Prononcée à Digne, au mois de juillet 1990, cette conférence est assez inédite. Je la donne donc ici, avec l'assentiment de l'un des fils du conférencier, B. Teyssier - que je remercie vivement au passage. Je la donne parce qu'elle est vivante, sur le ton de la conversation (naturellement), brute de décoffrage comme on dit, même si elle fourmille de petites erreurs de détail - et en contient une, capitale, à propos de l'arrivée de Sébeille. Mais bon, cette conférence de l'un des tout premiers témoins se suffit à elle-même. C'est pourquoi je ne la commenterai, en note, que le moins souvent possible

 

"Pour nous, il n'y a pas d'erreur judiciaire ; les jurés ont bien jugé" (J. Teyssier, juillet 1990).

 

 

Notre département a connu d'assez nombreuses affaires criminelles dont quelques-unes sont toujours impunies et le resteront certainement à jamais.

Pourtant, dans quelques cas les enquêteurs, gendarmes ou policiers, connaissent les coupables. Qu'ils ne peuvent arrêter faute de preuves formelles.

Permettez moi de vous rappeler quelques-unes de ces affaires, pas aussi importantes que celle qui nous intéresse, mais qui pourtant firent parler d'elles en leur temps.

 

Je pense à ce crime de Clumanc, petit village à quelques kilomètres de Barrême qui s'éveilla un matin du mois de mai 1972 dans l'étonnement et la stupeur, mais aussi dans la douleur.

En effet, un jeune facteur des PTT, on dit maintenant un préposé, Bernard Honnorat, était trouvé mort dans sa bergerie, à quelques pas de son domicile, sans que sa mère avec laquelle il vivait, n'ait entendu quoi que ce soit. Bernard avait été abattu vers 22 heures dans la bergerie d'un coup de fusil dans la tête tiré presque à bout portant ; la mort fut instantanée et les seuls témoins furent ses moutons, lesquels ne parleront jamais et pour cause. Malgré de minutieuses recherches, malgré une enquête parfaite de la Brigade des recherches dirigée par le chef Dompnier, l'assassin ne sera jamais confondu. C'était il y a 18 ans maintenant. Le crime était parfait.

Comme va l'être celui de Lambert, ce petit village situé non loin de Digne au dessus de la Robine, dans la Vallée du Galabre. Là-haut vivait Marceau Lombard, un cultivateur né dans ce village sans histoire, un village qui se meurt puisqu'au bout du monde ou presque, la route n'allant pas plus loin ; le 14 Mars 81, il y a eu 9 ans, le neveu de Marceau qui était monté voir son oncle le découvre mort, le crâne fracassé ; la tête a éclaté, le spectacle n'est pas beau à voir et donne la nausée au neveu. L'enquête révélera que la victime s'est défendue âprement : témoin, une touffe de cheveux serrée dans sa main. Mais cette touffe de cheveux ne "parlera" pas, elle non plus, et quelques jours plus tard on découvrira le cadavre du chien tué lui aussi. Qu'avait-on à craindre d'une pauvre bête qui, comme les moutons de Clumanc, ne risquait pas de parler ? Il y a neuf ans maintenant et le crime était là aussi parfait.

Parfait encore celui de Gréoux les Bains… Le 17 septembre 1982, Jacques Fructus, un représentant en véhicules poids lourds quitte son domicile de Manosque pour un rendez vous qui vient de lui être fixé par téléphone. Évidemment, il ne sait pas que ce rendez vous sera le dernier, que ce coup de téléphone lui donne rendez vous avec la mort, c'est pourquoi il y va tranquillement sans aucune appréhension, ce qui tendra à prouver qu'il connaissait parfaitement son assassin - qui ne peut être bien évidemment que l'auteur du coup de téléphone - et qui l'attend là-bas au Petit Devançon, une ferme inhabitée et mise à la vente. Jacques Fructus a été abattu de cinq balles de 22 long rifle, mais avec deux armes différentes. Au fond d'un puits, on découvrira un pistolet P 38 dont trois balles furent extraites du corps de la victime(1). De ce puits c'est tout ce qui sortira, mais hélas pas la vérité puisque le ou les assassins courent toujours.

Il y eut aussi cette affaire du petit Bernard à Fontienne qui disparut du domicile de ses parents, non loin de Forcalquier, le 15 juillet l949. Malgré d'intenses recherches presque immédiates, il fut impossible de le retrouver. Ce n'est qu'un mois plus tard, lors de l'ouverture, qu'un chasseur se trouva en présence du petit corps en un endroit où les enquêteurs étaient passés plusieurs fois, ainsi que nous le confirma le Capitaine de Gendarmerie Albert, qui dirigeait les recherches. Alors, que penser ? Le gosse avait la plante des pieds parfaitement propre, ce qui signifiait qu'il n'était pas venu là en marchant. L'avait-on séquestré, puis plus tard, déposé là où il fut trouvé ? Le mystère reste entier et non élucidé, depuis 41 ans..!

Un mot encore sur cette seconde affaire de Lurs qui se déroula non loin de la première, sur la route qui mène au prieuré de Ganagobie, là où vint Sir Drummond, on le verra dans quelques instants.

Le 29 juin 1976, un promeneur découvrait les restes d'une femme, sans tête ni mains, des restes à demi calcinés. Encore un spectacle pas beau à voir ! Plus tard, on arrêtera trois hommes de Villeneuve, non loin de Manosque. Le plus jeune était mineur : il racontera tout, comment le trio fit la connaissance de la jeune femme un soir de fête à Château-Arnoux. Il racontera l'horrible nuit près de Lurs, au cours de laquelle un des trois hommes coupa mains et tête au pauvre corps avant d'y mettre le feu. Une nuit atroce, épouvantable, fantasmagorique dans le bois éclairé seulement par la lueur blafarde de la lune, seul témoin avec quelques chouettes qui devaient ouvrir encore plus grands leurs yeux ronds.

On ne retrouva jamais les mains et la tête. Ce que je vais vous dire va probablement vous faire frémir, donner la nausée... ! Et pourtant c'est vrai, ce sont les cochons de l'un des trois hommes qui se chargèrent de les faire disparaître. Le plus étonnant fut l'épilogue de cette sombre ô combien, affaire. Le trio en cours d'assises fut acquitté !

Nous nous abstiendrons de tout commentaire, bien entendu, mais nous connaissons des gens qui, longtemps après, refusèrent de manger du jambon. Comme nous les comprenons !

