"Lorsqu'en 1976, Michel Legris, ancien collaborateur du Monde, fit paraître un livre intitulé Le Monde tel qu'il est, où il dévoilait ce qu'il considérait être la partialité du journal, en donnant des exemples précis de falsification ou d'amputation de l'information, Jacques Fauvet, alors directeur du célèbre quotidien, ne songea ni à répondre aux objections ni éventuellement à rectifier les erreurs, les siennes ou celles de Legris. Il ne s'employa qu'à déconsidérer, par tous les moyens non intellectuels possibles, l'auteur du livre sacrilège, et à le détruire professionnellement"

Jean-François Revel, La connaissance inutile, p. 268.

 

Le texte inédit de Michel Legris sur "La face cachée du Monde" (avec l'aimable autorisation de son auteur pour la reproduction intégrale)


Information empruntée à www.tatamis.info/

 

"Trop, c'est trop. Il est temps de sortir des bavardages et des disputes filandreuses qui entourent le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen sur "la face cachée du Monde".
Car, enfin, de quoi s'agit-il ? D'un ouvrage qui, par son succès même doit obliger les élites françaises de droite ou de gauche à se poser de pénibles mais salubres questions : avons-nous été dupes d'un prestigieux quotidien ? Avons-nous eu, face à lui, un comportement pusillanime ?
Je n'aurais aucun titre particulier à intervenir dans une tempête médiatique si je n'en avais reçu quelque éclaboussure. Dès la sortie du livre de Péan et Cohen, le Monde a relevé minutieusement de menues erreurs dans la graphie de noms propres ou dans des dates. Il y voit la preuve de la nullité de l'ensemble. Narquoisement, il a établi la liste des libelles, monographies, pamphlets dont le journal a déjà été l'objet et réserve une mention au livre que j'ai publié chez Plon en 1976 "Le Monde tel qu'il est". "Celui-ci, lit-on, a été envoyé gracieusement à plusieurs dizaines de milliers d'anciens élèves des grandes écoles françaises". Or l'affirmation est fausse et mensongère. "Le Monde tel qu'il est" a été vendu normalement en librairie aux alentours de 60 000 exemplaires.
Voilà bien le hic. Des peccadilles suffiraient à annihiler le contenu de "La face cachée du Monde", tandis qu'une tromperie délibérée ne disqualifierait pas l'argumentation adverse ? Car, le Monde ne pouvait pas ignorer la vérité. Après le bruit fait par mon livre, des manœuvriers en ont distribué, à mon insu, plusieurs milliers d'exemplaires. Je n'y peux rien. Mais je peux une fois de plus constater que Le Monde n'hésite pas à distordre les faits, à user de l'amalgame et de l'insinuation, procédés qu'il dénonce vertueusement chez les autres.
Une blessure plus bénigne m'a atteint au cours d'une émission de France Culture, Pot-au-feu, le 11 mars. L'un des invités a annoncé ma mort. Je suis obligé de démentir.

Il se trouve encore de vieux lecteurs du "Monde tel qu'il est" pour me demander mon appréciation sur Péan et Cohen. Sans hésitation, je leur réponds qu'ils méritent d'être lus. Leur enquête paraît d'un sérieux impressionnant.
Je m'étonne de voir d'aucuns faire la fine bouche. Comment ont-ils osé s'en prendre aux pères de Jean-Marie Colombani et d'Edwy Plenel ? De plus, reprocher à ceux-ci qu"'ils n'aiment pas la France" n'a-t-il pas des relents maurassiens ? C'est mal lire. Les auteurs s'interrogent, en tâtonnant, sur les raisons profondes, cachées, qui font du journal un destructeur universel, à l'action protéiforme.
Ils ont, à mon avis, eu le tort de ne pas creuser une question fondamentale. Y a-t-il continuité ou discontinuité entre le Monde dirigé par Colombani depuis 1994 et le Monde antérieur ?
Péan et Cohen ont pris le parti d'affirmer la discontinuité. Je penche pour l'inverse. Il n'y a cependant pas lieu d'opposer radicalement les deux points de vue. En 1976, "Le Monde tel qu'il est" mettait en garde contre de sournoises manipulations de l'information, de plus en plus fréquentes depuis que Jacques Fauvet avait succédé à Hubert Beuve-Méry. Elles relevaient avant tout de l'analyse de texte et de la stylistique. Tandis qu'en 2003, "La face cachée du Monde" stigmatise des faits et des agissements, dont certains, s'ils s'avèrent, pourraient relever des tribunaux. En bref, j'ai décrit une décadence, Péan et Cohen une déchéance. Le tout serait de savoir s'il y a, de l'une à l'autre, relation de cause à effet.
En tout cas, il est clair que les temps et le climat ont bien changé depuis 27 ans. Les médias français ont réservé immédiatement un large accueil, dont je me félicite, à "La face cachée du Monde" et à ses deux auteurs. En 1976, il a fallu que la presse étrangère se mette en branle pour que se rompe, à Paris et en province, le silence étouffant établi autour du "Monde tel qu'il est". Raymond Aron fut alors un des premiers à intervenir en faveur de l'ouvrage.
Seules, les réactions du Monde face aux critiques sont demeurées invariables : insultes, tentatives d'intimidation, dénigrement plus ou moins habilement orchestré.
C'est pourquoi aujourd'hui un débat de haute tenue paraît indispensable. Il n'a guère pu avoir lieu jusqu'ici. Péan et Cohen s'étaient montrés prêts à affronter Colombani et Plenel. Ceux-ci, affichant le dédain du grand seigneur pour les manants, se sont dérobés. Mais il ne suffit pas de dresser un constat de carence. Pour sortir de la confusion, il faudra déblayer le terrain.

