ou les prodigieuses tartarinades d'un illustre combattant (4)

 

 

[Examen critique de l'Expertise, suite 3, et fin]

 

"On en arrive à se demander si les Dominici ne font pas preuve d'une adresse diabolique" (La République nouvelle, 22 novembre 1954)

"L'ironie n'est pas encore un délit : c'est déjà presque un crime, en tous cas une faute grave de civilité ou un acte héroïque" (M. Fumaroli, L'État culturel, p. 36)

"Le thème de l'erreur judiciaire est historiquement bien ancré, financièrement juteux, médiatiquement porteur, et permet sans risque de s'inscrire - en toute modestie - dans les lignées de Zola et de Voltaire... Pour 'l'élite de l'intelligentsia' française, l'affaire Dreyfus est une valeur sûre qui permet, aujourd'hui, de bien belles envolées"
(Didier Gallot, in Les Grâces de Dieu, 1993, pp. 55-56)

" Nous ne prétendons pas avoir raison. Nous ne clamons pas que nos ambitions sont les seules valables. Mais ce sont les nôtres. Et nous y tenons"
(Claude Julien, Une certaine manière de voir, Monde diplomatique, octobre 1988).

 

 

Le roi est nu, mais il prétend habiller (presque) tous les autres pour l'hiver

 

Le free-lance texan est donc l'objet d'une surprenante bienveillance, pour les raisons qu'on a dites : entre ses élucubrations et les prétendues démonstrations de l'expert, il n'y a malheureusement guère plus que l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarettes(1).

Ainsi notre spécialiste nous dit-il (sans rire !) que Gaston a appris le drame par Gustave (p. 256), et il a le front d'ajouter : ce qui est sans doute vrai, comme on va le montrer. Il croit aussi enfoncer le clou en affirmant, toujours avec le plus grand sérieux, que, à l'heure du triple crime, Gaston dormait (p. 379). Gaston dormait, en effet, sans aucun souci de l'éboulement qui menaçait d'obstruer la voie ferrée ! Non, j'ai l'impression que l'expert se fiche du lecteur, comme lorsqu'il ajoute que Gaston est bien placé pour juger "sans consistance" la dénonciation de ses fils (p. 507)...

Si donc les "acteurs" de la tragédie sont en général dépeints d'une façon qui nous ferait pleurer de tendresse (ainsi d'Yvette, dont il nous est dit qu'elle a visité son mari emprisonné pratiquement chaque jour, alors qu'on nous fournit par ailleurs les moyens de calculer que, pour la période considérée par l'auteur, ce fut moins de deux fois par semaine), en revanche tous les intervenants en prennent plein la gueule. Évidemment, il n'y a pas à s'en étonner, l'auteur de l'Expertise régnant à la fois dans les airs, en tant qu'ancien para et sur et sous terre (car il est aussi versé, nous apprend-il, dans l'art des fouilles archéologiques). Et puis, quoi d'étonnant à cela ? Sa "démonstration" me paraît irrésistiblement relever de cette opinion : "on monte en épingle des points de détail, et on en vient à affirmer, tel ce collaborateur du Monde, qu'il y a eu "une invraisemblable accumulation de négligences au cours de l'enquête et de l'instruction"(2). Technique bien connue de l'hypercritique.

 

Avant d'examiner rapidement la façon dont sont traités les enquêteurs, précisons que, bien plus peut-être que le fourmillement d'erreurs de toutes natures (s'agissant des plus bénignes, en tout cas), ce qui m'interpelle davantage, dans cet ouvrage, c'est le parti que prend Guerrier, malgré qu'il en ait, de toujours juger le passé par rapport au temps présent. Mais les choses ont radicalement changé, depuis cinquante ans et plus. Pour prendre un exemple archi-banal et archi-connu, les fils d'aujourd'hui mesurent, en moyenne, cinq à dix centimètres de plus que leurs géniteurs (où cela va-t-il s'arrêter ?). Or Gustave avait strictement la même taille que son père Gaston, soit 1, 68 m. C'est un fait.

C'est vrai que des négligences (pas uniquement lexicales, certes) peuvent nous faire poser des questions sur le "professionnalisme" de certains des enquêteurs. Et alors ? S'ils les considéraient, à l'époque, comme négligeables(3) ? De même que leurs méthodes "psychologiques" pourraient prêter à sourire ; mais n'étaient-elles pas en parfaite adéquation avec la situation(4) ? Est-ce que, pour autant, le taux d'élucidation des crimes obtenu par ces policiers "peu professionnels" ne soutient pas très largement la comparaison avec celui qu'atteignent de nos jours leurs successeurs ? Moi, ce qui m'amuse, c'est de constater que les scènes de crime ressemblent maintenant à s'y méprendre à des salles d'opération. Bientôt, on va étendre par-dessus de gigantesques souffleries destinées à propulser un air exempt de toute contamination parasite... Ainsi, je me souviens de l'intervention de ces "chirurgiens" lors du meurtre perpétré, à deux pas d'ici, par un ancien célèbre rugbyman (célèbre surtout par sa brutalité, et pas seulement sur les terrains) sur la personne de son épouse. Les faits étant avérés, était-il besoin de sortir le grand jeu ? Tiens, ça me rappelle qu'à l'occasion de cette scène, un journaliste local avait écrit que les gendarmes (pardon, les chirurgiens de l'identification criminelle) avaient ramassé plusieurs douilles : comme l'assassin (présumé) avait utilisé un revolver, il s'agissait là, à n'en pas douter, d'un exploit digne de figurer dans le Livre des Records...

Pour revenir à notre auteur, s'il avait su que Sébeille était transporté dans une Traction immatriculée 953 AG 13, il se fût mis en pétard, arguant que cela manquait de professionnalisme, que dans les Bouches-du-Rhône au moins, l'immatriculation des véhicules comporte trois lettres et non deux (pas pour très longtemps, d'ailleurs), en son centre...

Et quand je pense qu'il écrit, avec son imperturbable sérieux (p. 179) à propos d'un hypothétique coup de téléphone, "il aurait peut-être été possible de retrouver le correspondant et de remonter la piste" ! En 1952 ! Démarche que n'ont malheureusement pas pu entreprendre, et pour des raisons strictement techniques, les policiers s'affairant sous la direction du commissaire Corazzi, quelque trente années plus tard, autour de l'Affaire Grégory ! Non, c'est du délire... ou bien un manque évident de professionnalisme !

Pour parler avec sérénité de l'affreux carnage commis, un matin d'été à Lurs, en bordure de la nationale 96 (aujourd'hui D 4096, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué), il faut en quelque sorte emprunter des habits d'historien, et faire preuve d'un minimum d'empathie : ce n'est pas le chemin de notre auteur, qui serait bien capable de reprocher à François 1er de n'avoir pas brandi le drapeau tricolore.

J'ai donc dit que les enquêteurs subissaient les pires affronts (et je préfère ne rien dire des avocats de Gaston ! Là encore, Guerrier surenchérit par rapport à Reymond). Il faut le prendre comme venant de qui vous savez. Et puis, comme je n'ai pas envie de lasser mon lecteur - si ce n'est déjà fait - en défendant des gens dont j'ai par ailleurs tenté de réhabiliter la mémoire, je vais tâcher de faire court.

Peut-être sera-ce d'abord en disant un mot de l'étrange couple que croit former É. Guerrier, entre le commissaire Sébeille et "son ami" le journaliste Domenech. À ses yeux, l'affaire est vraisemblablement moins importante que le coup de la presse anglaise scandalisée, car elle ne nous est serinée que six fois(5). Je voudrais d'abord rappeler que, dès le 20 août (1952), Sébeille avait affirmé devant les journalistes que "l'homme à la carabine a eu le temps de faire trois fois dans la nuit le trajet du lieu du crime à son habitation". Pas si ringard que ça, hein, le Commissaire ? Surtout qu'en principe (mais sait-on jamais, avec lui), il n'avait pas encore reçu la déposition du Tave (datée du 13 novembre 1953), non plus que celle de son épouse (18 décembre) !

Eh bien justement, cette intuition laissa complètement froid Gabriel Domenech (qui d'ailleurs, à cette époque, n'avait pas encore été envoyé à Lurs par son quotidien). J'ai rapporté en détail, dans un autre volet, tous les sarcasmes (Le Commissaire Sébeille joue et perd) dont Domenech - on connaît sa plume incisive - accabla Sébeille pratiquement jusqu'au dénouement (jusque là, il avait été assez proche du scénario "communiste" - ou "complotiste", comme on voudra), et plus précisément jusqu'à la mi-mars 1953, moment où il écrit dans son journal : "Tout s'est effondré. [...] Et cependant, le commissaire Sébeille ne s'avoue pas vaincu. Il sait qu'en dépit des jours et des mois écoulés, la vérité se fera. Il n'a pas renoncé [...]". Écrire dès lors, par exemple, que Gabriel Domenech prend farouchement parti pour le Commissaire (p. 393), est tout bonnement un acte de désinformation. Restons-en là. Mais auparavant, disons que pour une fois, Mossé, cité par Guerrier (p. 60, note 69) tenait des propos parfaitement exacts.

