Soixante ans ont passé, depuis la perpétration de l'horrible tragédie. Les requins de la télévision commémorent ce matin d'été à Lurs en diffusant à tour de bras ce que j'ai naguère nommé le téléfilm scélérat (et je suis heureux que l'expression ait fait florès), dont les auteurs avaient pour but de tromper les jeunes générations, tout en augmentant confortablement leurs bas de laine personnels. Alors, remémorons-nous, à notre façon, l'affaire, en parlant d'un personnage que nous avons un peu oublié, dans nos développements, car appartenant à la race des "tarés", dont le modèle le plus abouti fut le dénommé Llorca.

[ P. S. Einbildung {alld}, substantif féminin, = imagination, illusion, fantaisie, rêverie, fantasme]

 

"Je vais essayer autrement, dit-il. L'expérience montre qu'il est extrêmement rare que les gens avouent des crimes qu'ils n'ont pas commis. Ça arrive, il est vrai, mais pas souvent. Surtout quand il s'agit de personnes qui ont un gros problème de drogue".
(Henning Mankell, Avant le gel, une enquête du commissaire Wallander, p. 247).

"Il se serait accusé, sachant que ses dires seraient reconnus comme faux".
(Ch. Gillard).

 

 

I. Introduction

 

On se souvient peut-être que pour accompagner la diffusion du téléfilm dont il a été question ci-dessus, et lui donner l'impact le plus fort possible, les duettistes Reymond-Dominici avaient créé un site Internet à la gloire du condamné à mort, site qui comprenait un forum, très fréquenté, et présentait un certain nombre de documents tirés du dossier - et toujours tronqués, ce qui ne manque pas, même dix ans après, de soulever des questions.

Comme l'on sait que la principale thèse de Reymond fut de porter à la connaissance du public une "épave inutile" que les enquêteurs (et après eux, les avocats de l'inculpé) avaient abandonnée, après l'avoir retournée dans tous les sens, on ne s'étonnera pas qu'au nombre des documents présentés figurait la cote B 91, signée du commissaire principal Ch. Gillard, et que cette cote était orpheline d'une page, la onzième.

Avec quelle insistance cette page fut réclamée auprès des animateurs du forum ! Mais ce fut en vain, malgré les nombreuses promesses auxquelles les habitués, passionnés par l'affaire de Lurs, avaient cru bon de se fier... Aujourd'hui, le temps est venu de publier cette cote dans son intégralité. Mais elle n'est, qu'on le sache, qu'une infime partie du gros travail d'investigation de Gillard - et de quelques autres : dans le dossier d'Assises, la mésaventure Bartkowski couvre une douzaine de cotes, soit une centaine de pages.

Nous publions cette cote sans commentaire, car il est inutile, et même oiseux, de discuter pas à pas la production prodigieusement imaginative du jeune (à l'époque) ouvrier agricole allemand - qui ne trouva rien de mieux, lorsque J.-Ch. Deniau le découvrit, en 2004, de déclarer qu'il avait assisté à l'accident qui emporta Lady Di... Et nous nous contenterons de mettre entre [] (et en caractères gras) la fameuse page onze !

 

 

II. La cote B 91

 

Ministère  
de l'Intérieur République française
Direction générale  
de la Sûreté nationale Paris, le 24 novembre 1952
 
Section des Services Le Commissaire Principal Charles Gillard à
de Police judiciaire Monsieur le Commissaire Divisionnaire
1ère Section chargé de la s/Direction des Affaires criminelles

   

Objet : meurtre de la famille Drummond

Référence : Vos instructions



J'ai l'honneur de nous rendre compte du résultat de la mission effectuée à Stuttgart (Allemagne), conformément à vos instructions.


Les faits



Le 12 novembre 1952, la Direction de la Sûreté à Baden-Baden nous signalait par radio que la police allemande de Stuttgart venait de l'informer qu'un certain
Bartkowski Wilhelm, né le 6 avril 1926 à Westerhold (Allemagne), de nationalité allemande,
arrêté pour divers méfaits, avait déclaré avoir commis avec trois autres individus, l'assassinat de la famille Drummond à Lurs.
Bartkowski prétendait avoir contracté un engagement à la Légion étrangère sous le nom de Bart Wilhelm et s'être enfui de Marseille.
Le lendemain, Baden-Baden précisait que les complices de Bartkowski étaient les nommés : Soler, Moradis et Moesto Carlo. Enfin, le même jour, M. Toussaint, Directeur de la Sûreté à Baden-Baden, consulté téléphoniquement, faisait connaître que Bartkowski avait précisé avoir dérobé une somme de 40 000 francs et un pistolet automatique dans une chambre d'Officier de la Légion et que c'était le dimanche 3 août, vers 9 heures, qu'il avait quitté Lindau pour y revenir le 4 vers 19 heures, après l'accomplissement du crime.

