Suite 3 (et fin) de Horresco referens (Pour en finir...)

 

 

À la mémoire de la petite Élisabeth Drummond (1942-1952), dont le soleil s'est couché avant la fin du jour

 

 

 

 

 


"Dominici est assuré de trouver encore, pour soutenir sa cause, des psychologues, des radiesthésistes, des avocats, des dilettantes, des cœurs généreux ou des esprits intéressés. … Il a divisé la presse, l'opinion, la littérature… il n'a pas fini, tant qu'il vivra, lui et les siens, de se poser en martyr de l'erreur judiciaire. En tous cas, il n'a pas divisé les jurés
"
(Jean Farran, in Paris-Match n° 297, déc. 1954, p. 23).

 


"Il faut en terminer avec cette affaire qui trouble l'opinion publique
"
(Commissaire Charles Chenevier, confrontation Clovis-Gustave Dominici, 12 août 1955, PV n° 353/50, p. 9).

 

 

7. De Charybde en Scylla

 

Si, avec W. Reymond, on était indigné de la haineuse démesure d'un esprit juvénile, sinon infantile (et, il faut bien le dire, assez inculte), avec le texte de Cl. Mossé, on est consterné par ce naufrage patent qu'est la vieillesse. En tout cas, s'agissant de "la fabrication sans scrupule d'une fausse information" (selon la belle expression de J. F. Revel), on peut assurément dire que les deux font la paire.

L'éditeur de Dominici innocent ! nous apprend que Mossé possède une "formation d'historien". Fort bien, nous n'en demanderons pas les preuves. Mais si formation il y a eu, ce devait être il y a longtemps, très longtemps. Et à tous égards, cette formation n'a pas débordé sur le territoire de la géographie, puisqu'aussi bien on apprend, dès la deuxième page, que la Durance est un fleuve ! Pourtant, dès le début de l'enquête, les modestes gendarmes ne s'y étaient pas trompés, eux ! "Le crime a été commis au quartier de la Grande Terre [sic], à la limite du verger Dominici, entre la route nationale n° 96 et la rivière 'La Durance', située à 80 mètres" (Rapport GN Forcalquier D 4 du 5 août 1952, page 1). Pour ne rien dire du terme plateau (la plus forte occurrence de l'ouvrage, parmi les mots-pleins), décliné sur tous les tons, avec des airs mystérieux que je ne suis point parvenu à pourvoir d'un sens. D'autant que les Dominici, depuis belle lurette (apparemment, depuis 1915), n'habitaient plus le plateau (de Valensole ou de Ganagobie), mais bien la vallée de la Durance. Mais revenons à l'enfant tardif de Mossé.

Ce livre se veut "honnête, rigoureux, sans complaisance". Le moins qu'on puisse dire, alors, est qu'il manque totalement à l'esprit et à la lettre de son ambition. Et quand l'auteur reproche à G. Domenech d'avoir conduit "une enquête d'une décourageante partialité" (p. 247), on se demande si lui-même possède une glace, instrument qui pourrait s'avérer fort nécessaire, à l'occasion. D'autre part, il écrit qu'il est inutile d'accabler le Commissaire… une relation honnête des faits suffit… (p. 243). Voilà qui tombe bien, c'est exactement ce que nous pensons de ce vieillard cacochyme avant l'heure : il est inutile de l'accabler, une recension honnête de son incroyablement malhonnête écrit suffit.

Dominici innocent ! est un ouvrage sans doute commis à la hâte, bourré de fautes d'impression (et/ou d'orthographe), de contradictions et d'inexactitudes, de détail et/ou de fond : ainsi, d'une page à l'autre, la fille du Commissaire change-t-elle à la fois de prénom et de lieu de villégiature. Ainsi du "prêtre anglican de Nice" (p. 146) ayant présidé la cérémonie mortuaire (le pasteur Mordant, prêtre anglican ! Je l'ai bien connu, et j'entends d'ici son rire homérique, si par hasard il est tombé sur cette c.). Ainsi de cette affirmation, deux fois répétée, que c'est Clovis qui a découvert la fillette (p. 91, p. 158) !
Ainsi de Sébeille qui "s'est fabriqué des a priori" (p. 87) en dépit de quoi, "sans arrière-pensée, [il] se dirige vers la Grand'Terre" (p. 100) ! Ainsi de Sébeille, encore, qui promène Dominici (lequel possède douze millions, somme considérable, et même colossale, sur son compte bancaire !) en voiture ou à pied dans les rues de Lurs, le conduit à Ganagobie pour une visite au Père Lorenzi… (pp. 233-235), avant de lui porter l'estocade ! Ainsi de son propre père (l'inspecteur principal Sébeille) qui serait à l'origine de "l'extravagant témoignage" d'Aristide Panayotou (pp. 229-230).
Ainsi des Américains [qui] ont parachuté des centaines [d'U.S.-M1], en 1943-1944, à Ganagobie" (p. 122). Eh bien non, jeune homme. Pas si bêtes ! Ils n'en ont pas parachuté une seule, ni à Ganagobie, ni ailleurs ! D'ailleurs, vous qui avez glané tant d'informations du côté du Parti communiste et de sa presse, que n'avez-vous lu de plus près La Marseillaise ? Par deux fois au moins, les lundis 11 août et 13 octobre 1952, le quotidien communiste a rappelé que ce type d'arme n'avait jamais été inclus dans les divers parachutages !
Ainsi de Rock-Ola qui est "l'une des plus importantes fabriques d'armes légères aux U.S.A." (p. 104). Non, là c'est du délire ! Reportez-vous au tableau de fabrication de la petite Chérie : vous constaterez que si on écarte la firme Irwin Pendersen Arms, dont la production fut symbolique, c'est Rock-Ola qui est dernière de la liste. Et Rock-Ola n'a été qu'incidemment et brièvement une "fabrique d'armes" - disons plus exactement un atelier de montage d'armes). La spécialité de Rock-Ola, c'est (c'était ?) le jukebox ! Ainsi de l'arme du crime aujourd'hui "disparue, volatilisée" (p. 104. Absolument pas, elle est conservée au Musée de la Gendarmerie nationale de Melun - où j'ai eu l'insigne chance de l'examiner).
Et je garde pour la fin ce chef-d'œuvre de naïveté (d'inculture ?) : dès son retour à Marseille [en 1944], [Sébeille] fut nommé Commissaire parce qu'il parlait couramment le provençal" (p. 88). Alors là, je proteste énergiquement ! Pourquoi, moi, n'ai-je pas été nommé Commissaire, lors de mes (nombreux) retours à Marseille, moi qui le parle aussi couramment - je m'en flatte - que Sébeille ?