 

 

Et maintenant, Mesdames Messieurs, venons en à cette affaire de Lurs qui le mardi 5 août 1952 fit la Une de tous les médias, attirant dans ce coin des Basses Alpes, de nos jours Alpes de Haute Provence, les plus grands noms du journalisme français, journaux ou télévision. Lesquels allaient, durant des jours, des semaines, des mois et même des années, emplir les colonnes de leurs journaux, mobiliser des minutes, des heures d'antenne, de commentaires voire de pronostics (entre guillemets !), les plus délirants, les plus fous. Un de nos confrères, disparu aujourd'hui, allait être élu député à la suite de ses reportages et d'un livre dans lequel la fantaisie côtoyait un farouche anti-communisme. Il est vrai que les Dominici étaient proches du Parti communiste, mais ils n'étaient pas en possession de la carte de ce Parti. De toute façon, rien ni personne ne pouvait leur faire le moindre reproche, leur choix étant le leur dans ce domaine, n'est-il pas vrai ?

Nous voilà donc en cette année 1990 au mois de juillet, et comme chaque année le Comité des Fêtes est en pleine préparation du Corso de la lavande, ce Corso qui se déroule toujours traditionnellement début août et qui attire des spectateurs de toutes parts, pas seulement de notre département, mais aussi de toute la région : j'ose même dire de toute la France. Ce samedi 2 août 1952, Digne est déjà en fête, Digne sent bon la lavande, les préparatifs sont terminés ou presque et, sur le Boulevard imprégné de lavande, des musiques et des groupes folkloriques commencent à défiler sous les yeux de très nombreux spectateurs. C'est la fête de la lavande comme l'a si bien chanté Enrico Macias, le décor est planté, la fête peut commencer.

En ce samedi donc, une voiture automobile immatriculée en Angleterre s'arrête sur le Boulevard(2) devant la Taverne du Grand Hôtel. Je dis bien Taverne, car à cette époque le Grand Hôtel est un excellent établissement dans lequel on donne des soirées, des bals, des réceptions. Jouxtant donc cet hôtel on trouve un café, La Taverne du Grand Hôtel. Cette Taverne est exploitée par un homme que nous avons bien connu, Alfred Poilroux, père d'un Docteur dignois très connu. Alfred Poilroux fut d'ailleurs le premier président du Comité des Fêtes relancé après la guerre de 39-40. De la voiture anglaise, une Hillman, descendent trois personnes, Sir Drummond, son épouse, et la petite Elizabeth qui a 10 ans, si nos souvenirs sont exacts. Tout naturellement, le trio fait le choix d'une table à la terrasse pour se rafraîchir, ce qui est tout à fait normal car il fait chaud, très chaud même. Au bout d'un moment, la petite Elizabeth a les yeux attirés par une très belle affiche placardée sur l'une des vitres du café et bat des mains en regardant un torero et un taureau face à face, annonçant ainsi la corrida du lundi 4 août. Il faut vous dire que ce genre d'attraction, d'animation, était très prisée à l'époque et que les arènes faisaient le plein.

La petite Anglaise fait voir l'affiche à ses parents qui font signe au garçon, lui demandant des explications. C'est ainsi qu'ils apprennent que la corrida aura bien lieu le lundi après midi dans les arènes dressées sur la Place du Tampinet. Elizabeth insistant, ses parents lui promettent de revenir le lundi 4 août et demandent même où ils peuvent louer des places, apprenant que les places se prennent à l'entrée directement.

Les dés sont donc jetés, le destin du trio anglais vient d'être programmé à cause d'une simple petite affiche placardée sur une vitre de café. Rien ni personne ne pourra détourner le cours du destin de ces gens, parce que c'était là qu'ils devaient venir, parce que tout était inscrit quelque part là-haut dans le grand livre de la vie mais aussi de la mort. En ce lundi 4 août, les Drummond sont assis comme des centaines et des centaines de personnes sur les gradins de la magnifique arène et sous un soleil de plomb. Nous saurons, nous, le lendemain, où ils étaient exactement assis, grâce à des amis qui s'étaient installés juste à côté d'eux et qui furent en quelque sorte les derniers à les avoir vus, mis à part bien entendu, les Dominici.

Vers 17h30, la corrida terminée, la Hillman reprend la route et par le Grand Pont qui enjambe la Bléone emprunte la route de Marseille, vers le rendez-vous fixé à ses passagers, un rendez-vous mortel. On s'est étonné, enquêteurs et journalistes, sur le fait que Sir Drummond ait décidé de camper au bord même de cette Nationale très fréquentée, mais on n'a jamais pu trouver une réponse à cette question. Pourtant avant d'arriver là, le trio est monté jusqu'au prieuré de Ganagobie où il a conversé un moment avec le père Lorenzi, disparu de nos jours. Nous savons, mais cela n'est pas dans le dossier, que Sir Drummond avait un but en venant en ce lieu, c'est-à-dire tenter de retrouver les traces d'un de ses amis officier de l'armée anglaise et qui n'avait plus donné signe de vie après un parachutage. On a très peu parlé de cela parce que cela n'avait pas une importance capitale(3).

Pendant que les Anglais s'installent, non loin de là, près de la ferme dont ils aperçoivent le toit, les Dominici sont inquiets, inquiets parce que la mère, la Sardine ainsi que l'appelait son époux, Gaston, n'a pas coupé assez tôt la vanne d'arrosage d'un champ de luzerne, arrosage qui a provoqué un éboulement sur la voie ferrée Marseille-Briançon. Gustave devra déblayer la voie car en cas de retard d'un train, la famille serait pénalisée d'une amende assez forte. Alors tard dans la nuit, ou tôt le matin, ils devront surveiller les lieux, s'assurer que la voie est bien libre.

En fin de soirée, la petite Elizabeth et sa mère viendront à la ferme acheter un peu de lait et demander de l'eau ; elles resteront un moment, discutant grâce à Elizabeth qui parle un peu français, et Gaston Dominici la prendra même sur ses genoux.

À Digne pendant ce temps, en cette douce soirée de lundi, se déroule la sortie de nuit, une sortie toujours féerique avec ses chars toujours brillamment illuminés, que je vous conseille vivement de voir ; cette sortie se déroule donc devant des milliers de personnes applaudissant chars, musiques et groupes. Parmi ces milliers de personnes, il en est trois qui vont avoir un rôle à jouer le lendemain au bord de la Nationale ; il y a d'abord le juge Périès. Celui-là, nous le connaissons bien pour le retrouver chaque jeudi ou presque lors des audiences du Tribunal correctionnel que nous sommes chargé de couvrir pour notre journal ; nous le connaissons aussi un peu plus intimement parce qu'il est marié à une Dignoise dont le père, secrétaire général de la Chambre de Commerce, est aussi Maire de la Commune libre des Arches, un quartier où nous nous rendons souvent. Sur ce Boulevard, il y aussi le greffier Barras que nous retrouvons également tous les jeudis ; il est en compagnie du Dr Girard qui est notre Docteur à l'époque, et qui procédera, ainsi que nous le dirons plus tard, à l'autopsie des corps en collaboration avec le Dr Nalin d'Oraison.

