[À partir du Poème d'Antonin Fibich, rêveries méditatives d'un chaland solitaire...].

 

Longtemps, j'ai détesté Tino Rossi, l'adulé des midinettes, à la voix de velours, disait-on, mais qui pour moi était davantage proche d'un registre efféminé. Je le détestais ou le méprisais, je ne saurais dire exactement : enfin, plus que de l'exécration, je devais in petto éprouver de la dérision à son endroit.

Et cela parce qu'une institutrice d'âge respectable, ou plutôt Directrice d'école, qui avait commencé sa carrière à Grans, et l'avait achevée, à la Libération (car née en 1890), à Marseille, le détestait également, et m'avait un jour raconté que, dans les années vingt, Tino était venu se produire à Marseille justement, et que des centaines d'admiratrices l'avaient attendu, à sa descente du train... nues sous leurs manteaux de fourrure ! Avec le recul, je me dis que cette admirable femme, que ses intimes appelaient Flo, avait exprimé là une manière de jalousie, à tout le moins un jugement hâtif car on pouvait pas, en toute justice, incriminer l'artiste corse à la guitare factice en lui imputant le leste comportement de ses groupies. Mais bon ; au début de mon adolescence, mon esprit critique qui était plus volontiers de contradiction, n'allait pas jusqu'à mettre en doute les opinions d'une personne qui, pour des raisons qui n'ont rien à voir ici, était éminemment respectée à la maison - où sa meilleure amie (depuis les années Lycée à Aix-en-Provence, avant la Grande Guerre) nourrissait, elle, de solides préventions à l'égard d'Édith Piaf, dont elle trouvait la voix "vulgaire".

D'autant que j'avais un motif plus personnel, de lui montrer ma fidélité : longtemps après sa retraite, elle me fournissait encore en cahiers d'écolier à couverture rose, frappée aux armes de la ville de Marseille, et j'adorais ces cahiers à l'interlignage si particulier... Aujourd'hui, je me dis, puisque nous vivons désormais dans l'épouvantable ère du soupçon, que l'ample provision que Flo avait prélevée sur sa dotation en fournitures scolaires pourrait s'apparenter à de l'abus de biens sociaux...

Et puis le temps passa sur ma mémoire, tandis que Flo rejoignait son époux bien-aimé, là-bas, bien au-delà des îles d'Endoume, et du château d'If...

 

 

 

Un jour pourtant, qui était exactement un soir de Noël ou d'avant-Noël, j'eus l'extrême surprise de voir, dans les étranges lucarnes, un improbable duo interprétant un chant de Noël, justement : il s'agissait de Tino Rossi et Georges Brassens, qui paraissaient les meilleurs amis du monde, tant leur complicité était évidente. Or pour moi, Brassens était une référence, et je conterai peut-être, un jour, ma curieuse rencontre avec l'auteur de la Chanson pour l'Auvergnat. À l'instant même, ma défiance, si bien ancrée pourtant, à l'égard du roi des chanteurs de charme s'évanouit, et pour toujours. Et je regardai désormais cet homme vieillissant sinon avec enthousiasme, du moins avec respect, surtout lorsque j'eus entendu son interprétation de l'Ave Maria de Schubert qui, paraît-il, avait enflammé jusqu'à la Callas.

 

 

 

En revanche dans ces années-là, c'est avec une réelle passion que je suivais, sur les ondes, une émission de Claude Villers, qui s'intitulait peut-être, mais je n'en jurerais pas, "Marche ou rêve". Il y avait certes le contenu novateur créé par cet infatigable globe-trotter, portant à la réalité le patronyme d'un très célèbre révolutionnaire en chambre qui fut, ironie de l'Histoire, l'être le plus casanier que le monde ait jamais porté. Mais à la réflexion, je me dis que si j'attendais avec tant d'impatience que vînt l'heure d'écouter l'émission de Villers, c'était sans doute aussi à cause de son indicatif si tendre, si poignant qu'il en devenait pour moi comme la petite phrase de la Sonate de Vinteuil pour le Narrateur : un leitmotiv tout particulièrement obsédant.