Ah ! gémit Mossé. Si seulement ce pauvre Commissaire (ne l'accablons pas, mais tout de même) avait écouté le capitaine Albert, nous n'en serions pas là ! Car le Capitaine, lui, savait bien qu'il fallait chercher ailleurs le vrai coupable, au lieu de tourmenter les paisibles Dominici ! Mais, que voulez-vous, "le Marseillais accorde si peu de crédit à ces braves gendarmes de campagne" (p. 115), les croyant "peu compétents" (p. 131) !
Edmond, il faut bien le dire, tu n'as pas été raisonnable, dis donc ! Pourquoi n'as-tu pas écouté le capitaine Albert, hein, gros vilain ?
Eh bien nous, nous allons l'écouter, le capitaine Albert (troisième journée du procès, 19 novembre 1954) ! Henri Albert rappelle d'abord le coup de la tétée (c'est lui qui avait conçu les premiers soupçons, on s'en souvient), puis il déclare : "[…] on nous avait menti… J'ai commencé ainsi à tresser un petit réseau de soupçons sur cette famille qui, de toute évidence, mentait et se gardait d'avancer le moindre mot, même le plus anodin, de crainte de se trahir. Je sentais qu'il y avait à La Grand'Terre l'impérieuse consigne du silence. Mais qui la donnait ? Le maître, l'homme qu'on disait autoritaire et dur, le vieux fermier Gaston. Or un matin, le 8 août exactement, alors que j'essayais de bavarder tranquillement avec lui, je lui demandai : "comment voyez-vous le crime et les criminels, père Dominici ?" Il répondit vaguement. Mais une phrase me frappa singulièrement, lorsqu'il parla du "coup de feu" qui aurait atteint le lobe de l'oreille de la petite Élisabeth. Jusqu'à ce jour, personne n'avait envisagé le coup de feu ayant touché l'oreille. Personne, absolument personne : seuls, les médecins légistes, dans leurs conclusions, celles-ci tenues rigoureusement secrètes. Cela me troubla profondément. À partir de ce jour, nous eûmes la conviction, le commissaire Sébeille et moi-même, que l'énigme de l'odieux carnage ne trouverait sa solution qu'à La Grand'Terre". À partir du huit août ! Faut-il vous l'envelopper, Mossé, ou vous le consommez tout de suite ?

Tous les ouvrages concernant l'affaire étant épuisés (à part celui-ci et celui de Reymond - et dire qu'Alain D. parle, sans rire, du bruyant baroud des tenants de la culpabilité !), comment les nombreux lecteurs de France-Loisirs (éditant Mossé), a priori des braves gens comme tout le monde, ont-ils pu repérer et traiter comme telles les innombrables contrevérités, les fielleuses allusions, les opportunes omissions ? La réponse est simple : ils ont tout gobé, sans qu'on puisse leur reprocher quoi que ce soit. D'autant qu'on peut lire, au fil des pages, de fort nombreuses et somme toute agréables "conversations imaginaires, conformes toutefois à l'esprit de l'époque" (p. 55). Et il appelle ça de l'histoire. Non, Monsieur, c'est du feuilleton ! Que des lecteurs non avertis ont pu de bonne foi, prendre pour de l'histoire.

Car la mauvaise foi, on se doute bien où elle se niche. Écrire de Sébeille qu'il s'est tenu à l'écart de la police collaborationniste, comme des mouvements de Résistance, tandis qu'on invente le passé de résistant de Dominici, c'est de la mauvaise foi. Accuser Sébeille d'avoir "fabriqué" un coupable en Dominici, "sous les pressions conjuguées de l'opinion et du pouvoir" (p. 172), c'est de la mauvaise foi, ou une information historique bien limitée, lorsqu'on a le front d'ajouter qu'en août 1952, "on ne ménage guère les staliniens". Les staliniens ? Mais ils faisaient exactement ce qu'ils voulaient, en France ! Mossé a-t-il par exemple entendu parler des grandes grèves insurrectionnelles de 1947 (pour ne rien dire de celles d'août 1953, justement) ? Sans les staliniens, l'énigme eût été résolue en deux jours, oui en deux jours ! Et Paul Maillet serait toujours au Parti...

C'est aussi faire preuve de mauvaise foi que ne pas dire un mot du procès en sorcellerie qui commence au sein du PC au même moment que la perpétration du triple crime (évidemment sans lien entre les deux événements), quand on donne par ailleurs tant de détails oiseux, à longueur de pages, sur les événements de l'époque !