Malgré cette précision qui, si elle était exacte, rendait impossible les participations de Bartkowski et de ses complices au crime de Lurs commis dans la nuit du 4 au 5, et malgré le résultat négatif des vérifications faites à la Légion étrangère à Marseille, il était décidé que je me rendrais à Stuttgart pour procéder à une audition de Bartkowski.

 

L'enquête

 

Bartkowski Wilhelm :

Bartkowski Wilhelm, de nationalité allemande, né le 8 avril 1926 à Westerhold (Westphalie), fils de Bernhard et de Maria Bartkowski (décédée), se disant ouvrier agricole et domicilié en dernier lieu à Obergermaringen (Cercle de Kaufbeuren - Bavière [le terme allemand Kreis se rend plutôt, habituellement, par arrondissement]), a été libéré après avoir purgé une peine de 3 années de prison pour vol en récidive.
Le 9 août 1952, soit neuf mois plus tard, il a été arrêté en flagrant délit de pillage, avec trois autres individus, dans une maison de week-end, du Cercle de Nurtingen, et condamné pour ce vol, le 2 octobre 1952, à 5 mois de prison qu'il accomplit actuellement à la prison de Ludwgisburg.
Au moment de son arrestation, il portait un complet qui visiblement n'était pas à ses mesures, et après diffusion de la description de ce vêtement, la Police criminelle de Stuttgart apprenait qu'il provenait d'un vol commis dans la région de Ludwigshaffen (Lac de Constance).
Bartkowski se trouvait en cours de peine et la Police de Stuttgart put l'interroger en toute tranquillité. Dès qu'il apprit qu'il était susceptible d'être transféré en zone française d'occupation, en raison de l'affaire de Ludwigshaffen, Bartkowski commença à avouer des forfaits divers commis en zone américaine, car il affichait une forte crainte d'être livré aux Français.
La Police criminelle de Stuttgart compte lui imputer 80 crimes ou délits divers commis pendant ses neuf mois de liberté. Bartkowski en a reconnu un certain nombre pour lesquels il a fourni des précisions ; plusieurs de ces affaires sont actuellement terminées, les indications fournies par Bartkowski ayant été reconnues exactes.

Je dois signaler, dès maintenant, que Bartkowski a désigné pour quatre ou cinq de ces affaires trois complices qu'il nomme encore pour le crime commis dans le sud-est de la France. Ces trois individus ne sont pas identifiés, mais la Police allemande a la certitude qu'ils existent, ainsi que l'auto Buick, dont il sera également parlé. Pour les situer, ils auraient ensemble, et à l'aide de la voiture Buick, commis entre autres, une agression à main armée suivie de vol contre un conducteur d'autobus.

Bartkowski était interrogé sur son emploi du temps des premiers jours du mois d'août 1952, c'est-à-dire de ses derniers jours de liberté ; il s'accusa de vols à la tire commis à Lindau, au préjudice de nombreux touristes attirés dans cette ville par la "Fête du Lac". Malheureusement pour lui, aucune plainte pour des faits de ce genre n'avait été déposée. Il s'accusa alors d'une agression à main armée (en donnant en gros les précisions qu'il devait me fournir par la suite), commise en territoire suisse. Là encore, les autorités de ce pays ignoraient tout d'une semblable affaire, et en répondant négativement en ce qui les concernait, à la demande de vérification de la police allemande, elles signalaient à celle-ci qu'un crime avait été commis dans le sud-est de la France à cette époque.

Le 12 novembre 1952, il y a donc une dizaine de jours, Bartkowski maintenait devant la Police allemande ses déclarations au sujet de ce crime, le situant cette fois en territoire français à 90 ou 100 km de Marseille.

C'est alors que devant la gravité des faits et pour éviter tout retard, la Police criminelle de Stuttgart avisait le Contrôle de Sûreté de Tübingen, qui nous saisissait par le canal de la Direction de la Sûreté à Baden.