Or un jour, mais ce n'était sans doute pas à l'occasion de Noël (tout de même !), parut dans un hebdomadaire de télévision que je feuilletais distraitement, un article listant les airs célèbres que la publicité de l'époque utilisait pour agrémenter ses boniments. Au beau milieu de ce texte figurait l'origine de l'indicatif de Villers, et ce dévoilement, loin de calmer ma soif de connaissance, ne fit que l'aiguiser, exactement comme lorsque, bien plus tard, j'appris que la musique d'un cantique que j'aimais par dessus tout (Louange et prière, n° 204), avait été empruntée au Rinaldo, de Haendel ("Laschia ch'io pianga mia cruda sorte").

L'hebdomadaire poussait même l'amabilité jusqu'à préciser pour ses lecteurs quelle interprétation du morceau avait été retenue par l'auteur de l'émission, et c'est ainsi que son indicatif, qui jusqu'alors avait relevé de l'inconnu pour moi, tout soudain me devint familier, car je n'eus de cesse, ayant acquis à la Fnac la plus proche, le disque Philips n° 6529 005 paru dans la collection "Soirée musicale" et intitulé Le concerto de Varsovie, de R. Addinsell (c'était le titre de la pièce principale de ce 33 tours), comprenant des œuvres de F. Kreisler, de Rachmaninoff, deux Danses hongroises (20-21) de Brahms, etc., d'écouter en boucle le Poème (op. 41, n° 8) de Zdenk Antonín Václav Fibich (1850-1900), dans l'interprétation de Kurt Masur, à la tête de l'orchestre philharmonique de Dresde.

Oui, il s'agit bien du même célébrissime chef d'orchestre aujourd'hui vieillissant (84 ans) et atteint de la maladie de Parkinson, mais doté d'une énergie peu commune et du farouche désir de lutter contre son destin qui, voici à peine plus d'un mois (très exactement, le jeudi 26 avril dernier) a trébuché alors qu'il dirigeait l'Orchestre national de France sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, avenue Montaigne, et s'est affalé dans les bras, si j'ose dire, des spectateurs du premier rang ; puis, s'étant plus ou moins remis a déclaré, comme le grand Kant, dit-on, sur son lit mortuaire, Alles Gute, ajoutant : Kein Problem ! Sacré Kurt ! Total respect !

Oui, c'était bien lui qui, plus de cinquante ans auparavant, avait dirigé l'orchestre philharmonique de Dresde pour l'interprétation de Poème, de Fibich !

Aujourd'hui, les 33 tours n'ont plus cours ; et je ne sache pas que Philips ait réédité en CD Le concerto de Varsovie, et ses pièces associées. Mais tout un chacun, grâce au progrès (?), peut désormais sans aller à la Fnac (ou sur Amazon, qui a mes préférences désormais), écouter sur YouTube, sans quitter son fauteuil, différentes interprétations de Poème, et rendre implicitement hommage au compositeur tchèque tellement oublié, que ni le Larousse, ni le Robert ne l'ont retenu.

Moi-même, j'en avais bien quelque peu étouffé le souvenir tandis que j'arpentais, il y a fort peu de temps, les pauvres étals d'une foire au grenier, épouvantés par les trombes d'eau d'un printemps sacrément pourri. Peu de chalands, guère plus d'exposants. Mais voici que mon regard est attiré par une pile de CD, dont la plupart étaient encore sous blister. Nonchalamment, tenant fermement d'une main mon pébroc, que les rafales de vent me disputaient, et parcourant de l'autre la pile de Cd, comme aux temps jadis (heureusement révolus, rassurez-vous) où je me roulais mes cigarettes d'une seule main, voici que je tombe en arrêt devant un "Tino éternel", titre dont l'exagération qualificative même me fit sourire ; mais je me dis qu'après tout, ce CD pour lequel je n'eus à débourser que la moitié d'un euro, contiendrait peut-être une nouvelle interprétation de Petit Papa Noël, que justement je recherchais...

Ayant rapidement fait le tour de la brocante, je regagnai mon véhicule et, avant même de démarrer, j'insérai dans la fente adéquate de mon auto-radio cette galette que personne encore, n'avait écoutée. Et je démarrai. Et puis soudain, je faillis freiner des quatre fers (c'est une image) ; car le chanteur gominé entonnait des paroles quelque peu bluettes sur une mélodie que je connaissais parfaitement, et qu'il interprétait sans aucune fausse note (car, en plus d'avoir su rouler mes sèches d'une seule main, j'ai l'oreille absolue, mais oui le Bon Dieu ne procède pas à des répartitions équitables, lorsqu'il distribue les talents ! Que voulez-vous, comme dit un des personnages déjà cités, il a plus les yeux bien en face !) ; sur l'air de Poème, Tino chantait, en effet :

Pour tes yeux,
J'ai voulu faire un poème.
Devant eux
Le ciel pâlissait lui-même.