 

Le rapport du vrai et du faux

 

Il est évident que tout n'est pas systématiquement faux et mensonger dans Le Monde. Pierre Péan a même parlé de sa "face de lumière", par opposition à sa "face cachée". J'aurais été moins loin. Je me serais borné à "éclairage". Cette réserve faite, nos avis sont les mêmes. La quantité d'informations exactes l'emporte sur les autres. Cependant, la question n'est pas d'ordre quantitatif mais qualitatif. Elle est de regarder si le vrai n'est pas la caution du faux, sa garante, son alibi. Et dans quelle mesure, ceux des journalistes qui s'efforcent de faire convenablement leur travail au sein du quotidien ne sont pas des exploités et des naïfs.

 

L'influence du Monde

 

Péan et Cohen le remarquent à juste titre, elle ne se mesure pas à la vente du journal. Celui-ci, en raison de son "aura", trouve dans d'autres médias des caisses de résonance, qui répercutent et démultiplient l'impact de ses dires.
Car le Monde s'est voulu une Institution (à l'intérieur de ses murs, il s'est plu autrefois à se glorifier d'être une Université) et a fait école. Intégrer son équipe est devenu le rêve de beaucoup de jeunes journalistes. Faute de le réaliser, entrés ailleurs, il ont, souvent croyant bien faire, appliqué les procédés, les démarches, les détours de leur idole : un grand journal pas comme les autres.
Pour ma part, je me suis quelquefois interrogé sur l'utilité d'avoir publié "Le Monde tel qu'il est". Je pensais avoir dénoncé un mode de pensée frauduleux ; j'ai eu le sentiment, en le voyant se répandre, d'avoir cuisiné un livre de recettes...

 

Le prestige du Monde

 

Péan et Cohen, en quête d'un synonyme qui éviterait de répéter constamment "Le Monde... Le Monde" utilisent, cum grano salis, l'expression "le journal de référence". Ils auraient dû pousser l'insolence jusqu'à risquer un mauvais jeu de mots : "le journal de révérence".
A quoi vient-on d'assister, en effet, ces temps derniers ? Laissons de côté ceux qui, au prix de contorsions multiples, se sont érigés en avocats, sinon en thuriféraires, du journal. Mais ceux-là même qui se proposaient d'aborder les questions de fond, ont bien des fois paru engoncés, englués dans une attitude révérencielle. Pourquoi ? Est-ce à dire que Le Monde hypnotise, fascine ? Il se veut imposant. Il en impose. Mais ne serait-ce pas le grand art des imposteurs ?

 

La force du Monde

 

Elle repose sur ses ruses. Elles visent d'abord à le faire paraître irréprochable. Le journal pousse un pion sur son échiquier. Si un témoin fait observer qu'il triche ou qu'il a avancé trop loin, il recule. Sa bonne foi ne saurait être en cause. Il a été victime d'une erreur qui s'est introduite, en quelque sorte par effraction. Il va rectifier. Dans le genre erratum on retiendra ce joyau : "Nous avons écrit par erreur sur la foi d'une fausse information que... etc.".
Dans les grandes circonstances, le quotidien ne reculera pas devant un mea culpa solennel : "Oui, je suis un pêcheur, un coupable, mon frère..."
Question : sans le livre de Péan et Cohen, le journal aurait-il publié récemment sur cinq colonnes les excuses les plus plates pour avoir dénoncé à tort l'irrégularité des comptes d'É.D.F. ? On dirait soudain qu'il s'offre une cure de vertu. Il se vautre dans un bain de probité, d'où il compte bien sortir ragaillardi, avec une virginité restaurée.
Gag ultime : ensuite, Philippe Cohen (encore lui !) fait observer dans Marianne que les journalistes immolés dans cet autodafé expiatoire ne s'étaient, en fait, pas totalement trompés..