Vous me chargiez de me rendre à Stuttgart pour entendre Bartkowski et estimer si ses aveux pouvaient nous intéresser, en donnant une nouvelle orientation à l'enquête ouverte à la suite du triple meurtre de la famille Drummond commis à Lurs (B. A.) dans la nuit du 4 au 5 août 1952.


aster


La mission à Stuttgart

Dès le jour de mon arrivée, c'est-à-dire le 18 novembre dans l'après-midi, j'étais mis en présence de Bartkowski et par le truchement de M. Calen, Commissaire principal de la Sûreté nationale, chef du Contrôle de Sûreté de Tübingen, je ne pus que l'interroger verbalement, ou plus exactement écouter ses explications. Il confirmait en gros, ses déclarations à la Police allemande. À l'aide de notes prises à ce moment, j'ai rédigé un premier procès-verbal joint au présent.
Par la suite, Bartkowski fut interrogé d'une manière plus approfondie, par procès-verbal n° 427. Il ressort de ses explications :

Bartkowski maintient s'être engagé à la Légion étrangère à Marseille dans le courant du mois de janvier 1952, après avoir passé une nuit à la caserne de la Légion à Strasbourg, sur laquelle il avait été dirigé par un Officier de liaison français avec lequel il était entré en contact à Cologne. Il s'accuse d'avoir commis à Marseille, dans un bureau de la caserne de la Légion, un vol d'une somme de 30 à 40 000 francs, d'un pistolet automatique de fabrication espagnole et d'une capote militaire. Il a fourni un luxe de précisions tant sur ce vol que sur les circonstances de sa fuite de la caserne, lorsqu'il s'est ravisé, précisant aussi avoir vendu la capote à un sieur Schatz, restaurateur à Hersgund, à la frontière germano-autrichienne, pour la somme de 10 marks.
Les vérifications faites à la Légion étrangère sont demeurées vaines, aussi bien en ce qui concerne l'engagement que le vol. Le fait qu'il ne soit pas trouvé trace de l'engagement pourrait s'expliquer par la très courte durée de la présence de Bartkowski à la caserne. En ce qui concerne le vol, il faudrait admettre que la victime n'en ait pas parlé. Quoi qu'il en soit, de nouvelles vérifications paraissent s'imposer.
Bartkowski s'accuse aussi d'avoir cambriolé une villa sur le chemin de son retour vers l'Allemagne, villa qu'il situe à 3 ou 4 kilomètres de la frontière suisse, mais en territoire français. Il y aurait dérobé un complet d'homme, une chemise et une cravate. Il aurait aussi échangé des coups de feu avec un douanier vraisemblablement, qui l'aurait interpellé au moment où il franchissait clandestinement la frontière.
Cette fois encore, il y aura lieu de procéder à un contrôle sérieux de ses affirmations, les faits qu'il signale ayant dû laisser des traces.
Puis vint l'affaire qui nous intéresse principalement. Je vais résumer ses dires, me réservant de les comparer avec ses déclarations faites à la Police allemande, et d'en faire la critique.
Alors qu'il était détenu à la prison de Hagen, Bartkowski aurait fait la connaissance d'un Russe qu'il appelait Frantz. Ce dernier lui aurait proposé de "gagner de l'argent" en travaillant pour les membres d'une Commission russe installée à Francfort.
Le 21 décembre 1951, il aurait pris contact avec cette mission (qui n'était plus en fonctions) et il lui aurait été présenté trois individus sous les noms de : Soled ou Solet, Moradis et Moesto ou Modesto.
Le 4 août 1952, vers 8 ou 9 heures, il aurait rencontré ces trois individus à Lindau, qui l'auraient invité à les accompagner à Marseille où ils devaient cambrioler une bijouterie que Modesto se chargeait de désigner, Bartkowski devant en fracturer les portes.
Ils auraient franchi sans difficulté les frontières austro-allemande, austro-suisse et franco-suisse et auraient pris la route en direction du sud de la France. Peu après la frontière franco-suisse, ils auraient laissé à leur droite une route conduisant à Lyon. Au moment du franchissement de cette frontière, il faisait encore jour et ils auraient roulé encore pendant environ deux heures, avant la nuit.