Et puis, point n'est nécessaire de détailler ce qui apparaît en définitive relever du sordide ou du pitoyable, c'est selon. Il faut tout de même noter au passage la façon "reymondienne" avec laquelle le greffier Barras est traîné dans la boue, à cause de l'interprétation complètement erronée - c'est franchement de la malveillance - d'un croquis qu'il se risqua à tracer. Mais si je n'insiste pas s'agissant du sort réservé aux divers enquêteurs, en revanche je ne puis passer sous silence la façon dont est traité le juge "Carrais" (qui n'est pas, c'est le moins qu'on puisse dire, caressé dans le sens du poil). Tout au long de l'ouvrage, aucun des acteurs de l'enquête (le capitaine Albert excepté, peut-être, et encore - car, mine de rien, il est quand même accusé de forfaiture) n'échappe aux foudres guerrières : tous sont moqués - au moins - pour leur "manque de professionnalisme", formule utilisée comme une litanie. On comprend pourquoi, par contrecoup, "les partisans de l'accusation/de la culpabilité", expression elle aussi reprise jusqu'à l'indigestion, en prennent pour leur grade.

Or, dans ce festival de la haine anti-service public (il s'agit bien, en définitive, de cela), le point d'orgue est sans doute atteint à l'encontre du second juge ayant eu à connaître de l'Affaire  Dominici. Traité au départ comme un gamin sans expérience (ignorances techniques, p. 49), le juge Carrias, tout au long de l'ouvrage, est régulièrement brossé, depuis sa vision univoque et sélective, son manque évident de clairvoyance, ses erreurs grossières sur des éléments incontestables (p. 50), jusqu'à l'estocade : son parti-pris, voire son incompétence (pp. 613, 650). Mais au passage, le juge souverain de toutes choses a consenti du bout des lèvres à admettre que Carrias était peut-être plus benêt que malhonnête (p. 614), pour le soupçonner aussitôt après d'inventer, ce qui signifie en clair, de mentir (p. 644)... Et Guerrier de se gausser des "admirateurs du juge"... Tu sais ce qu'ils te disent, les admirateurs du juge ?

Alors, je ne puis ici que détourner un extrait de l'incroyable lettre du Canard enchaîné à Gustave : les énormités de M. l'expert devraient me faire hausser les épaules... Or, elles me soulèvent le cœur. La volonté de salir est trop manifeste".

Il faut risquer, ici, une opinion, qui vaut ce qu'elle vaut : l'auteur, courageux mais pas téméraire, a en quelque sorte raison de n'injurier que des personnes disparues, dont les ayants droit n'ont pas, à ma connaissance du moins, la fibre procédurière. Car celui qui a cru déceler de la diffamation à l'intérieur de mes textes (mais on a vu qu'il ne savait pas lire), avance, lui, des opinions (jamais un expert ne juge, n'est-ce pas) relevant incontestablement du discrédit systématique. À peu près certain de s'en tirer indemne.

Et maintenant, qu'on me pardonne, mais ce sera le fourre-tout, en apparence du moins, car je voudrais revenir, in fine, sur les Dominici et leurs qualités familiailes [sic], et sur quelques scènes qui peuvent recevoir diverses interprétations, tout en m'efforçant d'éviter une "lourdeur insupportable".

 

 

De quelques acteurs

 

Ainsi, même si ce n'est pas le genre de la maison, on l'a bien compris, il convient de s'attarder sur certains secrets de famille que notre auteur n'aborde que par la bande, si je puis dire. Car il se préoccupe bien davantage, s'agissant de ce terrain délicat, de La Serre et de Pont-Bernard, que de ce qui bouillonnait sous le toit de la Grand'Terre.

Ainsi nous rapporte-t-il un "bruit" d'origine gendarmesque concernant Germaine Perrin, mère du jeune Zézé. Elle aurait été la maîtresse d'un dénommé Galizzi. Mais pourquoi rapporter ce bruit, et choisir d'en taire d'autres, sinon pour surenchérir sur Deniau ?




Surtout en commençant par rabaisser l'éventuel heureux élu, qualifié de "un de ces simples comme on en trouvait alors dans les campagnes" (mais pourquoi donc n'en trouve-t-on plus aujourd'hui ?). Simple d'esprit et quasi-illettré, le Jean de Pont-Bernard(6) ? Sans doute n'était-il pas un expert ; mais il était un homme droit, comme tant d'autres, et qui s'exprimait volontiers - du moins avec ceux qu'il considérait comme ses amis. Ce qu'on peut dire, c'est que Jean Galizzi, le cadet de Germaine (au moment des faits, ils étaient respectivement âgés de 33 et 37 ans), était très lié au fils des Perrin, Roger, dit Zézé. Si la bonne fortune de Jean était avérée - il n'y a aucun moyen de le vérifier (même s'il a admis le fait devant le capitaine Albert), et c'est sans aucun intérêt, alors il faudrait reconnaître que ce simple d'esprit avait parfaitement su appliquer le précepte hugolien :

Vous qui cherchez à plaire,
Ne mangez pas l'enfant dont vous aimez la mère...

Quoi qu'il en soit, notre auteur remarque de façon fort sibylline que, "comme Gaston avait procédé à l'accouchement de cet enfant [Zézé], il éprouvait pour lui un sentiment ambigu" (p. 115). Manière détournée de reprendre un autre "bruit" révélé par Deniau (C'était une affaire de famille, p. 178) : Roger dit Zézé aurait été le fils incestueux de Gaston. Et Deniau avait précisé : "Cette allusion à une liaison incestueuse... n'apparaît qu'une seule fois dans le dossier". Soit. Personnellement, je ne l'y ai pas rencontrée. Mais il est vrai que le rapprochement entre la date de naissance de Zézé, et celle du mariage de ses parents, donne à penser.

Mais est-ce bien là la seule allusion que le dossier fait au comportement de Gaston ? Guerrier utilise à son sujet le terme de "pistachier" (levez le doigt, vous qui connaissiez ce mot !). Le docteur Merland, lors de sa déposition, avait quant à lui parlé d'un être égrillard. Enfin (comme l'a opportunément rappelé le Dauphiné Libéré du 27 novembre 1999 - reprenant une phrase de l'ancien journaliste R.-L. Lachat), Gaston fut qualifié, on se demande bien pourquoi, de chevrier ivrogne et incestueux. Il y a là des qualificatifs qui mériteraient de plus amples explications. L'expert, dans un élan de pudeur, ne nous les fournit pas. Et pourtant, lors du procès, le journaliste Derosne, dans l'Aurore, s'était déjà permis de bien curieuses affirmations, à propos de la 'moralité générale' de l'homme qui se trouvait dans le box, sans être le moins du monde repris par Me Pollak. Et le commissaire Chenevier, pour sa part (mais on connait son aversion pour la bru de Gaston), écrivait : "Yvette ne parlera pas, car elle n'a aucun intérêt à ce qu'on sache la vérité" (in L'Affaire Dominici, p. 164). De quel "intérêt" s'agissait-il ? Et, pourquoi avoir choisi les "bruits" auxquels l'Expertise donne foi ? Notre expert serait-il un foudre de guerre ayant peur de l'odeur de la poudre ?

Et, dans un tout autre registre, il nous bassine (pp. 406 sq.) au sujet des moyens d'existence inconnus du dénommé Jo, dont il a déjà été parlé, et dont les liens avec l'Affaire me paraissent, à moi, particulièrement ténus(7). Mais est-ce le seul personnage plus ou moins proche du dossier dont les moyens d'existence posent question ?

 

 

Affirmations hasardeuses

 

Et maintenant, il convient aussi de s'interroger sur certaines affirmations que je considère comme purement gratuites. Enfin, elles sont utiles en ce qu'elles permettent d'introduire du mystère là où il n'y en a apparemment pas. Et, comme l'écrit excellemment Ph. Bilger, elles relèvent "de telle ou telle pathologie personnelle davantage que de l'investigation journalistique" (euh, pardon, de l'investigation expertale).

 

Nuit de noces

 

D'entrée de jeu, je ne vois pas pourquoi l'auteur, soucieux, du moins en apparence, de s'en tenir au dossier, accorde foi à des suppositions uniquement nées d'une réflexion désabusée de Gaston(8) et des larmes qu'il aurait versées au cours de sa nuit de noces (on peut dire qu'il s'est bien payé sur la bête, ensuite). Un homme trompé dès le soir de ses noces (p. 515), voilà une nouvelle catégorie à ajouter à la panoplie déjà bien fournie du vaudeville. Catégorie que, bien entendu, on nous sert à trois reprises (au moins). Après tout, le général de Gaulle soi-même n'était pas arrivé vierge au mariage, et il serait bien étonnant que Gaston Dominici n'ait pas fréquenté les bordels militaires (il n'aurait jamais fait, après tout, qu'y précéder un certain Jacques Chirac). Cette "tromperie prénuptiale" (p. 681) ne repose donc que sur la parole de l'assassin. Moi qui ai compulsé par centaines et centaines des registres d'État-Civil et autres BMS (avant la Révolution), je peux témoigner que les enfants "en avance", sans être légion, étaient nombreux. Je ne puis bien sûr pas affirmer qu'ils n'étaient pas le fruit de tromperies prénuptiales (comme dans le cas du triste abbé Desnoyers). Mais je pencherais plutôt, compte tenu de ce que je sais de la nature humaine, en faveur de manœuvres parfaitement naturelles, conduisant à faire ses Pâques avant les Rameaux. Seule une analyse ADN pourrait trancher. Mais ce point est-il si capital(9) ? Cette confidence calculée n'est-elle pas en définitive à mettre sur le même plan que celle que le vieil inculpé raconta au juge qui l'interrogeait (15 novembre 1953, 10 h 15) ?

