J'adresse mes très vifs remerciements à Monsieur Ernest-Max Fontaine, juge d’instruction honoraire, qui m'a autorisé à placer ici un fichier extrait de son site consacré à la "criminologie expérimentale" !

 

Intermède : voyons comment les médias se sont saisis de l'Affaire Ranucci, dite du pull-over rouge

 

"La première de toutes les forces qui mènent le monde est le mensonge" (J.-F. Revel, La connaissance inutile, p. 9)

 

 

Cet ouvrage nous a été signalé par de nombreux lecteurs et son succès relatif nous amène à le traiter. Pour faire deux coups d'une pierre, nous l'étudierons dans l'analyse qui en est faite dans le n° 317 du 16 octobre 1978 de l'hebdomadaire "le Point".

 

La série d'articles contenus dans ce numéro constitue un modèle du genre d'objectivité cultivée d'habitude dans un grand journal du soir : tout est dit, mais l'accent est placé de telle sorte, les guillemets employés avec tant d'à propos, le raisonnement est désarticulé de telle manière que la conclusion s'impose au lecteur même si elle ne paraît pas l'être.

Sous un frontispice où les juges se penchent sur une balance détraquée, nous trouvons en caractères gras : "le 18 Juillet 1976 un homme a la tête tranchée... Cet homme était-il coupable ? Un livre, de Gilles Perrault "le pull-over rouge", jette un doute sérieux(1) sur sa culpabilité".

 

Puis, pour montrer que l'auteur de l'article est sans passion, vient un passage sur "l'intégrité des hommes qui enquêtent ou qui jugent", avec une réserve sur "l'institution qui vaille que vaille fonctionne en dépit des ratés" et une première conclusion provisoire "... que la justice conduise à une décision qui n'offre pas de garanties suffisantes pour l'acte de justice le plus irrémédiable : la privation de la vie". Conclusion sur laquelle l'auteur revient aussitôt : "l'enquête du Point, l'analyse de Gilles Perrault... ne permettent pas d'estimer si le condamné était coupable ou innocent (2) et ce n'est pas notre propos"... Mais il n'est question que de cela : si Ranucci était coupable, toute l'histoire était sans intérêt.

L'auteur donne ensuite en 40 lignes une analyse parfaite de l'affaire ; elle est honnête, elle est complète. Tout est dit : comment Ranucci a été découvert, ses aveux, et même l'élément fondamental : "le couteau sera retrouvé sur ses indications" (3)

La démonstration est si rigoureuse que chaque lecteur en serait convaincu si aussitôt l'auteur ne reprenait son balancement. Et en plusieurs pages, il va montrer en mêlant tantôt les éléments de cette affaire, tantôt ceux des affaires qui ont alimenté l'actualité récente, que les témoins confondent tout, que les aveux ne signifient rien, que les experts se trompent toujours.

 

Et apparaît enfin le "pull-over rouge" trouvé dans la galerie d'une champignonnière où Ranucci avait d'abord caché sa voiture et à proximité de laquelle on a retrouvé, sur les indications de Ranucci, l'arme du crime. La Police a demandé à Ranucci si ce pull-over lui appartient, il répond que non, ce vêtement est donc écarté de la procédure. À aucun moment il ne servira contre lui.

 

Toute l'argumentation de G. Perrault est la suivante : un homme portant un pull-over rouge a fait des gestes obscènes devant des enfants à Marseille. Ce serait lui l'assassin. Il aurait pris place dans la voiture de Ranucci et aurait laissé son pull-over dans la champignonnière. Comment des témoignages aussi vagues (on vient de nous dire que même lorsque les témoins sont précis et concordants ils se trompent toujours) peuvent-ils être retenus pour construire un roman en contradiction avec tous les faits précis et vérifiés apportés par l'enquête ? Comment Ranucci n'aurait-il pas pensé à se justifier en disant qu'on lui avait volé sa voiture, comment aurait-il su où était l'arme, etc. ?