Beaucoup plus loin, Bartkowski qui conduisait l'auto, aurait vu un panneau de signalisation indiquant : "Marseille 120 km" (ou 130 km).
Une demi-heure plus tard, subitement, ses compagnons lui auraient intimé l'ordre de s'arrêter.
À l'arrêt, Bartkowski aurait vu Soled et Moradis, se trouvant à l'arrière du véhicule, prendre sous leur siège deux armes : une sorte de pistolet mitrailleur et un fusil ou une carabine, qu'ils auraient armés, pendant que Modesto, jusqu'alors à l'avant et descendu, se serait armé d'un pistolet automatique caché sous l'aile avant gauche de la voiture.
Ces trois individus se seraient alors dirigés vers la gauche de la chaussée en lui donnant l'ordre d'aller arrêter la voiture 200 mètres plus loin.
Bartkowski a précisé que de l'emplacement du premier arrêt, il aurait vu, à gauche, à une cinquantaine de mètres, une petite lumière qu'il a pris pour une tente puis, tout près, une auto en stationnement. Il situe cela à minuit ou une heure du matin et a remarqué que la lune éclairait assez bien le paysage.
S'étant arrêté 200 mètres plus loin, après une courbe, il n'apercevait plus ni la lumière, ni la tente, mais voyait à sa droite, en contrebas, à vingt ou trente mètres, une "traînée d'argent", de 20 ou 30 mètres de longueur et de 4 ou 5 mètres de largeur, sensiblement parallèle à la route et qu'il a pris pour de l'eau.
Il y avait cinq ou sept minutes qu'il s'était arrêté, lorsqu'il entendit un coup de feu unique, puis quelques secondes plus tard, trois ou quatre autres coups de feu, espacés d'un très court intervalle, puis, enfin, des gémissements paraissant provenir d'une femme ou d'un enfant.
Deux ou trois minutes après les coups de feu, Modesto serait revenu vers la voiture, y aurait pris trois ou quatre robes de femme et un pull-over rouge qui se trouvait dans l'auto, puis serait reparti dans la direction d'où il était venu.
Enfin, cinq ou dix minutes plus tard, ses compagnons l'auraient rejoint et il aurait continué sa route en direction de Marseille, chacun ayant repris sa place primitive.
La voiture roulant, Bartkowski aurait vu dans le rétroviseur, Soled et Moradis qui replaçaient le pistolet mitrailleur sous le siège ; il n'aurait pas revu la carabine ou le fusil.
Modesto, réinstallé auprès de lui, aurait rangé le pistolet dans sa poche et n'aurait pas rapporté les vêtements qu'il était venu prendre entre les deux arrêts.
Quelques kilomètres plus loin, à la vue de maisons, Moradis lui aurait donné l'ordre de faire demi-tour et il aurait cédé le volant à Modesto. En repassant sur les lieux, la lumière qu'il avait aperçue avait disparu. À ce moment, il aurait demandé des explications à ses compagnons et Moradis lui aurait seulement répondu : "Nous avons réglé l'affaire rapidement" (en allemand, Wir haben kurzen Process gemacht), ajoutant, sur une autre demande de précisions de sa part, que "cela ne le regardait pas".
Une dizaine de kilomètres plus loin, Modesto lui aurait montré une chevalière avec une montre à la partie supérieure, Moradis un portefeuille renfermant de l'argent français, des dollars et des "shillings", puis un collier. Bartkowski a fourni des descriptions très précises des bijoux et du portefeuille qu'il prétend avoir vus, ajoutant que Moradis lui avait tendu quatre ou cinq billets de 10 dollars, qu'il aurait refusé, "n'en ayant pas l'emploi".
Il se serait ensuite endormi, ne se réveillant qu'à Genève ; il faisait assez clair.
La route se serait continuée sans encombre et ils seraient arrivés à Lindau, le 5 vers 19 ou 20 heures.
Dans la soirée, Modesto lui aurait remis 200 D. Marks représentant la valeur des dollars qui lui auraient été offerts dans l'auto. Ils auraient ensuite gagné Stuttgart où ses complices pensaient pouvoir vendre les bijoux dérobés dans la Tübingen Strasse, et il ne les aurait plus revus, ayant été arrêté quatre jours plus tard, et il ignore si les bijoux ont été effectivement vendus.
Après avoir donné un signalement de ses complices, Bartkowski a signé cette déclaration, reçue sans interpellation de ma part.

