À la mémoire de la petite Élisabeth Drummond (1942-1952), dont le soleil s'est couché avant la fin du jour.

 

 

 

 

"Malgré ses aveux, ce n'est pas le vieux Dominici qui a tué seul (et pour les motifs qu'il donne, qui ne tiennent pas quand on connaît les caractères)"
(Jean Giono, carnet 22, f° 60, 17 novembre 1953).

"Ce n'est pas une erreur judiciaire, c'est une justice incomplète"
(Jean Laborde, Un matin d'été à Lurs, p. 377).

"L'homme ou les hommes qui ont écrasé en une ou deux fois la tête de la pauvre petite fille ne méritent aucune pitié. Mais pour être aussi dur, il faut être sûr qu'on l'a ou qu'on les a trouvés"
(Jean Giono, Notes sur l'affaire Dominici, ms).

 

[suite]

 

 

III. LA JUSTICE À LA MANŒUVRE

 

Gaston inculpé, les policiers ne pourront plus l'entendre. Au juge de monter en première ligne, même si la police va continuer d'exécuter ses commissions rogatoires. Au juge de compléter un dossier qui conduira Gaston Dominici devant la cour d'assises.

 

 

 

1. L'instruction par le juge Périès

 

Le jeune magistrat a dans les mains un dossier lourd et brûlant dont il mesure les faiblesses. Autant dire qu'il doit s'attendre à quelques lendemains difficiles. Et, en effet, dès le 19 novembre, Maître Pollak chargé de défendre Gaston en compagnie de ses confrères Charrier et Charles-Alfred, lui adresse une lettre dans laquelle il indique que Gaston Dominici proclame son innocence. L'avocat tient à préciser que ce changement survient à l'initiative du seul Gaston. Il brandit déjà la durée des interrogatoires qui ont épuisé l'inculpé.

 

 

a. Le retour de Maillet

 

Le 24 novembre, Clovis est à nouveau entendu par le juge Périès qui veut approfondir ses déclarations. Il lui demande de raconter, une fois de plus, la scène des aveux faits par son père dans la cuisine, un soir de novembre 1952. Et la carabine ? Pourquoi avoir tardé à dire qu'il connaissait cette arme ? Clovis répond que dans cette affaire tout le monde avait pris l'habitude de mentir. Il répète qu'il avait conseillé Gustave sur le silence qu'il convenait d'adopter à propos de la petite Elizabeth encore vivante et des cris qu'il avait entendus. Bref, le juge n'apprend pas grand-chose à cette occasion.

C'est alors que Maillet se manifeste à nouveau. On apprend qu'il aurait encore des choses à dire. Sébeille le rencontre le 7 décembre et recueille son audition. Maillet revient sur le propos que Gustave lui avait tenu au mois de septembre, dans la cour de la Grand'Terre : "Si tu avais vu, si tu avais entendu … ". Et il ajoute une précision. Après cette phrase de Gustave, il lui a demandé, en patois, où il se trouvait à cet instant. Gustave lui a répondu, toujours en patois : "Ici, devant, dans la luzerne". Et il a fait un geste de la main indiquant le champ situé devant lui où on plante de la luzerne et qui accueille également une vigne et des abricotiers. Le campement des Drummond était situé à quelques mètres de l'extrémité de ce terrain.

Cette déclaration est d'une importance capitale. Elle confirme, si elle est exacte, que Gustave était dehors à 01h10, au moment des coups de feu. Dans ces conditions, il est évident que l'affaire prend une tout autre tournure ! Notons, au passage, que Sébeille, dans son procès-verbal, fait remarquer à Maillet que son attitude est incompréhensible et qu'il aurait pu parler de tout cela avant. Et il a bien raison ! Maillet répond qu'il espérait que Gustave le dirait de lui-même. Il ajoute que, quelques jours plus tard, il a voulu reprendre avec lui cette conversation. Gustave, sèchement, a refusé.

Maillet a-t-il parlé de cela à quelqu'un ? Oui, Maillet s'est confié à Escudier, l'épicier de la Brillanne. Sébeille se rend immédiatement chez Escudier qui confirme la confidence de Maillet et la situe entre octobre et décembre 1952 :

"Paul Maillet m'a dit qu'un jour, alors qu'il se trouvait dans la cour de la Grand'Terre, Gustave Dominici lui avait déclaré que le soir du crime il avait entendu des cris d'horreur, en portant les mains à sa tête. D'après Maillet, Gustave aurait ajouté qu'il ne savait plus où se mettre en entendant ces cris. Paul Maillet lui aurait demandé où il se trouvait à ce moment-là, ce à quoi Gustave lui aurait répondu qu'il était dehors dans la luzerne".

Le balancier revient fortement vers Gustave avec cette déclaration inattendue qui, d'une certaine façon, pose un problème à Sébeille et au juge. Car s'ils en avaient eu connaissance avant le 12 novembre, nul doute que Gustave aurait dû s'expliquer là-dessus au moment de sa garde à vue et que la pression qu'il a subie en aurait été accrue. Englué dans le tourbillon de tous ses mensonges, qui peut dire comment il aurait réagi ? Mais aujourd'hui, l'affaire a pris une autre direction : c'est Gaston qui est inculpé, accusé par ses deux fils, auteur d'aveux réitérés même s'ils ont été passés dans des conditions insatisfaisantes.

 

Alors, certes, il faudra poser des questions à Gustave mais, à ce moment de l'instruction, leur impact en sera amoindri. Même si, par deux fois déjà, "le Tave" a dû reconnaitre que les propos de Maillet étaient exacts. D'autant qu'Escudier confirme les avoir entendus dans la bouche du même homme. Mais il ne s'agit jamais que de paroles. Et enfin, certains pourront s'interroger sur l'attitude de Paul Maillet qui distille ses informations au compte-gouttes. Lui aussi ne facilite pas vraiment la marche de la justice en agissant ainsi. C'est bien ce que va lui faire comprendre le juge lorsqu'il l'entend le 17 décembre.

Dans la foulée, le magistrat procède à l'audition de Gustave. Celui-ci conteste avoir été dehors au moment des coups de feu. Et là-dessus, il ne variera pas. Il faut dire qu'un tel aveu susciterait des questions gênantes et l'emmènerait très loin : "Que faisiez-vous à l'extérieur alors que vous aviez toujours déclaré être dans votre lit ? Où étiez-vous précisément, avec qui ? Qu'avez-vous donc vu ?"

Une confrontation est organisée entre les deux hommes, sans résultat. Puis le juge se retrouve seul face à Gustave. Il lui fait le compte de ses nombreux mensonges. Et Gustave, peut-être un peu ébranlé, va raconter une nouvelle fois sa nuit du 4 au 5 août en y apportant un changement : ce n'est pas à 4h00 qu'il a parlé avec son père mais à 02h00, soit moins d'une heure après les coups de feu. Plus tard, il est rentré à la maison, a regagné sa chambre et a tout raconté à Yvette qui se serait écriée : "Nous sommes des malheureux !"

Ainsi, Gustave associe Yvette à cette dernière version. C'est nouveau. Inutile de s'interroger longuement là-dessus : il compte sur elle pour recevoir une confirmation de ses dires et, ainsi, verrouiller sa propre déclaration. Il s'agit de mettre en place un barrage solide pour contrer cette nouvelle attaque due à la langue de Maillet.

On imagine facilement les noms d'oiseaux qui doivent se bousculer sous le crâne de Gustave, à destination de ce voisin. Et aussi, peut-être, les gifles qu'il se donnerait à lui-même quand il se remémore ce moment où Paul Maillet est venu à la Grand'Terre acheter quelques kilos de pommes de terre.

Le lendemain, sans prévenir, le juge Périès se présente à la Grand'Terre. Il vient entendre Yvette. Gustave est prié de sortir de la maison. Précaution indispensable, certes, mais inutile en l'occurrence car on comprend aisément que Gustave a tout expliqué à sa femme lorsqu'il est revenu de Digne.

Yvette fait une déclaration qui confirme les propos de son mari. Après les coups de feu, personne n'a bougé. Vers 01h30, elle a donné un biberon à son fils âgé de dix mois. À ce moment Gustave s'est levé. Il est revenu un peu plus tard lui raconter que c'était son père qui avait tiré. Avec quoi ? Elle explique que Gustave ne lui a parlé de la carabine américaine que le lendemain après-midi à son retour du marché d'Oraison où elle s'était rendue dans la matinée. Elle n'avait jamais vu cette arme et ignorait son existence.

On se souviendra, en passant, de la scène jouée certainement à destination des policiers qui se trouvaient dans la voiture lorsque Gustave et Clovis étaient reconduits à Digne, en compagnie d'Yvette.

Pour la première et dernière fois, Yvette déclare donc que son beau-père est le criminel. Elle dira plus tard que si elle a agi ainsi c'était pour protéger Gustave car le juge laissait entendre qu'il pourrait avoir de graves ennuis.

Qu'elle ait voulu protéger Gustave, cela ne fait pas de doute. Que Gustave se soit trouvé en situation d'avoir des ennuis, ce n'était pas nouveau. Il en avait déjà eu quelques-uns mais ceux qui se profilaient à l'horizon, avec la nouvelle déclaration de Maillet, étaient encore plus sérieux que les précédents. En confirmant le propos de Gustave, Yvette lui sert alors de paratonnerre.

Conséquence immédiate, Gaston est totalement isolé et sa charge s'est alourdie. Mais le bonhomme a de la ressource.

 

 

b. Rétractations et revirements en série

 

On a vu que, très rapidement, Maître Pollak a fait connaître au juge la proclamation d'innocence de son client. Le 7 décembre, décidément jour important, Gaston est entendu par le juge Périès, en compagnie de ses défenseurs, et se rétracte. S'il a parlé, c'est parce que la police l'a malmené. Il n'a pas été frappé mais on l'a "mené raide". On lui disait que c'était lui ou Gustave et que si Gustave était condamné il aurait droit "à la tête coupée ou à Cayenne". Pour échapper à ces interrogatoires interminables, il a préféré avouer.

Sa déclaration à Guérino alors que les inspecteurs étaient partis ? "Après leur départ, je suis demeuré dans la pièce où je me trouvais depuis la veille, sous la garde d'un gardien de la paix en uniforme. Celui-ci est resté pendant un certain temps, mais je ne pense pas que nous ayons parlé de l'affaire". Une confrontation est justement organisée avec Guérino. Gaston déclare qu'il se rappelle bien avoir discuté avec lui. Il a bien parlé de sept lièvres pris au collet, de l'achat de sa ferme, de ses malheurs conjugaux, mais ne se souvient pas d'avoir parlé des meurtres. Ah ! Cette mémoire ! Quand elle décide de nous jouer des tours !
Gaston est ensuite confronté avec Bocca. La fatigue venant, le juge décide de renvoyer au lendemain la suite de ses confrontations.

 

Le 8 décembre, Gaston est mis en présence du brigadier Sabatier puis du commissaire Prudhomme. Celui-ci déclare : "Il m'a dit avoir poursuivi la fillette, avoir tiré une balle dans sa direction et l'avoir manquée. Continuant sa poursuite, il l'avait rejointe près de la Durance, sur le talus et l'avait assommée d'un coup de crosse. C'est le seul moment du récit où Gaston Dominici m'a semblé être ému. Il a paru s'excuser en disant qu'à cet instant il ne savait plus ce qu'il faisait.
Au début de sa narration, même lorsqu'il me disait avoir tiré sur l'homme et sur la femme, il paraissait détaché. Je le répète, il m'a paru manifester de l'émotion qu'en me racontant comment il avait frappé la fillette".

 

Le 30 décembre, Gaston Dominici comparaît à nouveau devant le juge. Ce dernier lui fait remarquer qu'il a tout de même avoué : il était crevé, il n'en pouvait plus. Et la blessure à la main que le public ignorait ? Il a entendu les médecins en parler. Et les accusations de ses fils ? Qu'on les fasse venir et on va voir. Le juge fait entrer Gustave. Confirme-t-il les propos qu'il a tenus, mettant en cause son père ? Non. Il ne confirme plus. Son père "n'a qu'à dire la vérité". Autrement dit, débrouillez-vous tout seul avec lui, Monsieur le juge.

Intervention de Maître Pollak qui demande pourquoi Gustave a accusé son père. C'est la faute de la police qui l'a "trop poussé". Tiens, il y avait longtemps que la police n'était pas mise en cause ! Et pourquoi se rétracter maintenant ? "Parce qu'il y a des témoins qui m'entendent". Quels témoins ? Les avocats ? Cela signifierait donc que devant les avocats de Gaston, Gustave peut enfin dire la vérité, qu'on va l'écouter ?
Le juge fait remarquer à Gustave qu'à six reprises il a indiqué avoir reçu la confidence de son père expliquant qu'il était le meurtrier de la famille Drummond. Maintient-il ses déclarations ? "Non. Mon père ne m'a jamais déclaré cela. Je vous ai menti jusqu'à ce jour".
Réponse de Gaston : "Je n'accuse pas mon fils. Il n'a qu'à dire la vérité".

 

Au tour de Clovis. Lui, il confirme. Son père le traite de Judas. S'il y a eu une carabine à la Grand'Terre c'est lui qui l'a apportée. Il en serait donc le propriétaire ? Clovis répond par cette phrase : "Il y a trop longtemps que tu nous fais souffrir".

 

Et voici le juge Périès bien ennuyé. Déjà que cette affaire n'est pas solidement montée, maintenant un des deux fils accusateurs se rétracte. Il le réentend après la confrontation. Revirement de Gustave : il confirme que son père est le criminel. Pourquoi s'est-il rétracté tout à l'heure ? Il ne faut pas le confronter à son père, il ne peut l'accuser face à face. On se dit que le juge doit nourrir quelques inquiétudes pour la suite et on n'a pas tort.

 

La correspondance de Gaston est surveillée. Tout le monde le sait. Gustave, volontairement, lui envoie une lettre, le 10 janvier 1954, dans laquelle il écrit quelques lignes énigmatiques :
"Cher papa, excusez-moi, je souffre aussi terriblement. Je pense à vous plus que jamais et je vous promets d'être fort et de dire la vérité, même devant les menaces. Il faut que la vérité se fasse jour … "

Diable ! Que cache donc ce ton dramatique ? Le 4 février, Gustave se retrouve devant le juge Périès. Il a menti en accusant son père, il a menti en disant qu'il connaissait la carabine. Durant la nuit des crimes, il a entendu les coups de feu, n'a pas bougé. Son père s'est levé vers 04h00 pour emmener les chèvres. Lui, s'est levé à 05h00. Il est allé voir où en était l'éboulement, a découvert Elizabeth encore vivante. Il est revenu à la route, a prévenu Olivier. Les menaces ? C'est la police qui les a faites.
Le contraire nous eût étonnés. Oui mais, le juge l'a-t-il menacé ? Ah non ! "Vous m'avez toujours parlé comme à un frère".

 

Le juge Périès qui avait subodoré ce changement, fait entrer Clovis pour une confrontation. Il lui répète les propos de Gustave. Clovis n'est pas surpris. C'est la famille qui "lui monte le coup". Il exhibe lui-même une lettre de menaces d'un de ses frères. On revient sur la carabine. Puis Clovis fait cette déclaration surprenante : "Il y a une chose qui me revient et que je n'avais pas dite jusqu'à ce jour. Lorsque j'ai demandé à Gustave, quelques jours après le crime, si c'était lui qui s'était servi de la carabine, il m'a répondu "Non ! C'est le père qui a tiré les coups de feu. Il me l'a dit le matin, en partant pour aller garder ses chèvres". On savoure ce retour de mémoire chez Clovis qui, jusqu'à présent, disait qu'il n'avait parlé du père, avec Gustave, qu'après sa sortie de prison.
Et Gustave justement ? Qu'en dit-il ? "C'est ce jour-là, en effet, que j'ai dû dire à Clovis ce que m'avait déclaré mon père".

 

Par exemple ! Nouveau revirement de Gustave ! C'est le roi du tango renversé qui est assis devant le juge Périès ! Une chatte n'y trouverait pas ses petits et on imagine facilement un magistrat qui commence à être excédé. Il demande à Gustave pourquoi il était revenu sur ses accusations, en début d'audition. Pour toute réponse, il reçoit un haussement d'épaules.

Remarquons au passage l'attitude de Gustave qui n'hésite pas à s'engouffrer derrière la nouvelle déclaration de Clovis, comme s'il se sentait plus à l'aise en deuxième ligne. Ce qui lui permettra ensuite d'affirmer que c'est Clovis qui a accusé le père.

 

Clovis quitte la pièce. Le juge s'aère quelques minutes puis réentend Gustave, seul. Il lui "passe un savon", lui faisant remarquer que si l'on pouvait comprendre ses mensonges avant les accusations contre son père, désormais son comportement est inconcevable. Il lui dresse la liste de ses déclarations contradictoires et lui demande de s'expliquer. Gustave entonne le refrain familial, la pression qu'il subit : "Personne ne veut me croire. Je ne sais plus où j'en suis, vous devez le comprendre".

Et Gustave repart. Peut-être a-t-il compris cette fois ? Que nenni. Il fait des déclarations aux journalistes : Gaston est innocent. Le juge s'arrache les cheveux.
Il le fait comparaître à nouveau, le 23 février. Il voudrait comprendre, ce pauvre juge Périès : Gustave répète qu'il est sous la pression de sa famille, de ses frères et sœurs. Il leur a bien dit ce que le père lui avait déclaré dans la nuit du crime. Mais ils ne le croient pas, ils disent que ce n'est pas possible. Et lui-même, Gustave, finit par se demander si son père n'a pas raconté n'importe quoi, sous l'effet de la boisson.
Et la carabine ? Gustave l'avait vue dans la remise, il y a plusieurs mois. Il ne sait pas comment elle est arrivée là. Il termine par cette phrase : "Lorsque j'ai entendu les coups de feu, j'étais couché. Je n'ai pas songé à aller demander à mon père s'il les avait lui-même perçus".