Marty-Tillon, Guingoin, connais pas ! Bon, alors tais-toi.

Car il ne s'agit plus de mauvaise foi, mais d'inqualifiable procédé que de murmurer que Paul Maillet (qui aurait accroché une US-M1 dans sa cuisine ! Sans doute inconscient des énormes risques qu'il encourait ?), criblé de dettes, aimant les jeux de hasard (les jeux de hasard à Lurs !!! Faut-il rappeler que la Française des Jeux fut inventée bien des années, bien des années après ?), avait des amis politiques haut placés (p. 176). Euh, haut placé, Charles Tillon, que cite essentiellement Mossé ? Vous avez le mot pour rire, Môssieu. Sans doute faites-vous une plaisante allusion au fait que Charles Tillon, en "délicatesse" avec son Parti, est venu, en décembre 1952, sur les hauteurs de Montjustin (tout près de Lurs), se changer les idées en retapant une bicoque ?
Mossé croit malin de qualifier ouvertement Paul Maillet de "balance" (p. 303). Je sais bien qu'un esprit facétieux l'avait à l'époque surnommé l'indicateur des chemins de fer (plaisanterie qu'on ne peut plus aujourd'hui comprendre, le Chaix ayant disparu il y a fort longtemps), mais, tout de même, un historien digne de ce nom pourrait rappeler que ce n'est pas lui qui a balancé le premier (et d'autre part, Mossé a-t-il entendu parler du crime de non-dénonciation de malfaiteur ?), mais son ami (Émile Escudier) épicier à La Brillanne. Le travail de l'historien, c'est cela, et non l'insulte. Pas davantage que l'ignominie.

Car il est ignominieux d'évoquer les interrogatoires "grilling" des années nazies (p. 265), pour aussitôt qualifier de la sorte les interrogatoires des Dominici (p. 271 - en recopiant, il est vrai, La Marseillaise) par Sébeille. Voilà comment on se disqualifie, en voulant disqualifier les policiers.

In fine, Mossé se déclare absolument convaincu de l'innocence totale du Patriarche (sans aucun argument convaincant, comme bien on se doute) ; mais pour faire bonne mesure, il oriente constamment les soupçons vers Gustave et surtout vers Paul Maillet, cette balance. On pourra trouver cela un peu faible, et si peu "historique" ! Et, en définitive, préférer l'attitude imprudente d'un Reymond qui, au moins, propose une alternative, même si elle n'est absolument pas crédible.

Avant Reymond (qui l'a copié sur ce point), Mossé parle de la révision du procès comme d'un combat républicain. Mais de quelle République parlez-vous, Messieurs ? De celle des Soviets ? Vous n'avez donc pas entendu dire que même les Soviétiques n'en voulaient plus ?

Peu de journalistes trouvent grâce à ses yeux, pour la plupart partiaux, ou bornés. Curieusement, l'un d'entre eux échappe totalement à ce jugement généralement péjoratif. Mossé parle (p. 131) des "articles passionnés et passionnants de Roger-Louis Lachat, du Dauphiné Libéré", ajoutant qu'il ne sont pas pour rien dans l'ouverture de la seconde enquête (ce qui est totalement inexact). Lachat, certes, c'est une référence, Mossé ne peut le récuser : il fut délégué de toute la presse (française et étrangère) auprès d'Harzic et des autorités judiciaires, et a naturellement suivi (avec son photographe) l'affaire de bout en bout (il est arrivé sur les lieux le 5 août à midi). Eh bien, puisqu'il en est ainsi, on va vous servir du Lachat, Monsieur Mossé ! Vous pouvez déjà vous en douter : ce sera "passionné et passionnant" !

 

 

8. La passion de Roger-Louis Lachat

 

Certes, comme nous l'avons déjà rapporté, le journaliste du Dauphiné Libéré a montré, au tout début de l'enquête, son impatience et même son doute face aux capacités du commissaire Sébeille. Ce qui a entraîné quelques articles de mauvaise humeur, cela est vrai.

Mais le journal montre qu'il n'est pas dupe du silence des enquêteurs, en signalant le samedi 14 mars 1953, sous le prudent couvert du mode conditionnel, que deux membres de la famille qui a été abondamment citée au sujet de cette affaire, feraient bientôt l'objet d'un interrogatoire poussé. Reproduisant deux jours plus tard un article de l'AFP, il donne à lire à ses lecteurs (du moins ceux qui savent lire entre les lignes) ce qui est de longue date la conviction à laquelle sont parvenus les enquêteurs. Cet article relate la récente tenue à Aix-en-Provence, d'une réunion des magistrats et des policiers ayant eu à connaître de cette affaire. Et il se termine ainsi : "ni l'âge, ni l'attitude, ni la situation même de l'actuel suspect n° 1, ne semblaient jamais devoir permettre de porter contre lui le moindre soupçon. S'il est jamais démasqué avec certitude, ce sera la preuve d'une évidente sagacité des enquêteurs qui n'auront négligé aucune piste, aussi ténue qu'elle leur soit apparue au cours de leurs recherches".

Pour l'anniversaire de la tuerie, Lachat publie dans Le Dauphiné un grand reportage. Il y fait allusion (le 4 août 1953) au "mur de silence cimenté par la politique, le maquis, et le tempérament bien particulier des rares témoins du drame [qui] devait faire taire toute confidence et ruiner les investigations policières" ; le 6, il commente les rapports d'autopsie : il est désormais établi et sans doute prouvé que la petite Élisabeth n'a été frappée que trois heures au moins après l'assassinat de ses parents. Les conclusions de l'autopsie sont maintenant dévoilées. La petite n'a pu survivre plus de 20 à 30 minutes après les coups reçus [...]. Si la fillette a été achevée à l'aube naissante, alors "le crime est plus monstrueux encore".

