j'ai consulté son site Internet et le forum de discussion : c'est affligeant) reprendra un jour à son compte cette fable et qu'il en produira un livre. [...]

D'autres contradictions totalement rocambolesques ne cessent de m'apparaître dans l'ouvrage de Reymond. Je l'ai encore consulté cet après-midi : il faut vous dire que je travaille en ce moment à une édition critique du *** et cela est si ennuyeux que je me délasse en lisant quelques ouvrages sur l'Affaire ! J'ai aujourd'hui relevé ceci : à la page 233, W. Reymond écrit: "...Un renseignement qui remonte au 25 août 1952. Ce jour-là, Jean Teyssier monte en compagnie de Roger Autheville au prieuré de Ganagobie qui domine la vallée de la Durance. Là, le père Lorenzi leur raconte avoir reçu la visite de Jack Drummond quelques jours avant le drame". [Mais quel jour, c'est ce que Reymond ne dit pas ! Est-ce le vendredi précédant le drame ?] Enfin Reymond poursuit : "L'Anglais était à la recherche d'un compatriote parachuté pendant la deuxième guerre mondiale. Les deux journalistes détiennent une information de première importance. Alors que la police, la presse et l'opinion se demandent ce qui a motivé l'arrêt de Drummond au bord de la route nationale 96, eux seuls savent, mais se taisent ! Jamais l'information ne sera publiée dans les colonnes des quotidiens qui les emploient. Pourquoi un tel silence ?"
Reymond, encore une fois, n'en est pas à une contradiction interne près : alors que quelques pages plus loin, il va s'efforcer de démontrer que Jack Drummond avait été attiré aux abords de la Grand'Terre, sur la commune de Lurs, par un couple d'Anglais qui préparait ainsi ses victimes au commando des supposés tueurs, le voilà qui accrédite ici la thèse selon laquelle ce malheureux Drummond serait venu à Lurs pour y retrouver la trace d'un compatriote !! Il faudrait choisir : les espions russes, précédés des "Anglais-appâts" ou l'ami britannique disparu ? Tout cela est d'une totale incohérence.
Reymond se contredit d'autre part sur les dates : page 286, il dit que Jack Drummond a été fait docteur honoris causa de l'Université de Paris Sorbonne en 1946, page 309, c'est en 1948 !

Concernant l'épisode Lorenzi, cité en début de ce message, Reymond affirme page 233 que Jean Teyssier a raconté cela récemment. Mais il ne dit ni où, ni quand, et ne cite aucune source !

Même chose page 300 : il affirme qu'un numéro du Sunday Express a publié une photo de Drummond en uniforme, mais il se garde bien de dire dans quel numéro, de quel jour, de quel mois, de quelle année...

Page 305, il affirme que Nicolas Robert, le Belge qui aurait vu les Drummond en compagnie d'un couple de Britanniques à Domrémy, a photographié les quatre Anglais : malheureusement, il ne nous donne aucune reproduction du cliché et se contente de produire ces lamentables photos dont je parlais précédemment.



PS. : * Avez-vous lu le texte de Roland Barthes sur le procès Dominici : il est dans Mythologies. Reymond en cite d'ailleurs une phrase en en-tête de son ouvrage. Évidemment, comme à son habitude, Barthes y dit n'importe quoi.


* S'agissant de votre démonstration au sujet de l'arrivée de Sébeille sur les lieux, me paraît tout à fait convaincante... mais peut-être parce que vous prêchez un convaincu !
Cela dit, je pense que toute personne sensée ne peut qu'accréditer la version selon laquelle Sébeille était présent sur les lieux dès le début de l'après-midi.
* J'ai lu attentivement la lettre d'un autre correspondant [il s'agit de ce texte-ci - SH] ; il semble cautionner la version de Reymond : un Gaston D. manipulé, téléguidé pendant la reconstitution ! Or, il me semble (mais je ne suis pas comme vous un spécialiste de l'affaire) que c'est le bon vieillard lui-même qui a montré - sans qu'on le lui souffle, et comment l'aurait-on pu d'ailleurs ? - l'endroit du pont où s'est niché le tir manqué contre la petite fille. Comment aurait-il pu le savoir s'il n'était point là ?
En effet, votre correspondant se montre singulièrement prévenant avec W. Reymond. Sur le DVD du chef-d'œuvre tiré de son livre, il y a des annexes et on a accès aux coulisses du tournage - ce qui rend le produit final encore plus ridicule (pauvre Michel Serrault, et pauvre Michel Blanc, que l'on devine d'ailleurs assez réticent face au personnage qu'on lui fait jouer, mais quelques centaines de milliers d'euro, cela ne se refuse pas, n'est-ce pas ?) et on a droit à quelques interviews de Reymond et d'Alain Dominici, avec d'autres témoignages de locaux (avec l'accent en prime !) afin de soutenir la thèse de l'innocence. Bien évidemment, Reymond a l'intonation de la "candeur réfléchie et intelligente" et cela peut séduire. Enfin, je suis bien d'accord avec vous : quand on voit l'argent qu'il gagne en reprenant à son compte des thèses farfelues (sur l'assassinat de Kennedy, par exemple), il n'y a pas lieu de le ménager. J'ai de nouveau regardé la deuxième partie du téléfilm (c'est, à mon avis, la pire) : l'assimilation de Gaston D. (devenu par la grâce reymondienne un amoureux de Victor Hugo et des Misérables. L'était-il, je ne sais ?) avec le personnage de Jean Valjean, Sébeille lui-même étant appelé Javert par le vieillard incarcéré aux Baumettes. Et Dominici est supposé lire Hugo dans La Pléiade ! Tout cela est grotesque !

 

 

Bien à vous.