Le greffier et son épouse faillirent d'ailleurs se retrouver sur les lieux de l'abominable crime : le Dr Girard, possédant une ferme à quelques centaines de mètres de la Grand'Terre, leur avait proposé d'aller faire un saut là-bas après le défilé du Corso. Ceux qui ont connu le praticien ne s'étonneront pas, car c'était un noctambule, d'ailleurs aimé de sa clientèle. Mais finalement la promenade ne se fit pas.

Minuit, minuit et demi, une heure du matin. À Digne, les flonflons de la fête s'estompent, on danse la dernière valse ou le dernier tango sur la Place de la Libération. Digne s'endort, le Boulevard retrouve son calme..!

Là-bas, près de la Grand'Terre, sous le seul éclairage de la lune, le drame s'accomplit. Comment ? Pourquoi ? Par qui ? Gustave Dominici le dira au commissaire Sébeille, mais seulement le 12 novembre 1953, c'est-à-dire plus d'un an après, ce qui souligne bien la résistance de toute cette famille. Nous verrons cela dans quelques instants.

Pour le moment, en ce mardi 5 août, nous dormons, car membre du Comité des fêtes, nous nous sommes couché tard après avoir bu le champagne comme c'est la tradition, après le succès de ces fêtes. Il est 6 heures, 6 heures trente lorsque la sonnerie du téléphone retentit avec violence dans notre chambre. Une voix amie nous informe qu'un crime vient d'être commis là-bas, sur la route de Marseille, après Peyruis, non loin de la gare de Lurs.

Avec beaucoup de difficultés, nous nous levons et appelons notre ami Roger Autheville, un Ardéchois comme nous, qui travaille à la Sécurité Sociale et qui arrondit ses fins de mois avec une collaboration au journal communiste de Grenoble, Les Allobroges. Nous voilà partis tous les deux par une journée qui s'annonce magnifique, mais ce que nous allons voir le sera moins, beaucoup moins.

Sur les lieux, nous fûmes d'abord surpris de constater qu'il y avait déjà des curieux, et que ces curieux ne se gênaient nullement. Nous-même ne fûmes pas le moins du monde empêché de nous approcher de la Hillman, sur laquelle d'ailleurs nous devons avoir laissé nos empreintes. En toute liberté nous pûmes photographier les corps, la voiture, les lieux et également Gustave Dominici qui posa tranquillement pour nous devant la Hillman. Cette photo parue dans l'hebdomadaire Détective nous fut payée 50 000 anciens francs de l'époque.

Un peu avant de prendre ce cliché, nous vîmes venir à nous un homme assez jeune, costaud en tricot de peau, chapeau sur la tête. Notre ami Autheville se mit à le regarder avec insistance, l'autre en fit autant et finalement tous deux se retrouvèrent dans les bras l'un de l'autre. Notre ami nous donna l'explication suivante : durant l'occupation, il faisait partie du maquis de Lurs bien au-dessus de la ferme, avec Gustave, et il lui était arrivé de venir avec lui la nuit, chercher du ravitaillement. Voilà comment, sur le coup de huit heures, nous mangions saucisson et jambon dans la cour de la ferme et aussi comment nos relations avec la famille allaient être facilitées.

Mais entre temps, le juge Périès était arrivé en compagnie de son greffier, et sa colère fut grande en constatant, comme nous l'avions fait, la présence de beaucoup trop de curieux. Le capitaine Albert qui commandait la brigade de Forcalquier se fit vertement réprimander et mit en place un cordon de gendarmes ; mais il était bien tard ! Le commissaire Sébeille, lui, n'arriva que dans la soirée, alors que les corps avaient déjà été transportés à Forcalquier(4). Il regretta toujours de n'avoir pu arriver avant. Il n'empêche qu'il mena son enquête avec minutie et sérieux, sans avoir été hélas récompensé comme il aurait dû l'être.

L'enquête commence donc. En fin d'après midi, l'autopsie des corps indique que Sir Drummond a été abattu par deux balles mortelles, toutes deux entrées dans le dos alors qu'il devait être debout. Son épouse avait succombé, atteinte par trois balles entrées dans la poitrine et l'épaule gauche ; elle devait être couchée, le buste légèrement relevé. Quant à la petite Elisabeth, elle portait deux plaies très profondes à la tête ; les coups avaient été portés avec une extrême violence par un agresseur robuste, et il y avait lieu de croire qu'elle était allongée lorsqu'elle fut frappée. Pendant cette autopsie, à laquelle assistaient le juge Périès et le commissaire Sébeille, les collaborateurs de ce dernier poursuivaient leurs recherches, recherches qui allaient être couronnées de succès, puisque l'inspecteur Ranchin eut son attention attirée par une charogne de mouton derrière laquelle il trouva non pas une simple branche d'arbre, mais une crosse de fusil brisée. Avec son collègue Culioli, ils remontèrent le courant pas fort heureusement en cette période de l'année, et finirent par découvrir dans un autre trou d'eau, le canon d'une arme avec son chargeur. Crosse et canon s'adaptèrent parfaitement. Il s'agissait d'un fusil à répétition de marque américaine Rock Ola. De plus, les inspecteurs allaient trouver, à l'emplacement du corps de la petite Elizabeth, sous la tête, un éclat de bois qui lui aussi s'adapta parfaitement à la crosse ; enfin le calibre des balles trouvées sur les corps des parents, étaient bien celui du fusil. Les policiers venaient de marquer un point très important avec la découverte de l'arme du crime .Mais le plus dur restait encore à faire, c'est-à-dire trouver le propriétaire de ce fusil, ce qui ne fut pas une mince affaire.

Cette découverte était très importante certes, mais tout de même nous eûmes la même réaction que le commissaire Sébeille, à savoir qu'il fallait être très naïf pour avoir jeté l'arme à proximité des lieux de ce crime. Si, comme certains le prétendirent, il s'agissait d'une affaire d'espionnage, les tueurs auraient pris des précautions beaucoup plus grandes.