On imagine sans peine l'abattement du magistrat qui n'en poursuit pas moins son travail.

 

Une autre lettre retient son attention. Elle a été écrite, cette fois par Gaston, le 5 décembre dernier et adressée à sa fille Clotilde. Dans ce courrier, Gaston écrivait "Dis la vérité sans hésiter". Il ajoutait : "Les malheurs viennent toujours du même côté". Légitime curiosité du juge qui interroge son rédacteur le 25 février. À qui Gaston fait-il allusion ?

"Sans l'accuser car, dans le fond, étant couché je n'ai pas vu le criminel, j'ai l'impression que celui-ci pourrait être mon petit-fils Roger Perrin. C'est un rouleur [sic] et il n'est pas impossible qu'il soit venu rôder le soir du crime aux abords de la Grand'Terre".

Ah ! Voici une nouveauté ! Roger Perrin avait déjà attiré l'attention des gendarmes. Il a été entendu à plusieurs reprises par Constant et Sébeille, mais jusqu'à présent personne ne le mettait directement en cause. C'est chose quasiment faite avec cette déclaration de son grand-père qui ajoute :
"Puisque l'arme appartient à Clovis, comme le croit Maître Charrier, je suppose qu'il l'avait prêtée à son neveu Roger Perrin".
Justement, toujours à la tâche, le juge a fait expertiser les armes de l'entourage des Dominici afin, notamment, de déterminer la nature de leur graissage pour le comparer avec celui de la Rock-Ola. Il apparaît que ce sont les armes de Clovis qui présentent, à cet égard, de nombreux points communs avec la carabine. Clovis utilise de l'huile d'olive de sa propre récolte.

 

Durant cette période, Gaston subit des expertises psychiatriques qui concluent à sa bonne santé mentale. Tout juste est relevée une forme d'amnésie qui le frappe lorsque sont évoquées "les circonstances qui ont entouré le drame de la Grand'Terre". Mais le rapport précise que ladite amnésie doit être considérée "non comme un symptôme pathologique mais comme un élément du système de défense qu'a adopté Dominici".
Il est entendu une dernière fois le 21 avril. Il maintient qu'il est innocent des crimes qu'on lui reproche.

 

 

2. Le procès d'assises

 

Il s'ouvre le 17 novembre 1954 pour s'achever le 28, et constitue une phase importante dans la dramaturgie de l'affaire. Pour autant, il ne fera pas apparaître de surprise renversante. Mais de nombreux observateurs ont écrit qu'on était certainement passé à côté du coup de théâtre. Tout compte fait, il sera plutôt l'occasion pour chacun de rejouer sa partition : Gaston clamant son innocence, Gustave le soutenant en compagnie d'Yvette, Clovis maintenant ses accusations, Maillet ses propres déclarations. Rien de nouveau, donc ? Pas tout à fait. Gustave et Roger Perrin verront de nombreux regards se tourner vers eux.
Le procès-verbal des débats établi par le greffier est mince et énumère essentiellement des incidents d'audience, des demandes faites par les avocats portant sur des questions de procédure. Rien sur le fond. Mais de nombreux comptes-rendus en ont été faits dans différents ouvrages, dont certains par des personnes qui étaient présentes. Parmi elles, Jean Giono, Jean Laborde, Madeleine Jacob, Pierre Scize. On est donc tenu de se tourner vers eux. À leur lecture, se dégagent en majorité deux lignes de force, l'une étant la conséquence de l'autre : les débats ont montré de la confusion, le verdict est discutable. Même Gabriel Domenech va connaître des doutes pendant un temps.

 

 

a. La confusion des débats

 

S'il est une raison, proche d'une lapalissade, qui peut expliquer un manque de clarté des débats c'est évidemment le fait que l'instruction n'a pas permis de désigner de manière formelle le ou les coupables. En effet, si des preuves matérielles incontestables avaient été produites, les débats auraient eu une autre tournure. Mais comme l'écrit Jean Giono dans ses "Notes sur l'affaire Dominici" : "Nous sommes dans un procès de mots. Pour accuser, ici, il n'y a que des mots". Et ceci peut être entendu de deux façons.

 

Il y a tout d'abord la question du vocabulaire qui, d'évidence, n'est pas d'une grande richesse chez l'accusé lorsqu'on le compare avec celui des magistrats ou avocats. Giono écrit que Gaston Dominici dispose de trente-cinq mots. Avec tout le respect que je dois à ce grand écrivain, je crains qu'il n'exagère un peu. Ou alors, il faut s'entendre sur ce qu'est un mot.
C'est aussi un procès de mots car, comme le remarque le romancier, "il n'y a aucune preuve matérielle, dans un sens ou dans l'autre ; il n'y a que des mots".
Ce qui fera dire au président Bousquet, selon Madeleine Jacob dans son ouvrage "À vous de juger" : "Notre tâche est lourde, aussi bien pour vous, Messieurs les défenseurs, que pour nous, car nous partons à la recherche de la vérité".
Fort de ce constat peu rassurant, on se dit qu'il n'y a aucune raison pour que les uns et les autres changent d'attitude et cessent de s'envoyer au visage des accusations réciproques. Et c'est bien ce qui va se produire :

 

Clovis maintient fermement ses accusations contre son père qui, en retour, laisse entendre que son fils pourrait être le propriétaire de la carabine, allant même jusqu'à dire que c'est lui qui l'a réparée. Jean Laborde dans son livre, "Un matin d'été à Lurs", raconte la scène :
"C'est lui qui a mis la bague au fusil !
Aussitôt, il revient en arrière, car jusqu'ici il ne connaissait pas l'existence de cette arme américaine.
Je le suppose, rectifie-t-il".

 

Gustave et Yvette, suivis par les frères et sœurs, affirment l'innocence de Gaston. Ils mettent en cause les accusations de Clovis, prétendent qu'il n'a pas bien compris ce qu'avait dit leur père. Gustave affirme que c'est Clovis qui a dénoncé son père en premier.
Des confrontations sont organisées à la barre et dégénèrent en brouhaha que le président Bousquet tolère un moment, espérant que pourrait en sortir une affirmation nouvelle. Mais on est alors plus près de la distribution de gifles que de l'apparition de la vérité.

 

Paul Maillet réitère les propos tenus durant l'instruction. Sa prestation est diversement appréciée. Certains relèvent ses expressions cocasses : "Le déshonneur planait sur mon honneur". D'autres, comme Pierre Scize ("Au grand jour des assises") parlent d'une "impression atroce".

 

Roger Perrin comparaît lui aussi. Va-t-il continuer de mentir, changer de version ? Il maintient avoir passé la nuit dans la ferme de ses parents, à la Serre. Le matin il a été informé par Roure, le brigadier-chef de la SNCF. Durant l'enquête, sur ce point, Roure a été hésitant. Il ne se souvenait pas très bien avoir vu Roger Perrin et niait fermement les propos que l'adolescent lui avait prêtés. À la barre, il va dire que, depuis, la mémoire lui est revenue. Selon Madeleine Jacob, il déclare : "C'est exact. Je me suis arrêté à la ferme de la Serre. Je l'avais oublié. Je me suis dit : "Si Roger en est sûr, c'est que c'est vrai. Je ne voudrais tout de même pas le faire mentir, ce petit".
Ah ! Fort bien ! Mais une question vient à l'esprit : s'agit-il de ne pas faire mentir Roger ou de dire réellement ce que l'on sait ? Quitte à reconnaître qu'on ne se souvient pas ! Après tout, ce n'est pas interdit.
Par ailleurs, Zézé avait déclaré à Sébeille en juillet 1953 que Gustave s'était arrêté à la Serre, le soir du 4 août, alors qu'il revenait de Peyruis sur sa moto, peu après 21h00. Gustave lui avait parlé de l'éboulement et des campeurs anglais avant de continuer sa route. Ce qui avait conduit alors à imaginer que Roger avait très bien pu accompagner Gustave sur sa moto pour aller dormir à la Grand'Terre. Ça s'était déjà produit auparavant. Mais, sur ce point, Zézé avait bien dit et maintenu qu'il n'était pas allé dormir chez son grand-père.
Il confirme, bien entendu, mais revient maintenant sur la halte de Gustave à la Serre pour révéler qu'en fait cet arrêt n'a pas eu lieu : "Je ne sais pas pourquoi j'avais dit cela".

 

On a compris. Les affirmations suivies de dénégations, les défaillances de mémoire, les commencements de révélations rapidement avortées, les insultes et imprécations réciproques, tout cela ne contribue pas à la clarté des débats.
Maître Pollak, voyant bien que la vérité va droit dans le mur, adresse une demande au Président Bousquet. Il faudrait contraindre les membres de la famille à prêter serment. Cela est contraire à l'usage, mais peut se faire si le Président le décide. Après délibération, refus de la Cour d'accéder à cette demande. Le président Bousquet peut s'armer de courage, à son tour, pour espérer découvrir cette vérité qui se cache si bien.
Est-elle inaccessible ?

D'après nos observateurs, on l'a peut-être frôlée. Mais on ne l'a pas fait apparaître. La faute à qui ? Au président Bousquet, disent certains ! Voilà qui mérite quelques explications. Mais le mieux est de s'en tenir à la relation qui en est faite par les personnes présentes.

 

Pierre Scize, tout d'abord (pp. 349-350) :
"Dans cette affaire, où l'on en pose tant, le journaliste à son tour voudrait poser une question :
M. le président Bousquet est-il sourd ?
Des propos d'une gravité extrême ont été tenus à l'audience de la veille. Des propos de nature à faire évoluer le débat dans une direction toute nouvelle. M. le président Bousquet a fait à tous l'impression de ne pas les avoir entendus".
De quoi s'agit-il ? Pierre Scize continue d'expliquer que, la veille, Gustave Dominici se trouvait à la barre où il mentait "comme à son accoutumée". Gaston se lève et l'interpelle, lui demandant de dire la vérité. Réponse de Gustave :
"Je la dis la vérité. Tu es innocent".
Et le vieux :
"Quand tu étais dans la luzerne avec un autre, après avoir entendu les cris, tu savais où était l'arme et d'où elle venait. Elle ne vient pas de chez nous. Mais elle vient de pas loin !
Gustave : Je ne suis pas allé dans la luzerne dans la nuit, avec personne.
Gaston : Tu dois dire la vérité ! Tu mets le déshonneur dans la famille. Dis la vérité, Gustave, et je te pardonne.
Gustave : Je la dis. Tu es innocent.
Gaston : Gustave, ça n'est pas ça qu'il faut dire. Il faut dire : c'est moi, je l'ai vu !
Il a vu qui ? Il ne le dit pas.
Gaston : Gustave, je suis en prison pour toi. Tu es un faux témoin. Ton frère Clovis aussi !
Gustave : Je ne sais rien de plus.
Que fait le Président ? Le Président le laisse partir ! Comme si rien de ce dialogue n'était parvenu jusqu'à lui".

Notons au passage que Gaston, reprenant le témoignage de Maillet, révèle que Gustave était dehors, dans la luzerne, et accompagné. Accompagné de qui ? Il ne le dit pas, mais tout le monde voit bien de qui il s'agit. N'oublions pas la mise en cause de Roger Perrin par son grand-père.

 

Jean Laborde raconte la même scène (p. 365) avec d'autres mots. À la question de la carabine il fait dire à Gaston : "La carabine était à la Serre". Cette fois, l'évocation de "l'accompagnateur" est encore plus précise. L'auteur décrit ensuite les efforts inutiles du père pour faire parler Gustave qui quitte la barre après avoir énoncé :
"J'ai dit la vérité.
La salle gronde comme une mer prête à se déchaîner. Faut-il encore poursuivre cette scène à la fois déroutante et décevante ?
Vous voyez, dit le président à Gaston Dominici, il n'y a rien à en tirer !
Gaston opine du visage.
Eh non, rien, dit-il en se rasseyant".

 

Jean Giono est plus sévère (Pléiade, p. 698):
"L'accusé, son père, se penche vers lui et, sans emphase, le plus simplement du monde, avec une émotion parfaite, lui dit :
"Gustave, je te pardonne. Je ne veux pas que tu dises que je suis innocent. Ce n'est pas ce qu'il faut dire. Dis la vérité. Qui était avec toi dans la luzerne quand tu as entendu les cris ? Qui était avec toi ? Qui était avec toi ? Qui était avec toi ?" (On sent que cette phrase va être répétée jusqu'à la fin des temps, si on ne l'arrête !).
Gustave ouvre la bouche. Le Président tape sur la table et dit : " L'audience est suspendue ! "
Gustave est sauvé. Il peut redevenir le lâche des albums de Zig et Puce.
Pour la première fois, la salle a un peu grondé".

 

Ainsi, le Président Bousquet aurait mis fin à un échange au cours duquel Gustave était sur le point de craquer ! Ou, à tout le moins, il n'aurait pas suffisamment insisté pour mener l'affaire jusqu'au bout. Difficile de se prononcer. On remarque que les témoins directs de l'époque racontent la même scène avec quelques différences. La relation qu'en fait Jean Laborde montre un Président à la fois déçu et résigné qui déplore le comportement de Gustave et en prend Gaston à témoin.

 

Mais le même Président Bousquet a aussi été critiqué par des journalistes présents sur place qui mettaient en doute son objectivité. Ce qui a conduit le magistrat à s'en expliquer publiquement, montrant par là qu'il avait été touché.

 

Jean Giono donne une indication. Pour lui, le Président Bousquet s'en tient étroitement au "dossier". Dossier que l'écrivain considère comme une sorte d'entité autonome, pesante et présente tout au long des audiences. Il en parle comme d'une personne : "Ce témoignage déplaît souverainement au dossier", "le dossier est satisfait", "le dossier n'a pas d'oreilles, il n'a même pas d'intelligence".
Autrement dit, l'institution judiciaire n'aurait pas voulu remettre en question l'enquête de police et l'instruction qui avaient conduit Gaston Dominici, seul, devant la cour d'assises. Ce qui revient à dire qu'elle n'aurait pas voulu se remettre en question elle-même.

 

C'est un point de vue. Dans tous les cas, l'accusé n'est pas arrivé là par hasard. Les charges qui pèsent contre lui sont nombreuses. Mais tout le monde sent bien que la lumière n'est pas complètement faite. C'est ainsi que des critiques iront aussi vers l'avocat général Rozan qui, lors de son réquisitoire, reviendra sur l'épisode de "Gustave et la luzerne" et se félicitera de son issue :
"J'ai eu peur que Gustave qui chancelait ne baissât la tête et ne dît "c'est moi !" Si cela était arrivé, il se serait passé une chose atroce. Nous aurions commis une erreur judiciaire, Messieurs. Je n'aurais plus pu convaincre personne de la culpabilité de Gaston Dominici".

 

À quoi Jean Giono répond que s'il suffit de deux mots (c'est moi) pour mettre par terre l'édifice de l'accusation, c'est "qu'il n'y a rien contre l'accusé".

 

Aux jurés bas-alpins, donc, de se prononcer en leur âme et conscience après avoir entendu la partie civile, l'avocat général et les avocats de la défense. Sept questions leur sont posées. Ils vont devoir y répondre par oui ou par non en écoutant leur intime conviction.
Et leur réponse va être sans ambiguïté.

 

 

b. Un verdict insuffisant

 

Après deux heures de délibération, la Cour revient dans la salle d'audience bondée du Palais de justice de Digne. Le verdict tombe avec une brutale simplicité : Gaston Dominici est reconnu coupable à l'unanimité du jury qui a répondu "oui" à toutes les questions. Il est condamné à mort.

Au moment de quitter le box, il adresse une invective, probablement à destination des jurés : "Ah, les salauds !". Mais voici notre homme bien secoué : on le serait à moins. Il s'adresse à l'un de ses avocats, Maître Charles-Alfred, en gémissant : "Je paye pour un autre !". L'avocat le supplie de s'expliquer, de dire enfin ce qu'il sait : "Je crois que je vais le faire" répond Gaston.

Pendant ce temps, à l'extérieur, la nouvelle est commentée. Les membres de la famille Dominici qui soutenaient le patriarche sont effondrés. Quant à la presse, elle n'est pas tendre avec la réponse judiciaire qui a été donnée.
Le sentiment général est que justice n'a pas été complètement rendue. Beaucoup pensent que Gaston Dominici est certainement coupable, mais qu'il n'est pas le seul coupable. D'autres expriment clairement leurs doutes, y compris sur la culpabilité de Gaston.

 

Giono écrit des mots qui, depuis, sont restés : "Je ne dis pas que Gaston D. n'est pas coupable, je dis qu'on ne m'a pas prouvé qu'il l'était. Le président, l'assesseur, les juges, l'avocat général, le procureur sont des hommes dont l'honnêteté et la droiture ne peuvent pas être suspectées. Ils ont la conviction intime que l'accusé est coupable. Je dis que cette conviction ne m'a pas convaincu".

Gabriel Domenech, journaliste pour le quotidien "Le Méridional-La France", auteur d'un ouvrage sur l'affaire, est l'un des plus ardents partisans de la culpabilité du seul Gaston Dominici. Et pourtant, à l'époque, il signe quelques articles dans son journal qui montrent ses doutes. Ainsi, le 30 novembre 1954, sous sa signature et celle de R.H Poulard, on peut lire :
"On n'aurait pas condamné un innocent, Monsieur l'avocat général ! Si Gustave s'était accusé de crime, on aurait eu deux assassins au lieu d'un, on aurait eu deux explications au lieu d'une. Et peut-être, en fin de compte, la confrontation de ces deux hommes décidés à s'accuser ou à parler, aurait permis de connaître toute la vérité".
Le 21 décembre, sous la seule signature de Gabriel Domenech, on lit ceci :
"Il veut sauver sa tête, à notre avis, mais s'il ne le peut, il ne veut pas être seul puni pour un crime qu'il n'a sans doute pas commis seul".