Et le samedi 14 novembre 1953, sous un immense titre barrant la Une ("C'est mon père qui a tué", dit Gustave en s'effondrant), Lachat se lâche enfin, osant écrire tout haut, ce qu'il pensait tout bas depuis belle lurette. Lisez attentivement, mon cher Mossé, ça pourrait vous servir pour écrire une autre version de votre pensum !

L'affaire de Lurs vient de livrer son secret. Ce secret, pour certains et pour nous-même, n'était pas une révélation : le vieux Dominici, abominable brute, sordide braco, tête plus dure que le roc et cœur de pierre, est l'assassin des Drummond, l'homme qui s'acharna peut-être des heures durant, pour achever la petite Élisabeth suppliante. Nous en avions la conviction profonde, tenace, et une conviction qui hanta nos nuits, qui faisait bouillir l'encre de notre stylo. Nous l'avons écrit ici même : nous l'avions vu blêmir, nous avions vu son front s'inonder de sueur et ses mains lourdes comme de vieux outils trembler telles des feuilles d'automne lorsque nous lui annoncions avec une perfidie que nous ne songions pas à dissimuler, que l'assassin serait découvert un jour. La vieille bête immonde n'a pas encore avoué. Elle laissa son enfant purger deux mois de cachot, elle laissa tous les siens se miner de remords et sa femme mourir à petit feu. La vieille bête n'avoua pas. Il a fallu que ses deux enfants à genoux, pour sauver leur dernière chance de répit en cette vie maintenant sacrifiée, demandent pardon pour lui et l'accusent en une crise déchirante de désespoir [...].
On ose à peine s'imaginer la scène d'épouvante. Après, ce fut pendant trois ou quatre heures, le 'sinistre' maquillage des cadavres, la froide récolte des balles [sic] de la carabine, l'échange de place des infortunés touristes. Étrange lucidité du vieillard désirant déjà brouiller les cartes. Quelle part prirent alors en ces macabres scènes tous les proches de Dominici père ?

Ce même 14 novembre, dans un article à part, RLL revient sur ses mouvements d'humeur du début de l'enquête pour les justifier par le fait qu'il avait été séduit, le premier jour, par deux aimables guides, Gustave et son père : "nous compatissions vraiment à l'émoi de ces deux hommes, ces braves gens effondrés par ce coup tragique du sort, éclaboussant d'épouvante leur paisible terre. Aujourd'hui, plus d'un an après la tuerie, comme le visage de ces témoins a changé ! Leur attendrissement n'était que mensonge, et leurs attitudes que d'indignes grimaces. On sait maintenant qu'ils ont entendu les appels déchirants des victimes, que Gustave Dominici a assisté à l'agonie de l'enfant pendant de longues heures, que le témoin erra autour des cadavres, qu'il avoue maintenant même avoir déplacé un des corps martyrisés. Même si les fermiers de la Grand'Terre ne sont pas coupables, leurs visages resteront à jamais pour nous ceux de comédiens froids et habiles. Et singulièrement forts, pour ne pas avoir baissé les yeux, avoir blêmi ou même tressailli devant les trois cadavres".

Et Lachat enfonce le clou le mardi 17 novembre 1953 : "Jusqu'aux limites, le vieux Dominici aura laissé paraître un nouvel aspect de sa force malfaisante, de sa sauvagerie bestiale, de sa science à duper et de son extraordinaire et lucide maîtrise de soi".
Enfin, le jeudi 19 novembre, il porte, indigné, l'estocade : "Prétendre que l'affaire de Lurs n'est pas maintenant absolument claire, dépasse l'entendement et décourage toute discussion. Quelles que puissent être les clameurs ou les manœuvres (inspirées) de la tribu Dominici, il demeure de façon définitive un ensemble de faits déterminés, sûrs, prouvés, contre lesquels l'imprécision toute relative de quelques à-côtés de l'affaire ne peut strictement rien". Et il conclut en affirmant sa conviction qu'un "homme de l'espèce la plus indigne et la plus malfaisante" se trouve justement enfermé à la prison de Digne.

Cela vous suffit-il, mon cher Mossé ? Non ? Parfait, en voici donc encore.

Je reviens brièvement sur le témoignage livré par l'ancien quotidien communiste du Dauphiné, Les Allobroges. Ce journal, après avoir donné à lire à son public (le vendredi 13 novembre 1953) une relation des faits particulièrement complète et honnête, en remet le lendemain une nouvelle couche (il convient d'ajouter que le même article a été publié deux jours plus tard, le 16 novembre, par le quotidien communiste provençal La Marseillaise, sous la plume de Lucien Grimaud) sous le titre : Gaston a avoué. Tu as gagné, petit, a-t-il déclaré au commissaire Sébeille. Lisez, Mossé : "Le vieux braconnier, cette terreur des bords de Durance, a enfin jeté son venin. Mais il a essayé une nouvelle fois de mordre, de répandre une nouvelle fois le mal [...]. Depuis hier, le nom de Gaston Dominici est venu rejoindre les noms les plus odieux de l'histoire du crime (le journaliste ajoute même que, son forfait accompli, "Dominici buvait coup sur coup deux bols d'alcool et s'endormait d'un profond sommeil")(1).