 

Et commence "le procès du procès Ranucci", la critique de la Police, de l'Instruction etc. Pourquoi n'a-t-on pas recherché le propriétaire de ce pull-over ? On relève des carences, des lacunes : cette information comme aucune autre aurait bien pu ne jamais se terminer, car en cherchant bien dans la champignonnière on aurait sûrement trouvé des boutons de culotte, des emballages de chewing-gum, des boites de sardines ou d'allumettes, des mégots, etc...

 

 

La critique des aveux

 

... "Ranucci en a fait de copieux et répétés".

 

C'est ainsi que commence l'auteur, mais aussitôt il enlève toute valeur à ce qu'il vient d'affirmer et poursuit : ..."les aveux, il s'en fait en tous temps, en tous lieux, de faux et qui ne signifient rien". Puis il cite plusieurs affaires où des accusés qui avaient fait des aveux ont été acquittés. À le suivre, il suffirait des faire des aveux pour mériter l'acquittement.

Il cite pourtant un avocat : "l'aveu n'a de valeur que s'il est confirmé par des éléments que la Police et l'Instruction ont pu constater". Puis il ajoute : "il est vrai que cela semble (4) être le cas dans l'affaire Ranucci". Selon le même balancement déjà cité, il détruit la portée de ce qu'il vient d'affirmer : "encore faut-il que ces preuves soient absolues".

Quel étrange raisonnement, que peuvent être ces preuves absolues ? Peut-on être journaliste et annoncer des concepts aussi vides de sens ?

L'instruction judiciaire n'est rien d'autre qu'une recherche de même nature que celle des sciences expérimentales. Il n'y a jamais qu'un faisceau de présomptions. Pendant longtemps on a pensé que les mathématiques, au moins, offraient des preuves formelles absolues. Il n'en est plus rien depuis Gödel. Que ce soit la fatigue de la garde à vue ou l'insistance des policiers, rien ne pouvait amener Ranucci à révéler ce qu'il ignorait. Or il savait où était l'arme, et elle fut retrouvée sur ses indications.

 

 

La critique des témoins

 

Bien entendu, les témoins se trompent toujours sauf lorsqu'ils prétendent qu'un homme portant un pull-over rouge avait fait des gestes obscènes. En fait n'était-ce pas une femme en robe du soir verte ? Et l'auteur signale le cas extraordinaire d'un médecin qui prétendait avoir reconnu du 4 ème étage un homme qui se battait avec un policier, alors que la scène se passait dans la rue ! Eh bien, dans l'affaire citée, de "la tuerie du boulevard Richard Lenoir", le médecin avait parfaitement pu voir l'agresseur : le boulevard était brillamment illuminé par la fête foraine et la scène se passait devant la vitrine éclairée a giorno par la pharmacie où les deux pharmaciennes venaient d'être assassinées. Les lecteurs de bonne foi, s'ils ont un doute, pourront se mettre au balcon dans les mêmes conditions et dire ce qu'ils ont vu. L'accusé savait tellement bien que si la reconstitution avait lieu, elle tournerait à son désavantage, qu'il la refusa obstinément ! Voilà comment on écrit l'histoire dans certaine presse...

 

 

La critique de l'instruction

 

"Cinq interrogatoires seulement !" Voilà le premier reproche. Est-il sérieux ? Non, bien sûr, à quoi servirait de faire répéter indéfiniment la même chose à un homme qui reconnaît... Et puis, nouveau grief, il y a cette "impossibilité pour le juge de transcrire les propos de l'accusé", donc pas d'interrogatoire... Les journalistes seuls savent reproduire les propos qu'ils recueillent...

 

 

Le doute

 

L'auteur cite plusieurs affaires et termine par un cas plus fréquent qu'on ne le croit : une première cour d'assises déclare coupable et condamne à une lourde peine ; une seconde acquitte. Et l'auteur laisse entendre que la première avait condamné un innocent : une erreur judiciaire a été évitée par la seconde juridiction !

Que d'erreurs en quelques lignes ! Tout d'abord l'acquittement - c'est peut être regrettable - ne constate pas l'innocence, mais seulement que la culpabilité n'a pas été établie. Si un appel des décisions de cour d'assises existait, on aurait souvent la situation inverse.