Alors la longue, la longue enquête va commencer, car Sébeille sent bien que cette arme appartient à quelqu'un du coin. Mais il ne pense pas encore aux gens de la Grand'Terre, pas plus d'ailleurs que le juge Périès qui reconnaîtra plus tard que si leurs regards s'étaient portés vers la ferme, et s'ils avaient procédé les deux ou trois premiers jours à des interrogatoires à la gendarmerie de Forcalquier ou au Tribunal de Digne, l'issue eût été singulièrement raccourcie. Mais, à ce moment là, personne (y compris nous-même) ne pensait que l'auteur de la tuerie était à deux pas. Et nous-même ne pensions pas que nous avions partagé ensemble pain et jambon. Car il faut bien le dire, la famille Dominici était une famille honnête, une famille sans histoire, vivant durement sous le joug du Patriarche qui avait trimé dur pour acheter sa ferme. Jamais les Dominici n'avaient fait parler d'eux en mal, bien au contraire, puisqu'il étaient estimés par tous ceux qui avaient eu l'occasion de les approcher. Lorsque nous nous sommes trouvé dans la cour de la ferme, sur l'invitation de Gustave, son père Gaston arriva un peu plus tard ramenant son troupeau de chèvres. Lui aussi tomba dans les bras de notre ami Autheville, et il eut ces mots que nous n'avons jamais oubliés : "Roger c'est un grand malheur et un accident qui nous arrive..!" Sur le moment, nous pensâmes que c'était un grand malheur que ce crime presque sur les terres de la famille ; nous pensâmes qu'en parlant d'accident, Gaston pensait à l'éboulement, car répétons-le, devant le spectacle de cette famille modeste, mais unie, nous ne pouvions penser, à cette heure-là, à sa culpabilité.

Alors, après la découverte de l'arme, Sébeille et ses collaborateurs vont essayer de la faire "parler" ; ils vont presque faire du porte à porte dans les fermes, chez les voisins et bien entendu chez les Dominici qui affirment ne pas connaître la Rock Ola. Ils vont même présenter cette arme au conseil municipal de Lurs, sans résultat. Quelques jours après cette découverte, Sébeille (et son équipe) rencontre Clovis, à qui il montre la Rock Ola ; la réaction de l'aîné des Dominici est alors pour le moins curieuse ; il tombe à genoux, les yeux en larmes. Sébeille, surpris lui aussi, croit entrevoir la vérité lorsqu'il demande à Clovis : "Vous la connaissez cette arme, dites-nous à qui elle appartient, Clovis". Mais ce dernier se relève : "Non je ne la connais pas... - Mais alors, scande le policier, pourquoi vous être mis à genoux ?

- L'émotion, Monsieur, en pensant qu'elle avait tué...!"

Mais entre temps, des journalistes sont arrivés, et les policiers n'insistent pas.

"Je suis persuadé, nous avait confié Sébeille plus tard, que si à ce moment là nous avions emmené Clovis à Digne ou à Forcalquier, il aurait parlé". Dès ce moment, Sébeille tourne ses regards vers la ferme !

Au mois d'octobre, le commissaire Constant, qui remplace Sébeille, va obtenir une déclaration importante d'un habitant d'une ferme située en dessous du village de Lurs, et qui se nomme Maillet. Ce dernier affirma que Gustave Dominici lui avait dit, quelques jours après le crime : "Ah si tu avais entendu ces cris d'horreur, je ne savais plus où me mettre". Confronté avec Maillet, Gustave nia tout d'abord puis reconnut les faits en précisant que la fillette "ronronnait".

À la suite de cette révélation, Gustave fut traduit en correctionnelle et condamné à deux mois de prison qu'il accomplit à la Maison d'arrêt de Digne. Son père et sa femme vinrent souvent le voir et nous eûmes l'occasion de les rencontrer chaque fois ou presque, mais sans jamais pouvoir obtenir le moindre indice.

Pendant quelques mois, l'enquête piétina, puis s'arrêta ; les enquêteurs se heurtaient à un vrai mur.... À Marseille pourtant, Sébeille avait compulsé un à un tous les procès verbaux dressés par la police et la gendarmerie, et leur lecture n'était pas sans intérêt.

Les enquêteurs, policiers et juges, se doutaient bien que la solution était là, dans cette ferme, mais les mensonges des uns et des autres, leurs rétractations, les mettaient dans l'embarras. Le roi des menteurs de cette famille était sans conteste Gustave ; devant Maillet il avait menti, vous vous en souvenez, avant de reconnaître qu'effectivement la petite "ronronnait" lorsqu'il la découvrit au petit matin. Il avait encore menti en affirmant qu'il n'avait pas touché aux corps, alors qu'entre 7 heures et 7h30 il avait bel et bien retourné celui de Lady Drummond ; trois témoins en effet, MM. Ricard, Olivier et Faustin Roure avaient déclaré avoir vu avant 7 heures la voiture Hillman et la forme d'un corps recouvert entièrement d'une couverture parallèlement au véhicule. Or, lorsque les gendarmes de Forcalquier arrivèrent à 7h30, ils constatèrent que le corps n'était recouvert qu'à moitié par une couverture et qu'il reposait perpendiculairement à la voiture.

Devant ces accablants témoignages, Gustave fut bien dans l'obligation de reconnaître les faits :"Eh bien oui, avoua-t-il à Sébeille, c'est moi qui ai retourné le corps sur le ventre... !" - Mais pourquoi ? demanda le policier... Pour voir s'il n'y avait pas de douilles", répondit Gustave...

Sébeille resta un moment interloqué car si cette réponse n'était pas un aveu, cela y ressemblait étrangement. Reprenant ses esprits le Commissaire s'écria : "Comment, des douilles sous le corps, tu voulais donc les faire disparaître, mais alors Gustave, l'assassin, c'est toi...!!"

Encore plus étonné, plus stupéfait, le policier sentit la tête de Gustave se poser sur son épaule et entendit l'homme lui faire la confession suivante des larmes dans les yeux : "Le matin du 5 août, vers quatre heures, mon père m'a confié qu'il était l'auteur de la tuerie".

La satisfaction envahit alors Sébeille : "Viens, Gustave tu vas tout raconter au Juge...!" Et comme le lui avait demandé ce dernier, Sébeille emmena Gustave devant le juge Périès.

Devant ce dernier, Gustave Dominici : "Le matin, lorsque mon père est sorti pour aller garder les chèvres, je suis descendu. Je lui ai demandé s'il avait entendu les coups de feu, il m'a dit oui, j'ai insisté et alors il m'a répondu : "c'est moi qui ai tiré, vers une heure du matin je suis allé faire un tour de chasse, j'ai longé la route nationale en direction de Peyruis et vers le campement des Anglais je suis tombé sur un homme qui venait à ma rencontre ; il m'a attaqué, j'ai tiré avec la Rock Ola que j'avais prise dans la remise". Et l'enfant lui disais je ? Je ne sais pas répondit mon père..! - Avez-vous confié ce secret à quelqu'un ? demanda alors le juge à Gustave.