Cette fois, je pense, vous disposez de quelques éléments à charge, non ?

 

 

9. Tout s'explique...

 

 

J'en étais là de mes indignations vis-à-vis d'auteurs maniant avec une rare impudence les invraisemblances, les inventions, les malhonnêtetés, les insinuations gratuites et toujours fielleuses. De mes indignations et aussi de mes commisérations, car la démesure haineuse est la marque d'une intelligence faible. J'en étais donc là, indigné par ces torchons de haines fétides, lorsque je suis tombé, un peu par hasard, sur plusieurs documents.

 

1. Un article du Toronto Sun

 

Le premier est un article de journal (canadien), rédigé voici une dizaine d'années. L'auteur, qui tient une sorte de chronique du crime dans le Toronto Sun (et a publié plusieurs livres sur le sujet, un peu à l'image de Pierre Bellemare chez nous) a écrit, sous le titre "All in the family", un court récit du crime de Lurs. À aucun moment le journaliste ne manifeste la stupeur qui, à en croire Reymond, s'était emparée de tout le monde anglo-saxon à propos d'un verdict scandaleux (à ses yeux du moins). Le récit est en gros celui qu'on a pu lire ici même, dans la partie "Un matin d'été à Lurs : quelques faits". J'en extrais deux phrases : "[…] Plus tard, Gustave, Clovis et Yvette se mirent d'accord pour raconter à la police une histoire combinée pour confirmer la version de leur père au sujet des événements ayant précédé les crimes (Later, Gustave, Clovis and Evette agreed to tell police a concocted story that corroborated their father's version of the events preceding the murders). […] Après six années de prison, Gaston, âgé à présent de 84 ans, bénéficia d'une liberté conditionnelle, jurant désormais qu'il ne s'était dénoncé que pour protéger d'autres membres de sa famille" (After spending six years in prison, Gaston, now 84 years old, was paroled, still swearing that he had initially confessed to the murders to protect other members of his family). On mesure donc qu'il n'y a là qu'un récit fidèle des faits, sans aucun commentaire désobligeant sur la façon dont a été conduite l'instruction de cette affaire. [Cette chronique, publiée le 18 novembre 1990, semble n'être plus en ligne. On pourra éventuellement me la demander]

 

2. Un ouvrage sur l'attentat contre John Kennedy

 

Le second document, plus important, m'a appris que W. Reymond avait commis, avec sa 'méthode' désormais disséquée, un autre ouvrage, consacré à l'assassinat du Président Kennedy. Je m'empresse de dire que je n'ai aucune compétence pour m'exprimer sur cet événement. Ce qui n'est pas le cas de personnes ayant minutieusement étudié l'affaire : sans les connaître, j'ai constaté qu'elles avaient la même opinion que moi du fin limier bas-alpin. Qu'on me laisse d'abord rapporter ce que dit un Américain (Clint Bradford, 12/28/98) : Reymond's story is demonstrably nonsense... Do not waste your time nor money on this "research". Oui, ne perdons pas notre temps et notre argent sur cette prétendue recherche : cela est vrai dans les deux cas. Mais lire sous la plume de personnes françaises, et de bonne foi, et solidement informées, des propos parfaitement symétriques des miens, cela donne à réfléchir. Ceux qui sont intéressés par l'affaire de Dallas se rendront directement à l'adresse que voici, pour disposer de l'intégralité de l'article intitulé Rien de neuf à Dallas. Mais je ne puis résister au plaisir de citer quelques lignes, dues à Paul-Éric Blanrue :

"Il y a 35 ans, le 22 novembre 1963, le Président Kennedy était assassiné à Dallas. Pour commémorer le tragique événement, un livre vient de paraître aux éditions Flammarion (les éditions de Trottinette et de l'Encorné) : 'JFK, autopsie d'un crime d'État'. Son auteur : William Reymond, un journaliste français qui s'est déjà illustré en "revisitant" l'affaire Dominici. Autant le dire d'emblée, ce livre est consternant. Reymond ne se contente pas d'y défendre la thèse à la mode, celle de la conspiration, il accomplit le tour de force de fondre en un seul livre, la plupart des thèses conspirationnistes qui ont cours outre-Atlantique. Alchimie qui ne transforme pas ces presque 500 pages en un cocktail explosif, comme espéré par le lecteur, mais plutôt en bouillie indigeste. […] Le point commun des tueurs : la "haine viscérale du communisme" - ou plutôt, écrit Reymond : le "fascisme". Pardi ! Pour Reymond, toutes les pièces du dossier ont été truquées. […] Point d'orgue du livre : Oswald lui-même n'a pas vraiment existé ! Ou plutôt, ils étaient deux, depuis leurs naissances (Lee Oswald de Forth Worth et Harvey Oswald de New York). Par la suite, ils se sont démultipliés, pour que nous n'y comprenions plus rien - sauf, bien sûr, Reymond, qui a l'œil ! L'aigle nous assène d'ailleurs que l'homme enterré sous le nom d'Oswald n'est pas le vrai Lee Harvey... bien que les analyses effectuées sur le corps exhumé aient prouvé le contraire. […] Des omissions, des approximations de ce genre courent par centaines dans le livre de Reymond. Hypercritique avec la thèse de la Commission Warren ("l'hypercriticisme étant à la critique ce que la finasserie est à la finesse", comme disaient Langlois et Seignobos), Reymond se révèle étrangement souple avec les contradictions des témoins qu'il cite à la barre. […] Pour lui, d'ailleurs, un témoignage produit 20 ans après les faits est aussi valable que celui enregistré dans les jours suivants. Jamais, le journaliste ne s'étonne des précisions et des détails qui apparaissent avec le temps. Jamais, il ne se demande ce qui peut pousser des gens à agrémenter leurs récits d'enjolivements divers (c'est pourtant le b-a ba de la critique de témoignages). Une danseuse du Carrousel prétend que, deux semaines avant l'assassinat, Ruby lui a présenté Oswald en lui disant : "Voici Lee Oswald de la CIA". Et il faut la croire ! Car les seuls qui mentent, ce sont, toujours, quoi qu'ils fassent, les "autres", les méchants ! Un peu facile ! […] Le plus grave est peut-être d'avoir emprunté à Lifton, sur un chapitre entier ("La Grande manipulation"), une thèse tellement abracadabrante (le maquillage du corps de Kennedy dans Air Force One), que son auteur lui-même a été contraint de la désavouer (ce que personne ne saura non plus) !  Passons. Une chose est certaine : tout ceci n'est pas très professionnel, ni très "déontologique", pour employer un mot à la mode […].

