Tribunal correctionnel de Grelibre, le 1er octobre 20..

 

On n'était pas venu là par pur hasard, ou désœuvrement. On n'entre pas dans un Palais dit de justice (après fouille sérieuse), comme on s'attable à la terrasse d'un café, pour regarder passer les bonnes gens. Et pourtant, c'est le même spectacle ou à peu près, la même foule qui défile. Sauf qu'il n'y a guère de commune mesure entre déambuler le nez au vent, et traverser la salle des Pas-Perdus parce qu'on a reçu une convocation…

Angoisse de Jean-Louis. C'est l'histoire du probe qui se sent injustement poussé sur le banc d'infamie. D'autant que son avocat n'est pas là. Tiens, tous ses amis non plus, à part moi... Je le soutiens comme je le peux, mais je sens bien que mes paroles ne vont pas loin : ce n'est pas moi qui suis sur la sellette. En attendant, on s'assied côte à côte. Et le défilé commence, sans tarder.

Tel est né début mai 1953. Sûr de lui ? En tout cas, pas d'avocat à ses côtés. N'empêche, les faits sont là. Les policiers n'ont pas rêvé. Quatre infractions sont retenues contre lui, dont une conduite sans permis, et un "état alcoolique". Le juge, après un rapide "interrogatoire de personnalité", semble prendre connaissance du dossier. Il doit avoir suivi des cours de lecture rapide, chez Celer, car le dossier a beau n'être pas celui de Fourniret (854 kg), il paraît contenir au moins une dizaine de feuillets.

"Que pensez-vous de cette réitération des faits ?

Mutisme du prévenu. On songe immédiatement au fameux "procès de mots", de Giono, dont on a usé et abusé. Le juge, alors, reformule :

Pourquoi avez-vous recommencé ? Cette fois, l'homme comprend.

- J'ai eu tort, oui". Ce sera tout.

Sur ce, la parole est donnée au Procureur, ou plus exactement à la Procureure, comme on dit depuis Mitterrand et Benoîte Groult.

- Dix mois de prison, dont huit avec sursis. Et trois amendes de 500, 400 et 300 euro. Le Président délibère avec lui-même. Ce doit être le coup de la tempête sous un crâne. La tempête n'est pas trop violente, puisqu'elle dure moins de cinq minutes, je veux dire moins de deux minutes.

- Vous êtes technicien ? Acquiescement

- Vous gagnez 1000 euro par mois comme technicien ? Encore acquiescement.

- Obligation de soins, assortie de trois amendes de respectivement 300, 200 et 300 euro.

La Procureure avait demandé plus d'un mois de salaire. Le Président tranche en faveur d'un peu moins d'un mois. Sans peine de prison, que de toute manière l'homme n'aurait pas accomplie - oui, mais il y a l'inscription au casier judiciaire.

- Vous pouvez partir. Le condamné murmure un merci de soulagement. Jusqu'à la prochaine fois.

S'avance alors, à l'appel de son nom, un individu sensiblement du même âge que le précédent, né fin mars 1954. À croire que la lutte mendésiste contre l'alcool n'a guère produit ses effets, à part qu'elle a fait chuter Mendès... Cet individu est accusé, lui aussi, d'état alcoolique. Il a, un jour, fêté le départ à la retraite d'un salarié de l'établissement dans lequel il travaille. D'un collègue, donc. Il n'a pas d'antécédents judiciaires. Il sait s'exprimer, c'est un gérant de société. La Proc' parle de la contestation des circonstances dans laquelle (sic) le contrôle d'alcoolémie a été fait, cinq heures après que l'individu ait (re-sic) été contrôlé. Le gérant est défendu par un Maître, qui joue savamment avec ses lunettes. Et qui demande la relaxe, car le prévenu ne conduisait pas, il poussait la voiture (en panne) d'un autre ! L'affaire est donc mise en délibéré. Le jugement sera rendu dans trois semaines.

Et voici mon ami, qui est appelé à son tour. Lui est né l'année même des manifestations des ligues (et des communistes) contre les "pourris" et le gouvernement d'Édouard Daladier. Mais lui, ce n'était pas à Paris. C'était à Casablanca. Mon ami est pied-noir. Là, c'est un peu plus grave : au milieu d'alcooliques invétérés ou de circonstance, on a inséré une suspicion de délit de fuite. Mon ami s'exprime d'une voix claire. Il est vrai que c'est un chanteur d'opéra à ses heures, passionné de musique classique et de chant choral. Et dont l'érudition m'a toujours épaté. En plus, nous avons un point commun. Nous considérons Jean-Michel Aguirre comme le meilleur arrière que la France ait connu. Oui, nous nous y connaissons un peu, en rugby. Surtout en troisième mi-temps, il faut bien l'avouer...