 

Le talon d'Achille du Monde

 


C'est le ridicule.
Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel y sont particulièrement exposés. On a pu s'en rendre compte au cours de l'émission Campus (France 2) en mars. Interrogé sur ses liens avec un important responsable syndical de la police, Edwy Plenel, qui ne se cache pas d'être trotskiste, s'explique, la main sur le cœur : dès la première rencontre il a éprouvé, en tout bien tout honneur, un véritable "coup de foudre pour cet homme-là". Quoi de plus naturel ?
Impossible de lui demander si l'objet de sa tendresse a dû démissionner pour cause de malversations. Edwy Plenel a parlé. Cela doit suffire...
Comique aussi, Jean-Marie Colombani, le directeur du Monde, lorsqu'il cherche à apitoyer en relatant que son épouse, à cause du livre de Péan et Cohen, a dû quitter son emploi chez leur éditeur et se retrouve au chômage. Par décence, il refusera de parler, ce soir-là, de ses ressources. Le pauvre homme ! Il le fera plus tard, ailleurs, contraint et forcé. Le montant n'est pas loin de celui avancé par Péan et Cohen : 3 millions de francs par an. Le pauvre homme ! Le pauvre homme !

 

Des lecteurs ou des adeptes ?

 


C'est peut-être là que réside la force cachée du Monde. Il a su créer un noyau de lecteurs fanatiques. Leurs lettres en témoignent. Jamais, ils le jurent, ils ne liront Péan et Cohen ! Ces calomniateurs ne cherchent qu'à souiller l'organe qui leur fournit espoir et raison de vivre. Nous sommes aux côtés de la rédaction ! s'exclament-ils. Tenez bon ! Continuez de nous donner notre aliment quotidien !
Face aux attaques, le Monde aura inventé une version journalistique du bouclier humain.
Péan et Cohen, eux, ont évoqué le revers de la médaille : une rédaction tétanisée par la terreur que les chefs font régner en son sein. [...]

 

La caution Beuve-Méry

 


Le Monde y recourt encore. Est-ce justifié ?
L'homme était assurément honnête. Des erreurs, des fautes ont pu lui être reprochées par des adversaires. Elles sont du ressort de la polémique. Elles ne mettent pas en cause son fonds de sincérité et de rigueur.
Son point faible a été de vouloir défendre à tout prix, à tout moment, un journal qu'il avait créé et qu'il aimait comme son enfant.
Il a co-signé, en 1976, un bref article du Monde qui stigmatisait "Le Monde tel qu'il est" et se concluait par : "les injures n'avilissent que leurs auteurs".
Cependant je l'ai revu par la suite, en tête à tête. Nous avons parlé discrètement et loyalement. Il regrettait déjà amèrement la tournure que prenait son journal. Mais, publiquement, il a gardé le silence.
Du temps de son règne, qui fut celui de l'austérité financière, il se plaisait à dire qu'avoir appartenu à la rédaction du Monde était la meilleure carte de visite pour entrer dans des journaux qui paieraient mieux que le sien.
Depuis, le Monde a connu et recherché une grande fortune...

 

Un débat sur tous ces sujets se heurte à de lourdes difficultés. En quels lieux trouvera-t-il abri pour se dérouler ? Et comment rassembler des participants ?
La faiblesse de tous ceux qui voudraient voir surgir la vérité sur le Monde réside d'abord dans leur dispersion. Tous n'ont pas eu les yeux dessillés à la même époque et pour les mêmes raisons. Des divergences politiques les opposent. Certains songeront à leurs intérêts personnels, seront mus ou retenus par des arrière-pensées. D'autres hésiteront : si le Monde venait à disparaître, par quoi le remplacer ? - réflexe normal d'intoxiqués qui redoutent le manque. D'autres encore, qui ont depuis des lustres mis en doute l'auréole du journal se sont lassés, faute d'avoir été écoutés, et se tiennent à l'écart, résignés.
Est-ce une raison pour renoncer ?
La première riposte du "quotidien de référence" à Péan et Cohen a consisté à demander avec superbe : "Le Monde est-il un danger pour la démocratie ?"
Excellente question. Plus que jamais elle appelle une réponse sérieuse".

 

© Michel Legris, 26 mars 2003, Paris

 


 


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