Jean Laborde, déjà cité, écrit à la fin de son livre :
"L'auteur de ces lignes fut de ceux qui, le procès terminé, ne furent pas satisfaits. Avec beaucoup de ses confrères, il douta. L'enquête refaite, le dossier relu, il a changé d'avis".

Pierre Scize :
"... Car ce procès qui venait de finir n'aboutissait à rien, ne résolvait rien. Que Gaston Dominici fût coupable, personne au fond n'en doutait sérieusement. Mais l'inexplicable entêtement de la Cour à ne rien voir au-delà de cet unique accusé choquait bien des consciences. Il y a plus d'une façon d'être inique".

 

Et les journalistes ou écrivains ne sont pas seuls à émettre des critiques. Un professeur de Droit à la faculté de Bordeaux, Robert Vouin, auteur de plusieurs ouvrages sur lesquels se sont penchés de nombreux étudiants, exprime son opinion dans une revue juridique intitulée "La vie judiciaire". Il y rédige, en décembre 1954, un article intitulé "Observations sur un procès d’assises".
En voici un qui, lorsque l’on parle "justice", peut être écouté avec attention. Il est "du bâtiment". Son article débute ainsi :
"À Bordeaux comme à Poitiers, le procès de Marie Besnard n’avait encore été que la farce, ou le drame de l’expertise. L’affaire Dominici, elle, paraît ouvrir très largement le procès de la justice criminelle.

Écoutez Armand Salacrou : "J’ai découvert, moi, un véritable coupable ; un coupable qui ne mérite aucune indulgence ; c’est la justice française" (France Soir, 23 novembre). Et l’écrivain s’est senti soulagé en quittant le jury de Digne pour celui de l’Académie Goncourt".

Après cette entame, le professeur Vouin explique que la justice française ayant été mise en cause à plusieurs reprises durant ces dernières années, il convient d’en tirer quelques enseignements. Et après avoir écrit : "Le magistrat, cependant, pas plus que l’accusé, ne peut être présumé coupable. Lorsqu’il a donné au cours des débats des preuves certaines de sa sagesse, on en vient à penser que le vice ou la faute est peut-être au cœur même de nos institutions juridiques", il développe une argumentation en trois points exposant ce qui fait débat et pourrait être de nature à enrayer le fonctionnement d’une bonne justice.

* L’intime conviction du juge : De nombreuses critiques sont dirigées contre ce principe de l’intime conviction qui permettrait de s’affranchir allègrement de la preuve. Le professeur Vouin en perçoit le danger mais voit mal comment s’en défaire, ne serait-ce que pour apprécier justement l’intérêt d’une preuve. À un moment ou l’autre, l’intime conviction devra intervenir. Et il désigne aussitôt un autre adversaire, plus dangereux car de nature à influencer grandement le cours de la justice : le dossier. On a déjà lu ce qu’en pensait Jean Giono.

* Les débats et le dossier : Après avoir cité plusieurs journalistes qui ont écrit que la cour d’assises avait voulu "sauver le dossier", le professeur Vouin s’interroge à son tour : "Est-il possible que des magistrats, pour sauver un dossier, retiennent intimement la culpabilité d’un accusé sur le point même où elle n’est pas prouvée, se refusent à envisager la culpabilité d’un autre, non compris dans l’acte d’accusation, et soient résolument opposés, par principe, à tout renvoi de l’affaire pour supplément d’information ?"

Et il montre du doigt la Chambre des mises en accusation. C’est elle qui décide du renvoi devant la cour d’assises et elle transmet, trop souvent, des affaires dans lesquelles les charges sont insuffisantes. Oui, mais le Président de la Cour d’assises pourrait prendre de la hauteur vis-à-vis de ce fameux dossier ! Et le professeur de s’interroger à nouveau : "Mais comment se fait-il que le Président de la Cour d’assises soit, ou paraisse être, si servilement attaché à son dossier ?" Il désigne alors une piste possible qui tient à la procédure devant cette juridiction : le Président mène, dès le début, un interrogatoire de l’accusé et cela le conduit à trop s’engager dans les débats.

* Après avoir émis plusieurs critiques contre cet acte, le professeur Vouin écrit : "Cet interrogatoire, enfin, et nous dirons même surtout, a l’énorme inconvénient de faire participer le président beaucoup trop directement aux débats dont il devrait demeurer l’arbitre serein et souverain, de l’y engager d’emblée en ouvrant ainsi la voie, inévitablement, à tous ces incidents d’audience dont est fait, malheureusement, notre actuel procès d’assises".

 

Ces considérations techniques qui nous éloignent quelque peu de notre affaire, présentent, malgré tout, un intérêt : par leur dimension générale, elles montrent l’importance de la secousse qu’a ressentie l’institution judiciaire à l’issue du procès Dominici. À cette occasion des critiques sont émises à tous les niveaux, y compris par des personnes qui ont pour fonction de "penser" le Droit. L’affaire Dominici en deviendrait presque une affaire d’État.

À l’étranger aussi, on est sévère. Lisons ce qu’écrit Gordon Young, journaliste anglais et auteur d’un ouvrage sur l’affaire, "Valley of silence" :
"Un crime maladroitement commis, une enquête maladroitement menée, un procès maladroitement conduit, un accusé maladroitement jugé".
La sentence est rude.

Est-elle justifiée ? À chacun de juger, si j'ose dire en un tel moment, mais constatons qu'il est facile, a posteriori, de se livrer à des critiques. Les policiers et magistrats ont eu affaire à des adversaires retors et déterminés. Ils n'ont pu réunir les preuves matérielles qui leur auraient permis d'éviter le "procès de mots". Entre mensonges, accusations, rétractations, amnésies sélectives, réminiscences subites, insultes, cynisme, lâcheté, complaisances, ils n'ont pas eu la partie facile. On me dira que c'est la règle du jeu. Certes, mais il existe aussi des personnes qui assument leurs responsabilités et peuvent ainsi se grandir. Ça n'a pas été le cas dans cette affaire.

Ont-ils bien travaillé ? Une enquête de police ou une instruction judiciaire sont menées par des hommes, c'est-à-dire des êtres imparfaits. Qui plus est, à une époque où les moyens étaient limités (on ne parlait pas d'ADN), la formation insuffisante, les conditions de travail surprenantes. Sébeille raconte que, pour ne pas "y être de leur poche", ses inspecteurs dormaient à deux dans le même lit.

On peut déplorer l'arrivée tardive des policiers sur les lieux et, partant, leur probable précipitation dans leurs constatations, phase essentielle d'une enquête criminelle. On peut regretter l'épisode des pantalons ou penser que le juge Périès aurait été bien inspiré, dans l'après-midi du dimanche 15 novembre, de réentendre Gaston Dominici en lui faisant remarquer les incohérences de ses déclarations et en lui rappelant ses accusations contre Gustave, cela afin d'écarter d'évidents mensonges et avancer peut-être vers la vérité. On peut s'interroger sur le peu d'intérêt qui a été manifesté à l'endroit de Roger Perrin et sur le brusque abandon de la "piste Gustave", à partir du moment où celui-ci accuse son père. Alors qu'il était en tête du peloton des suspects, voilà qu'on le traite soudainement comme un simple témoin tandis que Gaston l'accuse, prétextant se sacrifier pour lui. On peut aussi s'inquiéter de cette remarque que le juge Périès aurait adressée, selon Chenevier, au journaliste René Buffet de France-Soir : "Reconnaissez tout de même qu'il y a soixante-dix pour cent d'exactitude dans mon dossier".

 

Mais on peut aussi constater que Sébeille, à force d'opiniâtreté et après avoir avalé moult couleuvres du patriarche de la Grand'Terre, n'a pas lâché. Seul, accroché à son enquête, à ses procès-verbaux, sous l'œil probablement sceptique de ses supérieurs, il a avancé à petits pas sur un chemin plein de pierres. Et il a fini par faire craquer l'orgueilleuse muraille des menteurs. Complètement ? Ce n'est pas sûr. Mais c'est déjà très bien ce qu'il a fait ! Car … il fallait le faire !

Et profitons-en pour regretter le traitement qu'il a subi par la suite mais aussi pour rectifier une désagréable rumeur qui circule sur son compte : du rang de héros policier, de "Maigret marseillais", où on l'avait propulsé, le pauvre Sébeille aurait été "mis au placard". Il aurait dû quitter la PJ pour présider aux destinées du commissariat du quartier de la Belle de Mai, à Marseille, et cela en juste rétribution de son échec dans l'enquête Dominici.
En réalité, je peux affirmer que Sébeille a quitté la PJ pour des raisons administratives tenant à la durée de son affectation dans ce service. Et il n'a pas été le seul dans ce cas, plusieurs de ses collègues ayant connu le même sort, dont le Commissaire Principal Constant. Aucun rapport, donc, avec la conduite de l'affaire de Lurs. Pour autant, un brin d'amertume l'a certainement accompagné dans sa fin de carrière : pas de Légion d'honneur comme cela avait été avancé. Et il a dû attendre jusqu'aux derniers mois de son activité pour accéder enfin au grade de Commissaire Principal. Mais nous savons, depuis Aristote, que la reconnaissance vieillit vite.

 

Et les jurés ? Ceux qui, tout compte fait, ont décidé d'envoyer Gaston Dominici à la guillotine ? Que penser de leur décision ?
Ils l'ont prise en leur âme et conscience. Certains prétendent que Gaston aurait dû être acquitté, au bénéfice du doute. Un mot là-dessus : le bénéfice du doute est aujourd'hui une obligation légale pour les jurés. L'article 304 du code de procédure pénale leur fait un devoir d'en faire bénéficier l'accusé et ce depuis la loi sur la présomption d'innocence de juin 2000. Ce n'était pas le cas à l'époque. Pour autant cette notion de "bénéfice du doute" existait bien. Disons qu'il s'agissait plutôt d'une recommandation, voire d'un devoir moral que les avocats présentaient aux jurés, leur demandant de s'y soumettre.

Mais, quoiqu'il en soit, pour qu'il y ait octroi du bénéfice du doute encore faut-il qu'il y ait doute ! Qui peut dire qu'il y a eu doute dans l'esprit des jurés ?
À considérer leur décision, il semble qu'il n'ait pas été très présent puisqu'ils ont répondu aux sept questions posées, par l'affirmative et à l'unanimité ! Certains ont dit qu'ils avaient agi sous influence des magistrats, eux, braves gens du peuple intimidés par l'appareil judiciaire. Je leur laisse la responsabilité de leurs propos.
En revanche, je suis enclin à penser que le lamentable spectacle qui s'est déroulé sous leurs yeux, la présence évidente du mensonge, encore et toujours, n'ont pas contribué à les rendre indulgents. Malgré les protestations d'innocence de Gaston et son cocasse "Je suis franc z'et loyal".

 

Et justement, que devient-il Gaston dans tout ça ? Nous l'avons laissé avec son avocat à la sortie de la cour d'assises. Il regagne sa cellule de la maison d'arrêt de Digne. Très rapidement ses défenseurs vont le rencontrer à nouveau, pour l'écouter. Ils sont inquiets : leur client a été condamné à mort et, à l'époque, les arrêts rendus en cour d'assises ne sont pas susceptibles d'appel. Par conséquent, sauf à obtenir une mesure de grâce tenant au bon vouloir du Président de la République, Gaston Dominici pourrait bien finir sa vie dans les pattes de la sinistre guillotine.

 

Il leur explique alors que quelques jours après le crime, il est monté un après-midi dans sa chambre où il avait laissé son briquet. En redescendant, il est passé devant la porte de la chambre de Gustave et Yvette et il a perçu des bribes de conversation. Yvette parlait de bijoux. Gaston a pensé qu'elle voulait s'en faire offrir par Gustave. Puis il a entendu : "Et la petite, qui la portait ?" Gustave a répondu que c'était Roger. Après, il a été question d'un mouchoir. Gaston a poursuivi son chemin pour ne pas être surpris à écouter aux portes.

Ses avocats lui font remarquer qu'il est bien temps de raconter tout ça ! Pourquoi n'a-t-il pas parlé plus tôt ? Gaston leur répond qu'il croyait être acquitté. Il ajoute : "Et puis, ce n'est pas à un père d'accuser son fils".

 

Une lettre est adressée au Garde des Sceaux faisant état de ces éléments et demandant de nouvelles investigations. La procédure est exceptionnelle car le verdict de la cour d'assises, rendu au nom du peuple français, est définitif et acquiert l'autorité de la chose jugée. Il est décidé, toutefois, de tenir compte des déclarations de Gaston. Ce qui, au passage, montre bien le trouble qui s'était installé dans les esprits.

Une mission d'information est confiée au commissaire divisionnaire Charles Chenevier, qui exerce sa mission au sein de la Sûreté Nationale, à Paris. Il va "descendre" en Provence, accompagné de son adjoint, le commissaire principal Gillard, celui-là même qui avait été chargé de l'enquête sur le nommé Bartkowski et qui est venu à Digne assister aux débats lors du procès. Il s'agit pour eux de vérifier si les récentes déclarations de Gaston méritent qu'on s'y intéresse sérieusement, puis de rendre compte afin qu'une décision définitive soit prise sur l'opportunité qu'il y aurait à relancer l'affaire.

 

 

IV. UNE CONTRE-ENQUÊTE DÉRANGEANTE

 

Dire que Gillard et Chenevier ont été bien reçus par les différents acteurs institutionnels serait une mauvaise plaisanterie. Les policiers et magistrats locaux voient, d'une certaine façon, leur travail remis en cause. Ils n'auraient pas exploité efficacement l'affaire. Des journalistes mettent leur grain de sel : ils expliquent dans la presse que les personnes qui seront contactées par les policiers parisiens ne seront pas tenues de répondre ! Chenevier n'apprécie pas.

 

Le 18 décembre 1954, ce n'est pas un policier mais un magistrat, le substitut Joseph Oddou qui se rend à la Maison d'arrêt des Baumettes à Marseille où Gaston Dominici a été transféré, pour y entendre le condamné à mort. Celui-ci réitère les propos tenus à ses avocats et ajoute que la carabine était à la Serre. À la question qui lui est posée de savoir s'il met formellement en cause Gustave et Zézé, la réponse est déjà ambigüe : "Ils sont certainement pour quelque chose. Mais je ne sais pas qui a fait le crime".
Ça commence bien ! Ceux qui espéraient des réponses claires et nettes en sont pour leurs frais.

Les 19 et 20 décembre, c'est au tour de Chenevier de rendre visite à Gaston. Celui-ci, le premier jour, se contente de dire qu'il confirme les propos tenus la veille au magistrat et ajoute quelques détails sans grande importance. Le lendemain, dans l'après-midi, il reste sur la même tonalité malgré les nombreuses questions qui lui sont posées. À 18 h 00, après une pause, son audition reprend. Entre temps, ses avocats sont arrivés. Il est fort probable qu'à ce moment, Chenevier leur explique que les propos de Gaston sont trop vagues, qu'ils ne suffiront pas pour relancer une contre-enquête. Encouragé par ses avocats, Gaston se décide à aller plus loin dans ses déclarations.

 

Le procès-verbal qui est alors établi n'a pas une forme habituelle. Il reprend in extenso des phrases du condamné, hachées par des hésitations, des interjections. On sent, à sa lecture, que Gaston est fortement perturbé, écartelé entre son envie de dire et … une peur de trop dire. Le passage le plus important, celui où il avance le plus, est révélateur :
"J'ai descendu dans la basse-cour - j'ai vu Gustave avec le petit - ils traversaient la luzerne, ils venaient de là-haut où il y avait les Anglais".
Plus loin : "Je ne sais pas s'ils venaient ou s'ils allaient … ils venaient du campement des Anglais. Ils sont allés du côté du ravin. C'est Roger qui portait la petite".
À la demande de Chenevier, Gaston ajoute que Gustave marchait derrière Zézé. On imagine facilement la tension qui règne à ce moment. Chenevier poursuit ses interrogations face à un Gaston qui freine des quatre fers et qui finit par dire :
"Ce n'est pas la vérité ! Je l'ai dite. Je mens … je l'ai toujours dite. Je l'ai dite quand j'ai dit que je ne m'étais pas levé. Mes enfants ! Je ne peux pas dire des mensonges pareils ! Je souffre".
C'est fini. À partir de ce moment, Gaston ne va plus revenir sur l'évocation précise qu'il avait faite de Zézé et Gustave dans la luzerne, la fillette dans les bras de Roger Perrin. Il va s'en tenir à la conversation entendue derrière la porte de la chambre d'Yvette et de son fils.

 

Munis de cette déclaration cahotante, les commissaires Chenevier et Gillard "remontent" à Paris. Ils rencontrent le Garde des Sceaux, M. Guérin de Beaumont, et lui exposent l'intérêt qu'il y aurait, selon eux, à reprendre l'affaire. On imagine aisément qu'ils sont intéressés, qu'ils ont envie d'y aller.
Ils vont devoir patienter un long moment. Le 13 janvier 1955, un nouveau juge d'instruction arrive à Digne en remplacement du juge Périès, muté à Marseille. Il s'agit de Pierre Carrias. C'est lui qui aura en charge la direction de la nouvelle enquête. Nos deux Commissaires attendent un signe de sa part. Ils apprennent que le 8 mars, une confrontation a eu lieu entre Gaston, Gustave et Yvette, menée par le juge Batigne de Marseille.
Comme le dit justement Chenevier, cette rencontre n'aura eu qu'un effet : permettre à Gustave et Yvette de connaître les déclarations de Gaston. Pour le reste, il ne faut pas rêver.