Il est d'abord fait état d'une lettre écrite au Proc' début août précédent. Dont la teneur nous est révélée : on apprend ainsi qu'une voiture en stationnement a été bousculée et que son pare-chocs avant s'est encastré dans le pare-chocs arrière de la voiture précédente. Le cher Maître, conseil de mon ami vient opportunément d'arriver, sur ses entrefaites, il prend la parole au vol :

- Mathématiquement, dit-il, ce doit être du côté droit. On frémit en songeant à la conception mathématique d'un choc que cet avocat développe. Il doit être ému lui aussi, et les lois de la physique, par exemple, lui ont échappé. Mais comme il est arrivé en retard, mathématiquement on peut comprendre sa bévue, que personne au reste n'a relevée.

Invité à s'exprimer par la Président, Jean-Louis dit à quel point il était tombé de haut, le jour où il a reçu sa convocation. Et que, depuis, il vit un véritable cauchemar. Il affirme qu'il n'a absolument rien senti. On reprend les faits : mon ami, un être comme on n'en fait plus, passe beaucoup de son temps en bénévolats divers et variés. En particulier, il officie à la Banque alimentaire. Il roulait un dimanche dans une rue grelibroise, au volant du camion de cette association, pour effectuer je ne sais quelle livraison. A-t-il heurté un véhicule en stationnement, en prenant son virage de façon un peu trop "serrée" ? C'est ce qu'affirme un passant qui passait par là, et qui a relevé le numéro d'immatriculation du camion. Dame, on est ancien gendarme ou on ne l'est pas. Le Président remarque : la question est en effet de savoir si vous avez entendu ou non le choc. C'est étonnant que vous n'ayez pas entendu du bruit, ou senti un impact.

Et il interroge le prévenu sur ses revenus (on se demande quel est le rapport avec l'impact, vraiment). Une modeste retraite de 1700 euro. La parole est donnée à la Proc', qui justement ne la prend pas, et s'en remet à la sagesse du Président. Vient donc le tour du cher Maître : je m'attendais à des envolées lyriques, mais voilà, s'agissant des bavards, on ne parle que des ténors, il y a aussi tous les autres. Pourtant, celui qui fait profession de transformer le noir en blanc avec sa langue, devrait s'exprimer avec grande aisance et maîtrise. Ce n'est pas du tout ce que j'ai pu constater, au long de cette matinée. Bref. L'homme en noir fait remarquer tout d'abord au Tribunal que le véhicule endommagé a été, immédiatement après la plainte, réparé, et que c'est la Banque alimentaire qui a payé la facture. Il met aussi en cause le témoignage du militaire, et insiste sur l'intégrité de mon ami, qui n'aurait jamais fui ses responsabilités, s'il avait senti le moindre choc. C'eût été une attitude impensable, de sa part. Mais surtout, revenant sur les faits et la configuration des lieux, il fait observer que la réparation effectuée sur le véhiculé heurté a eu lieu sur l'aile opposée au supposé choc, et donc que - il ne le dit pas mais on peut l'inférer - mathématiquement, son client n'a pas lieu d'être dans cette enceinte, et que le militaire à la retraite a eu la berlue. Donc, mon ami doit être relaxé.

Le Président réfléchit trente secondes. - Vous êtes relaxé, Monsieur. Je ne vois Jean-Louis que de dos, bien sûr. Je vois ses épaules s'abaisser. Son corps se détendre. Brusquement, sa silhouette a rajeuni de vingt ans. Pas d'amende, donc, et c'est justice. Mais il a dû payer son avocat. La moitié de sa retraite. Et la Banque alimentaire a banqué pour la faute de quelqu'un d'autre. Donc, ne passez jamais dans les rues de Grelibre, un dimanche, avec un camion. Même de la Banque alimentaire.

 

Est alors appelé un jeune homme, sans antécédents, présent ce matin pour avoir grillé un feu rouge en état d'ivresse. Il se présente sans avocat.

- J'ai fait une connerie, avance-t-il sans barguigner

- N'avez-vous pas plutôt fait deux conneries, rétorque le Président, dont on remarque qu'il sait user d'humour, mais sans méchanceté. La Proc' demande six mois de suspension de permis, et 300 euro d'amende. Le gars s'en tire avec 150 euro seulement, et sa suspension.

Puis vient Noël, un enfant de 68. Il se présente sans avocat, pour un délit de fuite. Lui, c'est vrai. Il s'est rendu compte. Il a indemnisé sa victime, pour la réparation du véhicule. Il lui a donné 400 euro, il en gagne 1400.

Quand on commet un accident, lui dit le Président, on assume ses responsabilités. Parole d'Évangile, certes, qu'il faudrait aller rappeler - entre beaucoup d'autres -  à de Villepin. Un mois de prison avec sursis, trois mois de suspension de permis, et 300 euro d'amende sont demandés. Le Président acquiesce à tout ça, mais ce sera seulement 250 euro d'amende.