"Nous recueillions ainsi la déposition de Gaston Dominici, ayant soin de le laisser s’expliquer en posant le minimum de questions.

Après que le susnommé eut entendu la lecture de ses déclarations et qu’il eut signé le procès-verbal, il nous dit en substance :

- J’espère que vous avez compris. Il y a vingt ans que je ne m’entends plus avec ma femme. Je suis trop vieux pour divorcer. J’ai là une occasion de m’enlever du milieu. Je ne la laisse pas échapper.

Sur ce nous avons quitté la Chambre du Conseil".

En tout cas, c'est mon avis. Reste à le faire partager. Et les plans technologique, économique et ethno-sociologique ( !) n'ont rien à voir là-dedans.

 

Biberon

 



Ici, en revanche, je m'en vais user d'une plume davantage souriante. Rappelant la nuit passée (en partie) sous le troupeau innombrable et luisant des étoiles (comme dit Maupassant) par le capitaine Albert, venu vérifier un détail, celui du biberon nocturne, notre auteur écrit (p. 226), "chacun sait qu'à dix mois un bébé n'a plus besoin de biberon la nuit". Si Albert a risqué le premier cette remarque, cela signifie qu'il était trop âgé pour être jeune père, et trop jeune pour être grand-père. Je ne sais quelle était la situation d'Alain, à l'époque, mais je peux certifier, pour l'avoir vécu (au moins comme grand-père), que des enfants de dix mois, et même au-delà, peuvent régulièrement réclamer, la nuit, biberon ou tétée, et même biberon et tétée. Notre expert aurait-il été tenté d'enfiler aussi la blouse blanche du pédiatre ? Et puis j'y songe, point n'était besoin d'allumer systématiquement la lampe pour donner l'un ou l'autre. Sur ce point donc, le mensonge n'est pas forcément avéré, Yvette n'ayant pas déclaré, ou cela m'a échappé, qu'elle allumait sa lampe chaque matin à une heure, le petit Alain, à l'estomac réglé comme une horloge, se mettant à crier famine à cet instant précis. Accordons donc le bénéfice du doute, l'intermède, comme dit notre auteur, paraissant plausible, sinon probable.

 

Reconduite accompagnée

 

Par ailleurs, on peut éventuellement trouver extraordinaire (et suspect, suggère Guerrier, après le commissaire Chenevier, me semble-t-il) le fait que Gaston, libéré, ait été reconduit chez lui sous escorte. Mais précisément à l'instant même où je rédige ces lignes, il se trouve que la radio annonce la remise en liberté de Jérôme Kerviel (le trader de la Société générale) qui a quitté la prison de la Santé dans la voiture de son avocate, accompagnée (la voiture) d'une escorte de policiers à moto. Va-t-on lui aussi le soupçonner, outre d'avoir fait perdre 4,9 milliards d'euro à la Générale, d'être au croisement de sombres histoires de Résistance et d'espionnage ? À trop vouloir prouver...

 

Outrages divers

 

Et puis, il est exact que Gustave n'a pas été poursuivi (pas plus que Panayotou) alors que plusieurs chefs d'inculpation pouvaient lui être opposés (p. 718)(10). Lesquels eussent entraîné, au maximum, trois années de prison. Une paille, à côté de la condamnation à mort du père. Mais la justice est ainsi faite, qu'elle ne s'arrête pas aux délits "mineurs".

Je rappellerai simplement, pour mémoire, la scandaleuse bordée d'injures qui accueillit, voici deux ans, la lecture des 41 pages de l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, réunie en Cour de révision de l'affaire Seznec (décembre 2006). Personne ne fut malheureusement là pour au moins répondre aux factieux : "cassez-vous de là, gros cons !".

Mais aussi, on se souvient peut-être qu'il y a dix années, une comédienne de second rang n'a pas hésité à exiger l'exhumation de la dépouille d'Yves Montand, afin de prouver la paternité du célèbre acteur (avec qui elle avait entretenu une brève liaison vingt-quatre années auparavant) sur la jeune femme qui, d'après elle, était née du fruit de leurs éphémères amours. On se souvient peut-être que la dite, prénommée Aurore, montrait une ressemblance absolument frappante avec Yves Montand jeune, tant était grande l'habileté de sa mère : car, la suite le montra, il ne pouvait s'agir que d'un mimétisme, d'un déguisement. Vint l'exhumation. L'ancienne maîtresse n'hésita pas à se répandre alors sur les antennes des radios (qui lui furent complaisamment ouvertes), affirmant que "tout était faux" dans la dépouille du chanteur décédé, et que les spécialistes n'avaient pu procéder à aucun prélèvement valable. En dépit de ces affirmations, qu'on peut qualifier de mensongères, et donc diffamatoires, vint pourtant le verdict de la science, et il fut sans appel : la jeune Aurore n'avait rien à voir avec Montand. Alors la mère, dont il n'est pas superflu de rappeler qu'elle était conseillée par Me Collard, d'affirmer sa "certitude absolue" de la paternité de Montand, et d'avancer que le cadavre dans le cercueil n'était peut-être pas celui de son ancien amant... Soyons juste : son avocat dit alors qu'il s'inclinait devant des résultats "inattaquables". Au-delà de l'épouvantable sort qu'une fille-mère a fait subir durant tant d'années à son enfant, pour des raisons évidentes de gros sous, et des traumatismes vraisemblablement indélébiles infligés à la jeune Aurore, dont l'image de la mère a dû en prendre un sacré coup, il est permis de se demander pourquoi l'ancienne maîtresse n'a pas été poursuivie pour dénonciation calomnieuse et mise en cause de la justice de notre pays. Mais voilà, dans un pays, justement, où toutes les calomnies peuvent être proférées sans la crainte du moindre retour de bâton, c'est le plus nuisible qui l'emporte sur celui dont la conscience morale n'est pas entamée.

Un dernier exemple, enfin, plus récent, me paraît devoir être rappelé, s'agissant de débordements qui auraient dû, normalement eux aussi, être sévèrement punis, et sur lesquels l'autorité judiciaire demeura muette. À la suite de la piteuse mais aussi gravissime épopée dite de l'Arche de Zoé, et de la commisération quasi-raciste à l'égard d'une ancienne colonie française soupçonnée in petto de rendre une justice de nègres, la dite ex-colonie, pour des raisons vraisemblables de géopolitique, autorisa les condamnés (les fort justement condamnés, il faut le souligner) à effectuer leurs peines en France. En France, où la justice française se mit en quête d'une équivalence de peines, les travaux forcés n'existant plus chez nous (et c'est sans doute regrettable). Le 28 janvier dernier, aussitôt connu le verdict concernant les membres de l'Arche de Zoé, certains parents des condamnés vociférèrent, je l'ai entendu, "c'est un gouvernement de bandits" (sic)... "ils ont été sacrifiés sur l'autel de la Raison d'État" (Allo, Reymond ?), etc. (notons en passant que ce groupe "humanitaire" était aussi défendu par Me Collard). Dans un pays véritablement de droit, les calomniateurs auraient dû être immédiatement conduits au trou (rejoignant en cela leur progéniture), en attendant d'avoir à expliquer, devant la justice, leurs incroyables outrages.

Il n'en a rien été, bien entendu... "Quand on peut désobéir impunément, etc. etc. "

Pour ne rien dire de la scandaleuse émission présentée par Hondelatte (qui, "tirée" par le cycle Maupassant qui la précédait, a fait un carton) au cours de laquelle un individu plus que triste, le dénommé Tangorre, a pu librement s'exprimer. Comment peut-on oser donner la parole à un violeur en série qui, ayant désormais "refait" sa vie, a continué tranquillement à nier les faits patents qui lui furent reprochés, alors même que nombre de ses soutiens ont fini par se résoudre, mais un peu tard, à l'acte de contrition ? Et pense-t-on que ses nombreuses victimes ont pu tranquillement, elles aussi, refaire leur vie ?

 

Balourdises

 

Et puisque j'ai parlé tout à l'heure du Capitaine et du biberon, je note cette appréciation peu élogieuse que l'auteur prête, de façon pour le moins risquée, aux policiers (qui, je le rappelle, étaient sur commission rogatoire en charge de l'enquête ; et qui, donc, enquêtaient) : "la police est composée de civils urbains qui professent un certain mépris pour les gens du monde rural, et qui considèrent les gendarmes comme des balourds" (p. 133). Naturellement, comme il n'en rate pas une, notre expert a voulu entonner à son tour le couplet de la guerre des polices. Il y a bien longtemps que la police lui a, par anticipation, répondu : "Je souligne la collaboration loyale et active des services de la Gendarmerie sous l'action personnelle de son chef d'escadron"(11). Et toc !

