... sur la tuerie de Lurs

résistera-t-elle à l'épreuve de la COUR d'ASSISES ?

 

Un article sans prétention et par là-même sympathique, rédigé avant l'ouverture du procès, et cernant bien un certain nombre de questions, essentielles à ce moment-là. Extrait d'une revue mensuelle depuis belle lurette disparue.

 

L'été prochain, vraisemblablement en juin, Gaston Dominici assassin présumé de la famille Drummond, comparaitra devant la Cour d'assises des Basses-Alpes.

 

 

Quatre mois seulement se sont écoulés depuis l'arrestation du vieux fermier de la Grande-Terre, et déjà l'instruction de l'affaire de Lurs est pratiquement close. L'exceptionnelle célérité dont a fait preuve M. Périès, magistrat instructeur de l'affaire, répond au désir du. Parquet de Digne d'amener au plus vite devant ses juges le plus âgé des hôtes de l'administration pénitentiaire.

 

 

aster

 

 

On peut craindre en effet que la santé du vieillard, lequel va atteindre sa 76e année, soit tout à coup affectée par le brusque changement d'existence qui lui a été imposé et ceci en dépit des précautions multiples qui sont prises à la prison de Digne pour conserver la vie du vieil homme.

Un poêle a été spécialement installé dans la cellule. Un médecin fait de fréquentes visites au fermier dont l'alimentation est savamment calculée. Il bénéficie d'un vrai lit et de draps. Deux fois par jour il effectue une promenade dans la cour du bâtiment. Mais combien de temps l'organisme du vieux berger pourra-t-il supporter sans inconvénient les rigueurs de la détention ? C'est la question qui préoccupe tous ceux dont les efforts ont abouti après 15 mois de travail acharné à l'arrestation du criminel.

 

 

LE RIDEAU DE FER DE LA POLICE

 

Il importe du reste que soit publiquement évoquée aux Assises l'affaire de Lurs dont bien des points demeurent encore obscurs. Policiers et magistrats ont cru devoir observer vis-à-vis de la presse une telle discrétion tout au long de l'enquête que le 8 décembre dernier les envoyés spéciaux des grands quotidiens français et étrangers, réunis à Digne ont adressé à M. Ribeyre, garde des Sceaux, une lettre pour protester contre le manque d'éléments d'information mis à leur disposition(1).

Le temps n'était plus pourtant où l'action des enquêteurs faisait, tant en France qu'en Angleterre, l'objet de commentaires défavorables et où les relations entre la Police et la Presse étaient quelque peu tendues. Un an et demi après que le commissaire Sébeille eut annoncé pour le lendemain l'arrestation du coupable, celui-ci venait tout de même d'être démasqué. Pour célébrer cet évènement, un banquet avait été offert aux policiers de la 9e brigade mobile. Le commissaire Edmond Sébeille triomphait. Gaston Dominici avait avoué son forfait. Non pas du reste aux enquêteurs qui n'avaient pu obtenir quoi que ce soit du vieux fermier, mais bien au concierge du Palais de Justice de Digne, dont la bonhommie l'avait emporté sur la ruse et l'obstination de l'assassin(2).

 

 

REVIREMENT

 

Gaston Dominici revient maintenant sur ses aveux. En dépit des charges accumulées contre lui, il nie purement et simplement toute participation à l'affaire.

- Les interrogatoires qu'on m'avait fait subir m'avaient épuisé, dit-il. J'ai avoué pour "avoir la paix" ...

Et le vieil homme qui tutoie tous les enquêteurs, sauf M. Sabatier, Procureur de la République, d'ajouter à l'adresse du juge d'Instruction : "Si tu n'es pas capable de comprendre la plaisanterie..."

Le fermier de Grande Terre jouit-il de toutes ses facultés mentales ? "Oui !" viendront affirmer les psychiatres qui ont récemment étudié le comportement du prisonnier.

 

 

DISSIMULATION

 

Intempérant, brutal, despotique, était-il dans un état normal lorsque au cours de la nuit du 4 au 5 août 1952, il massacra Sir Jack Drummond, sa femme Lady Ann et leur fillette Elizabeth, qui campaient paisiblement à proximité de l'habitation des Dominici ?

Quel fut le mobile de cette tuerie ? On est sur ce dernier point toujours réduit aux hypothèses car, lors même de ses aveux, il est apparu certain que l'assassin dissimulait une partie de la vérité.

"J'ai quitté ma ferme, a-t-il dit, peu après minuit pour aller me poster à l'affût d'un rongeur qui dévastait mes terres. J'avais donc pris ma carabine.

Un clair de lune particulièrement brillant illuminait la région.

J'ai alors aperçu Lady Ann Drummond qui s'apprêtait à se coucher sur le lit de camp dressé près de l'automobile des touristes anglais.

Je me suis dissimulé derrière un arbre pour regarder la femme qui se déshabillait. Lorsqu'elle fut couchée, je me suis approché".

Mme Drummond aurait - selon l'assassin - répondu favorablement à ses avances. Et ce n'est qu'au moment où il fut attaqué par Sir Jack Drummond réveillé tout à coup, qu'il tira pour se défendre.