 

Les avocats de Gaston, mécontents de la tournure que prennent les choses, s'adressent alors à Maître Héraud, bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris. Du coup, les lignes bougent : Chenevier est prié de se rendre à Digne pour y rencontrer le juge Carrias. Une entrevue a lieu le 16 mars. Le policier expose au magistrat les raisons qui justifient, à ses yeux, la reprise des investigations et la méthode de travail qu'il compte employer.
Il est rappelé par le juge le 15 juin. Cette fois, il emporte un dossier sous le bras car, en attendant une saisine officielle, il a commencé à travailler, préparant notamment une série de questions à poser à certains témoins.
Douche froide le lendemain : Chenevier raconte que le juge Carrias refuse de lui délivrer une commission rogatoire. L'étude des documents laissés par le Commissaire fait apparaître qu'il envisage de reprendre les recherches dans leur ensemble, ce qui n'entre pas dans les vues du magistrat. Le juge Carrias ne peut donner une commission rogatoire générale, la jurisprudence de la cour de Cassation l'interdit. Chenevier est bon pour une remontée vers la capitale, Grosjean comme devant.

Du coup, Maître Héraud se fâche. Il alerte la presse et rapporte le propos d'un magistrat : "Ah, Chenevier et Gillard. Non, nous n'en voulons pas !". Les deux Commissaires peuvent goûter la sympathique ambiance qui les entoure. Il faut dire que Chenevier n'a pas attendu ce moment pour s'en rendre compte. Il rapporte qu'on lui a déclaré : "Les Gardes des Sceaux défilent à une cadence accélérée place Vendôme, tandis que nous, nous restons !" Bref, à en croire le Commissaire, la perspective d'une contre-enquête n'est pas bien reçue. C'est le moins que l'on puisse dire.

 

Enfin, le 20 juillet, le juge Carrias délivre une commission rogatoire aux policiers. Chenevier regrette qu'elle soit par trop limitative mais n'en commence pas moins son travail. Il réentend Gustave dans un long procès-verbal de quarante feuillets ! Et il réalise aussitôt à quel genre d'adversaire il est opposé : non seulement Gustave maintient que son père et lui sont innocents, mais il conteste la validité des procès-verbaux établis par le commissaire Sébeille et le juge Périès !
C'est ainsi qu'il accuse Sébeille d'avoir fabriqué de faux procès-verbaux et contrefait des signatures lors de sa garde à vue de novembre 1953. Le Commissaire lui aurait présenté une fausse déclaration d'Yvette reconnaissant le passage des Anglaises à la ferme. Il aurait fait de même avec elle, lui exhibant un faux procès-verbal de son mari. Quant au juge, Gustave déclare ne pas se souvenir d'avoir été entendu par lui le 13 novembre 1953 !
À partir de là, on se dit que tout est possible. Il ajoute qu'il a subi des pressions intolérables, qu'il a été frappé et que, par conséquent, il a préféré dire comme les policiers. À quoi le commissaire Chenevier répond très logiquement que s'il en avait été ainsi, les policiers auraient pu lui faire dire qu'il était coupable. Mais ce n'est pas si simple et Gustave a réponse à tout : "Non, ils disaient tous : Je sais bien que ce n'est pas toi mais tu caches quelque chose".

 

La déclaration d'Yvette du 18 décembre 1953 ? Selon Gustave, si elle a parlé c'est parce que le juge Périès l'a menacée lui disant que ça irait mal pour son mari. Tout ce que Gustave avait pu admettre dans la précédente phase est balayé d'un revers de main : il a reconnu certains faits, mais c'est parce qu'il avait peur d'être inculpé.

Les bornes du mensonge et du culot ont été largement reculées. Chenevier en est sidéré. Il a bonne mine avec ses dizaines de questions minutieusement apprêtées qui devaient, dans une implacable logique, paralyser les menteurs imprudents.

 

Il rend compte au juge Carrias qui admet avec lui qu'il faut crever l'abcès. On ne peut pas sérieusement relancer l'enquête si on commence par dire que tout ce qui a été fait au préalable est l'œuvre de tortionnaires ou de faussaires !

Le juge va donc confronter Gustave au commissaire Sébeille qui, devant le magistrat, va reproduire la scène au cours de laquelle le fils Dominici a avoué, en pleurs, mettant sa tête sur son épaule. Et Gustave, qui se prête au jeu, déclare alors que les choses se sont bien passées ainsi ! Mais ce n'est pas pour autant qu'il va revenir sur ses déclarations.
Malgré tout, Chenevier et son équipe ne se découragent pas. Ils vont entendre des dizaines de personnes, procéder à des auditions détaillées, des confrontations. Ce qui va leur permettre de préciser certains points.

 

Les fameux pantalons, par exemple, qu'en est-il exactement ? La question a été survolée par le juge Périès lors de la confrontation entre Gaston et ses fils. Cette fois, l'inspecteur Girolami, muté depuis à Casablanca, est entendu par procès-verbal. C'est là qu'il rapporte l'histoire évoquée au début de ce récit. Et le pantalon de Gustave qui aurait été vu en train de sécher derrière les volets de sa chambre ?
Chenevier, sur ce point, entend le capitaine de gendarmerie Albert. Celui-ci explique que le 3 septembre 1952, lorsque Gustave était en garde à vue à Forcalquier, Yvette est venue pour protester contre le traitement fait à son mari. Le capitaine Albert l'a fait entrer dans un bureau et a parlé avec elle d'un lavage possible de ce fameux vêtement : "Elle reconnut sans réticence qu'elle l'avait fait avant de partir au marché à Oraison. Devant mon étonnement sur la coïncidence du crime et du lavage du pantalon et sur l'heure matinale de l'opération, elle répondit avec mauvaise humeur qu'elle avait bien le droit de laver un pantalon de son mari le matin de bonne heure avant de partir au marché". Confrontation entre Yvette et le capitaine Albert : elle nie avoir tenu un tel propos.
"Je suis donc un menteur ?" demande l'officier.
"Ça … !" répond Yvette.

À chacun d'apprécier. En ce qui me concerne, l'affaire est entendue : le 5 août 1952 fut jour de lavage de pantalons à la Grand'Terre.

 

Le Commissaire va aussi s'intéresser au docteur Morin, de Nice, qui était venu camper près de la ferme Dominici en 1951. Entendu dès le mois d'août 1952, il déclarait avoir sympathisé avec eux et avait même participé à une action de braconnage nocturne, en leur compagnie. Gustave lui avait alors montré une arme permettant de chasser le sanglier, mais le docteur Morin ne se souvenait plus précisément des circonstances, ni de l'arme proprement dite.
Au moment de la contre-enquête, il se rappelle avoir vu cette arme dans un "cellier attenant à la maison". Au fond et à gauche, il y avait une table. Il avait aussi remarqué des étagères et une sulfateuse. Notons au passage que cette description correspond assez bien au hangar dont ont parlé Clovis et Gustave, hormis le fait que celui-ci n'est pas attenant à la maison. Sur les photographies, une sulfateuse est bien visible.
Surtout, le docteur Morin évoque une encoche latérale sur la crosse. La Rock-Ola en est munie. Il parle d'une réparation de l'arme au niveau de la hausse, faite avec un métal brillant, peut-être de l'aluminium. La hausse de la Rock-Ola, ainsi que son guidon, sont intacts.
Mais ne peut-on penser que le témoin aurait pu confondre, à quatre ans de distance, la présence de métal brillant au niveau de la hausse avec le collier en duralumin qui fixait le canon au fût ?
Confrontation avec Gustave : celui-ci nie avec vigueur. Il n'a jamais présenté d'arme "spéciale" au docteur Morin. Le bon médecin est probablement étonné : pourquoi irait-il inventer une chose pareille ? Il n'a aucune raison d'en vouloir aux Dominici ! Au contraire ! Mais Gustave n'en démord pas.

 

Le commissaire Chenevier s'intéresse aussi à Roger Perrin. Il refait le point avec lui de ses différents mensonges, détaillés par les gendarmes en 1953. L'énumération en est un peu fastidieuse mais nécessaire :

Roger Perrin a été entendu dès le 23 septembre 1952 par le commissaire principal Constant. Il a déclaré alors qu'il avait été informé des crimes par Faustin Roure, le brigadier-chef poseur de la SNCF au matin du 5 août. Il a renouvelé devant Sébeille au mois de janvier suivant. Mais les gendarmes ont continué de s'intéresser à lui, intrigués par son attitude.

Leur curiosité les a conduits à énumérer une série de revirements : Zézé a prétendu d'abord avoir quitté la ferme de Pont-Bernard, dans l'après-midi du 4 août, pour se rendre au quartier de Saint-Pons, arroser des haricots. Plus tard, afin de donner du crédit à cette déclaration, il ajoute qu'il y a rencontré le nommé Delclite et qu'il a discuté avec lui. Delclite conteste. Roger rectifie alors en disant qu'en fait il a arrosé en compagnie de sa mère. Ce qu'elle va confirmer, évidemment.

Plus tard, devant Sébeille, il va expliquer que le 4 au soir, avant de se coucher, il a reçu la visite de Gustave qui revenait de chez Roure, à Peyruis. Il ajoute que Gustave a même croisé Germaine, la mère de Roger, qui venait de quitter la Serre à vélomoteur pour se rendre à la ferme de la Cassine où son mari l'attendait. Germaine nie avoir croisé son frère mais déclare que si Gustave s'était arrêté, il aurait certainement emmené Zézé avec lui. Devant la cour d'assises, ainsi qu'on l'a vu, Roger Perrin balaie cette déclaration qu'il avait pourtant faite à Sébeille.

Sur la façon dont il a appris les crimes le matin, le propos est sinueux : dans un premier temps, il raconte aux gendarmes que c'est Roure qui l'a mis au courant alors qu'il se trouvait à la ferme de Pont-Bernard chez Garcin. Le même Garcin ne se souvient pas d'avoir vu Roger.
Quelques jours après, les militaires entendent une autre version : Zézé a passé la nuit à la Serre. Le matin, à 6H00 environ, il a pris sa bicyclette, est allé à Peyruis pour acheter du pain et du lait. Il a pris son pain à la boulangerie Richebois et s'est rendu chez le père Puissant pour prendre le lait. Celui-ci lui a appris que le lait avait été emporté par Galizzi, un ami de Roger, domestique à la ferme des Garcin. Du coup, Zézé est reparti à Pont-Bernard, a récupéré le lait dans la chambre de Galizzi. Il a fait retour à la Serre. Pendant qu'il déjeunait, vers 07h00, Roure est passé demander un litre de vin. Il lui a appris le drame de la Grand'Terre. Zézé s'y est rendu un peu plus tard.

 

Les gendarmes vérifient : Marie Puissant leur précise que son mari est décédé depuis novembre 1951. Roger Perrin n'a donc pu le rencontrer le 5 août ! Se rapprochant de Galizzi, les militaires apprennent de sa bouche que le 17 mars vers 17h00, il est passé à Saint-Auban. Devant la boucherie Queyrel, Zézé lui a demandé de déclarer aux gendarmes, s'il était questionné, que c'était lui, Galizzi, qui était allé chercher le lait chez Puissant. Les gendarmes revoient Zézé le 21 mars. Nouveaux arrangements : il a pris son pain et son lait à Peyruis, tout seul. Au retour il a vu Roure, lui a remis un litre de vin puis s'est rendu à la Grand'Terre où il a rencontré Gustave et Gaston.

En quels termes Roure lui a-t-il appris la tuerie ? "Hier au soir des campeurs ont soupé, près du pont. Ils se sont battus et une petite est morte". Le même jour, les gendarmes vérifient auprès de Roure. Celui-ci leur répond qu'il ne se souvient pas s'être arrêté à la Serre. Il ajoute : "Toutefois, je suis certain de ne pas avoir dit au jeune Perrin Roger que des campeurs avaient campé le soir près du pont et qu'ils s'étaient battus".

Devant la cour d'assises, ainsi qu'on l'a vu, il va finir par dire que la mémoire lui est revenue et qu'il "ne veut pas faire mentir Roger Perrin". Cette expression, bien provençale, signifie que Roure n'a pas envie de mettre Roger Perrin en difficulté.

 

Enfin, n'oublions pas ce qui a été dit à propos de l'arrivée de Zézé, le matin à la Grand'Terre, sur un vélo-fantôme qui, selon lui, avait été emprunté à son cousin Gilbert. D'après Clovis, ce vélo n'a été prêté à Zézé qu'après le 18 août. Gilbert ne pourra se prononcer là-dessus, puisqu'au moment des crimes il travaillait comme garçon-boucher chez M. Lacour, à Aubervilliers.

 

Chenevier va entendre Roure. Celui-ci confirme qu'il ne s'était pas souvenu avoir informé Zézé, mais la mémoire lui est revenue plus tard. Et cette fameuse bouteille de vin qu'il serait allé chercher, alors que sa femme tient un petit débit de boissons à Peyruis, à l'enseigne "Café des Voyageurs" ? Mme Roure est entendue : "Le 5/8/52, mon mari n'avait pas emporté son manger car il savait devoir venir déjeuner à la maison. Quand il revenait le midi à la maison, il prenait parfois une petite bouteille d'un quart, remplie de vin et jamais il n'aurait emporté un litre entier de vin car il n'était pas buveur". Bien ! Voici qui est clairement dit.

 

Zézé est interrogé à son tour et finira pas admettre devant Chenevier que Gustave est bien passé à la Serre, le soir du 4 août. Ils seront même confrontés sur ce point, chacun restant sur ses positions. Évoquant l'éboulement, Zézé déclare, à propos de son oncle : "Il m'a dit qu'un arbre était retenu par les fils". Il ajoute : "Gustave m'a dit : s'il y a un peu de terre qui glisse, l'arbre va tomber sur la voie". En revanche, Zézé nie avoir accompagné Gustave à la Grand'Terre. Il maintient aussi ses déclarations sur la venue d'Anne et Elizabeth Drummond à la ferme. Au cours d'une confrontation avec Gustave et Yvette, il persiste dans son discours.

Il est confronté à son grand-père, Gaston, incarcéré à la maison d'arrêt des Baumettes. Mais nous reviendrons un peu plus tard sur cet épisode important.
Le vélo de son cousin Gilbert, au matin du 5 août ? La déclaration de Clovis qui précise que Zézé ne disposait pas de l'engin à ce moment-là ? "Je sais que mon oncle a dit ça, mais ce n'est pas vrai".

Chenevier n'apprendra rien de sensationnel avec Zézé qui, dans tous les cas, maintient avec force être totalement étranger à l'affaire.

 

Chenevier, en compagnie du juge Batigne, confronte aussi Gaston et Clovis. Évidemment, chacun reste sur ses positions. Mais il n'est pas inutile de lire le passage rapporté par "le juge et le flic", chacun de leur côté, dans leurs livres respectifs. Il s'agit d'une adresse de Clovis à Gaston qui ne manque pas d'intérêt par sa densité :
"Écoute, je te le répète une fois de plus, et ce sera la dernière. Ce que j'ai dit, je ne l'ai pas dit pour te nuire. Si j'avais voulu te nuire, j'aurais parlé le premier jour où on m'a montré la carabine, et je ne l'ai pas fait. Je l'ai dit parce que c'est vrai. Tu m'as dit que c'est toi qui avais tué les trois Anglais. Tu me l'as dit. Tu crois que ça m'a fait plaisir que tu me le dises ? Je voudrais que ça ne soit pas vrai. Alors dis-le-lui à M. Batigne que ce n'était pas vrai, dis-lui que tu m'as menti, dis-lui que tu n'as tué personne, mais ne dis pas que tu ne me l'as pas dit, parce que tu me l'as dit" ("Un juge passe aux aveux", Jacques Batigne, pp. 143-144).

 

Les recherches du Commissaire vont aussi le conduire à s'intéresser au nommé Jean-Baptiste Bossa. Cet homme est emprisonné à Nîmes. Il a adressé un courrier au Procureur général à Paris dans lequel il explique qu'il a été précédemment détenu à Digne, au moment où Gustave y purgeait sa peine pour non-assistance à personne en péril. Il ajoute qu'il a surpris des conversations entre Gustave et Yvette, au parloir, et qu'il a des révélations à faire.

Le 10 février 1956, Chenevier se rend à Nîmes pour entendre Bossa. Celui-ci lui raconte qu'Yvette Dominici venait souvent rendre visite à son mari. Par la fenêtre ouverte du parloir, il aurait surpris une conversation au cours de laquelle Gustave disait : "Si je l'avais laissé(e) près du puisard, on n'aurait pas eu la peine de toujours nier des choses". Les jours suivants, poursuivant sa surveillance, il aurait entendu parler d'égratignures. Yvette aurait rassuré Gustave sur le fait que Roger "ne parlerait pas". Elle aurait déploré le fait que l'on n'ait pas fait disparaître la carabine et se serait félicitée que le pantalon et les chaussures n'aient pas été découverts. Bossa ajoute qu'il a fait part de ces informations au gardien Coulet de la maison d'arrêt de Digne et qu'il aurait eu une longue conversation avec le juge Périès, quelques semaines avant le procès d'assises.
Le 31 mars, c'est le juge Laguens de Nîmes qui entend Bossa, lequel réitère et apporte des précisions : Yvette aurait déclaré que si le pantalon avait été découvert, "on n'aurait pas pu nier". Bossa ajoute que c'est Gustave qui a tiré et que Gaston a frappé Elizabeth.