 

Faux carnet

 

Ensuite, je voudrais rappeler que, dans France Soir du 9 août 1952, Chapus fit paraître un "document bouleversant" : le carnet de voyage [du 27 juillet au 3 août] de la petite Élisabeth. "D'une écriture hâtive, irrégulière, sur un petit agenda très ordinaire relié de carton rouge, Élisabeth Drummond, petite fille anglaise aux cheveux bruns et aux yeux verts consignait chaque jour ses impressions de France ("vacances merveilleuses"). Ce carnet de voyage, Valérie et Jacqueline Marrian me l'ont révélé ("Monday 4 august : the moon is high and shining")".

Notons d'abord qu'une véritable Anglaise aurait écrit : "Monday, August, 4th". Cette seule erreur pouvait faire soupçonner la supercherie. Car il s'agissait, c'est naturellement avéré, d'une tromperie, d'un scoop journalistique comme on en a tant connu. Encore que c'était plausible, pourquoi pas ? Je crois que Chapus, depuis, a indiqué qu'il avait réellement parlé aux filles Marrian. C'est encore plausible. En revanche, le 8 août (date de la rédaction de l'article), les Marrian n'avaient pas encore eu accès aux affaires rassemblées de la famille martyrisée, ni a fortiori à leur inventaire systématique. Une banale "critique des sources" aurait pu sans difficulté conduire à cette conclusion. Mais il ne me semble pas, ou la mémoire me trahit, que les confrères de Chapus, témoins privilégiés de la fraude, en aient conçu quelque indignation que ce soit.

Venir donc alléguer maintenant, comme le fait notre auteur, que le faux carnet d'Élisabeth a "influencé le procès criminel" (p. 69), et plus encore qu'il a laissé "une empreinte profonde, encore vivace aujourd'hui" (p. 89), c'est plus qu'une sottise, ou une ânerie. C'est tout bonnement une contre-vérité ! Mais voilà, je m'avise que dans leur Lettre ouverte pour la révision (p. 140), les duettistes que l'on sait s'étaient pareillement indignés (ce sont des connaisseurs)... Marqués à la culotte, je le répète !




Quoi qu'il en soit de ce procédé plus qu'inélégant, quelques jours plus tard, Chapus devait écrire (dans France-Soir du 14 août 1952) une phrase prémonitoire : "le sort du meurtrier dépend du témoignage de ces sept hommes : Gustave, Gaston, Jean-Marie Olivier, Faustin Roure, Clovis, Lucien Duc, Henri Conil". Pas mal vu, non ?

Enfin, si la Justice avait jugé le personnage nauséabond à proportion de son erreur de jeunesse (Chapus était alors, en effet, à peine plus âgé que Reymond commettant son Les assassins retrouvés), elle ne l'aurait pas appelé à la barre, pour recueillir son témoignage. Il comparut en effet, en vertu du pouvoir discrétionnaire du président Bousquet, pour s'expliquer sur une phrase que lui avait dite, imprudemment, Gaston : "la petite a crié à partir du mûrier"...

 

Accès aux archives

 

Enfin arrive une interprétation assez restrictive de la réticence de l'Administration à laisser accéder au dossier (aux dossiers, devrais-je écrire). On peut tirer de là tous les secrets d'État que l'on voudra. Mais d'une part, il y a des lois sur la communication des Archives, et les dérogations sont accordées au compte-gouttes, sur demande solidement étayée. Guerrier peut se vanter d'avoir été privilégié : si l'on prend l'exemple de l'Affaire Seznec, un seul historien (un vrai), a pu, par dérogation, accéder non pas au dossier, mais seulement à une partie de celui-ci. Il l'a fait sous la surveillance constante et sous l'œil vigilant d'une greffière : secret d'État, là encore ? Et l'on pourrait parler des difficultés d'un autre passionné d'un procès récent, un prof qui a pu difficilement se faire ouvrir le dossier de l'Affaire Mis et Tiennot, etc. Force doit rester à la loi. Et il n'est nul besoin d'introduire des mystères là où il n'y a que l'application stricte de la loi (de même, et pour la même raison - atteinte à la vie privée des personnes - on ne peut accéder aux registres d'État-Civil de moins de cent ans).

Mais cette atteinte à la vie privée des personnes est en réalité une plaisanterie, tant elle est impunément bafouée : puis-je ici rappeler qu'un ancien Premier ministre, entendu par deux juges, toute une soirée et une partie de la nuit, il y a peu, à propos de faits qui ne nous intéressent pas ici, put à bon droit s'indigner de trouver à midi, le jour suivant, dans un quotidien dit du soir, le verbatim des questions posées, et des réponses qu'il avait apportées ?

Puis-je également signaler la récente publication d'un cahier (avec photos du dossier) consacré aux crimes (perpétrés fin 1956) du Curé d'Uruffe, dont la soutane lui servait "à surprendre l'innocence des enfants", alors même qu'il avait pour mission, comme vient de le rappeler benoîtement Benoît XVI, de leur donner la consolation et l’amour de Dieu... Avec de nombreuses révélations sur le goût de "M. l'abbé" pour les vierges (Allo, Fourniret ? Allo, Louis ?), qui presque toutes avaient l'âge d'être ses filles. Avec allusion à l'une d'entre elles (Michèle L., dont le nom patronymique est livré en pâture à nos curiosités malsaines), mise enceinte par le Saint-Esprit, puis mariée (par le curé !) à un brave gars, bientôt "rappelé" en Algérie ; eh bien, cette jeune mère (qui a aujourd'hui 74 ans), provisoirement célibataire, le journal nous apprend qu'elle continua à "voir" le géniteur de son enfant... N'y a-t-il pas là, aussi, un viol manifeste du droit des personnes ? D'ailleurs, l'assassin lui-même (88 ans), libéré après vingt-deux ans de détention, est toujours en vie, sauf erreur. Quid de l'atteinte à sa vie "privée" ?

Et si nous revenons à notre affaire, il faut bien remarquer qu'ont été rendus publics, jusqu'ici, une bonne quinzaine de procès-verbaux, sans que cette transgression ait donné lieu à quelque poursuite que ce soit. Donc, en vertu du grand principe rousseauiste selon lequel quand on peut désobéir impunément, on le peut légitimement, il me semble que cette voie, certes étroite, doive être encouragée. Car dans l'Affaire de Lurs, la permanence du secret a surtout permis à quelques aigrefins d'augmenter leurs revenus en salissant des acteurs (en gros, et toujours, les personnels relevant du service public) tous décédés, c'est affaire entendue, mais qui, comme le disait le regretté juge Carrias, ont sans doute des enfants ou des petits-enfants qui souffrent d'une telle atteinte à la mémoire de leurs disparus ; tout en interdisant de rappeler un certain nombre de vérités sur des personnes encore vivantes. C'est pourquoi j'appelle de mes vœux la mise progressive en ligne (à l'exception de quelques pièces trop personnelles) de ce dossier ; il a déjà été numérisé, cela ne poserait donc aucun problème technique : chacun pourrait, alors, se forger sa propre opinion. D'ailleurs, n'était-ce pas le vœu très cher de Me Pollak ("Gaston Dominici ne subirait aucun préjudice de la publication intégrale des procès-verbaux contenus dans le dossier", lettre au juge Périès, 21 décembre 1953) ?

Il y a une seconde raison, à ce souhait : c'est que des citations, même rigoureusement exactes, ne rendent compte ni de la tonalité générale, ni surtout du sens que le scripteur a voulu donner à son texte. Prenons pour exemple un fichier, autrefois présent sur le site "Dominici-Info", reproduisant à l'identique quelques pages du rapport Harzic dressé quinze jours après la tuerie :

"Les charges contre Gustave Dominici
b) Les enquêteurs, chaque jour davantage, sont amenés à examiner avec insistance les charges qui pèsent contre Gustave Dominici, dont le comportement anormal a, dès le premier jour, attiré l'attention de la Police.
Pour la parfaite compréhension de mon exposé, il est nécessaire tout d'abord de donner un résumé de sa déclaration.
Il a connu le 4 août dans la soirée la présence des campeurs anglais sur son terrain [sic] à 150 mètres de sa ferme. Il s'est couché vers 22 heures. À une heure du matin, il était réveillé parce que son enfant avait pleuré et que sa femme lui donnait le biberon". (début de la page 4 du document pdf).

On peut donc se poser la question : pourquoi ce document n'est-il pas présenté intégralement ? Pourquoi commence-t-il à la page 4 ? Pourquoi ne nous en donne-t-on pas la conclusion ?

C'est que, avant la page 4, le Commissaire divisionnaire s'appuie sur les rapports de son subordonné (Sébeille) pour présenter des remarques certes générales, mais du plus haut intérêt, sur le profil du tueur : le signalement fourni par M. Duc correspond à un paysan ; la carabine n'a pas de bretelle et a donc été portée à la main, par conséquent sur une courte distance. Le bricolage du collier est probablement le fait d'un paysan. La carabine a été jetée dans un trou d'eau, ce qui implique de la part de celui qui a accompli ce geste, la connaissance du lit de la rivière, etc. Jusqu'à avancer qu'il s'agit d'un "local". Le sens général de ce rapport se retrouve en conclusion, ainsi rédigée : "De cet ensemble d'arguments cohérents, résulte à l'évidence que l'assassin, vêtu comme un paysan, dont l'arme est réparée grossièrement, qui connaissait le lit de la Durance, qui n'a pu venir de loin en portant son fusil [sic] à la main et dont le séjour prolongé près de ses victimes indique qu'il se sentait à l'aise, ne peut être recherché ailleurs que parmi les habitants du pays".