Je suppose que les plus sceptiques de mes lecteurs commencent à comprendre…Pour rebondir sur un des termes employés, je dirai que le corbeau se prend pour un aigle... Et j'ajoute au témoignage de Paul-Éric Blanrue celui de François Carlier : sur le site de cet autre passionné (et spécialiste) des controverses autour de l'assassinat du président Kennedy, vous trouverez une foule de renseignements et de liens. Mais écoutons F. Carlier : "Je pense que ce livre [la compilation de Reymond sur l'assassinat de Kennedy] est truffé d'erreurs et de contrevérités. Je ne partage pas ses conclusions, au contraire. J'ai eu l'occasion de m'exprimer sur le sujet. J'ai publiquement convié Reymond à un débat, mais il a toujours refusé, par peur du ridicule sans doute [...]. J'ai moi même écrit des articles ou j'attaque William Reymond, dans mon journal FACTS". [Merci à Paul-Éric Blanrue et à François Carlier de m'avoir permis de les citer nommément].

 

3. Un Retour sur enquête

 

Mais un troisième fait, ou plutôt une émission de télévision, a retourné mon attention vers la mort tragique (par empoisonnement) d'une autre fillette sensiblement de même âge qu'Élisabeth, la petite Émilie, du pays de Caux. Présentée avec discernement et - m'a-t-il semblé - respect scrupuleux des faits, cette émission (Retour sur enquête, histoire de la Josacine empoisonnée, sur France 2, le 1er juillet dernier) revenait sur une affaire jugée et donc close (mais qui continuait d'attiser les passions et les haines), et démontait en réalité la façon dont la presse se laisse manipuler (par les groupes de pression que l'on voudra) parce que ça fait vendre, et donc manipule à son tour les lecteurs. L'examen de conscience des journalistes interrogés est, à cet égard, assez exemplaire pour constituer - si j'étais professeur de philosophie - le point de départ d'une réflexion capitale sur l'homme et son devenir en société : car les spécialistes de l'abêtissement des foules, pour reprendre la belle expression de Jean-François Revel, ont encore du champ devant eux, si ténue est la pellicule qui sépare l'être de raison de la méprisable bête assoiffée de sang au sein de la horde... Mais surtout, je ne laissais pas d'être vivement frappé par les points communs avec l'affaire dont la narration s'achève bientôt (enfin !).

Résumons, pour ceux qui auraient oublié : une petite Émilie était confiée (en juin 1994) par ses parents, le soir d'une fête, à un couple ami. Comme elle était grippée, ou en tous cas souffrante, sa mère avait glissé dans ses affaires pour la nuit les médicaments qui lui étaient destinés : de l'Exomuc et de la Josacine. Émilie prit ses médicaments avant de partir pour la fête : une heure plus tard, elle décédait à l'hôpital du Havre. Comme il est normal, si j'ose dire, puisque les médecins trouvèrent à redire à ce décès, la Justice fut saisie, et confia l'affaire à la Gendarmerie. Les parents de la fillette ont été mis en examen (ils conservent encore des stigmates de cette douloureuse épreuve, venant se surajouter à la cruauté du deuil récent), puis le couple ami : onze pistes ont été suivies (disons plutôt, à mon humble avis, que la Gendarmerie a fait semblant de suivre onze pistes, avançant selon le principe de l'entonnoir, pour reprendre l'expression du Procureur) ; l'une d'elles s'est rapidement révélée fructueuse, celle des écoutes téléphoniques. Onze jours après le crime, une interception à propos d'un produit non désigné nommément a conduit les enquêteurs auprès de l'un des interlocuteurs, un industriel. Ainsi a été connu le nom du produit, du cyanure de sodium, et le nom du second interlocuteur, à qui l'industriel avait vendu un kilo de ce produit : un notable du lieu du crime, adjoint au Maire et amant (ou ancien amant) de la personne chez laquelle l'infortunée Émilie devait passer la nuit.
Le reste pourrait être de la littérature déjà archi-connue : les dénégations, les bruyantes protestations d'innocence du mis en examen, l'incrédulité stupéfaite des voisins, l'acharnement de l'épouse bafouée  - et de la maîtresse - à défendre le notable contre vents et marées, l'érection d'un Comité de soutien, la mise en cause de la qualité des laboratoires de police, enfin l'entrée en scène d'un avocat médiatique, Me Charles Liebman. À quelques détails près, on pourrait se croire à Lurs (aussi, il ne serait pas étonnant que cette affaire devînt l'objet, à courte échéance, d'une revisite de notre ami Reymond : je lui suggère de réutiliser son quatuor européen s'introduisant - par une nuit de pleine lune - au sein des laboratoires Bellon, pour contaminer volontairement un flacon - un seul - de l'antibiotique).