Quand à l'assassinat de Lady Ann et de sa fillette, Gaston Dominici l'a ainsi expliqué : "Les deux femmes se sont mises à hurler. Leurs cris m'ont rendu fou. J'ai tiré sur elles pour les faire taire..."

 

 

UN VIEILLARD ALERTE

 

Peu après qu'il eut fait cette effroyable confession, Gaston Dominici se prêta docilement à la reconstitution du drame. Les enquêteurs désiraient vérifier sans tarder un point sur lequel ils demeuraient sceptiques :

Était-ce bien ce vieillard qu'on voyait, depuis le début de l'enquête, marcher toujours lentement, appuyé sur sa canne, qui avait pu rejoindre à la course une fillette de 12 ans, fuyant terrorisée dans la nuit ?

Ne pouvait-on supposer qu'un complice, plus jeune, s'était chargé de supprimer l'enfant ? La robuste silhouette de Gustave Dominici surgissait alors aux yeux des policiers déjà troublés par l'étrange attitude du fils préféré du fermier de Lurs, et dont ils savaient qu'il leur avait maintes fois menti.

Invité à mimer la poursuite de la petite fille, Gaston s'ébranla lourdement puis, à la stupéfaction de tous ceux qui assistaient à cette phase décisive de l'instruction, gagna peu à peu de vitesse sur le jeune juge d'instruction qui courait à côté de lui. La preuve était faite de l'agilité du vieillard.

Quelques instants plus tard, toujours courant, l'assassin faisait un brusque crochet et tentait de se jeter du haut du petit pont de Lurs sur la voie ferrée Digne-Manosque dont les rails luisent à huit mètres plus bas.

Non sans difficultés, le magistrat instructeur, aidé par plusieurs policiers, parvint à retenir le patriarche dont le corps balançait déjà dans le vide.

Gaston Dominici venait d'ajouter encore à la conviction des enquêteurs qu'il était bien l'assassin des Drummond.

 

 

INCULPATION

 

Inculpé alors seulement de l'assassinat des touristes britanniques, le vieillard changea brusquement d'attitude et affirma sa complète innocence.

Gustave Dominici qui avait dénoncé son père, revenait à son tour sur ses aveux, prétendant qu'ils lui avaient été arrachés par la violence. Yvette Dominici déclarait à son tour que les policiers avaient drogué son mari pour le faire parler, et la vieille épouse du fermier de Lurs affirmait qu'au cours de la nuit tragique son mari n'avait pas quitté la chambre conjugale(3).

Le bloc familial se reconstituait pour tenter le sauvetage du chef de clan dont la culpabilité avait pourtant été reconnue par lui-même, encore que la version qu'il avait donnée du drame apparaissait partiellement invraisemblable. Nul ne croit en effet qu'en quittant sa ferme à minuit, le vieillard s'était muni de sa carabine pour chasser le blaireau. Aucun chasseur des Basses-Alpes n'admettra qu'on puisse tirer - la nuit surtout - un animal aussi petit avec une arme de guerre. Aucun des enquêteurs d'autre part n'a ajouté foi aux affirmations de l'assassin selon lesquelles Lady Ann Drummond avait accepté ses avances. Est-il pensable que cette femme appartenant à l'aristocratie britannique, reposant à deux mètres de son mari et de sa fillette, ait accepté le contact du fermier, aux cheveux blancs, à la barbe en broussaille ?

 

 

LÉGITIME DÉFENSE ?

 

Contraint à l'époque de reconnaître sa participation au drame, Gaston Dominici a tenté d'accréditer la thèse de la légitime défense et de l'affolement.

Ce n'est pas rendre plus aisée la tâche de ses trois défenseurs, Mes Pollak et Charrier, du barreau de Marseille et Me Charles Alfred, du barreau de Digne.

L'accusation ne manquera pas d'exploiter l'invraisemblance des allégations de l'inculpé qui cherche à éviter en premier lieu que ne soit retenue la préméditation de son forfait.

Bien des hypothèses ont été formulées sur l'origine du drame de Lurs.

Celle d'une violente altercation entre Sir Jack Drummond et le fermier, provoquée par la présence insolite du vieil homme à proximité du campement, apparaît comme la plus vraisemblable.

 

 

SUPPOSITIONS

 

Gaston Dominici, qui avait assisté à l'arrivée des touristes anglais a-t-il guetté l'instant où Lady Ann Drummond ou sa fille se déshabilleraient ? A-t-il été aperçu par l'une ou l'autre et a-t-il été pris à partie par Sir Jack alerté ?

La discussion a-t-elle dégénéré en bataille et le vieillard a-t-il alors fait usage de son arme ?

En était-il du reste muni à ce moment, ou est-il retourné à la ferme pour l'y chercher ?

L'instruction judiciaire n'a pas permis de répondre à ces questions dont l'importance est pourtant capitale.

Est-ce bien enfin le fermier qui a porté à Elizabeth Drummond les quatre coups de crosse qui lui ont défoncé la tête ?