On voit ainsi que nous sommes bien loin du portrait psychologique du Tave, homme de 33 ans, bien constitué...

 

 

Quatre scènes, comme si vous y eussiez été

 

Et maintenant, vivons ou revivons quelques scènes d'époque...




La première concerne le déroulement des évènements, passé midi, le 5 août, à la Grand'Terre. Je possède une autre version que celle avancée par Guerrier (p. 304) : "on sait qu'un repas a regroupé les hommes" (au fait, comment le sait-on ? Et comment le sait-il, lui ?). Mais je me garderai bien de dire que j'ai raison. Tout simplement, Paul Maillet m'a expliqué qu'à la suite des tragiques évènements que l'on sait (et on les sait, ceux-là, de source sûre, hélas), il y avait eu un peu de laisser-aller sur la voie ferrée, et que c'est avec retard (vers treize heures) qu'il s'est présenté à la Grand'Terre (c'est l'histoire de la bidoche chez le père Dominici). Quand il est arrivé, Gaston offrait généreusement son pastis à tous ceux qui étaient là (les crimes ne l'avaient guère affecté, en apparence, ou bien il s'était repris, après son quasi-effondrement devant le docteur Dragon). Au nombre des présents, toujours selon Popaul, se trouvait le juge Périès : c'est là que se situe le refus poli du juge à l'offre de pastis, et sa demande d'un verre d'eau, dans laquelle il versera quelques gouttes de la fiole de Riquelès qu'il portait toujours sur lui. C'est pendant qu'on parlait de tout ça que Sébeille est arrivé, m'a dit Paul.

Je dispose d'un second témoignage, celui du photographe qui accompagnait partout le journaliste Lachat, du Dauphiné libéré(12). Dès que nous avons su, m'a dit cet homme, nous avons quitté Grenoble pour Lurs. Nous y sommes arrivés un peu après midi. Sébeille et sa suite ne sont pas arrivés bien longtemps après nous.

Bien entendu, ces témoignages ne sont pas minutés (que signifie exactement : pas bien longtemps ?). Ce sont de simples indications. Mais qui valent largement les ragots distillés dans l'intention de nuire.

La seconde scène se rapporte à la désignation controversée de la fameuse étagère. Le photographe précité me l'a racontée à sa façon, en gros confirmée par Pierre Domenech, autre photographe, lui aussi présent à ce moment précis.

Guerrier a raison de dire, parlant de l'intervention d'Ansaldi, qu'on ne trouve au dossier aucune pièce officielle concernant son intervention, et pour cause(13). Le photographe de l'Identité était bien là, évidemment. Mais voilà, ceux qui ont connu les déboires souvent entraînés par les ampoules à flash de l'époque comprendront les aléas que m'ont rapportés les deux photographes. Donc, Gaston s'exécute, mais le flash du fonctionnaire fait tchi. Alors Périès s'adresse au premier photographe : nouveau geste de Gaston, manque de bol, nouveau raté ; et la scène recommence, hélas, devant un Gaston passablement irrité, avec Domenech, dont le matériel ne répond pas à l'appel, lui non plus. Alors, Périès sollicite Ansaldi, présent lui aussi, au même titre que les autres. Ce coup-ci, ça marche. Mais Gaston - c'est sa quatrième tentative - a plutôt esquissé un geste de colère... Comment lui jeter la pierre ? Et pourquoi tirer de cette péripétie bien anodine des développements enflammés ? Pourquoi ignorer un procès-verbal faisant foi : "il résulte d'un procès-verbal en date du 16 novembre 1953, établi par Monsieur le Juge d'Instruction, notre prédécesseur, et évidemment seul susceptible de faire foi, que "l'emplacement était le même que celui indiqué par Gustave et Clovis Dominici", sinon pour tenter de se rendre intéressant ?

Cela me fait irrésistiblement songer à cette opinion exprimée par l'Avocat général Bilger : "Il n'est pas illégitime que, dans une démocratie, la presse ait l'ambition de bousculer les vérités officielles, même dans la relation d'un procès criminel où peut planer le risque de l'erreur judiciaire. Mais cette démarche, si elle est mécaniquement exercée, relève de telle ou telle pathologie personnelle davantage que de l'investigation journalistique. En général, un journaliste judiciaire préférera toujours la provocation du doute, artificiellement construit et exploité, à la banalité de l'évidence, la fausseté de l'exception à la vérité de la norme. D'où la frénésie, qui serait comique si elle n'entraînait pas beaucoup de citoyens abusés, avec laquelle les journalistes s'épanouissent sur l'air de l'erreur judiciaire.

C'est d'abord le résultat de leur représentation du procès [...], et de leur conception intellectuelle qui se gargarise à ce point du "contre-pouvoir" qu'elle est prête à favoriser la mythologie d'erreurs judiciaires, afin que chaque journaliste puisse se prendre pour Zola"(14).



Quant à la troisième scène, elle concerne la "conduite de Grenoble" qu'offrirent un quarteron de furies savamment dirigées depuis la coulisse, à l'aréopage officiel venu à la Grand'Terre vérifier quelques points. Une scène digne des grands tragiques grecs, nous confie notre auteur, au bord des larmes. Il est vrai qu'auparavant, il avait généreusement prêté à Augusta, mégère de première catégorie, le tempérament d'un personnage de tragédie antique (p. 115). Las ! Ne lui en déplaise, la bordée d'injures du 14 novembre 1953 n'a strictement rien à voir avec Euripide et ses confrères. Les ressorts tragiques, terreur et pitié, sont complètement étrangers aux harpies de Lurs, un peu trop complaisamment élevées au rang des Érinyes(15).

Enfin, je ne peux clore ce paragraphe sans faire allusion à la curieuse attitude de Gustave venant de soulager sa conscience. Sur l'interprétation de laquelle notre auteur hésite entre un Gustave qui s'est bien moqué de Sébeille, et une signification suspecte (p. 483). Pour moi, ma naïveté me conduit à penser que le 12 novembre 1953, pleurant à quatorze heures trente sur l'épaule du Commissaire, Gustave a quelque peu racheté la noirceur profonde - dans laquelle il prit toute sa part - d'une famille balançant entre rouerie et indignité. Et cet émouvant incident - il est vrai que je pèche par angélisme - m'a toujours irrésistiblement fait songer à un célèbre passage de À la recherche du temps perdu, lorsque le Narrateur est rasséréné par un médecin au sujet de sa grand-mère souffrante. Je me risque, sous les éventuels quolibets, à le reproduire ici :

 

"Quand, après avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la chambre où ma mère était seule, le chagrin qui m'oppressait depuis plusieurs semaines s'envola, je sentis que ma mère allait laisser éclater sa joie et qu'elle allait voir la mienne, j'éprouvai cette impossibilité de supporter l'attente de l'instant prochain où, près de nous, une personne va être émue qui, dans un autre ordre, est un peu comme la peur qu'on éprouve quand on sait que quelqu'un va entrer pour vous effrayer par une porte qui est encore fermée ; je voulus dire un mot à maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai longtemps, la tête sur son épaule, à pleurer, à goûter, à accepter, à chérir la douleur, maintenant que je savais qu'elle était sortie de ma vie, comme nous aimons à nous exalter de vertueux projets que les circonstances ne nous permettent pas de mettre à exécution"(16).

 

 

 

D'une consolante pour l'attributaire

 

Et pourtant, pour le repos de Guerrier, je me dois de faire allusion à une intuition qu'il développe (cf. entre autres pp. 188-189), et qui m'a semblé fructueuse.

À nouveau, et une dernière fois, je rapporterai auparavant un souvenir personnel. Un jour de l'été 1955, je m'en fus en promenade, du côté de Lurs. J'avais enfourché ma modeste Mobylette, marque Motobécane. Je frémis rien que d'y penser, car eussè-je effectué ce petit voyage une année plus tard, j'eusse peut-être été conduit à rencontrer mon aîné, notre futur Brenda Leigh Johnson en treillis, qui m'eût à n'en pas douter toisé du haut de l'une de ses rutilantes motos, à moins qu'il ne se fût agi de l'une de ses puissantes voitures de sport (dont il nous donne complaisamment la liste, pp. 202 et 306) : c'eût été pour moi l'occasion, peut-être, de dérouler le fameux sketch de Fernand Reynaud, Eh ben moi mon Papa, il a un vélo... Mais surtout, dans quel abîme de honte n'eussè-je pas été plongé !






Il se trouve que lorsque j'y fus, il n'y avait personne. J'abandonnai ma Mobylette à peu près à l'endroit où Faustin Roure, trois années auparavant, avait posé la sienne. Mais je dois à la vérité de dire que le but de ma sortie n'était pas, ce jour-là, le lieu du triple crime : c'était le Prieuré de Ganagobie - de cette sortie il me reste d'humbles clichés 6 x 9... Ce que je fis ce jour-là, à cent soixante-cinq mètres de la Grand'Terre, apparaît en flou dans ma mémoire, pour reprendre l'expression d'un célèbre Commissaire. Il me souvient toutefois d'un sentier assez différent de celui d'à présent, couvert en son milieu d'une herbe courte ; de la descente escarpée vers la rivière. Des berges assez peu hospitalières, à cet endroit du moins, et relativement boueuses : l'eau ne coulait pas au ras du talus, loin s'en fallait ; la description que fait notre auteur ne heurte pas mes souvenirs, pour vagues qu'ils soient. C'est pourquoi l'hypothèse qu'il émet, de pantalons tachés non de sang, mais de boue, m'a paru pertinente.

