En cette fin de printemps 1956, la grande affaire fut de préparer, pour le lundi de la Pentecôte, un important rassemblement destiné à faire connaître, aux parpaillots de la région Aix-Marseille, les lieux supposés du "Désert" du Lubéron...

 





Naturellement, pour comprendre cela, il faut se rappeler qu'après la révocation du consensuel Édit de Nantes (octobre 1685), les RPR, c'est-à-dire celles et ceux qui se déclaraient appartenir à la Religion Prétenduement Réformée - ou qui n'avaient abjuré que du bout des lèvres, afin d'obtenir une certaine paix de la part des autorités civiles, se retrouvaient en des lieux retirés communément appelés "le Désert", pour y pratiquer leurs activités cultuelles.

 

Les BMS protestants de Cabrières révèlent ainsi qu'un grand nombre de familles de ce village comme des villages environnants, voire de villages situés du côté nord du Lubéron (Sivergues), faisaient baptiser leur progéniture hors l'église paroissiale du lieu - baptêmes consignés dans des registres tenus par les Pasteurs. Et il se dit que ces activités interdites se pratiquaient dans une grotte, dite "des Félician"(1), parfaitement dissimulée aux regards étrangers.

Cela se disait, et se dit encore. Pour moi qui suis allé à de nombreuses reprises à l'intérieur de cette grotte (d'ailleurs située sur le territoire de la commune voisine), lampe de poche en main, j'estime qu'il s'agit plus d'une légende que d'une réalité. Outre qu'on voit mal des processions grimper à travers un inextricable maquis de cades et de buissons, on imagine difficilement des nourrissons conduits dans un lieu particulièrement humide ; enfin, il faut supposer, si les faits sont avérés, que depuis cette époque reculée, le plafond de la grotte s'est effondré, car l'aspect actuel de l'endroit est peu compatible, c'est un euphémisme, avec un rassemblement de plus de trois personnes.



Mais laissons cela. La journée du lundi de Pentecôte devait donc être un rassemblement festif avec pique-nique au lieu dit "Le pied de bœuf", puis conférence du pasteur Exbrayat, dont l'engagement pro-communiste embarrassait, pour ne pas dire plus, nombre de ses pairs, sans parler des ouailles. Ensuite, on devait se rendre, en procession, jusqu'à la dite grotte, dont nous, les jeunes, avions soigneusement balisé l'accès - sans cette précaution impossible à trouver (d'où, sans doute, la légende).

 

Las, le ciel en décida autrement… Mais laissons la parole au facétieux correspondant du mensuel "L'Église réformée vous parle" :

 

 

Une assemblée orageuse

 

Ce fut celle qui réunit les paroissiens du consistoire de Marseille le Lundi de Pentecôte à Cabrières d'Aigues où ils devaient entendre l'après midi une allocution du Pasteur Exbrayat.

Le Pasteur Exbrayat ? Ah oui, je comprends !(2)

- Non, ce n'est pas ce que vous croyez. Laissez-moi vous raconter cette sortie consistoriale.

Dès 7 h. 30, deux cars démarrèrent de "chez Agnel", 15, rue Grignan, emportant vers le Lubéron à travers la campagne aixoise une bande de jeunes de tous âges qui se préparaient à passer une excellente journée.

Ah ! ce ne serait pas comme l'année dernière à Mérindol, où l'on s'était encombré d'imperméables et de parapluies et où l'on fut tassé dans le temple pour entendre les divers messages et dans les cafés pour le repas en plein air. Un ciel sans nuage et un soleil radieux les gonflaient d'espérance et c'est ainsi qu'ils avaient pu partir le cœur joyeux et la tenue légère.

Après un détour à l'abbaye de Silvacane, ils arrivèrent vers 11 heures à ce curieux petit village étagé sur le flanc de la montagne. Le rendez-vous était fixé à la grotte des Félician où se réunissaient les Vaudois. Mais les cars et les autos restèrent au village. L'annonce du Pasteur Jéquier prévenait gentiment qu'il n'y avait pas de route carrossable après Cabrières, et que la grotte se trouvait à une demi-heure à pied. En réalité, c'était une bonne heure de marche à travers des sentiers grimpants et rocailleux, de vrais chemins de chèvres.



 

 

On s'arrêta à quelques centaines de mètres de la grotte, dans un endroit délicieux sous les pins, pour le repas tiré des sacs et, vers 15 heures, la parole fut donnée au pasteur Exbrayat. Il nous parla avec sa force et sa sincérité habituelles de ces fléaux qui dévastent le monde : guerres, révolutions, misère, alcoolisme, mais avec optimisme aussi. L'humanité, dit-il, a touché le fond de l'abîme le jour où elle a crucifié Jésus, mais elle remonte lentement la pente et peut-être n'est-elle pas loin du sommet. Il abordait la question des sectes et des signes du temps (!), se demandant si nous n'étions pas des sectaires, lorsque les choses se gâtèrent…

 

 

 

 

Encore une fois, ce n'est pas ce que vous croyez !

Depuis un moment de lourds nuages noirs s'amoncelaient à l'horizon, des éclairs zébraient le ciel. La sagesse nous conseilla de regagner le plus rapidement possible le temple de Cabrières où se terminerait la réunion. Déjà, les premières gouttes commençaient à tomber, l'orage fondait sur nous. Ce fut la débandade sous une véritable trombe d'eau mêlée de grêlons gros comme des noisettes. Aux éclats du tonnerre s'ajoutaient les détonations des fusées para-grêle, et l'on vit un ancien combattant de 14 détaler comme un lapin au fracas de cette artillerie d'un nouveau genre. Et pas le moindre abri, rien qu'une ferme assez lointaine encore.