Dans un autre procès-verbal n° 421/4, Bartkowski a été réentendu, mais sur questions précises. Il convenait notamment de lui faire expliquer les conditions dans lesquelles il avait été amené à s'accuser d'un crime commis en France. Il a répondu qu'étonnée par le fait qu'aucun acte répréhensible ne paraissait avoir été commis par lui, durant les journées des 4, 5 et 6 août, la police allemande l'avait interpellé à ce sujet. Il aurait d'abord affirmé avoir commis des vols à la tire pendant la Fête du Lac à Lindau, ce qui a été reconnu faux, puis avoir participé à l'agression qu'il décrit mais en la situant en Suisse, et pendant la nuit du 3 au 4 août 1952. Ce n'est qu'après un contrôle infructueux des Autorités suisses, qu'il aurait précisé que l'action se situait à 90 ou 100 km de Marseille.
Bartkowski a affirmé ne pas avoir appris ce crime par la presse, bien qu'il ait cherché à en connaître les détails qu'il ignorait par suite du mutisme de ses complices pendant le trajet de retour.
Il a fourni des indications sur les points qui pouvaient me paraître intéressant de faire préciser, sans que ses déclarations puissent me permettre d'obtenir ni la certitude qu'il avait bien participé indirectement au crime ou qu'il en avait été le témoin, ni la certitude qu'il mentait.
À la fin de ses interpellations, il a déclaré :

"Je maintiens vous avoir dit la vérité et l'entière vérité ; j'affirme que les faits se sont déroulés de la façon que je vous ai indiquée. Je n'ai pas personnellement participé au meurtre, et me suis contenté de conduire la voiture et de me conformer aux ordres que mes camarades m'ont donnés. Si lors de mon deuxième arrêt, j'ai posé mon pistolet à côté de moi sur la banquette, c'était par mesure de sécurité personnelle, ne sachant pas comment les faits se termineraient et se dérouleraient. Je n'ai pas cherché à minimiser mon rôle ni à charger mes camarades. Je n'ai non plus rien inventé et tout ce que je vous ai dit répond à la vérité. S'il me revenait quelque chose en mémoire, j'en ferais part à la Police allemande et je ne verrais d'inconvénients à ce qu'elle vous le communique".

aster

 

Critique

 

1°- Bartkowski a été interrogé quatre fois sur l'affaire qu'il décrit comme s'étant déroulée en France, dans la nuit du 4 au 5 août 1952, à 90 ou 100 km de Marseille, sur la route de Suisse à Marseille. Il n'a jamais varié, sauf en ce qui concerne la façon dont il aurait fait connaissance de ses complices.
  À la Police allemande, il avait prétendu les avoir connus à Schaffhouse. Devant moi, il a affirmé qu'ils lui ont été présentés dans le local d'une commission russe dissoute de Francfort.
  Cette contradiction pourrait s'expliquer :

Jusqu'au mardi 18 novembre, Bartkowski n'avait pas voulu fournir son emploi du temps pour un certain jour. Mardi, après ma première visite, il a fait connaître à un fonctionnaire allemand que le jour en question il avait, avec ses mêmes complices, enlevé un savant en territoire allemand, qu'ils lui avaient fait franchir de force la frontière et qu'ils l'avaient livré aux Tchécoslovaques. Vérifications faites par la Police de Stuttgart auprès de la Police de Munich, il est apparu que la disparition d'un homme, M. Erich Krammer, savant atomiste, de Oberndorf, près de Sonthofen, avait été signalée en son temps et que son corps avait été retrouvé en territoire autrichien près des frontières bavaroise et tchèque. Bartkowski réinterpellé par la Police de Stuttgart a maintenu que M. Krammer n'avait pas été tué par ses complices ou par lui, et qu'ils s'étaient contentés de le livrer aux Tchécoslovaques. La Police de Stuttgart pense qu'il s'agirait d'un crime politique, et y voit une relation avec les nouvelles affirmations de Bartkowski.