 

Que penser de ces déclarations ? Bossa qui est, à ce moment, condamné aux travaux forcés pour un assassinat commis à Marseille, est présenté comme un personnage fruste. Certains pensent qu'il aurait pu recueillir des informations dans les journaux et inventer le reste, avec l'espoir d'en tirer quelque avantage personnel. Par ailleurs, si l'on peut concevoir qu'il ait pu entendre quelques mots tirés d'une ou deux phrases, on reste tout de même confondu par le nombre d'informations qu'il délivre, et qui n'ont pas toutes été citées ici. À croire qu'il suivait les conversations dans leur ensemble, ce qui laisserait supposer que Gustave et Yvette ne prenaient pas de précaution particulière dans leurs échanges. Pour un sujet aussi brûlant, voilà qui paraît étonnant.
Mais ce qui étonne aussi, c'est que les investigations n'ont pas été poussées plus loin. Le gardien Coulet n'a pas été entendu. Il aurait pu dire si, oui ou non, Bossa lui avait fait des confidences. De même, pour le juge Périès : avait-il eu une conversation avec Bossa ? On l'ignore. Chenevier pense que l'on n'a pas voulu creuser ces déclarations car, au fond, on ne voulait pas remettre en cause l'arrêt de la cour d'assises.

 

À l'issue de sa lourde tâche, Chenevier va établir un volumineux rapport qu'il termine en donnant sa version de l'affaire : Gustave et Roger Perrin sont allés traîner du côté des campeurs, une dispute a éclaté. Gustave a fait feu, tuant les parents. La petite Elizabeth a été assommée puis transportée jusqu'au talus où Gaston Dominici, alerté par les coups de feu, les a rejoints. Et c'est Gaston qui a achevé l'enfant.

Si on ne peut que saluer l'importance et la qualité du travail fourni par Chenevier et son équipe, force est de constater que sa version de l'affaire, peut-être exacte au demeurant, n'est étayée par aucune preuve formelle. Et pour cause ! Nous sommes, encore et toujours, en présence de mots. Et quels mots ! Des affirmations qui partent dans tous les sens, qui se croisent, se piétinent et se perdent dans l'épaisseur d'un mystère collectivement entretenu. Et cela d'autant mieux que certains personnages, curieusement épargnés, ont pris de l'aplomb.

 

On pourrait passer des heures à éplucher toutes ces informations croisées pour tenter, comme l'a fait le Commissaire, d'en extraire des gouttes de vérité. Tâche épuisante et vaine qui a été bien décrite par Jean Laborde :
"Pour quiconque s'en occupe, l'affaire Dominici se transforme en obsession. Elle crée dans les esprits un ronronnement dont il est impossible de se délivrer. On a l'impression de cheminer dans des galeries où abondent les pièges et les chausse-trappes, d'aboutir toujours à un cul-de-sac".

 

Sa contre-enquête terminée, ses conclusions déposées, le commissaire divisionnaire Chenevier attend maintenant la décision du juge Carrias. Il voudrait bien que celui-ci, convaincu par ses arguments, donne suite à l'affaire et inculpe Gustave. Mais voilà ! Le juge, tout comme le procureur Sabatier, n'est pas convaincu. Le 13 novembre 1956, il signe une ordonnance de non-lieu dans laquelle il détaille et commente les conclusions du Commissaire. En un mot comme en cent, il explique qu'aucune preuve ne vient corroborer son hypothèse et que ses investigations n'ont pas permis de remettre en question la "version officielle", celle qui a conduit à la condamnation de Gaston Dominici. Il n'y a donc pas lieu à poursuivre.

 

Voilà. Le rideau est tiré. L'affaire Dominici est désormais close, judiciairement s'entend.

 

Des milliers d'heures de travail, des centaines de procès-verbaux, des nuits d'insomnies, d'angoisse, d'innombrables moments d'attente, d'espoir, de colère, de la fatigue, beaucoup d'agitation, des mensonges à la pelle, de la déception, de la frustration … et trois victimes à jamais silencieuses, figées dans une mort injuste et absurde qui conserve farouchement son mystère.
Car il y a bien mystère. Même si l'on se veut partisan de la version officielle et tenant de la culpabilité du seul Gaston, on ne peut contester le fait que cet homme a été condamné sur la base d'aveux déconcertants car non conformes, pour partie, aux constatations matérielles. Évidemment, parce qu'il a refusé de dire la vérité, la chose est certaine. Dès lors et comme l'eût fait M. de la Palisse, on est conduit à penser que s'il y a eu dissimulation, la vérité en a été meurtrie. L'action de la police et de la justice a-elle permis de briser le mensonge pour faire éclater une vérité reconnue par tous ? À l'évidence, non. Le rideau de fumée entretenu tout au long de cette affaire et si souvent déploré, n'a pas été dissipé.

 

Il serait prétentieux de vouloir le faire aujourd'hui. Mais ne peut-on essayer, malgré tout, d'y voir un peu plus clair ?

 

 

V. TENTATIVE D'EFFRACTION D'UN MYSTÈRE

 

Gaston Dominici a été condamné à mort, à l'unanimité des membres du jury, le 28 novembre 1954. Le Garde des Sceaux de l'époque, considérant que de larges zones d'ombre subsistaient, a décidé de faire procéder à une contre-enquête. Procédure exceptionnelle qui, d'une certaine façon, consistait à remettre en cause le jugement rendu au nom du peuple français, à l'époque non susceptible d'appel. On comprend que des magistrats en aient été émus.

 

La contre-enquête menée par le commissaire divisionnaire Chenevier, dans des conditions malaisées selon ses dires, concluait à la probable implication de Gustave et de Roger Perrin, ainsi qu'on vient de le voir. Une ordonnance de non-lieu rendue par le juge Carrias le 13 novembre 1956, mettait un terme définitif à l'action de la justice dans cette affaire, expliquant que les suppositions avancées dans la contre-enquête n'étaient pas suffisamment étayées pour justifier de nouvelles poursuites.

Dans tous les cas, les Dominici étaient seuls en cause.

 

Depuis, de nombreux ouvrages ont été publiés sur cette affaire. Il y a quelques années, un auteur a prétendu détenir enfin la vérité : les Drummond auraient été abattus par un commando de tueurs venus de Bavière, à la solde d'une puissance étrangère qui voulait "régler son compte" à Sir Jack Drummond. Celui-ci, non content d'être un scientifique reconnu dans son pays, aurait eu des activités d'espionnage au bénéfice de la couronne d'Angleterre.

Cette irruption de l'espionnage et du complot n'était pas franchement nouvelle puisque le commissaire principal Gillard, adjoint du commissaire divisionnaire Chenevier, avait eu à se pencher sur cette "affaire dans l'affaire", dès novembre 1952. Il avait conclu à la supercherie du nommé Bartkowski, le chauffeur du véhicule Buick, qui prétendait avoir acheminé le commando sur les lieux du crime et qui avait spontanément dévoilé sa participation aux policiers allemands avant de reconnaître qu'il avait menti.
La version "commando", par sa coloration romanesque agrémentée d'une ambiance de conspiration ayant permis d'étouffer l'affaire, suscitait évidemment l'intérêt d'un public avide de mystère. Un téléfilm était produit qui connaissait un grand succès et provoquait aussi de nombreuses réactions négatives. Ce faisant, il ne contribuait pas à la clarté du débat. Mais pouvait-on rejeter brutalement cette histoire sans l'avoir tant soit peu examinée ? Évidemment, non. C'est ce qu'ont fait quelques auteurs qui, dans l'ensemble, ont repoussé cette thèse ou l'ont accommodée.
Disons les choses clairement : je ne crois pas à cette explication de l'affaire Dominici qui, pour moi, s'apparente à une fable. Après d'autres, je vais dire rapidement pourquoi, avant de tenter un démêlage partiel d'une affaire criminelle complexe. Sans apporter, hélas, de réponse définitive.

 

 

1. Un commando venu du froid

 

Le 9 août 1952, un nommé Wilhelm Bartkowski est arrêté en Allemagne pour divers délits. Il est incarcéré. Au mois de novembre, il révèle aux policiers de son pays qu'il a participé à une attaque à main armée, en Suisse, au mois d'août. La police helvétique est sollicitée et ne trouve pas trace d'une affaire semblable, mais indique que la France a connu des faits approchants. Ils visent l'affaire de Lurs. Sans que l'on discerne par quel cheminement il y parvient, Bartkowski se ravise alors et se souvient que son affaire s'est déroulée dans le sud de la France. Curieux retour de mémoire faisant suite à une non moins surprenante confusion géographique de départ. Le commissaire principal Gillard, de la Sûreté Nationale à Paris, est envoyé sur place pour auditions et enquête.

Bartkowski a servi de chauffeur à un groupe de trois hommes, un Suisse, un Grec et un Espagnol qui lui ont proposé de les conduire jusqu'à Marseille où ils avaient, apparemment, un coup à faire. Bartkowski les connaissait depuis quelques mois. Le voyage s'est fait depuis Lindau en Bavière à bord d'une voiture américaine Buick de couleur lilas. Le choix de ce véhicule pour se rendre sur les routes des Basses-Alpes, en 1952, pose déjà question quant à la discrétion, de mise dans ce type d'action.

Parti vers 09h00 du matin, le 4 août, le commando passe la frontière suisse et arrive à Genève au soleil déclinant. Il poursuit son chemin sur le territoire français pour se trouver, bien plus tard, sur une route sinueuse. À un moment, le chef du commando demande à Bartkowski d'arrêter le véhicule. Celui-ci remarque, à cinquante mètres de là, une lumière à travers des branches, à hauteur d'homme. Le véhicule reprend sa progression et s'arrête à hauteur de la lumière. Celle-ci est dispensée par une lampe située au niveau du campement des Drummond, leur appartenant, et aurait pour fonction d'indiquer le lieu d'un rendez-vous qui n'est rien d'autre qu'un traquenard tendu à la malheureuse famille anglaise. Les trois hommes descendent. Notre chauffeur reçoit l'ordre de parcourir encore deux cents mètres, de stopper le véhicule et d'attendre, moteur tournant. Ce qu'il fait et qui le conduit alors, normalement, à dépasser la Grand'Terre, bâtie au bord de la route, côté gauche, d'une quarantaine de mètres environ.

 

D'ores et déjà, relevons deux points qui posent problème :


- De nombreux automobilistes ou camionneurs sont passés cette nuit-là sur la route. Parmi ceux qui ont été auditionnés, aucun n'a fait état de la présence d'une lampe.
- Wilhelm Bartkowski, à qui on a demandé des détails précis sur l'environnement, n'a pas remarqué la maison des Dominici alors qu'il attend le commando à quelques dizaines de mètres de l'édifice.
Cinq minutes plus tard, Bartkowski entend quatre ou cinq coups de feu suivis de gémissements de femme ou d'enfant. Entendre des cris à deux cents mètres, voilà qui ne surprend pas. Des gémissements, c'est déjà plus difficile, qui plus est avec un moteur de voiture tournant à côté.
Un des membres du groupe vient chercher des vêtements dans la voiture et repart. Curieuse initiative. Un quart d'heure plus tard, c'est le commando au complet qui revient en courant. Bartkowski démarre, roule vers la Brillanne avant de faire demi-tour. Il demande au chef du commando ce qui s'est passé et s'entend répondre que cela ne le regarde pas.
Bartkowski va alors déclarer que des bijoux ont été volés par les tueurs. Il va décrire un collier et une bague très particulière dont le chaton est constitué d'une montre à coins carrés. Voilà un objet peu courant. Si quelqu'un pouvait confirmer que Lady Anne possédait le même, il y aurait de quoi être fortement impressionné. Hélas ! La mère de Lady Anne déclarera que parmi les bijoux manquants ayant appartenu à sa fille se trouvaient une chevalière sans valeur et une montre-bracelet. Elle ne parle pas de collier.

 

Et la carabine Rock-Ola, rafistolée à l'aide d'un anneau pour plaque à vélo vendu sur les marchés des alentours ? Graissée en partie à l'huile d'olive ? Arme dont il est avéré qu'elle a servi à tuer Elizabeth et ses parents. Ce serait donc l'arme, ou une des armes des tueurs ? Cet élément, seul, me paraît déterminant pour affirmer que l'affaire du commando est une pure affabulation du sieur Bartkowski. Sans parler de l'incompréhensible ramassage des douilles sur le terrain par la même équipe de "professionnels". Si on y ajoute le fait que l'appartenance de Sir Jack Drummond aux "services secrets" ne repose que sur de vagues suppositions et si on considère les points que je viens d'évoquer (une affaire qui glisse de Suisse en Provence, une lampe jamais citée, des bijoux inconnus) ainsi que l'embrouillamini qu'aurait constitué, en 1952, une telle opération visant à éliminer un scientifique anglais au bord d'une route de Provence après avoir organisé avec lui un mystérieux rendez-vous, on mesure l'intérêt de l'ensemble. Et c'est avec cela que l'on a passionné des millions de Français !

 

Un auteur, conscient de la difficulté liée à la carabine, a avancé une hypothèse parmi d'autres. Le commando aurait tué les parents Drummond et serait reparti sans avoir terminé son "travail", car Elizabeth aurait pu prendre la fuite. Ce sont alors les Dominici, prévenus de l'affaire car sympathisants du parti communiste, relais local du commando, qui, après avoir assisté à la mort des parents, auraient reçu l'ordre, dans la nuit, d'achever la petite Elizabeth. Ce qu'ils auraient fait avec la carabine Rock-Ola.

 

À coups de crosse.

 

Je ne développerai pas davantage l'histoire du commando bavaro-cosmopolite. Libre à chacun de satisfaire ainsi sa soif de mystère. Je rappellerai juste que le 18 décembre, Bartkowski déclare à Gillard qu'il a menti sur toute la ligne.

 

Les dures réalités du quotidien, souvent plus ternes que l'imaginaire débordant, nous ramènent à la Grand'Terre, au sein d'une famille dont on a vu qu'elle se déchirait autour d'un grand-père qui a été condamné à mort. Famille cherchant pour certains de ses membres à blanchir le patriarche, pour d'autres à le faire condamner et, pour l'intéressé lui-même, à mettre en cause un fils et un petit-fils. Tout cela sans jamais sortir de ce cercle restreint. C'est donc vers cette direction qu'il faut se tourner maintenant. Mais avant d'aborder le cœur du sujet, revoyons de plus près les éléments qui intéressent les trois principaux personnages, Gaston et Gustave Dominici, puis Roger Perrin, dit "Zézé".

 

 

2. Gaston

 

Les charges qui pèsent contre lui dans le sac de nœuds que constitue l'affaire Dominici sont très lourdes.

 

a. Les aveux :

 

À mon sens, l'une des principales réside tout bonnement dans ses aveux. Pas ceux qu'il a passés devant Prudhomme, Sébeille ou le juge Périès. On a vu qu'à ces moments, il avait manifestement menti. Je parle des aveux passés devant Guérino.

Répondant à une simple invitation du gardien de la paix qui était là pour le surveiller et rien d'autre, Gaston, manifestement à bout, a parlé. Il n'a pas donné beaucoup de détails. Il a confirmé immédiatement la proposition de l'accident, c'est vrai. Mais le poids intérieur qu'il ressentait était certainement trop lourd à porter. Souvenons-nous de ses mots : "Ah ! Cette petite, cette petite !". Sur ce point, de nombreux observateurs ont remarqué que lorsqu'était évoqué le cas de la petite Elizabeth, Gaston Dominici ressentait un trouble évident.

 

Écoutons Madeleine Jacob, présente à Digne au moment du procès : "Sébeille en arrive au massacre de la petite fille qu'il détaille selon ce que Dominici lui a avoué, l'attitude du vieux se modifie. Il semble que ses yeux s'enfoncent profondément dans les orbites. Lentement, on le voit osciller d'avant en arrière. Lentement…et puis moins lentement, et puis plus vite… C'est un spectacle extraordinaire. Gaston Dominici subit visiblement un choc nerveux. Il n'extériorisera pas autrement que par ce balancement insupportable, douloureux, commun à qui souffre physiquement. Le rappel de la mort de la petite Elizabeth a provoqué en lui quelque chose que ne saurait faire naître le récit de la mort des parents Drummond.
Que faut-il inférer de cela ? Le pire ? Nous n'osons le dire. Nous ne nous le permettons pas. Il n'y a là, encore une fois, qu'une impression mais profonde. Que serait-il arrivé si le président n'avait, à ce moment, suspendu l'audience quelques instants ? Peut-être le procès eût-il fait un grand pas en avant".

 

Que penser alors des aveux qui ont suivi le premier d'entre eux et dont on voit bien qu'ils ne sont pas satisfaisants ?

 

Tout d'abord, ne soyons pas naïfs au point de croire que Gaston aurait pu ignorer les événements de la nuit, ce qui expliquerait les incohérences de ses déclarations. Le patriarche n'était pas homme à demeurer "dans le bleu" après un tel drame lié à la Grand'Terre.

Des aveux pour échapper aux interrogatoires à venir ? Certes, Gaston a dû passer des moments pénibles. Mais il le dira lui-même devant la cour d'assises, il n'a pas été frappé. On l'a "mené raide". Est-ce une raison pour se charger de trois crimes ? Et, dans ce cas, lorsqu'il a comparu devant le juge Périès, pourquoi ne pas avoir donné immédiatement cette explication ? Mais non, Gaston a encore parlé de sacrifice puis de fuite devant une Sardine aux allures de requin.

Alors ? Un sacrifice, au bénéfice de Gustave ou d'un autre ? Tout le monde peut comprendre que ce n'est pas le cas puisque Gaston, précisément, ne cesse de dire qu'il se sacrifie. Il se sacrifie et veut le faire savoir. Il se sacrifie pour Gustave. Ce faisant, il le met en cause. À chacun d'apprécier.