C'est alors que l'on vit à l'œuvre notre admirable corps pastoral. Les pasteurs Donadille et Marchand se distinguèrent. Ils firent avec leur voiture de nombreux va et vient à travers ce nouveau déluge (l'humour de Dieu, déclara le pasteur Exbrayat), oscillant dangereusement sur le chemin transformé en torrent, une visibilité presque nulle : le pare-brise ruisselant et couvert de buée ; mais l'esprit tourné vers l'exemple sublime des patriarches, ils sauvèrent des eaux leurs ouailles lamentables et consternées.

Quel spectacle offrit alors l'Église de Marseille aux regards apitoyés de la population de Cabrières : les vêtements collants sur les corps trempés jusqu'aux os, les chaussures faisant rejaillir l'eau à chaque pas, les chevelures éplorées... Heureusement que des âmes compatissantes avaient fait du feu dans les pièces du presbytère et qu'elles nous apportèrent une pleine marmite d'un grog fumant, parfumé et réconfortant. Qu'elles en soient ici remerciées ainsi que pour les vêtements de rechange qui furent généreusement mis à notre disposition.

On se déshabilla, on fit sécher sa chemise ou ses chaussettes, et l'on regagna les cars dans un défilé qui ne manquait pas de pittoresque : on vit une jeune fille en pyjama rayé, et le fils d'un docteur enveloppé de journaux comme un cornet de coquillages !

Mais la pluie avait cessé et la bonne humeur était revenue. Il fallait cependant rentrer vite pour éviter les refroidissements. Dans les cars, les chemises encore mouillées se balançaient aux porte-bagages : insolite pavoisement…

Ce fut une bonne journée tout de même, où l'on vit l'entr'aide se manifester si spontanément. Le pasteur Exbrayat promit de venir terminer son exposé à Marseille.

Qu'on se rassure, on sera à l'abri !

 

© Le reporter déliquescent, in L'Église réformée vous parle, août-septembre 1956

 

 

Quelques jours après, de retour au Lycée, et attendant l'heure d'entrer en cours de Mathématiques, je vis arriver vers moi notre professeur (dont le fils, un peu plus âgé que moi, et autre communiste acharné, devait s'illustrer plus tard dans d'estimables travaux sur l'Orthographe) que je savais appartenir à la RPR, mais que je n'avais pas aperçu au cours de la débandade qui vient d'être contée. Sans mot dire, il me prouvait qu'il m'avait vu, lui. Car il tenait à la main une carte d'État-major, objet que je voyais, horresco referens, pour la première fois de ma vie. Il déploya donc sa carte sous mes yeux aussi ébahis qu'écarquillés, et me pria de bien vouloir lui indiquer l'emplacement de cette fameuse grotte qui n'avait pu être atteinte, à cause de la grande colère du ciel.

Je me trouvai, un long moment, douloureux pour moi, dans l'attitude du berger de Malraux qui, emmené dans un avion de l'armée républicaine, ne reconnaît absolument rien du sol pourtant familier qui se déroule sous ses pieds. Et puis soudain, je repérai la longue ligne droite de cette route au bord de laquelle j'avais vu, peu après la Libération, les communistes triomphants (encore eux !) organiser un baptême de l'air à l'intention des habitants des villages environnants. Fête communiste en partie gâchée, d'ailleurs, parce que leurs adversaires socialistes (c'est du moins ce que je suppose), dépités de n'avoir pas eu les premiers cette excellente idée, avaient répandu sur la dite route force tessons de bouteilles, ce qui entraîna que vélos, motos, et les rares voitures présentes durent avoir recours aux bonnes vieilles rustines, à la râpe à chambre à air et à la dissolution (à l'odeur si caractéristique et si agréable - encore qu'on n'avait pas encore découvert, faute sans doute d'une intelligence suffisante, ses éminentes vertus paradisiaques, sniffer étant un verbe alors totalement inconnu).

Donc, ayant dans une fraction de seconde remis en place ma connaissance non livresque du terrain, je pus dès lors sans difficulté suivre le chemin qui filait plein nord vers le lieu que mon professeur n'avait pu atteindre et qu'il cherchait, en vain, à situer sur sa carte…

Je ne sais si, plus tard, un jour de beau temps, il en fit, en famille, l'objet d'une agréable sortie…

 

 

Notes

 

(1) Du nom patronymique (Michaël Foligliani, devenu Michel Félician) de l'une des 80 familles "vaudoises", venues de la vallée de Freissinières (diocèse d'Embrun) repeupler le village abandonné (acte d'habitation du 10 mars 1495, signé par le seigneur du lieu, Raymond d'Agout).
(2) Le pasteur Exbrayat était connu (et bien loin d'être toujours apprécié) pour son engagement pro-communiste (qui lui venait sans doute de sa période de résistant lyonnais).
Le Pasteur J. Marchand était chargé à l'époque de la paroisse de Grignan (Marseille) ; le Pasteur M. Donadille (1911-1995), de la paroisse Endoume-Pointe rouge (Marseille). Une plaque, apposée sur la façade de l'Église réformée d'Aix-en-Provence (édifice qui avait abrité, auparavant, une synagogue), rappelle que le Pasteur Donadille a été reconnu Juste parmi les Nations.
Le Pasteur Ph. Jéquier (1926-1975), organisateur en chef de cette journée, était pour sa part chargé de la paroisse de Lourmarin-Vallée d'Aigues - il fut l'un des deux pôles moraux de mon adolescence.