Au lieu que, sur les conseils de leur propre avocat, les parents d'Émilie (qui s'étaient naturellement portés partie civile) choisirent la voie du silence et de la dignité, pour respecter à plein la présomption d'innocence, et manifester leur confiance en la justice. Mal leur en prit, car ce retrait volontaire les fit considérer avec suspicion, et leur fut même imputé à crime ! Et, comme dans l'affaire de Lurs, par un curieux renversement des valeurs, le mis en examen est peu à peu apparu comme la victime de l'acharnement judiciaire, d'autant que son conseil, expert à manipuler les médias, ne cessait de distiller de prétendues informations qui étaient aussitôt répandues comme argent comptant par le pouvoir de la presse. Tous les moyens sont bons, s'exclame au cours de l'émission un journaliste, pour un avocat désireux d'instiller le doute et de défendre mordicus son client. Non, Monsieur, tous les moyens ne sont pas bons ! Il en est qui salissent l'homme, et qui jugent les âmes basses qui en font usage. Instiller le doute est (peut-être) une cause noble, comme vous dites, mais à condition de participer du Logos. Ce qui n'est pas le cas : ici, on ne s'adresse nullement au noùs, on se borne à flatter l'épithumia. Il s'agit, au vrai, de distiller la haine : c'est tout autre chose. Il y a une parenté d'esprit très étroite entre certains acteurs de l'affaire de Lurs, certains autres de l'affaire Krajevski, certains autres encore dans la tragédie de la Josacine (pour se borner à ces trois-là) : une impudente mise en branle d'un nombre de caisses de résonance inversement proportionnel au nombre de scrupules éprouvés.

Vint le procès, qui dura sept jours (en mai 1997). L'accusation soutenait que le mis en examen s'était en fait trompé de victime, voulant abréger les jours de l'époux, malade, de sa maîtresse (ce à quoi la dite répondit avec élégance : "pour buter mon mari, il aurait choisi d'autres moyens"... "Quelle famille !", aurait commenté l'avocat général Rozan). L'avocat de la défense avait, quant à lui, annoncé à sons de trompe à tous les carrefours qu'il tenait un témoin majeur, et que le coup de théâtre ne tarderait pas. Las, il se trouve que son témoin, un médecin qui plus est, eut à peu près l'efficacité des si fameux Champsaur et Lereboulet pour Me Pollak (ou, mieux encore, le Dr Boudouresque). L'accusation, pour sa part, avait fait citer deux témoins à charge : ils furent vilipendés et traités (par la presse et la populace) de voyeurs...
Restaient les analyses (donc la science, en principe neutre), mais comme elles étaient sans appel (c'est la même signature dans un échantillon de cent types de cyanures analysés), mieux vaut s'attarder sur la réaction d'un des analyseurs (un expert chimiste) : la puissance destructrice du climat venimeux induit par le Comité de "défense" était telle que cet homme totalement en dehors de l'affaire eut le sentiment d'être coupable (je suis rentré chez moi, je me suis effondré en larmes, j'ai vécu la médiatisation dans toute son horreur) ! Car la presse mentit sciemment (comme dans l'affaire Grégory), et donna à lire le doute là où il n'y avait que la certitude d'un élément accablant. C'est pourquoi à l'annonce du verdict (Vingt ans. Il en "fera" huit. Pour Émilie, je le rappelle, ce sera la perpétuité), une sorte de folie furieuse s'empara des présents, d'avance convaincus (par Me Liebman, entre autres) que le notable serait triomphalement acquitté ; un 'grand' journaliste adressa un Salopards ! en direction de la Cour (et du jury), les parents et amis du condamné crièrent à la nouvelle affaire Dreyfus (!), la mère d'Émilie (coupable d'être victime ?) dut être protégée des coups par la Police : c'est là, ou les mots n'ont plus aucun sens, une manière de lynchage, et pas seulement médiatique. Dans une démocratie dite avancée, la patrie des Droits de l'Homme qui plus est, c'est une tache indélébile.

Mais le mot de la fin fut (évidemment) laissé à l'avocat de la défense : "le verdict de ce soir n'annonce pas une réconciliation entre l'opinion publique et son institution judiciaire. Malheureusement". Je sais bien que la parole des avocats est libre (en tous cas dans l'enceinte judiciaire) ; reste que de tels propos font problème, de façon très grave, par l'amalgame qu'ils suggèrent entre l'opinion publique et la Justice, et qui conduit tout bonnement à nier l'État de Droit. Tant qu'on y est, pourquoi ne pas jeter en pâture à l'opinion publique si bien orientée, les parents de la fillette empoisonnée ? Eh bien, c'est fait. Au-delà de l'isolement, de la quarantaine plutôt, des lettres anonymes, de l'immonde sanction sociale ajoutée au malheur innocent, il y a eu le refus émanant d'une école (privée, tout de même !), de prononcer l'admission d'un frère cadet d'Émilie, à l'époustouflant motif que l'équipe dite pédagogique avait pris le parti de l'assassin désigné par la Justice : mais dans quel pays sommes-nous ?