 

aster

 

2°- Invraisemblances :

a) - Les frontières :

Franchissements aussi faciles et aussi fréquents des frontières avec une automobile transportant des armes.
  On se trouvait en pleine période estivale ; le nombre des voitures passant les frontières est élevé, et l'auto Buick portait un numéro d'immatriculation américain. Moradis et les autres seraient des trafiquants d'automobiles aux frontières, et pouvaient connaître des fonctionnaires des douanes.

b) - Franchissement des frontières sans passeport ou avec un passeport dont il ignorait le nom du titulaire :

Bartkowski prétend qu'il aurait essayé de s'enfuir en cas de contrôle sérieux.

c) - Retour brusque après le crime :

Les assassins n'auraient trouvé qu'un butin relativement peu important, et auraient abandonné leur projet de cambrioler la bijouterie de Marseille qui, on peut le penser, leur aurait procuré un autre profit.
Ils ont pu craindre l'alerte donnée par un témoin non remarqué, les barrages s'en suivant, et préféré retourner immédiatement en Allemagne, plutôt que de rester en territoire français.

d) - Trajet de retour aussitôt dans la nuit :

Les barrages mis aussitôt en place étaient à craindre.
  Mais les malfaiteurs avaient intérêt à se rapprocher de la frontière et sont, sans doute, décidés à tout, et ils étaient armés.

  e) - Rien ne semble avoir été dérobé à la famille Drummond :

D'après l'enquête, rien n'aurait été dérobé par l'assassin, et pourtant, le vol aurait été le mobile du crime.
  Bartkowski prétend que ses complices ont pris un portefeuille, une chaîne et une chevalière, ajoutant qu'il a profité de ce vol.
Le Professeur Marrian, consulté depuis, affirme que les victimes ne possédaient pas ces bijoux. Avait-il connaissance de tout leur avoir et de tous leurs biens ?

f) - Carabine en mauvais état retrouvée dans la Durance :

On n'imagine pas des malfaiteurs d'habitude, armés d'une carabine rafistolée avec un collier en aluminium.
  Des armes de provenance américaine ont été retrouvées en territoire allemand. J'ai demandé à mon collègue Calen de faire procéder à des rapprochements, après lui avoir communiqué les mentions relevées sur la carabine retrouvée.

g) - Le pull-over rouge et les robes abandonnés sur les lieux :

  Bartkowski prétend que Modesto a pris dans l'auto trois ou quatre robes et un pull-over rouge, et ne les a pas rapportés. Vérifications demandées au S. R. P. J. à Marseille, il n'aurait pas été retrouvé de pull-over rouge ni sur les lieux mêmes ni dans les environs. On ne voit d'ailleurs pas pour quelle raison les assassins auraient eu besoin de ces vêtements, leur crime accompli. Cependant, un vol aurait pu être commis sur les lieux avant l'arrivée des enquêteurs.

h) - Arrêt de l'auto 200 mètres plus loin que le lieu du crime :

Les auteurs du crime ont donné l'ordre à Bartkowski d'aller avec la voiture 200 mètres plus loin. Pourquoi cette décision les privant d'un moyen de fuite rapide ?
Mais là encore, un témoin dont la présence leur aurait échappé pouvait fournir un signalement de la Buick, de couleur lilas, facilitant ainsi les recherches aussitôt entreprises éventuellement.


aster


3° - Les points qui pourraient concorder.



a) :- La date :

: Bartkowski affirme que les faits dont il s'accuse se sont déroulés dans la nuit du 4 au 5 août 1952. Précédemment, il avait cité la date du 3 au 4 août, mais la vérification de ses dires permet de tenir pour certaine cette date du 4 au 5 car il a assisté à la Fête du Lac qui s'est déroulée dans la soirée du 3. Il en a donné une relation qui correspond à ce qu'ont vu les personnes qui y ont assisté, en particulier le Commissaire principal Calen.


  b) - Le lieu

D'après la carte Michelin n° 81, Lurs est situé à 101 ou 103 kilomètres de Marseille. Bartkowski dit avoir roulé pendant 20 ou 30 minutes après avoir vu l'annonce : "Marseille 120 kilomètres (ou 130)".
  Bartkowski déclare avoir remarqué ce panneau : "Marseille 120 kilomètres (ou 130)" à un embranchement de trois tronçons de routes. Toujours sur la carte, on remarque à Château-Arnoux, la nationale 85 qui rejoint la nationale 96. Cette localité doit se trouver à 120 kilomètres 500 de Marseille. Il s'agira de vérifier si un panneau indicateur porte le mot Marseille et la distance qu'il reste à parcourir.
  Il prétend aussi qu'il faisait jour à la frontière franco-suisse et qu'ils ont roulé encore pendant deux heures avant la nuit, et qu'il était minuit ou une heure au moment des faits.
 