- Oui, à Clovis, mais il le savait déjà..!"

Tout cela était pourtant en contradiction avec la déclaration qu'il allait faire un peu plus tard, affirmant que c'est un quart d'heure après les coups de feu, qu'étant sorti de la ferme, il avait vu revenir son père dans un état de surexcitation qui lui avait paru anormal : "C'est moi qui ai tiré, mais ne dis rien...."

Il était environ une heure et demie du matin en ce 13 novembre 1953 et l'interrogatoire durait depuis la veille 14 h 30. Pourtant le juge Périès se rendait compte qu'il n'était pas loin de la solution. Il demanda qu'on lui amène Clovis, et lui posa cette question : "Clovis vous connaissez le coupable..?" Têtu, les yeux baissés, Clovis répondit par la négative. "Clovis, vous le savez, c'est votre père..? - Comment le savez vous ? s'insurgea brusquement Clovis.

- C'est votre frère qui vient de me le dire il y a quelques instants. Voulez-vous m'expliquer pourquoi vous êtes tombé à genoux en voyant la carabine que vous présentait le commissaire Sébeille..?"

Alors le fils aîné chancelle soudain, il est accablé et pleure, "JAMAIS JE N'AURAIS ACCUSÉ MON PÈRE SI GUSTAVE NE L'AVAIT FAIT AVANT MOI". Il se met alors à parler : "Pendant que mon frère était incarcéré à la Maison d'arrêt de Digne, je suis venu coucher deux ou trois fois à la ferme ; un soir, alors que mon père paraissait avoir trop bu, une vive discussion l'opposa à son épouse qu'il appelait La Vieille Sardine ; il lui reprocha d'être la cause de tous les maux qui venaient de s'abattre sur la famille. N'était-ce pas elle, en effet qui, en oubliant de fermer à temps la vanne d'arrosage, avait provoqué l'éboulement sur la voie ferrée ? Si je n'étais pas intervenu, s'écria le Patriarche ce n'est pas trois morts qu'il y aurait eu mais peut être trente ou quarante dans la micheline !" Comme la pauvre femme tentait de se justifier, Gaston, très en colère s'écria : "j'en ai fait péter trois, et je pourrait en faire péter d'autres..!" Ceci dit en provençal ! "Surpris, poursuit Clovis, j'ai dit à mon père : mais alors les Anglais, c'est toi ?

- Oui, c'est moi, mais ferme ta gueule...!"

Et Clovis comme Gustave a fermé sa gueule, comme ils l'ont toujours fait dans cette maison où Gaston avait toujours imposé sa loi, sa volonté, sans jamais accepter la contradiction. Voilà bien là le Patriarche, le maître incontesté, devant qui tout le monde baisse la tête.

Il restait au juge Périès à faire plus ample connaissance avec l'arme, la Rock Ola. Les deux frères indiquèrent alors que leur père avait fait un échange avec un militaire Américain lors du passage d'un convoi, contre une bouteille de pastis ! Tous deux avaient eu l'occasion de s'en servir lors de battues aux sangliers. Elle était déposée dans une remise sur une étagère, à proximité de la ferme. Le lendemain, séparément et l'un après l'autre, les deux frères désignèrent la même étagère, celle du bas, car il y en avait deux.

Il fallait maintenant entendre Gaston Dominici, le Patriarche. Conduit au Palais de justice, il fut interrogé par le commissaire Sébeille qui lui révéla les accusations de ses deux fils. Le vieillard entra alors dans une violente colère : "Qu'on me les amène, ces forbans, ces bandits, l'arme je ne la connais pas et s'ils l'ont vue dans la grange, alors c'est qu'elle est à eux... " Il continue à les injurier, tout d'un coup se calme et regardant les livres d'une bibliothèque, il demande : "ils doivent coûter cher, ces livres ! Sébeille et ses inspecteurs reprennent l'interrogatoire, multiplient les questions, mais c'est fini, le Patriarche ne répond plus, et s'écrie : "Vous m'emmerdez, je rentre chez moi..!"

Les enquêteurs décident alors d'interrompre l'interrogatoire et le juge place Gaston Dominici en garde à vue, comme la loi l'y autorise. Le vieillard passera la nuit au Palais sous la surveillance d'un agent de police à qui l'on donne la consigne formelle de ne pas lui parler. On a apporté un repas modeste fait de pâtes et de fromage, que Gaston déguste tranquillement. Il est cependant étonné de constater que le gardien ne lui adresse pas la parole ; après les heures d'interrogatoire qu'il vient de subir, cela lui paraît suspect. Alors qu'à cela ne tienne, c'est lui qui va parler. Il parle tout d'abord de la chasse, mais trouve que le gibier disparaît et dépérit ; il révèle au gardien qu'il a été un grand braconnier et qu'un jour il a pris sept lièvres au collet. Le gardien Guérino est toujours muet, mais écoute... Soudain le patriarche s'attendrit ; il parle de sa famille et indique au policier qu'il a seize petits enfants et qu'il ne s'entend pas du tout avec son épouse qu'il a connue, dit-il, après bien d'autres femmes. Soudain Guérino constate que le vieillard pleure en murmurant : "Quand même, avec tous ces petits enfants que j'ai !" L'agent s'interroge, que veut-il dire, a-t-il soudain des remords ? Alors sans réfléchir, par instinct, Guérino plonge : "Si vous avez quelque chose à dire, il vaut mieux le dire tout de suite, on vous en tiendra compte à votre âge... - Tu as raison, petit, mais crois-moi, c'était un accident, ils ont cru que j'étais un maraudeur, alors j'ai tiré...!"

Guérino est stupéfait, pétrifié presque par ce qu'il vient d'entendre, lui, modeste gardien de la paix qui n'a rien fait, rien dit pour recueillir ce terrible aveu.