Si les décisions de cour d'assises ne sont pas susceptibles d'appel (il en sera prochainement différent et nous reviendrons sur la question)(5) c'est qu'en contrepartie, le code fait une situation tout à fait privilégiée à l'accusé : l'article 359 du CPP (Code de procédure pénale) dispose que "toute décision défavorable à l'accusé, y compris celle qui refuse les circonstances atténuantes, se forme à la majorité de huit voix au moins..."

D'ailleurs, le principe même de l'appel est mauvais. Dans la mesure où la première juridiction est de la même valeur que la seconde - et si elle ne l'est pas elle doit être rejetée - il n'y a aucune raison de recommencer. Ou alors faut-il recommencer jusqu'à ce qu'une cour prononce une sanction dont l'accusé déclare se satisfaire ?...

Accepteriez-vous de vous faire opérer par un mauvais chirurgien, en pensant que le second sera meilleur ?

 

 

La réponse des policiers

 

Un encadré commence ainsi : "témoignages passés sous silence, procès verbaux disparus et témoins manipulés...". Des enquêteurs répondent. Ils démentent vivement ce qui précède...

Égalité, comme au tennis.

"Le mépris envers les faits" : le lecteur est désormais préparé à recevoir la conclusion sous forme d'éditorial.

"Ranucci était il innocent ?

... la formidable enquête de Gilles Perrault ne le prouve pas mais elle crée un doute raisonnable... qui à l'époque aurait pu justifier l'acquittement... pourquoi la mécanique judiciaire a-t-elle déraillé... pourquoi lui arrive-t-il si souvent de cafouiller ? Etc. etc.

Nous disons que ces lignes, loin de montrer que juges et jurés ont méprisé les faits, révèlent plutôt que certains journalistes méprisent leurs lecteurs. En reprenant ce dossier pour le critiquer en répétant seulement "il y a un doute", le journaliste montre seulement combien il manque de rigueur logique. Mêler habilement des faits importants à d'autres sans intérêt, écarter d'un revers de main un témoignage sans faire la démonstration de l'erreur, réclamer sans fin des mesures d'information inutiles pour ensuite protester qu'on a perdu du temps n'améliorera guère le fonctionnement de la justice.

 


Notes

(1) Souligné par nous (SH).
(2) Id.
(3) Id..
(4) Id.
(5) Ce texte a été écrit, on le comprend, avant la mise en application de la loi dite Guigou (15 juin 2000), qui ne doit pas grand chose à la sémillante ex-ministre, mais beaucoup aux injonctions européennes (loi qui ouvre pour le "condamné" la possibilité d'une "seconde chance", pour parler élégamment comme dame Guigou).

 

PS : longtemps après la parution de cet article, Gilles Perrault fut condamné, au terme d'une longue procédure, à verser d'importants dommages et intérêts aux Services de Police en réparation du dommage causé par les inexactitudes de son ouvrage. Il en fut peu fait état dans la Presse.

 

Note SH :

 

Il est ici question de l'ouvrage du très prolifique Gilles Perrault, Le Pull-over rouge, paru en 1978 chez Ramsay (439 p.). Cet ouvrage (dont l'auteur a été condamné - à plusieurs reprises - pour diffamation) a éclipsé, hélas, celui écrit par un des policiers ayant eu à connaître de l'affaire, et qu'on consulterait avec fruit (Mathieu Fratacci, Qui a tué Christian Ranucci ?, Éd. n ° 1, 1994, 253 p.). Sans oublier l'ouvrage postérieur, très documenté et très sûr (écrit par un autre homme "de la Maison"), de G. Bouladou.

 

On pourrait d'ailleurs parler, dans le même ordre d'idées, de nombre de personnages (de Perrault à Rouard, en passant par Reymond et autres Mossé) ayant décidé de "revisiter" de célèbres affaires criminelles (naturellement, pas pour des espèces sonnantes et trébuchantes, seulement dans le souci de défendre la veuve et l'orphelin). Tous ces jolis messieurs, qu'ils soient illettrés ou membres de l'Académie, ont au moins un point en commun, outre un culot stupéfiant : c'est la haine qu'ils nourrissent envers le service public, toujours soupçonné des pires turpitudes - et naturellement d'une rare incompétence...

 

 


 

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