[Il semble y avoir 350 km environ entre la Suisse et Lurs, c'est-à-dire cinq ou six heures de route, et il me semble que la nuit tombe vers les 21 heures au mois d'août. Franchissant la frontière vers 19 heures, l'auto roule pendant deux heures au jour c'est-à-dire jusque vers 21 heures, et arrive aux environs de Lurs vers minuit ou 1 heure. Évidemment, ce raisonnement reste à démontrer… Bartkowski fournit une description des lieux que je ne connais pas, mais l'emplacement du campement, à gauche de la route, est conforme. Il a vu de l'eau à sa droite. Un ruisseau est mentionné sur la carte à hauteur de Lurs et sur la droite de la route.

c) - L'heure du crime :

Bartkowski dit : "… Vers minuit ou une heure"
Dominici père dit : "… Vers une heure dix" ;
le fils : "… Une heure".

d) - Les coups de feu :

D'après Bartkowski : "… un coup de feu unique, quelques secondes plus tard trois ou quatre autres coups de feu espacés d'un très court intervalle".
Dominici Gaston : "Quatre coups de feu, je crois".
Dominici Gustave : "… Plusieurs coups de feu. Nous avons perçu le bruit des deux premiers coups assez rapprochés. Quelques secondes après, nous avons encore entendu trois ou quatre autres coups de feu, mais moins rapprochés que les deux premiers".
Dominici Yvette : "… Deux coups de feu et ensuite trois ou quatre autres coups un peu plus espacés".
Roche Roger : "… Des coups de feu provenant de l'autre côté de la Durance. Je me souviens avoir compté quatre détonations assez sèches… Comme les coups étaient assez séparés l'un de l'autre, après le premier…"
Franco Raymond : "… Il pouvait être une heure environ, j'ai entendu deux coups de feu, suivis, quelques secondes plus tard, de trois autres coups rapprochés".

e) - La carabine retrouvée :

Une carabine a été retrouvée dans la Durance tout à proximité. Bartkowski dit : "Moradis a pris une sorte de carabine… je n'ai pas revu le fusil ou la carabine que Moradis avait pris au départ… et enfin… je n'ai pas vu si le ]
fusil ou la carabine avait une courroie, car je n'ai pas vu cette arme assez longtemps".
À noter que dès le 12 novembre et aux fonctionnaires allemands qui ignoraient tout de la découverte de la carabine sur les lieux, Bartkowski a déjà parlé du non retour de la carabine.

f) - Il faisait clair de lune :

Le 5 août, la lune était pleine.

g) - Les gémissements :

Bartkowski a entendu une voix de femme ou d'enfant.

aster




4°- Quel crédit doit-on accorder aux affirmations de Bartkowski ?

Il est difficile de répondre. Je me suis efforcé de relever les contradictions, les invraisemblances mais aussi les parties des déclarations qui pourraient concorder avec ce que nous savons du crime de Lurs.
  Pour se faire une idée nette et définitive, des vérifications nombreuses s'imposent tant pour les points que j'ai fait ressortir que pour d'autres parties de ses déclarations. Par exemple : Bartkowski a croisé trois autocars à l'intérieur desquels il y avait des lanternes vénitiennes et qui lui ont paru être occupés par des gens revenant d'une fête. N'y avait-il pas précisément la Fête de la lavande, suivie d'un corso, à Digne, le soir du 4 août ? Encore : Bartkowski croit que Soled et les autres ont reçu le matin du 4 août avant 9 ou 10 heures, une communication téléphonique les informant que "l'affaire était prête". Si cette communication a existé, il s'agit sans doute d'un appel émanant de Marseille et destiné à Lindau.
Ou au contraire, s'il était réellement en territoire français cette nuit-là et que par un moyen non déterminé il y ait pu avoir connaissance du crime de Lurs et de ses circonstances de lieu et de temps, et qu'il s'en accuse pour une raison qui m'échappe, une bijouterie a-t-elle été cambriolée à Marseille ou dans la région ce soir-là ?
Bartkowski s'accuse non pas d'une part active au meurtre, mais d'en avoir été le témoin et le complice malgré lui. Il se charge en précisant qu'il était armé et qu'il avait préparé son arme pour parer à toute éventualité.
Si les compagnons de Bartkowski étaient réellement les assassins, on pourrait peut-être trouver une explication à l'attitude de Gustave Dominici.
Ce dernier a vu la jeune Elisabeth avant qu'elle ne rende son dernier soupir, donc avant cinq heures trente, si le crime a eu lieu à une heure, disent les médecins. C'est peut-être lui qui, moins peureux qu'il se dépeint, est allé sur les lieux et a recouvert les corps. Il ne veut pas l'admettre s'étant rendu compte, après, qu'il aurait mieux fait d'alerter la gendarmerie et qu'il ne serait pas cru. Ce serait pour cette raison qu'il trouverait plus simple de prétendre n'avoir rien vu, l'audition des coups de feu n'étant pas niable de sa part.
Il pourrait être réentendu à l'aide des déclarations de Bartkowski. Si celles-ci reflètent la vérité, et sachant que la police connaît la présence d'une auto et de plusieurs individus sur les lieux au moment des coups de feu, Dominici pourrait peut-être confirmer cette version, n'ayant plus rien à craindre puisqu'il vient d'être condamné à deux mois d'emprisonnement pour l'inculpation dont il a fait l'objet.

