Propositions de mariage à une jeune et jolie veuve

 

 

Madame,

 

Jusqu'à ce jour j'ai retardé un aveu que la mémoire de feu votre époux m'interdisait. J'admirais trop votre douleur pour ne pas en respecter l'objet : cependant il est un terme aux plus justes regrets, et la beauté et la jeunesse ne doivent pas s'ensevelir dans un deuil éternel. Lorsque tout tribut est payé au sentiment des convenances, lorsque, dis-je, le cœur a acquitté sa dette, faut-il sacrifier sa vie entière au génie des tombeaux ?... Non ; Dieu même réprouve ces suicides vivants qui paraissent, dans leur désespoir, lutter contre ses secrets desseins. Ce n'est pas ici le cas d'entrer dans des raisonnements trop sérieux sur tout ce que la religion prescrit à cet égard ; je ramènerai la question sur un théâtre plus conforme à votre situation, celui du monde, où vous devez, Madame, encore briller du plus bel éclat : il est une autre considération très-puissante : jeune et jolie comme vous l'êtes, la malignité ne manquera pas d'interpréter défavorablement l'emploi de cette douce liberté que vous paraissez préférer aux liens d'une nouvelle union.

Sans doute votre vertu vous rend supérieure à ces sarcasmes, mais il est imprudent de s'y exposer ! Je ne manquerais pas de nouvelles raisons pour vous faire sentir tous les inconvénients du veuvage sous le rapport de l'opinion publique, et des côtés faibles que l'on prête aux malins propos ; votre sexe même devient un mortel ennemi, toujours animé à donner un tour équivoque aux démarches les plus innocentes : un cavalier aimable vous offre-t-il sa main pour monter en voiture, vous accompagne-t-il dans votre loge, passe-t-il quelques jours dans votre maison de campagne ?... aussitôt c'est un amant mystérieux, grand consolateur des veuves : la prude crie au scandale, et le railleur ne manque pas de rapporter à vos dépens tous les persiflages de Voltaire sur l'épouse inconsolable qui a pu pleurer un jour entier sur la tombe de son mari. On vous compose même des crimes de la recherche innocente que vous mettez dans votre sombre parure. "Que sa douleur est intéressante (ajoute cet esprit caustique) ! C'est une véritable élégie ; on n'a pas une tristesse plus soignée, et pour une toilette de bal je ne sais si sa coquetterie aurait plus adroitement chiffonné le crêpe qui se p1isse artistement sur son front". Tels sont les traits injustes qu'on n'épargne pas sur votre état, et la réputation d'une femme décline. Dans cette situation délicate, un protecteur, un nouvel époux fait taire aussitôt la calomnie.

Une seule pensée m'arrête ; comment espérer, Madame, de remplacer dans vos souvenirs amers les vertus et les talents de feu M. D***, votre époux !... comment avoir la prétention de se substituer à l'attachement que vous lui portiez, et faire reporter sur soi-même une estime dont on se juge d'ailleurs si peu digne ?... Voilà l'écueil ; il ne suffit pas de vous offrir un cœur rempli de vous-même, le plus sincère désir de vous rendre heureuse dans une seconde alliance ; je voudrais mériter davantage l'honneur que je brigue. Enfin, si une réputation sans tache, une fortune assez belle, de la droiture et une position avantageuse, peuvent m'obtenir la préférence sur mes rivaux, croyez, Madame, que mon unique soin sera de vous rendre heureuse, et de vous faire oublier. dans les douceurs d'un nouvel hymen, les pertes sensibles qui ont fait saigner votre cœur.

J'ai l'honneur d'être, etc.

 

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