 

Pour moi, Gaston ne se sacrifie pas, ni avant, ni pendant, ni après le procès. Quand il avoue devant deux commissaires et un juge d'instruction, il cherche tout simplement à "embrouiller" la justice. Il pense qu'avec des aveux aussi aberrants et non conformes à la réalité, son affaire ne tiendra pas debout. Et comme la justice est rendue par des gens sérieux et "savants", il ne pourra être condamné sur de telles bases. Funeste erreur. Il le dira d'ailleurs, plus tard, au commissaire Chenevier : il était certain d'être acquitté. Et Chenevier lui répondra par ce trait d'humour : "En somme, vous vous êtes sacrifié à condition que ça se termine bien !".

 

Et n'oublions pas, enfin, le dernier aveu qu'il passe, juste après la reconstitution au cours de laquelle il a tenté de se suicider. Là, il n'est plus question de sacrifice. Gaston déclare : "Je maintiens les déclarations que j'ai faites à titre de témoin. J'ai agi dans un moment de folie. D'ailleurs, je vous l'ai déjà dit, lorsque j'ai quitté la ferme, j'étais saoul". Ou comment tenter de minimiser sa responsabilité en convoquant la folle ivresse.

 

 

b. Les accusations de sa famille :

 

Beaucoup de choses ont été écrites là-dessus. On a parlé de complot, ourdi par Clovis. Voyons de plus près pour chacun des deux frères ainsi que pour des personnages "secondaires".

 

Gustave dénonce son père le 13 novembre. Lui aussi a subi une forte pression policière. Tout le monde sait qu'à cette date, il est le principal suspect. Il charge son père de la totalité des crimes ; Gaston a agi seul.
Gustave dit-il la vérité à cet instant ? Impossible de répondre, mais se pose alors une question : aurait-il l'audace d'accuser ainsi son père si celui-ci était innocent de tout ? Comment concevoir une telle attitude ? Gustave prendrait le risque insensé de voir Gaston se tourner vers lui pour l'accabler à son tour, lui qui est le suspect numéro un ? Cela n'est admissible que si Gaston se sacrifie pour Gustave. J'ai suffisamment dit ce que j'en pensais mais je vais, tout de même, ajouter une précision : dans cette hypothèse, il faudrait admettre aussi que le "sacrifice" aurait fait l'objet d'un accord préalable entre le père et le fils. Sinon on revient à notre point de départ avec une accusation à haut risque pour Gustave. Et si l'on veut croire qu'il y aurait eu entente, l'attitude de Gaston nous montre que "l'accord préalable" a volé en éclats. Poursuivons notre raisonnement.

 

Donc, Gustave accuserait son père parce qu'il est coupable. Mais on allèguera qu'il s'est rétracté par la suite. Oui, c'est indiscutable. On peut se demander pourquoi : la pression familiale ? Elle était présente. La peur de son père ? Là-dessus, il faut s'entendre. Gaston est souvent présenté comme un homme autoritaire que son entourage redoute, Gustave y compris. Si cela a pu être le cas lorsque le fils était enfant ou adolescent, force est de constater que les choses ont évolué à l'âge adulte : Gaston ne cesse de reprocher à Gustave sa paresse et sa légèreté. Il faut croire qu'il n'est donc pas obéi au doigt et à l'œil et que la crainte qu'il inspirerait à Gustave est limitée.

En revanche, l'idée vient naturellement que Gustave pourrait redouter moins son père que les révélations que Gaston pourrait faire à son encontre. Et ceci peut être une explication à son attitude. Mais nous en reparlerons plus tard.

 

Clovis accuse lui aussi. Certains lui reprochent d'avoir fomenté un complot. C'est oublier un peu vite qu'il n'a pas accusé son père le premier. Il a attendu d'être certain que Gustave avait parlé pour le faire à son tour. À l'origine d'un complot, il aurait pu parler plus tôt et dénoncer son père avant tout le monde.

Peut-on envisager que Clovis accuserait Gaston, le sachant innocent ? Et cela en accord avec son frère ? Comme l'a dit le président Bousquet, "ce serait ignoble". On me répondra qu'on en a vu d'autres. Certes, mais tout le monde n'est pas un salaud à ce point, heureusement.

Alors, pourquoi accuser un père de telles ignominies ? Car, après tout, Clovis pourrait tout aussi bien continuer de se taire. Remarquons d'ailleurs que s'il s'était rétracté, comme le lui demandaient ses frères et sœurs, il ne serait pas resté grand-chose du dossier d'accusation établi contre son père. Et puis, on l'a bien vu, Clovis n'a pas toujours dit l'exacte vérité dans cette affaire. Comme les autres, il a dissimulé, il a menti, il a encouragé Gustave à omettre certains faits, pour lui éviter des ennuis. Mais à partir du moment où il a accusé Gaston, il n'a plus bougé d'un pouce.
Clovis agit comme s'il voulait "assurer" la condamnation du père. Il doit bien avoir une ou des raisons.
On a parlé d'héritage à venir, d'une terre que Clovis convoitait. Ce serait un motif pour envoyer son père à la guillotine ? Restons sérieux. On pourrait penser aussi que la raison est plus simple : Gaston est tout bonnement seul coupable et Clovis se contente de dire la vérité. Pourquoi pas ? Mais cette attitude soudaine de fils-justicier, seul contre toute sa famille ou presque, me paraît moins simple que cela.

Clovis ne parle pas inconsidérément. Lorsqu'il le fait, c'est au moment où "les Dominici" vont devoir "payer l'addition" de la mort des Drummond. Il y a longtemps que Clovis connait la vérité et redoute ce jour. Jusque-là, il n'a rien dit car personne n'était vraiment inquiété. Mais maintenant, son frère est sur le point de sombrer, frère qu'il a aidé et conseillé depuis le début. Et si, justement, la motivation de Clovis était Gustave ? Accuser le père, et lui seul, pour protéger le frère ? Puis maintenir fermement cette position pour ne pas voir la justice abandonner Gaston et revenir alors vers Gustave ? Ce faisant il protège son frère, même après les revirements de ce dernier.

 

Roger Perrin ne dénonce pas expressément son grand-père. Mais son grand-père l'a bien dénoncé, durant l'instruction, devant la cour d'assises et lors de la contre-enquête. Sans jamais s'aventurer très loin. Une confrontation est organisée à la maison d'arrêt des Baumettes à Marseille par le commissaire divisionnaire Chenevier qui raconte la scène.

 

Zézé a la parole :
"Alors, vieux con… Je ne me dégonfle pas comme ça, moi… Je me fais pas porter malade comme Gustave quand il faut aller voir les policiers, moi. Alors si t'as quelque chose à dire, vas-y, parle, mais parle donc, ils sont tous là pour t'écouter, ils attendent tous que tu leur dises quelque chose… alors vas-y, parle ! Dis-le-leur…"
Son attitude est d'une telle violence, sa grossièreté telle envers ce vieux qui est son grand-père, que j'ai eu l'impulsion de lui flanquer une bonne baffe.
Curieusement le vieux ne s'est pas indigné, au contraire il se fait humble, conciliant :
"Te fâche pas mon petit… mais je n'ai rien dit moi"
"Si, tu l'as dit. Alors redis-le ce que tu as dit de moi. Redis-le un peu… et puis moi je dirai ce que j'ai à dire".
L'inquiétude, la contrariété du vieux sont manifestes…
"

 

Cet extrait de "La Grande Maison" montre trois choses : la première c'est que Roger Perrin ne craint pas du tout son grand-père, le patriarche qui, selon certains, ferait trembler son entourage. La deuxième, qu'il ne craint pas non plus ce que pourrait dire Gaston. Ou, pour être plus précis, il montre clairement qu'il a barre sur lui : "Redis-le un peu… et puis moi je dirai ce que j'ai à dire". En clair, si Gaston parle de Zézé il va peut-être lui poser des problèmes. Mais Zézé parlera à son tour et ce qu'il a à dire est manifestement plus fort. La troisième semble bien être que Zézé, par sa réaction, admet implicitement que son grand-père pourrait le mettre en cause, d'une manière ou d'une autre.

 

Yvette, elle aussi, le 18 décembre 1953, accable Gaston. Elle se garde bien de dire qu'elle est un témoin direct, mais elle rapporte les propos de son mari qui, remontant dans leur chambre, lui a fait le récit de la rencontre avec son père : il vient de lui révéler qu'il avait tué les Anglais. On a vu que, pour elle, il s'agissait surtout à ce moment de protéger Gustave des dernières révélations de Maillet.

 

Si l'on veut, à l'opposé, examiner ce qui pourrait atténuer la charge de Gaston, on notera qu'il est revenu sur ses aveux et qu'il a été suivi, en cela, par Gustave. Ce qui ne prouve rien mais a pu semer le trouble. Car il faut bien le dire et le répéter, il n'y a aucune preuve matérielle contre lui.

La carabine ? Il n'a pas été démontré qu'elle lui appartenait. Elle peut tout aussi bien être la propriété de Gustave, de Clovis ou de Roger Perrin : on se la renvoie comme une patate chaude.

Et c'est bien là tout le problème de cette affaire : elle est faite de mots, de mensonges, de propos sans cesse contredits. Elle a même certainement débuté avec des mots, des mots de colère prononcés dans des langues différentes et qui ont appelé le sang.

 

 

3. Gustave

 

a. De multiples mensonges :

 

S'il est un personnage dont on peut dire qu'il a menti sans cesse, c'est bien lui. Du premier au dernier jour, du 5 août 1952 où il raconte les circonstances de la découverte d'Elizabeth jusqu'à la fin de la contre-enquête où il ne reconnaît plus rien et se permet même de dire que le juge Périès et le commissaire Sébeille ont établi de faux procès-verbaux d'auditions, voici un homme qui n'a cessé de tordre la vérité dans tous les sens.
Mentir ne suffit pas pour être convaincu d'assassinat. Mais mentir à ce point montre évidemment que l'on a des choses à cacher. C'est le moins que l'on puisse dire. On peut mentir pour se protéger, pour protéger quelqu'un ou les deux en même temps. Mais si l'on est totalement étranger à une affaire semblable, l'énoncé de la vérité reste le même au fil du temps et cadre nécessairement avec les réalités concrètes. C'est évidemment la meilleure défense.

 

 

b. Les accusations de son père :

 

Gustave et son neveu Roger Perrin ont été mis en avant par Gaston. Et à plusieurs reprises. Gustave est cité dès les premiers aveux de Gaston, devant le juge, devant la cour d'assises, après le rendu du jugement, lors de la contre-enquête. Ça fait beaucoup. Certes, ses accusations ne sont pas allées bien loin puisque Gaston Dominici ne les a jamais complètement développées. Ce qui pose question, et question fondamentale, sur laquelle il faudra se pencher.

 

En attendant, l'autre question importante est de savoir si les propos de Gaston peuvent être pris au sérieux. Difficile d'apporter une réponse, à moins de connaître le fin mot de l'histoire. Mais on remarque qu'ils ne visent pas n'importe qui. Gaston ne met jamais en cause Clovis ou Maillet, alors qu'il a de bonnes raisons de leur en vouloir. Il s'en tient à Gustave puis associe Roger Perrin.
Par ailleurs, on a bien noté les commentaires des journalistes ou écrivains présents lors du procès. La scène "de la luzerne" a laissé quelques traces et suscité des critiques. Gustave a paru alors en difficulté.

Peut-on imaginer que Gaston Dominici soit assez fou pour accuser des innocents s'il était vraiment seul en cause, du début à la fin ? Ce faisant, il tenterait d'attirer l'attention sur d'autres que lui, en l'occurrence son fils et son petit-fils. Pour égarer la justice, certes, mais à quel prix ? Avec quelles chances de succès ? Et pour quels risques ?

 

Car, au-delà d'un cynisme effrayant qui pourrait lui valoir le rejet de toute sa famille, il pourrait indisposer sérieusement un Gustave et un Zézé qui n'auraient rien à se reprocher. Et il pourrait alors voir arriver, en retour, des accusations précises et particulièrement dangereuses. Zézé ne s'est pas gêné pour le lui dire.

Mais remarquons aussitôt que rien de tel ne s'est produit car on a su se modérer :

- les accusations de Gaston n'ont jamais été très précises
- Gustave s'est rétracté
- Zézé a toujours prétendu être étranger à l'affaire.

 

Un dernier mot sur les accusations contre Gustave pour évoquer la déclaration que fait Marie-Claude Caillat à Chenevier, lors de la contre-enquête. Gaston est emprisonné aux Baumettes. "À ma dernière visite, il y a huit jours, mon grand-père a recommencé à parler de cette conversation qu'il avait surprise et nous a reproché à ma mère et à moi, d'être tous d'accord pour le faire mourir en prison et pour protéger Gustave. Ma mère lui a répondu que ce n'était pas vrai et que l'on faisait tout pour le défendre. Mon grand-père a dit que c'était Gustave qui avait fait le coup, mais ma mère lui a dit que ce n'était pas vrai".

Il convient de préciser que la visite s'est faite dans la chambre que Gaston occupe à l'infirmerie de la maison d'arrêt, hors la présence d'un gardien ou de toute autre personne. La conversation a donc eu lieu en famille, en toute liberté de parole.

 

 

c. Des actes accablants :

 

Certes, Gustave est revenu sur toutes ses déclarations. Et, comme on pouvait s'y attendre, s'il a parlé c'est parce qu'il a été frappé par la police, menacé d'être guillotiné, etc.

Que ses interrogatoires ne se soient pas déroulés dans une ambiance amicale ne fait aucun doute. Mais qu'il ait subi des violences à l'intérieur du palais de Justice de Digne est tout simplement inimaginable. Sébeille avait souhaité que l'action de la police soit menée en ce lieu, sous le contrôle constant et physique des magistrats, pour ne laisser aucune prise à la critique. Alors, comment croire que le même homme aurait été imbécile au point de laisser commettre des violences dans une affaire qui avait un tel retentissement, avec un homme dont on pouvait être certain qu'il s'empresserait d'aller raconter les mauvais traitements qu'il avait subis ? Car le recours au médecin et l'usage du certificat médical n'étaient pas inconnus de Gustave : il l'avait montré le 7 août 1952 lorsqu'il avait pu ainsi se soustraire aux questions du commissaire Sébeille en exhibant un certificat du docteur Nalin. Et ne parlons pas des nombreux journalistes qu'il avait côtoyés et qui se seraient fait un plaisir d'étaler ses plaintes dans les colonnes de leurs journaux.

 

Gustave a donc reconnu qu'il avait découvert la petite Elizabeth Drummond encore vivante, qu'il ne lui avait pas porté secours, qu'il avait déplacé le corps de Lady Anne pour chercher des "douilles ou des balles", qu'il avait prévenu Olivier dans les conditions que l'on sait, qu'il avait entendu des cris alors qu'il l'avait nié auparavant.

Sont-ce là les actes d'un homme totalement étranger, lui et sa famille, à une affaire de cet ordre ? Évidemment non. Mais pour s'en convaincre encore plus, il suffit de se demander ce qui se serait passé dans l'hypothèse d'assassinats commis par des personnes étrangères à la Grand'Terre, commando de tueurs ou criminel-rôdeur, et alors que les Dominici auraient été plongés dans le sommeil du juste. Comment auraient-ils réagi ? Comment auriez-vous réagi vous-même ?

 

Sans grand risque de se tromper, on peut penser qu'un réveil par plusieurs coups de feu, au milieu d'une nuit paisible, sort brutalement de leur sommeil les occupants d'une maison située à proximité. On peut admettre facilement qu'ils aient une réaction de peur et qu'elles ne se précipitent pas à l'extérieur. Il y aurait de grands risques pour eux et la loi n'impose pas l'héroïsme. Mais on peut aussi imaginer que les deux hommes de la maison se concertent, prennent leurs fusils, attendent quelques minutes puis sortent de chez eux avec précautions. Pour peu que la circulation automobile se fasse normalement sur la route, ils vont s'approcher du campement ou arrêter le premier automobiliste qui passe pour donner l'alerte. Rien de cela ne s'est produit.

 

Les Dominici ne peuvent être étrangers au massacre de la famille Drummond.

Mais lorsqu'on a dit cela, on est encore loin du compte. Qui a fait quoi ? Gaston aurait agi seul, comme il l'a déclaré lors de ses interrogatoires, comme il l'a montré lors de la reconstitution, comme l'a retenu la justice ? Gustave et Roger Perrin auraient été des acteurs de l'affaire, à l'origine de la mort des parents Drummond comme l'a prétendu Chenevier ? Difficile de s'y retrouver dans ce labyrinthe. Et justement, après avoir revu divers éléments intéressant Gaston et Gustave, que faire de Roger Perrin ? Ne mérite-t-il pas qu'on parle de lui ?

 

 

4. Roger Perrin, dit "Zézé"

 

a. De multiples mensonges :

 

Vous avez déjà lu cela ? Oui, il y a quelques minutes, à propos de Gustave. Mais Gustave n'a pas été le seul à mentir. Les mensonges ont été innombrables dans cette affaire et Roger Perrin y a reçu le titre encombrant de "roi des menteurs".

 

En fait, ce qui a surtout étonné les observateurs de l'époque c'est la manière qu'avait Roger Perrin de mentir. Pour résumer, on pourrait dire qu'il racontait "n'importe quoi", puis, se voyant découvert, il énonçait tranquillement qu'il avait menti. Quand on lui demandait pourquoi, il répondait qu'il ne savait pas, qu'il allait dire maintenant la vérité et … proférait un nouveau mensonge ! Mais pas dans tous les cas !