Mais dans ce cas-là, reconnaissons que les godillots en auraient pris encore plus, de la gadoue, tandis que leurs propriétaires (allons, un bon geste, ne refusons pas le pluriel) recherchaient, dans la nuit, quelque trou d'eau susceptible de dissimuler la carabine. Mais quant à la suite ! Comment imaginer une seule seconde une scène de crimes arrangée à la mode Barth (là encore, risquons une hypothèse, purement gratuite, bien entendu), avec un sang-froid admirable(17), et dans le même temps, des pièces à conviction aimablement fourrées sous le nez des enquêteurs ? On peut au contraire inférer qu'il s'agissait de leurres : car auraient-ils été assez bêtes, ceux qui avaient suivi scrupuleusement les ordres d'un chef d'orchestre, pour faire ensuite laver leurs pantalons et les exposer à la vue de tous, eux qui avaient subrepticement escamoté un certain nombre d'objets ? Les "vrais" vêtements avaient sans doute, dès avant même potron-minet, émigré provisoirement - ou définitivement - vers des lieux insoupçonnables, avec quelques autres preuves, comme par exemple un appareil-photo... Et peut-être, sans qu'il s'en rendît bien sûr compte, grâce à la voiture du boucher Nervi...

 

 

Retour sur les lieux, en temps et heure

 

Mais quittons le champ des hypothèses et des conjectures. Il est six heures environ. Après sa discussion avec le Tave, Olivier démarre ; il passe devant la Grand'Terre, et se demande ce que font là les deux dames qui se trouvent sur sa gauche, au coin de la ferme, comme si elles attendaient ou guettaient quelque chose. Mais surtout, connaissant Gustave et sachant qu'il possède une moto, il trouve déjà curieux que celui qui vient de le héler ne soit pas allé, par ses propres moyens, avertir les gendarmes. Bref.

…………………………..

"Arrête de remuer de telles pensées, s'écrient dans mon dos tous les passionnés de l'Affaire à l'attention du jeune Jean-Marie, et fonce sans te préoccuper d'autre chose ! On a assez perdu de temps comme ça !"

Certes, mais notons que l'essentiel du mal est fait : toute la nuit, "on" a méthodiquement vaqué aux soins du ménage sur le site de la tuerie (à qui fera-t-on croire qu'un adolescent de seize ans, quelque peu enfantouillasse, était capable d'un tel calcul ?). Alors, un peu plus, un peu moins... À six heures vingt, Jean-Marie Olivier parvient à la gendarmerie d'Oraison. Le gendarme-planton Nicolas dort : il faut d'abord tambouriner longuement à la porte pour se faire enfin ouvrir. Le planton écoute les explications du motocycliste, demande quelques précisions, fait ensuite chauffer le café, appelle Gibert qui confère avec l'adjudant Masse et le gendarme Fabre : il faut prévenir Forcalquier, puis aller voir ce qui se passe du côté de la Grand'Terre ; vers sept heures moins cinq, le café avalé, deux militaires se mettent en route, et Olivier rentre chez lui.

Et puis le temps passe. Procès, longues heures d'attente dans la salle des témoins, défraiements ridicules. Jean-Marie Olivier n'entend plus parler de grand-chose, et reprend sa place à l'usine de Saint-Auban, jusqu'à la fête votive de Peyruis du 15 août 1954, au moment de la contre-enquête. Venu en voisin avec son épouse, il est abordé par Clovis, qui lui demande de l'accompagner chez lui. Et là, Clovis le prend à témoin, lui raconte son calvaire et ajoute : "hélas, j'y peux rien, c'est bien mon père qui a fait le coup". Voilà, c'est tout. Ce n'est pas une preuve, c'est tout simplement une conversation dont ni l'un, ni l'autre des locuteurs n'avaient rien à attendre. Et je rapporte cette anecdote en hommage à Clovis, tellement sali dans l'Expertise (pas seulement là, hélas).

Ce qui me conduit à parler maintenant de deux autres personnages, à qui l'Affaire de Lurs n'a pas davantage rapporté.

 

 

Deux personnages d'époque

 

Mais décidément, on m'oblige à la confidence. Voilà, je ne suis jamais allé à Lurs en Traction, ni en Triumph, ni en Austin, ni même en Jaguar. Mais il se trouve que j'ai bien connu, et même en partie côtoyé, deux personnages depuis longtemps disparus, et qui étaient proches du dossier pour l'un, de l'Affaire en général pour l'autre.

Il se trouve que j'ai bien connu un membre éminent du tribunal d'appel qui a examiné (le 15 décembre 1952) le pourvoi formé par les avocats de Gustave, après le jugement de première instance de Digne. Son jugement - c'est le cas de le dire - sur l'Affaire et sur la culpabilité de Gaston était sans appel, c'est encore le cas de le dire. Encore un membre du Service public à la cécité opiniâtre, sans doute ?

Plus encore, j'ai également bien connu (décidément) un médecin fort lié au père Lorenzi. Comme il est normal, cet homme n'apparaît pas dans le dossier. Et pourtant... Toutes les fins de semaine, bien avant le triple crime, et bien après (jusqu'au décès du Père, en 1959 je crois), il se rendait à Ganagobie au grand dam de sa famille, qui eût sans doute fort volontiers varié davantage le but des promenades dominicales. Je suppose qu'il était non seulement le médecin du père Lorenzi (car il soignait gratuitement plus souvent qu'à son tour), mais également son confident. Lui ne m'a pas mis dans le secret. Mais ce que je sais par l'intermédiaire d'un de ses fils, ne me laisse pas supposer que mes conclusions s'éloignent tellement de la vérité. De l'évidente vérité. C'est ainsi. Mais moi, ce que j'en dis, ce n'est pas dans les livres...

 

 

Pour en terminer avec Martial Belliqueux

 

Et voici, enfin, la fin... Dans son ouvrage de 1999, le prolifique auteur L. Dumarcet confesse "oser l'invraisemblable" (p. 132) : au moins qualifie-t-il ainsi, par avance, ses scénarios absolument délirants. Mais notre expert, quant à lui, n'a même pas cette pudeur. Sous prétexte de faire entrer "les éléments du puzzle" (malheureusement pour lui, il y a différents puzzles) dans son jeu de construction, il nous présente des hypothèses (enfin, dans son optique, ce sont tout de même bien plus que des hypothèses) qu'il est préférable de ne pas qualifier. Il me traite, avec grande aménité, d'ingénu (p. 321) ; ô combien je préfère cet état de fait à celui de ramolli ! Je crois me souvenir qu'un individu facétieux s'était écrié, en plein procès, "Si ce n'est pas les Dominici, alors, c'est les Martiens !" Après la lecture de son examen minutieux de quelques hypothèses parmi les plus fantaisistes, et des solutions au "puzzle" qu'il se hasarde à nous présenter, je m'étonne que notre expert n'ait pas exploré la piste de Mars, je suis sûr qu'il l'aurait trouvée prometteuse...

D'autre part, dans un article paru en 2002 (magazine Historia), sous le titre "L'erreur judiciaire du siècle", Raymond Badin, un "historien amateur", reprend pour l'essentiel les thèses de W. Reymond (ce dernier n'a-t-il pas porté plainte, ou quelque chose dans ce genre, pour plagiat ? Je crois m'en souvenir), soit les rengaines bien connues, l'histoire de Bartkowski, les visites de Sir Drummond à Lurs, en 1947, 1948 et 1951 (comment M. Badin a-t-il "découvert" cela ?), enfin une longue rencontre entre Sir Drummond et le père Lorenzi, à Ganagobie, deux jours avant le triple crime (comme disent les Anglais, English spy drama is a French fantasy). Son article est prudemment constellé de verbes au mode Conditionnel. On comprend pourquoi... Pour autant, que d'erreurs dans ce qu'il rapporte, en dehors même des fragiles conjectures ! Et aujourd'hui, le voilà transporté d'enthousiasme à la lecture de l'Expertise (nul n'est parfait), c'est du moins à peu près ce qu'il m'a écrit. Mais à sa décharge, on lui accordera qu'il a exprimé une conviction, parfaitement respectable, même si elle n'est absolument pas étayée ; qu'il n'a par ailleurs insulté personne. Et surtout, qu'il n'a pas cherché à transformer ses "découvertes" en un juteux fonds de commerce. C'est aussi le cas de Monsieur André Laubépin, qui fait des conférences (je me suis gentiment gaussé de l'une d'elles, mais le moyen de faire autrement ?) sur le sujet, et exprime sa certitude de l'innocence du Patriarche. L'un et l'autre sont des figures certes naïves, mais sympathiques et parfaitement honorables : leurs convictions ne leur ont nullement servi à gonfler leurs porte-monnaie. Ce qui est assez rare, et donc précieux, pour être souligné.