Pour chanter ta fragile beauté,
J'avais pris la rose d'été,
Mais à tes côtés
Elle s'est fanée le soir même.

 

[vous irez chercher la suite sur Internet, ok ?]

 

Frappé de stupeur en entendant cela, je saisis nerveusement la pochette du CD (tout en conduisant, je sais, c'est pô bien), pour y lire que le "poème" écrit sur la mélodie de Poème datait de pas mal de temps déjà, et que Tino, en tout cas, avait enregistré cette chanson en 1948. Et je n'en savais rien !

Cela me fit songer qu'une culture acquise de façon trop élitiste et bourgeoise pourrait-on dire, trop axée sur ce que l'on nomme, faute de terme plus adéquat, le "classique", laisse échapper des pans entiers de la vie, sans doute tout aussi dignes d'intérêt, et même opérationnels : en effet, n'importe quelle midinette (par exemple, l'une de ces évaporées, qui à Marseille, étaient venues attendre Tino à sa descente de train) se serait écriée, "mais je l'ai déjà entendu, ça (comme dirait le nouveau Président) ! C'est Tino Rossi qui le chante !" Le nom de Fibich ne lui aurait évidemment rien dit, et peut-être même celui de Jacques Larue (le parolier). Mais si sa curiosité avait été alors en éveil, elle aurait pu "remonter", à partir de Tino, jusqu'à l'auteur de Poème ; tandis que moi, avec mes participes grecs et latins, mon Bodevin-Isler et mon Carpentier-Fialip, et quelques autres, j'avais été totalement désarmé, jusqu'à la bienveillante intervention du hasard...

Ou bien alors, cette personne aurait régulièrement fréquenté le cinéma "populaire" ; fan de Tino, elle n'aurait pas manqué d'aller le voir jouer, aux côtés de Simone Valère, dans "Deux amours", un film sorti en mars 1949, qui n'a pas dû faire les beaux jours des salles d'art et d'essai, mais bon, c'est dans cette œuvre ayant pour auteur un certain Richard Pottier (encore un parfait inconnu pour moi) que Tino, justement, pousse la chansonnette ("Pour tes yeux, J'ai voulu faire un poème", etc.) sur l'air de "Poème". Et donc, à partir de là, notre midinette aurait pu atteindre à Fibich, etc. Au lieu que moi, avec mon Gaffiot et mon Bailly (Félix et Anatole pour les dames), complets et abrégés (car je possède les deux, bien entendu), j'ai dû au seul coup de veine d'une lecture, à la rencontre fortuite avec un hebdomadaire qui était loin d'occuper mes jours et mes nuits, de mettre enfin un nom d'auteur sur un air mélancolique et tendre qui m'occupa tellement l'esprit.

On ne se refait pas, certes, surtout à mon âge, qui déjà a doublé celui de Flo lorsqu'elle m'entretint de Tino. Mais par exemple, lorsque j'ai appris la disparition de Whitney Houston ou, plus récemment, celle de Donna Summer, la reine du disco, ce fut pour moi de l'hébreu, alors que, je l'ai éprouvé, ces disparitions "parlaient" à des tas de gens de mon entourage.

Nous avons tous, en nous, quelque chose d'hébraïque, qu'explique notre histoire personnelle. L'hébreu de la petite pisseuse d'en face n'a pas plus de valeur que le mien propre. Certes. Mais tout de même, à la midinette, je vais apprendre quelque chose - car il faut quand même que je lui montre ma supériorité, qu'au moins je tiens de l'âge ! Entre Zdenk et Tino, il y a (au moins) un point commun, intime et chaud : l'un et l'autre connurent assez tard, enfin, les femmes de leurs vies, Anežka et Rosalia, qui toutes deux étaient leurs cadettes de seize années ; et qui, toutes deux, accompagnèrent jusqu'au terme, avec profond amour, leurs grands hommes.

 

 

 

Claude Villers, dont il est question supra, vient de nous quitter à 79 ans (il est décédé ce 16 décembre 2023 à Mussidan, Dordogne. Respectueux hommages.)