Roger Perrin a tenu des propos contestés sur son emploi du temps de la fin de journée du 4 août et du matin du 5, sur la façon dont il a été informé des crimes et aussi sur le moyen qui lui a permis d'arriver le matin à la Grand'Terre. Ses déclarations étaient alors à géométrie variable. Sur d'autres points qui mettaient plutôt en cause son entourage, tels que la visite d'Anne et Elizabeth Drummond à la ferme, il a exposé les faits et n'a plus varié ensuite.
Autrement dit, lorsque des questions le concernaient directement pour ce qui aurait pu être, de près ou de loin, sa participation à l'affaire, la machine à ondoyer se mettait en route. Tout cela laisse perplexe.

 

Pourquoi tous ces mensonges de Zézé ? Surtout que certains d'entre eux ne servent à rien. Pourquoi inventer des déplacements chez Garcin, Puissant ou Galizzi qui ne pourront être confirmés alors qu'il suffisait de dire qu'il était simplement dans son lit ? Cela montre chez lui une extrême facilité à mentir, mais aussi bien peu de réflexion. Ce qui lui a peut-être valu le surnom familial d' "enfantouillasse", terme peu gratifiant que ne vient pas améliorer le titre illustrant son rapport à la vérité. Mais, quelque soit le mode de fonctionnement de Roger Perrin, ses constants revirements posent question. D'autant qu'ils ne sont pas généraux mais sélectifs et touchent, pour certains, à des points essentiels.

Comment, au bout du compte, a-t-il vraiment appris le massacre ? S'il était présent, inutile de dire qu'il n'a eu besoin de personne pour cela. Comment est-il arrivé à la Grand'Terre ? Ce point n'a jamais été éclairci, mais le vélo de Gustave était bien appuyé au mûrier et aucun autre n'a été remarqué sur place.

 

 

b. Les accusations de son grand-père :

 

Dans un premier temps, Gaston Dominici ne parle pas de Roger Perrin. Dès ses premiers aveux, il met en cause Gustave et invoque le sacrifice paternel. Roger Perrin n'apparaît dans ses propos que plus tard, lors de son audition devant le juge, le 25 février 1954 pour être précis. Mais, comme toujours avec Gaston, les mises en cause restent voilées. Au plus fort, pendant la contre-enquête, il révèle que "Roger portait la petite". Il l'a vu. Et puis, non ! Il n'a rien vu. Il a entendu une conversation. Et on a apprécié la manière de Zézé dans ses réponses à son grand-père.

 

La carabine ? Gaston a dit qu'elle provenait de la Serre. Cela n'a pas été établi. Alors, Gaston accuserait faussement Zézé ? Il fabriquerait, au fur et à mesure, des criminels alors qu'il aurait agi seul ?

 

 

VI. "Que celui qui a cassé le pot fasse la pénitence" (Gaston Dominici)

 

Il est temps de croiser les déclarations des uns et des autres, pour tenter d'y voir un peu plus clair.

 

Répétons tout d'abord que Gaston Dominici qui est accusé par ses fils, finit par avouer mais se dépêche d'arranger ses aveux. Ceux-ci contiennent des invraisemblances indiscutables qui ne sont pas le fait du hasard, mais le produit de mensonges délibérés. Mensonges destinés à égarer la justice dans l'espoir d'un acquittement. Mensonges destinés aussi à minimiser les faits, comme c'est très souvent le cas. Souvenons-nous du rappel que fait Gaston au juge, à l'issue de la reconstitution : "J'ai agi dans un moment de folie…, j'étais saoul". Il n'est pas question d'admettre que ces actes abominables ont été perpétrés alors qu'on était parfaitement lucide.

Et on comprend bien pourquoi. Si, par malheur, la justice retenait une telle responsabilité ce serait un aller simple et direct pour la guillotine.

C'est ainsi que l'on parle "d'accident" pour le premier coup de feu, d'un enchaînement tragique pour la suite, y compris pour la mort de la petite Elizabeth qui s'enfuit en courant. Toujours "dans un moment de folie" Gaston part à sa poursuite, la rattrape et la tue. Pourquoi la poursuivait-il ? Pour la tuer, évidemment. Et la justice trouve ainsi le moyen de retenir une préméditation qui aggrave le meurtre, le rendant passible de la peine de mort. Mais si on comprend que la préméditation est juridiquement constituée par ce temps de réflexion dont a disposé Gaston durant sa course, on ne peut s'empêcher de penser qu'à cet instant il n'était peut-être pas tout à fait lucide, emporté par son élan criminel.

La version officielle, celle qu'a retenue la justice, présente donc des faits d'une extrême gravité, mais elle est tout de même atténuée par une coloration générale de fureur aliénante. Une sorte de version "soft", si l'on me permet cet emprunt à la langue de Shakespeare. Je crois que ceci est essentiel pour la compréhension de l'affaire.

 

Car, s'il n'existe aucune preuve matérielle de culpabilité contre quiconque, rien ne permet non plus d'affirmer que les choses se sont passées comme l'a retenu la cour d'assises de Digne. On peut même, au vu des aveux de Gaston et sans parler de ses rétractations et révélations avortées au moment de la contre-enquête, affirmer que les poursuites reposent sur des déclarations en partie mensongères. Ce qui permet à certains de parler de zones d'ombres. Pourquoi un tel déchainement de violence ? Quel est le mobile ? Comment s'est déroulée la tuerie ? Qui a tué qui ? Pourquoi ces accusations réciproques avant une reculade générale et définitive ?

 

Si l'on admet le fait que le ou les criminels viennent de la Grand'Terre, les mobiles possibles sont en nombre restreint.
Un vol à main armée qui aurait mal tourné ? Les Dominici n'étaient pas des bandits de grand chemin. Et pour voler quoi ? Un peu d'argent, quelques affaires personnelles appartenant aux victimes ? En pleine nuit et alors qu'elles sont là, sur place ? Ce n'est pas sérieux.

Il ne reste alors qu'une dispute qui dégénère et se termine comme l'on sait. Ce qui peut paraître démesuré. Mais là, on peut dire qu'on en a vu d'autres. Surtout si on ajoute à la violence naturelle de certains, une bonne dose d'alcool.
Mais alors, une dispute pour quel motif ? On peut affirmer, sans grand risque d'erreur, que ce ne sont pas les Drummond qui sont allés "chercher des histoires" aux Dominici. Étrangers en vacances, ils s'étaient installés au bord d'une route pour passer la nuit, à la demande de leur fille. Lieu peu propice, en apparence, à un tel projet. Mais n'oublions pas que la circulation routière de 1952 n'était pas celle d'aujourd'hui, et qu'il s'agissait d'une halte de quelques heures avant de reprendre la route pour rentrer à Villefranche-sur-Mer en passant par Aix-en-Provence. La route était plus droite par cet itinéraire. Ce point a été précisé par Mrs Marrian.

 

Dans le même temps, les Dominici avaient d'autres préoccupations. L'éboulement de terrain ne devait pas se reproduire et il est fort probable que Roure avait recommandé qu'on aille y jeter un coup d'œil. Recommandation superflue quand on sait que la note risquait d'être salée.

Des vacanciers d'un côté, des paysans de l'autre, rien de commun entre eux. Et pourtant la rencontre va se produire, porteuse de mort. Mais pour l'expliquer, nous n'avons rien de certain. Il faut donc se livrer à l'exercice des hypothèses :

 

Qui va aller tourner sur le terrain ? C'est Gustave qui possède le champ de luzerne dont l'arrosage excessif est à l'origine de l'éboulement. C'est lui qui, depuis 1940, exploite la propriété. Son père lui a laissé les rênes. On imagine facilement le dialogue : "Ce sont tes affaires, tu iras surveiller !"

Et Gustave se trouve à devoir "monter la garde" une partie de la nuit. Seul ? Probablement pas. On a bien vu qu'il y avait de bonnes chances pour qu'il se soit arrêté chez Roger Perrin alors qu'il revenait de Peyruis. On imagine facilement que Zézé a pu proposer à son oncle de l'assister dans sa tâche. Oui, mais ce serait mieux si on pouvait agrémenter la soirée. "On pourrait prendre la carabine, on sait jamais, si des sangliers descendaient dans le coin ?" Et voici une ronde nocturne qui débute après avoir soupé (comme on le disait encore, à l'époque, dans le midi de la France). A même été évoquée une "réunion" de quelques personnes qui seraient passées dans la soirée chez les Dominici. La "blanche" aurait empli quelques verres qui auraient été soigneusement vidés. Mais ce fait n'est pas avéré.

 

Surveillance nocturne, carabine sous le bras, voila qui n'a rien d'impossible pour des gens amateurs de chasse et adeptes du braconnage. Une lettre anonyme, postée à Sisteron, a été envoyée à Sébeille. Le corbeau explique qu'il a vu un Dominici dehors entre 11h30 et minuit alors qu'il passait à bicyclette. Il se demande ce qu'il faisait là et ajoute qu'un homme l'accompagnait.
Et puis, Gustave a vu les Anglais se préparer pour la nuit. Il a vu Lady Anne faire le geste d'enlever sa robe. Voilà de quoi enflammer quelques imaginations. Du coup, rien d'étonnant à ce qu'on aille rôder dans le coin.
Et Gaston ? Il est fort possible qu'il soit allé se coucher. Mais à 23h30, il a déclaré avoir été réveillé par le passage d'un side-car dont le pilote s'est avancé dans la cour de la ferme pour demander des renseignements dans une langue étrangère. Gaston l'a envoyé promener. La lune éclaire le paysage. Reste-t-il dans son lit, tentant de retrouver le sommeil ? Décide-t-il d'aller faire un tour, et si oui, à quel moment ?

 

Les coups de feu éclatent à 01h10. Ils ont été précédés d'une altercation avec les Drummond car il est inconcevable que quelqu'un soit arrivé sur le campement puis ait ouvert le feu sans raison. La dispute n'est imaginable que si elle est consécutive à un comportement qui a suscité la colère de Sir Jack Drummond, lequel n'était pas homme à se laisser ennuyer sans réagir.

Inutile, selon moi, d'aller chercher des motifs extraordinaires. Jack Drummond a pu être importuné par des allées et venues sur la route et le chemin qui mène au pont, par des conversations qui l'empêchaient de trouver le sommeil, ou une curiosité excessive à l'égard de sa femme. Il se lève, interpelle, en anglais, la ou les personnes à l'origine du trouble. Stupéfaction de ceux qui se font engueuler ! Comment ? Un étranger venu s'installer sur "nos terres" ? Il se permet de nous envoyer balader alors que nous sommes chez nous ? Et que nous sommes dehors parce que nous avons de gros soucis ? Le ton monte.
Qui subit la colère de Sir Jack ? Ce peut être Gaston, s'il est sorti faire un tour. J'imagine plus facilement Gustave et Zézé, dont l'un est porteur d'une carabine, objet qui doit surprendre et inquiéter un paisible touriste anglais.

Les coups de feu sont-ils tirés sur l'instant, comme le pense Chenevier, par les deux compères ? Peut-être. Mais cette explication sur la première partie du drame ne me satisfait pas entièrement.

 

Elle ne répond pas à un constat qui a été fait par les gendarmes et les policiers : le cadavre d'Anne Drummond était vêtu d'une robe. Cet élément d'une apparente banalité présente un intérêt dans l'affaire.
On a noté que Gustave, de retour de l'éboulement, avait vu lady Anne se déshabiller. Pour être précis et reprendre le mot de Chenevier : "sa robe relevée comme si elle devait en changer". De surcroît, les Marrian ont déclaré qu'ils devaient normalement retrouver leurs amis Drummond sur le port de Villefranche-sur-Mer, le 5 août à midi, au restaurant "La Trinquette". Dans ces conditions, peut-on imaginer qu'une dame de la qualité de Lady Anne aurait décidé de passer la nuit, vêtue d'une robe, allongée sur un lit de camp ? Pour arriver le lendemain au restaurant dans un vêtement fripé ? C'est peu probable. On est donc amené à supposer que Lady Anne avait dû se coucher sur un lit de camp, sous une couverture et en petite tenue (elle portait des sous-vêtements et un tricot de peau blanc). Ce qui implique qu'avant les coups de feu, elle avait remis sa robe et qui signifie alors que les Drummond étaient certainement sur le départ, après une première dispute.

 

On aurait donc, pour le meurtre des parents, deux temps bien distincts pour trois scénarios possibles, le premier inspiré de la thèse Chenevier, le deuxième de la version "officielle". On peut leur ajouter de multiples variantes :

- Gustave et Zézé se font rabrouer. Surpris tout d'abord, ils se replient. Pendant ce temps, les parents Drummond se concertent et décident de lever le camp. Anne remet sa robe. Mais les deux autres reviennent, mécontents d'avoir été ainsi malmenés. Une bagarre les oppose à Sir Jack qui tombe et se blesse la main contre le pare-chocs. Lady Anne se met à hurler. Le porteur de la carabine s'affole et tire.
- Gaston est sorti seul. Il est apostrophé par Sir Jack, mécontent de le voir traîner dans le coin. Une dispute a lieu. Gaston fait retour à la Grand'Terre où il prend la Rock-Ola avec la ferme intention de "virer les Anglais". La situation dégénère.
- Gustave et Zézé se font rabrouer. Des éclats de voix alertent Gaston qui descend de sa chambre. Il reçoit les explications des deux éconduits, se met en colère, leur prend la carabine des mains et se dirige vers le campement, suivi des deux autres. La dispute éclate, il ouvre le feu.

Lequel des trois scénarios est le bon ? Et avant même de poser cette question, peut-on assurer que la vérité est contenue dans un des trois ? Je me garderai bien de l'affirmer. Mais, compte tenu des éléments dont nous disposons, ils me paraissent cohérents.

 

Pourquoi Gustave et Zézé ? C'est la thèse soutenue par Charles Chenevier. Il s'appuie sur les mises en cause de Gaston qui, sans avoir été détaillées par l'intéressé, ont contribué à forger sa conviction. On peut y ajouter les déclarations de Bossa. Par ailleurs, le Commissaire pense, notamment à la suite des auditions du docteur Morin, que la carabine Rock-Ola appartenait à Gustave. Même si elle a pu être entretenue, à un moment donné, par Clovis. Il a remarqué aussi l'attitude de Gustave lors d'une confrontation avec Gaston à la maison d'arrêt des Baumettes. Le Commissaire nous raconte qu'il venait d'apprendre au père que c'était lui, Gustave, qui l'avait dénoncé le premier. Selon Chenevier, Gaston ignorait ce fait. Le père est entré alors dans une grande fureur et a échangé des mots rapides, en provençal, avec Gustave qui était décomposé, pleurait et suppliait. Il aurait parlé de ses enfants. Gaston lui aurait tourné le dos en marmonnant. C'est ainsi qu'il en arrive à penser que Gustave a tué les parents Drummond.

 

Un détail me gêne dans cette explication même s'il n'est que de nature "psychologique". Il faut se remémorer les mots de Gustave à Maillet : "Si tu avais vu, si tu avais entendu ces cris d'horreur, je ne savais plus où me mettre". Il s'agit là du propos d'un témoin, d'un spectateur qui a assisté, effaré, à une scène terrible et que l'on imagine bien se prendre la tête dans les mains, encore sous le choc. Pas celui de l'auteur d'une telle tuerie qui, sur le moment, est aveuglé par la colère et se soucie peu des cris qu'il peut entendre et qui, plus tard, n'aura pour obsession que de ne rien dire à personne, surtout à un étranger à sa famille.

Et ne croyons pas que ce propos de Gustave, soigneusement calibré, relèverait d'une ruse suprême. Maillet dit bien qu'il a voulu relancer la conversation, quelques jours plus tard : "J'ai demandé à Gustave Dominici si dans la nuit du crime il n'avait parlé à personne sur la route. Il m'a répondu non à plusieurs reprises et sur un ton sec…"

 

Reste alors un autre personnage : Zézé. On peut tout imaginer, bien sûr, mais contre lui on dispose d'encore moins d'éléments. Certes, il a été décrit par certains comme un adolescent imprévisible et inquiétant. Certes, il a beaucoup menti, ce qui tend à montrer qu'il avait des choses à cacher. Certes, Clovis aurait dit à une de ses sœurs, à propos des ennuis de Gaston : "Tant vaut-il mieux que ce soit lui qui est vieux, qu'un jeune innocent". C'est le commissaire principal Gillard qui a reçu ce témoignage auquel a été ajoutée l'explication portant sur le sens du mot "innocent". Il fallait l'entendre comme un substantif employé parfois dans le Midi, et qui désigne quelqu'un d'un peu limité, pas dégourdi. On voit alors aussitôt qui serait visé.

Et puis, si Gustave a emmené son neveu pour lui tenir compagnie dans la soirée, on peut fort bien imaginer qu'il a voulu lui faire plaisir en le laissant porter la carabine. Arme dont il est d'ailleurs permis de penser qu'elle voyageait dans la famille et qu'elle aurait très bien pu se trouver à la Serre ce soir-là, avant d'être emportée par Zézé. Mais tout ceci est un peu léger pour en tirer des enseignements définitifs. Par ailleurs, son attitude devant son grand-père, comme devant Gustave et Yvette, a montré que Zézé était à son aise lors des confrontations : lucidité ou inconscience ?

 

Pourquoi Gaston ? Pour deux raisons dont je ne prétends pas qu'elles sont indiscutables : parce que c'est davantage dans son tempérament, tel qu'il a été décrit, de partir brutalement à l'assaut des touristes. Et aussi parce qu'il l'a avoué spontanément à Guérino. Les aveux faits au gardien de la paix sont, à mon avis, d'une importance capitale. On imagine mal que Gaston, à ce moment, ait pu tricher. Et on se demande bien pourquoi il l'aurait fait. Quel bénéfice pouvait-il y trouver, que ce soit pour lui ou pour un membre de sa famille ? Car ses aveux ont été le début de ses véritables et graves ennuis.