En revanche, chausser les lunettes de Reymond pour lire sérieusement le dossier, et mesurer l'Affaire de Lurs à cette aune est fort peu convaincant, si on a pris le temps de méditer ce que je viens d'écrire. Pour couronner le tout, afin d'ajouter encore du mystère, notre expert, répondant à une interview "accordée" à un hebdomadaire belge(18), nous annonce qu'il va sans doute, bientôt, rencontrer un ancien agent du S.O.E. (un conscrit de Lazare Ponticelli, je présume ?). Qui pense-t-il tromper, avec ce genre d'annonce ? Va-t-il donc à présent donner dans la farce ?

Eipômen ê sigônem ? L'Expertise enfin refermée, c'est la question, empruntée à Euripide(19), que je me suis longuement posée. Vais-je parler, ou vais-je fermer ma gueule ? Car tout cela est tellement vain !

"La raison et la dignité face au calvaire des Drummond exigent une rigueur qui ne saurait trouver de fondement dans la thèse développée dans plusieurs ouvrages récemment parus" (J.-L. Charrier, Le dernier témoin, p. 18). Je me suis demandé si l'Expertise, contre toute attente, ne pouvait pas, ne devait pas relever de ce jugement (évidemment porté sur des parutions antérieures). Et puis, il me semblait que le marché de la crédulité(20) ne connaîtrait jamais de fin.

Je pense que ce qui a déclenché mon nouveau désir d'écriture, sur cette interminable affaire de Lurs, c'est le bien inattendu Requiem à la famille Drummond (p. 722) : après toutes les insinuations qu'il a risquées, il me semble que la plus élémentaire pudeur commandait au bouillant auteur de l'Expertise d'éviter tout geste de quelque nature que ce soit pour le repos des âmes de l'infortunée famille. Mais quand j'aurai rapporté qu'il ose, en exergue, dédier les 735 pages de son gros travail à la mémoire d'Elisabeth, on comprendra que cela me soit devenu franchement insupportable. Certes, je ne suis nullement propriétaire d'une pareille introduction, pour avoir fait de même, longtemps avant lui : je n'y ai point apposé de copyright. Mais l'indécence a des limites. Reymond lui-même, avec sa fougue juvénile, n'aurait pas osé les franchir.

En définitive, cet ouvrage lourd, pédant et sentencieux, use constamment de la méthode hypercritique en face de la thèse dite officielle ("L'hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse", écrivit, in Introduction aux études historiques, Charles-Victor Langlois). Son succès est assez partiel et son tirage relativement confidentiel, et c'est heureux car l'Expertise est presque aussi pernicieuse que la littérature reymondienne et complotiste, en dépit de ses nombreuses références au dossier. Et j'ai plusieurs fois pensé, avançant dans sa lecture, à cette remarque journalistique qui visait le principal avocat de l'accusé, et qui me paraît tomber ici à pic : "En discutant à perte de vue sur des détails de l'enquête, en faisant planer des doutes çà et là, Me Pollak et ses confrères semblent bien ne poursuivre qu'un but mineur : entacher de suspicion l'ensemble de l'enquête"(21).

Car le seul renseignement un peu nouveau que j'aie pu tirer de ce lourd pavé, c'est que les ancêtres dignois de notre auteur remontent au XVIIe siècle. Mais comme on dit en provençal - à Marseille comme à Lurs - Acò m'agrado !

Sous son parterre de marguerites et de chrysanthèmes, Laborde (qui nous a quittés voici une année) peut se laisser pousser la moustache. En dépit du poids ridicule (675 g.) de son opus, de ses quelques insuffisances, erreurs et contradictions, il reste, pour longtemps encore, l'ouvrage de référence. Et ce sera justice. Que cela plaise ou non.

 

 

 

Si vous le souhaitez, vous pouvez me faire part de vos réactions Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 

 


Notes

 

 