Alors que fait-il ? Rien, il attend la relève et lorsqu'elle arrive, il court chez son chef, le commissaire Prudhomme à qui il raconte ce qu'il vient d'entendre. Tout aussi stupéfait que son subordonné, le Commissaire se précipite au Palais de justice dans l'intention de recueillir officiellement les aveux ; dame peut-être a-t-il une arrière pensée le Commissaire, dans une affaire de cette importance cela peut lui être utile pour son avancement !!! Mais au Palais, Gaston Dominici a repris tous ses esprits et devant le Commissaire il traite le gardien de fou et conteste tous ses dires... Le Commissaire, qui pense avoir trouvé la solution de l'affaire du siècle, insiste et dit soudain au vieux : "j'ai compris Gaston, c'est une affaire de sexe..!" Gaston le Patriarche réfléchit un petit moment et s'exclame :"eh oui petit, c'est de la paillardise, de retour de l'éboulement je suis passé près du campement et j'ai vu la femme se déshabiller, je me suis approché mais l'homme est intervenu ; nous nous sommes empoignés : j'ai tiré avec la carabine que l'homme a tenté de détourner. Je l'ai blessé à la main, puis il s'est retourné et je lui ai envoyé deux balles. Une a suffit pour la femme (ceci est faux puisque deux balles furent trouvées sur le corps de Mme Drummond). Quant à la petite, j'ai tiré la dernière balle mais je l'ai manquée. J'ai couru et l'ai rattrapée après le pont sur le talus, je l'ai frappé à coups de crosse, je ne savais plus ce que je faisais... "

Ça, c'est la déposition faite au commissaire Prudhomme, mais la seconde faite au cours de la reconstitution l'est plus [ ?] encore. De toute façon il ressortait de l'une comme de l'autre que Dominici reconnaissait avoir exterminé cette famille à la suite d'un malentendu fâcheux, puisqu'on l'avait pris pour un maraudeur. D'ailleurs, il avait bien demandé au juge Périès d'inscrire dans son procès verbal (ce que fit ce dernier) qu'il s'agissait d'un accident, comme il le déclara au matin du 5 août à notre ami Autheville, souvenez vous !

Lorsque les gardes emmenèrent Gaston vers la prison, il se retourna vers le juge en lui déclarant : "J'espère que vous m'avez compris, il y a vingt ans que je ne m'entends plus avec la vieille Sardine, j'ai une occasion de m'enlever de ce milieu, je ne la laisse pas échapper !" Le juge en resta bouche bée, car c'était là une première rétractation. Le juge Périès attend alors le moment de la reconstitution, acte sur lequel il compte beaucoup.

Le jour de cette reconstitution, nous sommes parqués au-dessus de la route derrière un cordon de gendarmes intraitables. La route nationale a été coupée afin que cette reconstitution se déroule dans les meilleures conditions. Sébeille et Barras le greffier sont aux côtés du Juge. Avant cette reconstitution, ce dernier était préoccupé par les aveux de Gaston concernant surtout le meurtre de la petite Elizabeth ; il avait déclaré en effet qu'elle était sortie de la voiture en entendant les coups de feu et qu'elle s'était précipitée ni vers la route ni vers la ferme (retenez bien ceci), mais vers le pont du chemin de fer et la Durance ; et il affirmait ne l'avoir rattrapée qu'après le pont. Le Juge était sceptique, car cela représentait une distance assez grande. Il allait pourtant avoir un bon sujet de satisfaction un an après le crime. Donc nous sommes là, des dizaines de journalistes, photographes sous une forte chaleur ; le soleil brille, mais va nous gêner considérablement, surtout en ce qui concerne les photos car nous l'avons en plein dans les yeux, ce qui explique la piètre qualité du petit film que nous tournons, mais avec il est vrai une modeste caméra de l'époque.

Transféré de la prison St Charles à la Grand'Terre, Gaston Dominici est conduit directement dans la grange où il va désigner l'étagère, la même que celle indiquée par ses fils, où se trouvait la Rock Ola. Il dira au Juge qu'un peu avant une heure du matin, trois de ses amis étaient venus le voir, avec lesquels il avait bu une bouteille d'eau de vie. Qu'une fois les amis partis, il décida avant de se coucher d'aller faire un tour à l'éboulement qui décidément le tracassait beaucoup, ce qui est normal. Qu'en passant devant la grange, il avait pris la carabine, des fois que, sait-on jamais, un lièvre ou un lapin se présenterait devant lui. Poursuivant son explication, il indiqua au Juge qu'en passant près du campement, il s'était arrêté un moment pour regarder l'Anglaise qui dormait.

"C'est pas malheureux, marmonna-t-il, d'être si riche pour dormir à la belle étoile !" On y voyait comme en plein jour, continua-t-il d'expliquer, grâce à la lune magnifique dans un ciel d'une grande pureté. Mais soudain un homme, Sir Drummond, qui ne pouvait trouver le sommeil très probablement, surgit devant lui sans le reconnaître. L'Anglais tenta alors de se saisir de la carabine (c'est toujours Dominici qui parle), mais Gaston résista et soudain un coup de feu claqua et une balle toucha Drummond à la main ; blessé, ce dernier se mit à fuir vers la route.

Ouvrons ici une parenthèse pour vous dire qu'au début de son interrogatoire, Gaston Dominici avait dit au Juge : "Marquez-le bien que le premier coup fut accidentel".

Sir Drummond fuit donc vers la route, mais deux autres balles l'abattent définitivement sur le bas côté, mais de l'autre côté de la route ; Lady Drummond s'est dressée à moitié, mais elle est abattue à son tour ; le meurtrier se lance alors à la poursuite de la petite Anglaise, la rattrape après le pont et l'assomme.

Tout cela, le Patriarche le raconte calmement, mais le juge demeure sceptique : "Vous n'allez tout de même pas me faire croire que vous l'avez rattrapée...! - Si je l'ai rattrapée…" et pour le convaincre, il se met à courir avec le Juge derrière, qui comprend soudain...! Gaston enjambe le parapet dans l'intention évidente de sauter et de se suicider. Le Juge, qui a joué au rugby, le plaque à la jambe droite aidé par un inspecteur. Ouf, on a eu chaud, très chaud..! La démonstration qu'attendait Périès venait d'être faite... ! Et elle convainquit de même tous ceux qui étaient présents à cette reconstitution. Le Juge inculpait donc Gaston Dominici du triple assassinat.

Dans les jours qui suivirent, Gustave allait se rétracter une fois de plus, tout comme son épouse. Tous revinrent encore sur leurs déclarations au cours du procès qui allait durer 11 jours début novembre 54.

Parlons-en un peu de ce procès... Il se déroula dans la grande salle de la Cour d'Assises du Palais de Justice de Digne, une salle bien trop petite pour contenir les dizaines et les dizaines de journalistes venus de toute la France et de l'étranger, ainsi que le public. Les postulants à des places à l'intérieur venaient parfois de fort loin et beaucoup venaient prendre place de très bonne heure devant les grilles du Palais.