C'est le tour d'un homme de couleur. Un Camerounais, arrivé en France en 2000. Une armoire à glace. C'est le plus jeune de la bande, il n'a pas vingt-cinq ans. Il est tout seul. Lui, ce sera plus grave, encore qu'il ne s'en rende pas compte, puisqu'il se présente sans avocat. Le 23 juillet dernier, il est malheureusement tombé sur une patrouille. Conduite en état d'ivresse avec un permis suspendu. Pas de ceinture. Pas d'assurance. Pas de contrôle technique du véhicule. Pas de mutation de carte grise. Pour faire bonne mesure, il a été arrêté pour avoir grillé quatre feux rouges... Lui, il va manger bon, c'est sûr.

Pour s'excuser sans doute, il avoue avoir payé 130 euro son véhicule ! C'est un étudiant salarié, en 2e année de gestion (de gestion de quoi, on ne le saura pas). Il gagne 450 euro par mois. La Proc' réclame 4 mois de prison avec sursis, l'annulation du permis et huit amendes. Cinq de 200 euro, une de 400, et deux de 200 euro. Le Président admet les quatre mois, mais opte pour une suspension de six mois (ce qui n'est guère cohérent, s'agissant d'un permis déjà suspendu) et huit amendes. Sept de 200 euro, une de 300 euro. Celui-là, quelque chose me dit qu'on le reverra...

Maintenant, une toute belle. Une jeune femme, sans emploi. Enfin, elle en cherche un. En attendant, elle n'a pas d'avocat. Elle est encore plus jeune que l'homme de couleur qui l'a précédée : vingt-deux ans. Elle a été contrôlée en flagrant délit d'ivresse : 0, 86 mg. [le délit est constitué à partir de 0,40 mg, et la garde à vue s'impose en principe à partir de 0,70]. Elle avoue avoir bu "trois-quatre" verres de vin rosé. C'est bête d'en arriver là, croit-elle utile d'ajouter.

La Proc' prend ses réquisitions 15 jours de prison avec sursis, six mois de suspension de permis, 200 euro d'amende. Ce coup-ci, le Président suit complètement les réquisitions. Ce sera la seule et unique fois.On se demande pourquoi.

 

Voici venu le tour d'un homme mûr, puisqu'il est né en 49. C'est un électricien, qui se présente sans avocat. Il roulait, alors que son permis lui a été retiré. Il dit avoir bu "5/6 bières". Pourtant, la prise de sang révèle un taux d'alcoolémie de 0,74 mg... L'affaire est conduite rapidement. La Proc' demande 15 jours de prison avec sursis, quatre mois de suspension du permis (on ne saura pas si ce temps s'ajoute à celui qui est en train de courir), et 450 euro d'amende. Le Président suit, sauf en ce qui concerne l'amende, qu'il réduit au tiers.

Pendant l'audience, on sent que le greffier s'ennuie ferme, je veux dire que pour lui, il n'y a jamais de sursis. À l'abri de l'écran de son portable, il feuillette discrètement une revue. J'espère qu'elle n'est pas porno... Quant au policier de service, ou plus exactement à la policière, elle ne cesse d'entrer et de sortir. Je ne sais si elle est affligée, ce matin d'octobre, d'une gastro carabinée. En tout cas, lorsque le géant Camerounais s'est présenté à la barre, tout à l'heure, j'ai frémi en pensant que s'il lui avait pris l'idée de faire du sproum, mettons comme le copain de Jack Nicholson dans Vol au-dessus d'un nid de coucou, elle n'aurait guère pesé plus que son poids malgré son gros pétard au côté, pour protéger les membres du Tribunal...

Ainsi, on remarque que les deux acolytes jouent un numéro bien huilé : la Proc' fait mine d'être méchante, le Président adoucit systématiquement, ou presque, les peines suggérées. Ma foi, c'est de bonne guerre. Mais tous ces prévenus par lettre recommandée avec accusé de réception, attendent leur tour plus ou moins sereinement parmi le public admis aux audiences (dame, la justice est rendue en public, au nom du Peuple français). On va les disséquer, très rapidement, devant tous. On va révéler des choses sur eux. On va les marquer.

Moi, je serais pour une autre justice, plus humaine, plus feutrée. Sans public derrière son dos, le prévenu serait reçu par un aréopage de quatre ou cinq personnes, et invité à s'asseoir. Je verrais bien deux juges professionnels, entourés de membres de diverses religions, mettons un curé, un pasteur, un imam et un rabbin. Je tiens que ces types-là sont forcément plus honnêtes que la moyenne de leurs concitoyens. On accorderait jusqu'à une demi-heure pour chaque affaire, et non cinq-six minutes. Les professionnels seraient là pour empêcher les ecclésiastiques de s'égarer. Les ecclésiastiques, sans mettre en doute la fermeté de la loi, apporteraient un supplément d'âme. Et assureraient, pourquoi pas, un discret suivi. Utopie, certes. Et pourtant.

Au sortir, il était midi.