Conclusions



Il ne sera possible de se prononcer sur les déclarations de Bartkowski qu'après vérification de ses dires. D'ores et déjà, si certaines paraissent invraisemblables, d'autres "cadrent" avec les résultats obtenus jusqu'à ce jour par l'enquête.
  On ne comprend pas pour quelle raison Bartkowski s'accuse de participation indirecte à ce crime. Il est ressortissant allemand et détenu en Allemagne, pour une quinzaine d'années estiment les policiers, donc non susceptible d'être extradé. Le motif d'une telle dénonciation m'échappe totalement.
Enfin, il ne paraît pas possible qu'avant le 9 août il ait pu lire dans la presse un compte-rendu assez détaillé pour être en mesure de préciser : "à 90 ou 100 km de Marseille" et de mentionner un carrefour de trois routes qui existe réellement à 120 km de cette ville. Il m'a été affirmé tant par les policiers allemands que par les fonctionnaires français en occupation, que la presse allemande a signalé le crime de Lurs mais ne s'est pas étendue en détails.
  Par ailleurs, ce n'est que le 12 novembre 1952, soit trois mois après son incarcération, que Bartkowski pourtant "travaillé" journellement par la Police allemande en a parlé.


  Le Commissaire principal,

Ch. Gillard

 

 

III. Pour conclure

 

Le 18 décembre 1952, le comissaire Gillard faisait poser cette question à W. Bartkowski :

"Tous les points de vos déclarations des 20 et 21 novembre, susceptibles d'être contrôlés matériellement, l'ont été. Or, tout cela s'est avéré faux. Maintenez-vous quand même vos déclarations ?". Absolument, répondit en gros l'ouvrier agricole.

On pourrait donc en rester là. Mais Gillard n'était pas homme à se contenter de si peu - la façon dont il devait "cuisiner" trois années plus tard, divers acteurs de la tragédie de Lurs, le prouve amplement. Le fin mot de l'histoire nous est donc révélé par une lettre qu'il adressa quatre jours plus tard, le 22 décembre 1952, à son supérieur hiérarchique (qui n'était autre que Chenevier), pour lui rendre compte de sa mission. Il écrivait ainsi :

"Le 18 décembre 1952, j'ai procédé à Stuttgart à une nouvelle audition du nommé Bartkowski Wtlhelm, qui s'était précédemment accusé d'avoir participé indirectement à un vol à main armée commis dans la nuit du 4 au 5 août 1952, à 90 km environ de Marseille, sur la route nationale venant de Suisse.

Après avoir maintenu pendant plusieurs heures que ses précédentes déclarations étaient l'expression de la vérité, Bartkowski a fini par admettre qu'il avait menti.

D'après lui, ce serait pour être considéré comme ne jouissant pas de ses facultés mentales, qu'il se serait accusé, sachant que ses dires seraienr reconnus comme faux".

 

Ce qui met fin, n'est-ce, à toutes les élucubrations laborieusement produites depuis.

 

 

© [Dossier d'Assises, AD-AHP, B 91 sq.]



 

 

 

aster