(1) Il n'est pas jusqu'à la surprenante allusion au tragique destin des époux Peck qui ne singe les propos du journaliste omniscient, Lukas Fabre, introduit dans l'Affaire Dominici, le téléfilm produit par TF1 en 2003. Sur le Docteur Peck, on pourra consulter ce fichier.
Mais pourquoi notre auteur n'a-t-il pas, également, largement développé l'information qui fut publiée, en temps et heure, à son de trompe ? Le petit-fils Dominici soi-même allait partir pour les États-Unis, il allait se rendre au Pentagone (rien que ça), et on allait voir ce qu'on allait voir, il le rapporterait, lui, le renseignement définitif concernant l'US_M1 volée en Allemagne ! Que de belles envolées en perspective ! Que de zones d'ombre enfin éclairées ! Malheureusement, on attend toujours les résultats de la moisson pentagonienne. En principe, il faut tourner cinq fois sa langue dans sa bouche, avant de parler mais dans le cas présent, les gogos en demandant toujours plus, n'ont pas réclamé les retombées du voyage (imaginaire) à Arlington ; ils seront cependant toujours aises qu'on les appâte à nouveau. Qu'importe le résultat, pourvu qu'ils rêvent !
(2) Expression d'Alain Giraudo, "Négligences", in Le Monde, 4 février 1994, p. 11 (à propos du crime d'Omar Raddad). Cité in F. Valandré, Justice : mise en examen, ouvrage à paraître. Remarquons au passage que les "complotistes" et autres contempteurs du service public de police et de justice ne se renouvellent guère...
(3) À propos de plus ou moins grand professionnalisme, on rappellera ici que lors des reconstitutions effectuées sous son autorité, Sébeille avait exigé du premier témoin (Jean-Marie Olivier) qu'il vînt avec sa New-Map 125.
Mais au moment de la contre-enquête, Chenevier envoya chercher Olivier : "ça n'a pas d'importance, votre moto, on va prendre celle d'un passant". Et la reconstitution se fit alors qu'Olivier venait d'enfourcher la Peugeot 125 d'un badaud. Que tirer de ces faits ? Que Chenevier était moins professionnel que Sébeille ? Pas du tout ! Chacun des deux Commissaires a réagi en fonction de sa propre expérience, et de sa sensibilité. Personne ne peut dire si une méthode était supérieure à l'autre. D'ailleurs, comme l'on sait, les deux ont abouti au même résultat...
Un autre trait de "manque de professionnalisme" de la part du commissaire Chenevier, c'est qu'il lui est arrivé, lors de la pause de midi, de manger en tête à tête avec le Tave, qu'il était en principe chargé de cuisiner ! Ça, c'est peut-être plus grave...
(4) Cf. commissaire Harzic, rapport du 1er septembre 1952 : "En l'absence de toute preuve matérielle, on ne peut conduire cette enquête que par la psychologie en utilisant l'expérience des affaires criminelles".
(5) Ou alors, aurions-nous par bonheur recouvré une partie de notre acuité auditive ?
(6) Tout à côté de l'auberge "Au Faisan doré", à la sortie sud de Peyruis, de trouve la ferme de Pont-Bernard. Les Garcin, propriétaires, y employaient Jean Galizzi, que tout un chacun nommait à cette époque "Jean de Pont-Bernard". La ferme de Pont-Bernard est située à 1,5 km de La Serre, en direction du sud. Il est avéré que Jean Galizzi fréquentait beaucoup La Serre.
Dans un tout autre registre, on n'aura pas manqué d'admirer l'imagination féconde de notre auteur, juchant, la veille du crime, trois personnes sur la pétrolette du Tave - Galizzi, Zézé, et le propriétaire de l'engin ! Mais c'est quoi, ce délire ?
(7) Ce Jo nous est tantôt présenté comme bouilleur de cru (!), tantôt comme ouvrier agricole, tantôt comme propriétaire d'un restaurant, rue Ampère à Grenoble. Pour les rares personnes qui ne connaissent pas Grenoble - il paraît qu'il y en a encore - je signale que la dite rue, longue d'un peu moins d'un kilomètre et orientée nord-sud, délimite en gros, à l'ouest, la partie de la ville datant d'avant 1925. On y trouve cinq ou six restaurants. Cette rue commence au Square dit des fusillés : le 14 août 1944, à la suite des opérations que l'on sait, 20 jeunes maquisards du Vercors y furent exécutés par l'occupant. Une semaine plus tard, les Américains faisaient leur entrée à Grenoble... Deux cents mètres plus loin, au n° 12 de la rue Ampère, dans la cour de l'usine du chocolat Cémoi, les exécutions de collaborateurs et de miliciens allaient commencer.
Habilement conseillé par qui vous voudrez, l'environnement de l'assassin a non seulement fait le ménage, avec dextérité et compétence, sur les lieux de la tuerie, mais encore excellé dans l'art d'allumer des contre-feux (notre auteur emploie volontiers le terme colmatage). L'épisode "Jo" me paraît en être un, comme l'histoire, trop connue pour être à nouveau rapportée ici, du Régiment de Marche Colonial, ou de René Marcel Castang (soient les lettres RMC pour The Rock-Ola Manufacturing Corporation).
(8) Sauf erreur, cette confidence sur l'éventuelle désagréable surprise de la nuit de noces de Gaston et Marie a été reçue pour la première fois par le sous-brigadier Joseph Bocca, venu vers vingt heures, le 14 novembre 1953, prendre le relais de son collègue Victor Guérino. Et elle a été rendue publique lors de l'audition de ce policier, dans le cadre du procès. Rien de solide ne vient étayer cette rumeur qui, il est vrai, se retrouve dans plusieurs ouvrages - par exemple chez Jacques Chapus. Sa répétition n'en fait pas un gage de certitude.
(9) Et que dire de l'affirmation : Marie, "fidèle sûrement par devoir" [...] a fini par se refuser" à Gaston (p. 682 - "information" reprise de Deniau). À Gaston, que Rozan qualifiait de maître absolu de sa femme ! Notre expert en prénuptialité tenait-il aussi la chandelle ?
(10) L'outrage à magistrat était constitué, pour le moins, dès le 13 août 1955, lorsque le Tave accusa à la radio (Europe n° 1) le commissaire Sébeille et le juge Périès de faux.
Dans le même état d'esprit, je voudrais évoquer la désagréable mésaventure survenue à ce jeune sénateur qui, en 1959, ses collègues ayant voté la levée de son immunité parlementaire, fut inculpé pour outrage à magistrat, lui ancien Ministre de la Justice ! Mais son conseil, une des plus brillantes figures du barreau parisien de l'époque, Me René-William Thorp, sut agir en sorte que les choses n'allassent pas plus avant. Au fait, ce jeune sénateur se nommait François Mitterrand.
(11) Rapport G. Harzic, 1er septembre 1952. Le commissaire Chenevier soulignait, de son côté, la collaboration efficace et sans réserve de cet officier de gendarmerie [le capitaine Albert] et de ses subordonnés" (L'Affaire Dominici, p. 79).
(12) Si notre auteur a vraisemblablement raison sur ce point de détail contre l'ancien grand journaliste dauphinois (p. 274), était-il vraiment indispensable de qualifier de vantardise éhontée l'affirmation selon laquelle "les journalistes ont fouillé dans la Hillman avant la police, etc." ? D'autant qu'en marge de l'Affaire, s'est révélé un autre sacré vantard, n'est-il pas vrai ? Et puis, cette vantardise, ne l'oublions pas, a été prise très au sérieux par Chenevier.
C'est ici le moment de rappeler que R. L. Lachat dispose d'une rue à Grenoble, à l'opposé de la rue Ampère, donc du côté est de la ville. Je me demande si ce n'est pas le moment de relier le journaliste et le dénommé Jo, pour créer une nouvelle zone d'ombre...) avait été désigné, par ses confrères, comme leur représentant permanent auprès des enquêteurs. C'est tout de même une référence, non ?
(13) Cf. Expertise, pp. 535 et 538, note 171.  Mais notons qu'on y parle beaucoup d'Ansaldi, à propos de son film sur la reconstitution.
(14) L'Avocat général poursuit ainsi : "C'est aussi parce qu'ils n'ont pas compris qu'un procès criminel n'était pas forcément le lieu d'une certitude absolue, mais qu'il devait seulement écarter, sauf à en tirer les conséquences par l'acquittement, tout doute substantiel sur la culpabilité de l'accusé. Pour les journalistes, n'importe quelle incertitude, même la plus infime, sans relation avec le cœur des faits, est qualifiée de fondamentale. Donc, naturellement, ils sont scandalisés par l'arrêt de condamnation. Un journaliste, un avocat, un magistrat peuvent penser ce qu'ils veulent d'un accusé. Mais tous doivent s'accorder sur la décision d'une cour d'assises, à plus forte raison si elle est confirmée en appel.
Je ne vise là aucun journal en particulier. Mais je note que certains - Le Monde notamment - rendent compte, toujours de la même manière, des arrêts criminels : en gros, à la suite des débats, on s'étonne de la condamnation. Le problème, c'est qu'ils n'ont cessé d'appréhender les débats de travers, de sorte que leur issue, évidente pour la plupart, leur semble une anomalie. Quand ces perceptions fausses se renouvellent fréquemment, les intéressés devraient admettre qu'ils n'ont aucune intuition judiciaire et faire un autre métier, ou traiter d'un autre domaine. Leur comportement est d'autant plus choquant que ces journalistes ayant une indicible propension à l'erreur - et qui ne se soumettent évidemment à aucune interrogation intime un peu dérangeante - ne sont pas loin de mépriser les jurys qui, eux, après de longues heures de délibération collective, ont abouti à un arrêt de condamnation. Quoi de commun, pourtant, entre l'impérialisme solitaire et parfois arrogant du journaliste et l'écoute modeste, puis la discussion collective d'un jury ?
L'erreur judiciaire existe, hélas, mais elle est heureusement bien plus rare qu'on ne le dit. Elle fascine, parce qu'il est commode, pour un journaliste, d'aller au plus facile. II sera ainsi, naturellement, plus proche des avocats de la défense, grands ou prétendus tels : ces derniers leur parlent, leur mâchent le travail, livrent des réponses troubles à des interrogations mal posées, évitent toute fatigue, toute réflexion… Alors, quand ils plaident mais qu'ils n'ont pas convaincu, et que, donc, l'accusation a " gagné ", c'est un double péché qu'il convient de flétrir : on n'a pas fait plaisir à ces avocats, et c'est l'ordre, l'autorité et l'évidence qui ont triomphé. Intolérable ! Au point que, même si l'explication de l'échec de la défense crève les yeux et l'esprit durant les débats, les journalistes l'occultent dans leur commentaire final. Parce que ce serait moins drôle que de l'imputer à la mauvaise volonté du jury et à son manque de discernement, à la mauvaise foi du président, à ses pressions psychologiques présumées tout au long du délibéré, ou encore à l'aveuglement acharné de l'avocat général. Un avocat qui " rate " l'audience et qui plaide devant les médias, cela, ça leur plaît : ils se sentent devenir les témoins d'un instant capital - à la fois à l'écoute et complices - et s'enivrent de l'illusion d'avoir à corriger une erreur qu'ils ont, de concert, fabriquée. Ce n'est plus de l'investigation, mais du frisson ! En forçant le trait, on peut soutenir que la vérité de l'accusation est à répudier doublement : parce qu'elle est la vérité et qu'elle émane de l'accusation.
[...]
C'est aussi un syndrome
[ celui de l'erreur judiciaire] qui atteint des écrivains. Ainsi Jean-Marie Rouart s'est agité, sans avoir assisté au procès de Nice, en faveur d'Omar Raddad, et il a été condamné par la XVIIe chambre correctionnelle, puis par la cour d'appel de Paris, parce qu'il n'avait pas offert le moindre commencement de preuve au soutien non pas de sa conviction, mais de ses états d'âme. Croyez-vous qu'il en fut gêné, enclin au moins à une certaine mesure et retenue ? Pas le moins du monde. La Cour de cassation ayant rejeté, par un arrêt très dense, le 20 novembre 2002, la demande de révision présentée par Omar Raddad, M. Rouart se permet de dénoncer "une justice sourde et aveugle", "confisquée par des professionnels". Et d'ajouter : "Je vais continuer, mais c'est triste. Jamais le fossé n'a été aussi grand entre la justice et l'opinion". L'opinion, ici, c'est lui-même, maître Jacques Vergès, le comité de soutien ! Qui dira les ravages profonds qu'opère sur un estimable romancier et essayiste la vanité de se croire investi d'une mission assumée avec légèreté (je rappelle que l'académicien n'a pas assisté au procès de l'ancien jardinier) et poursuivie avec malveillance et sans rigueur véritable ? Il croit aujourd'hui qu'obtenir le Mérite est la preuve décisive qui manquait à son argumentation !" (Philippe Bilger, Un avocat général s'est échappé, Seuil, avril 2003, 191 p. (citation extraite du chapitre 8). On voudra bien nous pardonner la longueur de la citation : cette opinion, venue d'un véritable expert, est capitale pour la compréhension de certaines conduites.
(15) En tout cas, si cela avait été, Clovis aurait évidemment eu le rôle d'Égisthe, l'usurpateur !
Dans le même ordre d'idée, Guerrier croit relever une erreur (il est vrai que j'en ai commis tellement) que je n'aurais pas su éviter, à propos de la première fille du couple, Ida. Moi, ce qui m'a davantage alerté dans son travail, c'est que la dite Ida n'apparaît pratiquement jamais, au profit d'Augusta... Mais bon, je ne suis pas, cela va sans dire, spécialement compétent sur ce sujet.
(16) Marcel Proust, À la recherche..., tome II, Le côté de Guermantes (p. 307 de l'édition Pléiade de 1966.
(17) Le "ménage" effectué durant toute la nuit sur la scène du triple crime n'est pas une découverte récente, il s'en faut de beaucoup. Par exemple, dès le 8 août (1952) R. L. Lachat, du Dauphiné libéré, écrivait : "La police mobile en arrive à se demander si le crime n'a pas été odieusement maquillé, les corps des parents déplacés, celui de l'enfant transporté près de la Durance… afin de brouiller enquête et pistes". Quant à L'Humanité, un peu en retard, elle signalait, le 20 août, après diverses considérations : "le tueur a donc effectué une mise en scène pour laquelle il a disposé de tout son temps".
(18) Une autre "Quatrième de couverture", à n'en pas douter. Brosse à reluire et absence totale d'un début de commencement d'esprit critique. Néanmoins, les lecteurs qui souhaiteraient posséder l'article n'auront qu'à me le demander.
(19) Ion, 758.
(20) Formule utilisée par Daniel Schneidermann, in Libération du vendredi 7 novembre 2003.
(21) La République nouvelle, 20 novembre 1954.