Au milieu de ce nauséabond cloaque cependant, un espoir luit faiblement : l'attitude courageuse d'une journaliste qui, après avoir, elle aussi, pris le parti du notable et de sa clique, eut la volonté de refaire l'enquête pour sa propre gouverne. S'agissant de l'analyse des échantillons, elle s'adressa à un professeur de Faculté, éminent spécialiste qui, excédé par son incrédulité, finit par lui jeter : Si ce n'est pas le même cyanure, alors je ne sais plus en quoi il faut croire. Pour la journaliste, ce fut le Sésame. Elle en informa ses lecteurs, donnant (enfin) la parole aux parents. Un peu de noblesse dans un océan d'indignités.

Élisabeth, Émilie, levez-vous ! Pauvres, frêles victimes innocentes de la féroce barbarie des hommes, tendez vos doigts accusateurs !

 



[1. Très peu de temps après la mise en ligne de ce & "Retour sur enquête", j'ai reçu de la part du Comité de défense du condamné (en désaccord avec ce que j'avais écrit - mais je n'avais fait que résumer une émission) une très abondante documentation sur cette affaire.
2. On pourra consulter l'ouvrage mesuré de Pascal Colé, "Josacine. L'affaire empoisonnée". Publié chez Denoël, coll. « Documents Actualité », Paris, 1997, 352 pages]

 

Épilogue - Cette "contre-enquête" s'achève. Pour l'essentiel écrite devant une fenêtre largement ouverte sur ma chère Sainte-Victoire, elle s'achève, symboliquement, à Lurs. Nuit du 4 au 5 août 2001. Le kilomètre 32 de la nationale 96, Sisteron-Marseille. Mon véhicule arrêté à la cote 379, là même où prit fin l'existence de Sir Drummond. Une heure du matin. La Grand'Terre, 17 897 jours après. La ferme est totalement close. Légèrement voilée par la brume, la pleine lune s'est levée sur le plateau de Valensole. On n'y voit cependant pas comme en plein jour, loin s'en faut !

Depuis Grenoble, tout au long de la nationale 75 (soit jusqu'à Sisteron), que de campements improvisés sur les accotements plus ou moins stabilisés, ai-je dépassés ou croisés ! J'en ai recensé près d'une cinquantaine. Certes, comparaison n'est pas raison (à cause de l'accroissement que l'on sait du parc automobile, de l'avènement de la mode des camping-cars, entre autres), mais cette foule de dormeurs des bords de route me convainc que le bivouac des Drummond, en août 1952, n'avait rien de vraiment exceptionnel.

En ces lieux maudits tout vibrants encore de cris d'horreur, ce décor peuplé d'ombres inquiétantes et d'images douloureuses de la petite Élisabeth martyrisée, où la présence de l'assassin inquiète comme une ombre obsédante (selon des formules de R. L. Lachat), on a beau avoir son diplôme de judo en poche - et son certificat de tireur d'élite ;-) - on aimerait bien pouvoir siffloter un peu, pour se rassurer, tant les fantômes du passé sont présents. Surtout que nous revient en mémoire une imprudente confidence faite par Gustave à son voisin Paul Maillet : "si tu avais vu, si tu avais entendu ces cris d'horreur, je ne savais plus où me mettre".

Lorsque tout est calme sur l'autoroute, peu fréquentée à vrai dire à cette heure si matinale, on entend très distinctement le fort clapotis de la Durance. La jeune Élisabeth, si désireuse de prendre un bain de minuit, s'y est-elle trempée, voici 49 ans, avant de rencontrer son effroyable fin ? En face, sur la rive gauche, aucune lumière. Adossées à la pile nord-est du pont, les fleurs (hélas artificielles) de l'humble mausolée élevé à la mémoire de la fillette forment une tache qui éclate sur les masses sombres alentour.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, simple et tranquille.

 


Note

 

(1) Que nos camarades se rassurent : cette tentative d'information non biaisée a été sans lendemain, le journaliste ayant dû sentir, venu de haut, le vent du boulet. L'ancien quotidien communiste des Alpes reprit vite la ligne du Parti, en particulier, naturellement, au cours du procès (à croire que la passion politique l'emporta alors sur la simple relation des faits). On ne l'y reprit donc point à parler de la vieille canaille, du pensionnaire tristement fameux [de la prison de Digne], et du vieux bandit (formules utilisées dans le n° du 18 août 1954).
Le point d'orgue de cette désinformation prit place le jour même où le journal rendit compte du témoignage (appelé réquisitoire par le journal) du commissaire Sébeille : et pour commencer, la faute à pas d'chance, ce pauvre Sébeille dut céder plus des deux tiers de la Une à l'annonce du décès d'Andreï Vychinski, "porte-parole de la paix à l'Onu".
Ce nom ne dira sans doute rien à la plupart des lecteurs, surtout les plus jeunes. C'est pourtant celui de l'un des plus sanguinaires bourreaux de la clique stalinienne, qui en compta pourtant de fameux numéros ! Célèbre procureur spécialiste des aveux "spontanés" lors des grandes purges de 1934-1936 (dont fut victime, entre tant d'autres, un Kamenev), il est aussi l'inventeur de la formule "vipères lubriques" dont il humiliait comme à plaisir les "déviationnistes" torturés avant de les envoyer à la mort. Un peu plus tard, l'implacable procureur général de l'URSS Andreï Vychinski devint l'adjoint de Molotov et, à ce titre, participa aux tractations stalino-nazies que vous savez (si vous ne le savez pas, la Pologne, elle, sait ce que fut le Pacte germano-soviétique, du 23 août 1939).
Porte-parole de la paix à l'Onu !!! On rêve, ou on cauchemarde, camarades  ?