Pour entrer, il fallait montrer patte blanche et arriver les premiers pour être certains d'avoir une bonne place. Le laissez-passer était vérifié deux ou trois fois, avant de pouvoir accéder à la salle. Nous avons, ainsi que tous nos confrères, tenu onze jours dans cette salle surchauffée - alors que dehors il gelait - vivant des moments parfois émouvants, comme les confrontations entre Gustave et son père qui accusa son fils d'être un menteur, ce qui était vraiment curieux. Émouvante aussi la confrontation entre les deux frères qui faillirent bien en venir aux mains. Gustave une fois de plus nia, se rétracta alors que Clovis très digne bien que meurtri intérieurement, ne changea rien à ses accusations. Mais il est vrai que les deux frères n'étaient pas de la même trempe, Gustave subissant le joug de son père avec un caractère plus influençable, plus timoré.

 

C'est de ce procès que date l'interdiction de prendre des photos ou de filmer. Il y avait outre les journalistes, de très nombreux photographes et par moment les éclats des flashs étaient aveuglants et visiblement pas du goût du Président qui finit par les interdire. De plus au cours de ce procès, l'avocat général, M. Rozan, fut pris d'une extinction de voix et on fit sonoriser la suite des débats, ce qui fait que les personnes qui n'avaient pu entrer, suivirent le procès de l'extérieur grâce à des haut-parleurs.

 

Les PTT avaient installé un grand car devant le Palais avec des cabines téléphoniques qui étaient, vous le pensez bien, prises d'assaut. Dans l'agence que nous dirigions à l'époque, nous reçûmes de nombreux confrères qui utilisèrent nos téléphones, comme Frédéric Pottecher par exemple ou Madeleine Jacob, une journaliste de très grand talent. Tout à côté du Palais il y avait un bar tabac tenu par deux sœurs, dont l'une avait été surnommée, je ne sais plus par qui, Mon Amour. Lorsque le Président décrétait une suspension d'audience, il fallait jouer des coudes pour pouvoir aller se désaltérer chez elle.

 

C'est donc très exactement un an et un jour après ses aveux, que Gaston Dominici comparut devant ses juges, le 17 novembre l954. Le tribunal était présidé par M. Bousquet, assisté de MM. Combas et Debaurin. Prévoyant des débats longs et fatigants, le président Bousquet désigna un juge suppléant, M. Borel, ainsi que deux jurés suppléants. Les sept jurés tirés au sort étaient MM. Marcel Bernard, agriculteur à Saumane, Jules Martin, courtier à Ste Tulle, Jules Ventre, boucher à Colmars, Jean Allincourt, cultivateur à Château-Arnoux, Delmon Sube, cultivateur à Pierrerue, Maurice Aillaud, cultivateur à Mirabeau, et Paul Auzet, cultivateur aux Dourbes. En outre, MM. Denis Aillaud, cultivateur à Villemus et Auguste Girard, cultivateur à Mirabeau, furent les jurés suppléants. Sachez que trois autres jurés dont une femme, furent récusés par la défense ou l'accusation. Cette dernière était soutenue par MM. Rozan, procureur général et Sabatier, procureur près le tribunal de Digne. Le greffier était bien entendu M. Barras. 73 témoins étaient cités. La salle était pleine à craquer, et parmi les personnalités on pouvait reconnaître MM. J Giono et Armand Salacrou.

Pendant onze jours, nous allions donc suivre ce procès un peu hors du commun du fait des mensonges et des rétractations des principaux acteurs, Gustave et Yvette Dominici. Les mensonges de Gustave étaient si forts et si peu cohérents que le président Bousquet agacé allait s'écrier lors de l'interrogatoire de Gustave : "J'ai présidé beaucoup de procès, entendu beaucoup de témoins, d'accusés, je n'ai encore jamais vu un menteur comme vous". L'attitude de Gustave contrastait d'ailleurs avec celle de son frère Clovis qui, lui, resta toujours ferme dans ses déclarations. Leur opposition à la barre, sous les yeux de leur père qui écoutait attentivement leurs paroles, fut un grand moment de ce procès. Le 27 novembre, ils faillirent bien en venir aux mains devant une salle muette qui écoutait avec passion. Mais Clovis ne retira pas une virgule de sa déposition, comme il l'avait fait la veille face à sa sœur Rose Caillat, particulièrement agressive à son égard. Trois jours avant, le 24 novembre, son face à face avec son père avait été poignant ! La salle était soudain devenue muette et vraiment on aurait entendu une mouche voler ;  le public était suspendu aux lèvres des deux hommes ; pour eux deux, il n'y avait plus personne, ni spectateurs, ni jurés, ni juges, ni journalistes. Clovis, les yeux dans les yeux de son père parlait, sans haine, avec beaucoup de courage, car il lui en fallait. Oui, disait-il, il connaissait la carabine, oui il savait où elle se trouvait, oui lorsqu'il était tombé à genoux devant l'arme, il l'avait reconnue, oui Gustave l'avait prévenu de la tuerie, enfin : "Oui père, vous m'avez bien dit que vous en aviez tué trois et que vous pourriez bien en tuer d'autres".

Oui, quel courage n'avait-il pas fallu à Clovis pour affirmer tout cela face à son père, les yeux dans les yeux !

Le samedi 27 novembre, il pleut sur Digne lorsqu'on entame l'avant-dernière audience, la 21ème. On joue, excusez l'expression, à grilles fermées. Le public a encore en mémoire le réquisitoire du Procureur général devant son micro ; lequel Procureur, malade, avait dû se faire soigner, se faire doper pour mener à bien sa tâche. D'une voix parfois très faible, il avait souligné les mensonges de Gustave, d'Yvette et de Gaston ; également, l'attitude de toute une famille soutenant le Patriarche, malgré toutes les preuves étalées devant elle. Sa conclusion devait faire frissonner le public : "vous n'avez pas eu pitié de cette petite fille, de ce visage d'enfant vous implorant à genoux. Elle aurait pu être votre petite fille, Dominici ! vous n'avez pas eu une parcelle de pitié, vous avez préféré devenir un monstre !" Et concluant : "Messieurs les jurés, sept questions vous seront posées, je vous demande de répondre oui à toutes ces questions..!" C'était donc la peine de mort que demandait le Procureur général ! Les plaidoiries de Mes Bernard Charles-Alfred, Charrier, Léon Charles-Alfred et Me Delorme pour la partie civile mettaient un terme à cette avant-dernière audience. Le lendemain dimanche, Me Pollak allait parler toute la matinée, durant quatre heures d'horloge. Terriblement éloquent, tour à tour coléreux, hargneux même, il allait s'attacher à démontrer l'innocence de son client, traitant même Clovis de menteur, affirmant que la Rock Ola lui appartenait. Il devait lancer un pathétique appel à Yvette et Gustave : "Gustave, par pitié si vous connaissez le coupable, dites-le, Yvette, pensez qu'il est le grand-père de vos enfants. Si un jour le couperet tranche la tête de votre père, ce sang rejaillira sur vous.... Si vous savez quelque chose, si vous avez quelque chose à dire, faites-le, il est encore temps". Me Pollak allait terminer en s'adressant aux jurés : "On vous demande de condamner cet homme à la peine de mort, de faire sauter sa tête et ses cheveux blancs, vous ne devez compter que sur vous-mêmes, n'accomplissez pas une aussi irréparable erreur judiciaire. Des innocents condamnés, cela divise à tout jamais un pays. Dans ce dossier, il n'y a pas une preuve matérielle, les aveux de Gaston Dominici ont été chaotiques et aussitôt démentis. Les accusations de ses fils.. ? Ce sont les accusations de deux monstres qui veulent égorger leur père. Vous ne serez pas complices de cet assassinat..." Épuisé, Me Pollak se rassoit, il a atteint un sommet d'éloquence, d'émotion aussi ! Mais a-t-il convaincu ? Rien n'est moins sûr !