On ne peut dire non plus qu'il était alors en plein délire, car lui-même n'a jamais avancé cet argument pour expliquer son entretien avec Guérino. Lorsqu'il a été confronté au policier, il s'est contenté de dire qu'il ne se souvenait plus avoir parlé de "l'affaire". Mais il se rappelait bien les sept lièvres pris au collet.

Gaston aurait donc pu, sous toutes réserves, tuer les parents Drummond. Avait-il l'intention de le faire lorsqu'il s'est saisi de la carabine ? Rien ne permet de l'affirmer. Il voulait peut-être se contenter de les faire déguerpir sous la menace de l'arme, attitude assez fréquente à l'époque chez des paysans irascibles. Mais Jack Drummond résiste et la machine s'emballe. Il est connu qu'un premier coup de feu en appelle d'autres.

Y aurait-il eu une deuxième arme comme l'affirment certains ? Ce point n'est pas démontré du tout. Aucune douille ou cartouche d'un autre calibre que le 7,62 n'a été découverte. Et le diamètre des orifices d'entrée ou sortie des balles, tel que mentionné par les deux médecins Nalin et Girard, ne permet pas non plus de conclure en ce sens.

 

On arrive ainsi à la mort de la petite Elizabeth. Disons tout de suite que la version retenue par la justice n'a pas convaincu tout le monde. Elizabeth serait sortie de la voiture Hillman, aurait couru sur le chemin menant au pont, poursuivie par le seul Gaston qui l'aurait retrouvée et abattue d'un coup de crosse.

Une première discussion a porté sur l'heure de sa mort. Lorsque le docteur Dragon a examiné les cadavres le 5 août au matin vers neuf heures, il a constaté que la rigidité cadavérique des époux Drummond était complète. Ce n'était pas le cas d'Elizabeth dont le corps était froid mais les membres souples. Pour lui, manifestement, l'enfant était morte au moins trois heures après ses parents. D'où l'hypothèse que la fillette aurait pu être tuée bien après eux. Ce qui soulève alors d'autres interrogations. Où était-elle durant cet intervalle ? Dans quel état ? Inconsciente ou non ? Aurait-elle pu s'enfuir comme le supposent certains ? A-t-elle été gardée pendant plusieurs heures ?

On le voit, dans ce cas l'imagination est invitée à galoper et nous conduit alors vers un scénario monstrueux : Elizabeth aurait vu mourir ses parents et aurait attendu plusieurs heures que l'on veuille bien décider de son sort. Car il faut écarter tout de suite l'hypothèse d'une fuite, la nuit, pieds nus et en pyjama dans une campagne inconnue. Elizabeth aurait été retrouvée dans un état différent de celui qui était le sien au matin du 5 août : elle aurait été couverte d'égratignures, son pyjama déchiré, ses pieds abîmés.

 

Mais alors, que penser ?

 

Précisons tout d'abord que, selon les spécialistes, la rigidité cadavérique est plus lente à s'installer chez les enfants. Mais surtout, je crois que la question qui compte, n'est pas tellement celle de l'heure à laquelle Elizabeth a été frappée mais bien celle de la durée possible de sa survie. Et sur ce point, les opinions divergent.

Pour le docteur Dragon qui a vu le cadavre le premier, la petite Elizabeth n'a pu survivre que quelques minutes aux coups reçus. Les docteurs Nalin et Girard qui ont pratiqué les autopsies parlent d'une survie possible d'une heure environ. Remarquons que ces médecins ont un avantage sur tous les autres : ils ont vu le corps et ont donc pu se livrer à un examen clinique. Mais il faut ajouter aussi qu'ils n'étaient pas des légistes de formation. C'étaient des médecins généralistes, requis pour la circonstance.
Lors du procès, le docteur Jouve, traumatologue réputé, a donné son point de vue, sous serment. N'ayant pas vu le corps il a raisonné par analogie. Il avait rencontré des cas approchants et a prétendu que la survie aurait pu atteindre quatre heures. Explication qui, à l'évidence, convenait bien à l'accusation. Qui croire ?

 

J'ai posé la question à un médecin légiste. Celui-ci a été formel. Pour lui, la question essentielle est de savoir quel était l'état du cerveau. Si des lésions importantes accompagnées d'hémorragies ont été relevées, la durée de survie a été réduite. À la lecture des termes du rapport d'autopsie qui fait état d'une matière cérébrale qui "a conservé sa consistance" et dont la "configuration extérieure est normale" avec de "petites suffusions sanguines" à la surface des circonvolutions frontales, le même praticien pense qu'Elizabeth a pu survivre plusieurs heures. D'autres "hommes de l'art" partagent ce point de vue et ajoutent qu'Elizabeth aurait pu mourir par étouffement, en inhalant son propre sang, ce qui pourrait alors expliquer les "ronrons" dont a parlé Gustave.

 

Évidemment, il est difficile de se prononcer à tant d'années de distance. Mais si l'on quitte le terrain médical pour revenir vers celui d'une vision plus policière, on est bien obligé de constater une chose : tout le monde admet qu'Elizabeth a été tuée à coups de crosse parce que le tireur n'avait plus de munitions. N'oublions pas : le chargeur était vide. Sinon, on voit mal pourquoi l'assassin aurait réservé un tel traitement à l'enfant alors qu'il lui suffisait de faire feu sur elle.
Mais, dans ce cas, peut-on raisonnablement imaginer que l'assassin qui aurait tué les parents avec la Rock-Ola n'aurait rien trouvé de "mieux", plusieurs heures après, que d'éliminer la fillette à coups de crosse de la même arme ? Cela paraît peu probable. Un tel procédé révèle plutôt un acte commis dans une certaine précipitation, avec la volonté d'en finir rapidement dans les secondes ou les minutes qui ont suivi la tuerie des parents.

On le voit, la mort d'Elizabeth suscite de nombreuses interrogations. Et ce ne sont pas les déclarations de Gaston qui peuvent nous éclairer. Il est déjà certain que l'enfant n'a pas reçu un, mais plusieurs coups. Et non pas alors qu'elle était à genoux mais allongée sur le dos, l'assassin placé derrière sa tête. Dès lors, on comprend l'intérêt de la remarque du commissaire principal Constant qui, à un moment de l'enquête, pensait qu'Elizabeth avait été transportée jusqu'au talus, évanouie ou assommée, pour y être massacrée. Car il faisait remarquer, fort justement, que la victime ne se serait pas "couchée complaisamment" aux pieds de l'assassin. De plus, le réflexe de toute personne consciente serait alors de se protéger avec ses bras, de résister, même si on veut la maintenir au sol. Aucune trace de coup, aucun hématome n'a été constaté sur le corps d'Elizabeth, en dehors de ses blessures au crâne et à l'oreille.

 

Il faut ajouter à cela le débat qui a porté sur la plante des pieds d'Elizabeth. Le docteur Dragon qui a procédé aux premières constatations a parlé d'une plante intacte ajoutant que, dans ces conditions, la fillette n'avait pu courir sur le chemin caillouteux menant au pont. Sinon elle aurait eu des écorchures à ce niveau. Sébeille, quant à lui, écrit : "La plante des pieds, sans être sale, est marquée de légères traces d'empreintes de cailloux, à l'exclusion de toute égratignure". Comment savoir si Elizabeth a pu courir sur le chemin sans se blesser ?

À l'époque, le journaliste Jacques Chapus a demandé à une petite fille du même âge de courir au même endroit. Elle ne s'est pas blessée. À quoi le docteur Dragon a répondu que cette enfant n'était pas dans le même état d'esprit que celui de la petite victime, quelques secondes avant sa mort, et n'avait donc pas couru comme aurait pu le faire Elizabeth. Ce qui constitue une évidence.

Pour ces raisons, je crois qu'Elizabeth n'a pas fui en courant comme cela a été retenu. Je rejoins Constant et Chenevier qui ont pensé qu'Elizabeth avait été transportée, inconsciente, jusqu'au talus. Était-t-elle évanouie ou a-t-elle été assommée ? Je l'ignore. Rappelons-nous qu'elle portait une blessure au niveau de l'oreille et de la région mastoïdienne droite.

Mais cette version de la mort d'Elizabeth ouvre alors la porte à de nouvelles interrogations. Et permet aussi de mieux comprendre des comportements jusqu'ici obscurs.

 

Il faut d'abord être bien conscient d'une chose : si Elizabeth a été transportée jusqu'au talus alors qu'elle était inanimée, dans le but évident de l'écarter de la route et se mettre ainsi à l'abri des regards, l'affaire prend une tout autre dimension. Du temps s'est écoulé depuis la mise à mort des parents, au moins quelques minutes. Du temps qui a permis, normalement, de reprendre tant soit peu ses esprits.

Et alors, nous ne sommes plus en présence d'un abattage perpétré dans la foulée des premiers meurtres, sous l'emprise d'une folie passagère. Nous avons affaire à un assassinat dans toute son horreur, précédé d'une réflexion, d'une concertation probable si plusieurs personnes sont présentes, d'une concertation certaine si l'une d'entre elles, ou plusieurs, apportent une aide : pour transporter l'enfant jusqu'au talus, pour porter la carabine, pour faire le guet. Tout cela afin d'empêcher la fillette de parler, de dire qu'elle a reconnu le Monsieur qui, quelques heures avant, avait échangé quelques mots avec elle et lui avait montré ses chèvres.

Dans notre affaire Dominici, une ou des condamnations sur cette base auraient conduit les condamnés au pied de l'échafaud. Sans aucun doute. Assassin, co-auteurs ou complices. Car n'oublions pas que le droit pénal ne fait pas de différence entre eux. Le complice risque une peine identique à celle qu'encourt l'auteur principal.

Et c'est là que, pour moi, se situe le cœur de l'affaire Dominici, son noyau dur : dans la mort d'Elizabeth.

 

On a vu que Gustave avait dénoncé son père qui lui avait renvoyé la politesse, y associant Roger Perrin. Mais Gaston n'est jamais allé au bout de ses accusations. Pourquoi ? Ne revenons pas sur un sacrifice inexistant ou des scrupules quelconques. Dans ces cas, le père se serait tu, purement et simplement.

Si Gaston Dominici ne parle pas, c'est parce qu'il ne peut pas parler ! On le voit bien, ça le démange, il montre les autres du doigt, il voudrait bien dire des choses …mais il se tait. Et je crois qu'il se tait parce qu'il a participé à l'assassinat d'Elizabeth dans ces conditions terribles. Il en est même, probablement, l'auteur principal. A minima, il a "couvert" cette horreur de son autorité, a donné des ordres. On a vu quelles étaient ses réactions quand la mort de l'enfant était évoquée. Et même si Gaston n'est pas fin juriste, nul besoin de longs développements pour lui faire comprendre, d'instinct, qu'une mort infligée à Elizabeth après réflexion et délibération sera plus sévèrement jugée que celle qui intervient dans un moment de folie meurtrière.

 

On m'objectera alors que son comportement est absurde, car Gaston mettant en cause Gustave et Roger pourrait être dénoncé par eux et risquerait gros. À quoi je répondrai que Gaston, s'il a reçu une aide, détient lui aussi un fort pouvoir de nuisance : il a le moyen de faire taire son fils ou son petit-fils. Car ils sont juridiquement à égalité et se tiennent solidement et réciproquement. Ils ne peuvent dire ce qui s'est réellement passé au risque d'être tous emportés par une déferlante. Ce qui peut expliquer alors les rétractations de Gustave, désireux de ne pas trop indisposer son père.

Mais alors, pourquoi évoquer la culpabilité de Gustave et Roger si, au bout du compte, on va devoir se taire ?

 

Un sordide calcul destiné à déployer le fameux rideau de fumée dominicien, afin d'égarer la justice, tout en se sentant à l'abri de témoignages précis ? Cela est concevable, et même hautement probable, avant et pendant le procès. Pour obtenir l'acquittement. Après le verdict, il est trop tard.

Parler à ce moment n'a d'intérêt que si l'on va jusqu'au bout de ses accusations. Ce que, précisément, ne fait pas Gaston le 20 décembre 1954, devant Chenevier. Pourquoi cette attitude ? Je crois qu'on touche là au mystère de certains comportements humains. Il est manifeste que Gaston voudrait parler. Il est tout aussi manifeste qu'il se sent contraint de se taire. Et il balance entre ces deux pulsions.

C'est un comportement incohérent ? Oui, en apparence tout au moins. Car Gaston, bien qu'emporté par son envie de dire, trouve la ressource instinctive pour se taire, juste à temps. Et on arrive alors à un constat à la fois dérisoire et terrifiant : le premier qui a avoué a perdu. Probablement parce qu'il en avait beaucoup sur la conscience. Mais aussi parce qu'il était condamné à se taire s'il ne voulait pas aggraver son cas.

 



On pourrait me rétorquer que Gaston Dominici a été condamné à mort et qu'il ne pouvait rien lui arriver de pire. Si ! Il y avait pire ! C'était d'être exécuté ! Mis en cause par Gustave et Zézé, avec les précisions utiles, son passage sous le couperet devenait une certitude. À l'opposé, il avait compris que, dans une version édulcorée et compte tenu de son âge, il pouvait espérer être gracié. On peut supposer que ses avocats l'y ont aidé.

 

Chenevier pouvait toujours attendre que Gaston lui dise la vérité. Et Gaston pouvait désormais espérer, au vu de ses cheveux blancs, qu'il obtiendrait une grâce... qui lui était accordée par le président Coty, le 13 juillet 1957, avant que le général de Gaulle ne le libère le 14 juillet 1960.

 

 

Un dernier mot, avant d'en finir.

 

Il faudrait donc supposer que la justice s'est trompée ? Du moins, en partie ? J'en ai bien peur. Et je ne suis pas le seul. Après le rendu de l'arrêt, les critiques ont été très nombreuses. L'opinion, dans sa majorité, soutenait que le condamné était peut-être coupable mais qu'il n'était pas le seul coupable. Le procès n'avait pu faire la lumière sur des pans d'obscurité. Ou ne l'avait pas voulu. Souvenons-nous du mot de Giono sur "le dossier" que le Président veut défendre avant tout. Rappelons-nous les doutes de Jean Laborde et Gabriel Domenech.

Et relisons les propos du juge Carrias, écrits en 1997 : "Je crois Gaston Dominici coupable. Peut-être n'était-il pas le seul coupable. Mais je ne pense pas qu'on puisse jamais identifier un autre coupable, dans cette famille ou ailleurs".

 

Et, puisque nous y sommes, allons plus loin : le commissaire Sébeille lui-même, celui dont on dit qu'il était imperméable au raisonnement lorsqu'il s'agissait de sortir du scénario d'un Gaston Dominici seul coupable, n'était pas si borné. Il suffit de lire ce qu'il écrivait dans un rapport adressé à ses supérieurs et daté du 25 janvier 1954, plus de deux mois après l'inculpation du patriarche :

"Dans l'hypothèse où il aurait achevé la fillette, par exemple, ou simplement assisté à la tuerie sans s'y opposer, on comprend que, devant son père, Gustave Dominici ait peur d'être accusé par lui, et c'est la raison qui le pousserait à se rétracter dès qu'il se trouve en sa présence". Et en conclusion de ce même rapport :

"À ces raisons, s'ajoute aussi le fait, ainsi que nous l'avons dit plus haut, que Gustave a eu un rôle après le crime et, s'il en est arrivé à achever la jeune Élisabeth, on s'explique encore mieux son comportement".

Voilà qui a le mérite d'être clair. Mais qui n'a pas empêché l'institution judiciaire de s'en tenir au seul Gaston. Il faut dire que les éléments contenus dans le dossier ne permettaient guère d'aller au delà de ce personnage.

 

Et sa mise en liberté par le général de Gaulle ? Certains l'utilisent pour en déduire qu'un tel homme n'aurait jamais libéré un assassin d'enfant. Ce qui laisserait supposer qu'il connaissait l'exacte vérité de cette affaire dans laquelle Gaston Dominici aurait été injustement condamné. C'est aller un peu vite en besogne. Comment prétendre avoir pénétré la conscience de ce personnage qui, je le crois, raisonnait d'abord comme un chef d'État, habité qu'il était par cette exigence suprême ? Pourquoi n'aurait-il pas décidé d'en finir avec une situation qui mettait en lumière un pitoyable vieillard, enfermé à la maison d'arrêt des Baumettes, que la France entière découvrait, un soir, alors que l'émission "Cinq colonnes à la une" s'invitait sur les écrans de ses récentes télévisions ? Image peu flatteuse de notre système carcéral accentuée par la déconfiture qu'avait connue l'institution judiciaire, quelques années auparavant. De quoi, certainement, déplaire au grand homme d'État.

 

 

Mais alors, et le détail de l'affaire ? Qui, précisément, a fait quoi ? Je ne me prononcerai pas là-dessus et pour une bonne raison : je ne sais pas. Je voudrais bien savoir mais… je ne sais pas. Cela dit, je ne crois pas être bien loin de la vérité.

J'ai le sentiment de m'en être approché, petit à petit et de me trouver maintenant devant une porte close. De l'autre côté, dans une pièce obscure, une flamme brûle toujours. Faiblement.

Je voudrais bien arriver à ouvrir la porte.

 

 

 

Je rappelle à toutes fins utiles que les questions qui pourraient naître dans l'esprit des lecteurs ayant pris connaissance de cette étude, et qui me seraient adressées, seront mentionnées ici, avec les réponses que l'auteur souhaitera leur apporter.