À la demande du Président, l'accusé répond : "Il y a un an que je suis dans cette prison, je ne suis pas un assassin, je suis honnête et innocent…"

Il est 12h15 ce dimanche 28 novembre… Dehors, la pluie fait rage. Il faudra un peu plus de deux heures de délibération aux jurés pour rendre leur décision.

À 14h30, dans une salle surchauffée, la cour et le jury reprennent leurs places. Le silence se fait, pesant, écrasant même... Rompant ce silence, la voix du président Bousquet annonce : "À la majorité les réponses aux sept questions posées ont été oui...." Les avocats, les journalistes ont compris, c'est la peine de mort....!

Dominici n'a pas bronché, son visage est blême, mais pas un trait n'a bougé, même lorsque le Président, citant l'article 12 du Code pénal, ajoutera : "Le condamné aura la tête tranchée..."

Il quitte la salle après un dernier regard sur le public, sur les siens, sa femme, ses fils, ses filles.

Voilà, le procès est terminé, les journalistes se précipitent vers les cabines téléphoniques, la foule commente dans le hall ce verdict ; Gaston Dominici est emmené à St Charles, puis sera transféré aux Baumettes à Marseille. Le 16 décembre le commissaire Chenevier est chargé par la Chancellerie d'une nouvelle enquête. Le 23 décembre, il remet son rapport qui n'apporte rien de nouveau malgré une audition aux Baumettes du condamné, audition qui ne durera pas moins de huit heures. Dominici sera gracié puis libéré par De Gaulle. Ses derniers jours, il les passera à l'Hôpital de Digne. Ironie du sort, le Premier Janvier il recevra la visite, comme tous les vieillards, des membres du Comité des Fêtes qui lui offrent du tabac et des friandises… Il sera enterré à Montfort(5) un petit village au dessus de St-Auban et pas loin de la Grand'Terre.

Si les tous premiers jours de cette terrible affaire, nous doutions nous aussi de la culpabilité des Dominici, la suite de l'enquête nous fit changer d'opinion, tout d'abord la phrase de Gaston à notre ami Roger Autheville vers huit heures du matin, quelques heures donc après le crime : "C'est un gros malheur qui nous arrive, Roger, un gros malheur et un accident...!" Bien sûr que c'était un gros malheur, bien sûr que c'était un accident, et là nous ne sommes pas d'accord avec les jurés qui ont retenu la préméditation. Ce crime n'était pas du tout prémédité, mais il était vraiment un accident entre deux hommes qui ne pouvaient se comprendre. Et puis il y a eu la reconnaissance de la carabine par Clovis à genoux devant elle, ses aveux fermes sans la moindre hésitation et sans rétractations. Et puis la fuite de la petite vers le pont constitue aussi une preuve... Pourquoi Elizabeth n'est-elle pas allée vers la ferme où elle pouvait logiquement espérer du secours...? Pourquoi...? Mais parce qu'en sortant de la Hillman dans laquelle elle dormait, elle avait reconnu le tueur braquant sa carabine et qui lui barrait le chemin de la route nationale où elle pouvait aussi espérer trouver du secours. Il ne lui restait alors plus que la fuite vers le pont, vers la Durance. Ne croyez-vous pas aussi que la tentative de Gaston de sauter par dessus le pont dans l'intention évidente d'attenter à sa vie ne constituait pas aussi une preuve...?

Nous avons bien connu tous les acteurs de ce terrible drame, nous les avons côtoyés pendant des jours et des semaines, de tous incontestablement Clovis était le plus équilibré, le plus honnête.

Et puis nous possédons un document qui nous fut adressé par le juge Périès, document qui est l'interrogatoire d'Yvette Dominici, laquelle confirme les aveux de son époux, ce qui fait que pour nous il n'y a pas d'erreur judiciaire ; les jurés ont bien jugé ; nous leur reprochons simplement d'avoir refusé d'écarter la préméditation, étant donné que ce crime fut vraiment le crime du hasard, un accident comme l'affirma Dominici.

En définitive, Mmes Messieurs, le Comité des Fêtes de Digne fut lui aussi un instrument lointain de cette affaire. Car si nous n'avions pas mis au programme de ces Fêtes de la Lavande, une course de taureaux, si les Anglais ne s'étaient pas arrêtés à la Taverne du Grand Hôtel, l'affaire de Lurs n'aurait jamais existé et nous ne serions pas là ce soir à vous en parler !

Sachez en tous cas que ce fut pour moi un très agréable plaisir de vous en entretenir !

 

 

Notes

 

(1) Erreur manifeste quelque part. Le "P 38" est une arme de guerre de calibre 9 m/m, qui n'a rien à voir avec une arme "22 long rifle" (diamètre de la balle 5, 6 m/m). Sauf à penser qu'il s'agissait d'un P 38 de fabrication récente, et pourvu d'une "conversion 22 LR", ce qui serait tout de même bien étonnant.
(2) Il s'agit du boulevard Gassendi.
(3) Ce fait n'est nullement avéré. En tout état de cause, il semble bien que les Drummond n'aient pas quitté Digne avant dix-neuf heures, au plus tôt.
(4) Ce fait est parfaitement inexact, comme je pense l'avoir largement démontré par ailleurs.
(5) Cette indication est inexacte. Gaston repose, sauf erreur de ma part, au même lieu que ses fils Clovis et Gustave.

 


 

 

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