L'assassin affirme n'avoir frappé qu'une seule fois.

Les circonstances mêmes de la mort de l'enfant et l'heure de son décès n'ont pas été formellement établies.

Son corps a été découvert à 80 mètres du lieu où Sir Jack et Lady Ann avaient été assassinés. On suppose que la petite Elizabeth a parcouru en courant le chemin caillouteux et poussiéreux. Mais ses pieds nus ne portaient aucune traces d'égratignure ni de poussière, si légère soit-elle.

 

 

AUCUNE PREUVE MATÉRIELLE

 

Quant aux preuves matérielles de la culpabilité de Gaston Dominici, il n'en existe pas.

L'arme du crime - une carabine américaine Rock-Ola - en usage chez les parachutistes, fut découverte immergée dans un trou d'eau de la Durance quelques heures après le drame. L'inspecteur de la 9e brigade mobile qui pataugeait dans la rivière la tendit à ceux qui sur la berge assistaient aux recherches. Plusieurs centaines de personnes étaient réunies près du petit pont de Lurs, attirées par la nouvelle du triple assassinat qui s'était immédiatement répandue dans le département tout entier.

On affirme qu'il n'était pas possible de relever les empreintes digitales sur l'arme qui avait séjourné dans la rivière. Mais l'expérience n'a pas été tentée. Elle se serait sans doute révélée d'autant plus inutile qu'au sortir de l'eau, la carabine passa de mains en mains, celles des enquêteurs, des journalistes et des badauds présents.

 

 

ON MANQUE D'EMPREINTES

 

L'examen de la voiture des victimes, une "Hillman" carrossée en canadienne, n'a pas permis de relever d'autres empreintes que celles de Sir Jack, de Lady Ann et de leur fille.

De nombreuses personnes pourtant s'en sont approchées.

Il semble pour le moins curieux que celui qui après le drame s'est introduit dans la voiture pour en bouleverser les bagages n'ait laissé aucune trace, pas plus du reste que le gendarme qui, s'étant installé au volant dut longuement manipuler la portière avant de pouvoir s'extraire de la voiture.

 

 

GENDARMES CONTRE POLICIERS

 

La rivalité qui, tout ou long de l'enquête, a dressé les uns contre les autres gendarmes et policiers n'a fait que rendre plus difficile enfin la tâche des uns et des autres, qui se rejetaient mutuellement la responsabilité des erreurs du début.

Quoi qu'il en soit, le véritable assassin de la famille Drummond semble avoir été démasqué. La presse anglaise qui n'avait pas ménagé ses critiques à la police française, a finalement rendu hommage aux efforts patients du Commissaire Sébeille. Il apparaît toutefois qu'on ait jugé déplacées outre-Manche certaines des manifestations d'enthousiasme qui ont suivi l'arrestation du fermier de Lurs.

 

 

INCULPÉ = PRÉSUMÉ INNOCENT

 

Gaston Dominici n'a pas été jugé. Il n'est encore qu'inculpé, c'est-à-dire présumé innocent.

Le procès qui lui sera prochainement intenté fera certainement date dans les annales judiciaires. On attend une énorme affluence à Digne où la petite salle des Assises n'aura jamais connu d'aussi sensationnels débats.

Saura-t-on alors la vérité sur l'affaire de Lurs ?

Il semble que Gaston Dominici en se rétractant ait adopté une position définitive.

Quelle sera celle de Gustave partagé entre le désir de sauver son vieux père et celui de se sauver lui-même ?

Car nombreux sont ceux qui jugent sévèrement ce personnage étonnant dont aucun des interrogatoires n'a permis de révéler le rôle exact pendant la nuit tragique, et qui s'est laissé condamner en silence pour n'avoir pas porté assistance à la petite Elizabeth mourante.

 

 

DE PLUS EN PLUS CURIEUX

 

Paul Maillet, secrétaire de la cellule communiste de Lurs, expulsé du parti pour n'avoir pas observé l'intransigeante consigne de silence imposée aux militants, sera l'une des vedettes du procès. On y verra également un commerçant marseillais, M. Panayotou qui fut, lui, témoin du massacre de Sir Jack. M. Panayotou a gardé pendant plusieurs semaines le silence sur ce qu'il savait du drame. Il n'a pas été inculpé de non assistance à personne en péril. C'est là un des aspects curieux de cette curieuse affaire autour de laquelle s'est créée dans les Basses-Alpes une légende selon laquelle Gaston Dominici a été par les siens offert en holocauste à la justice, afin de protéger le véritable coupable.

 

© Philippe DURVILLE, in Chroniques judiciaires n° 1, mars 1954, pp. 72-75 (Directrice-gérante : L. Quiviger)

 

 

Notes (SH)

 

(1) Affirmation aussi surprenante que bienvenue : elle paraît faire justice des rodomontades et de la mise en garde de Me Garçon (in Le Monde du 23 août 1952).
(2) Simon Giraud, concierge du Palais (et gendarme en retraite - 60 ans au moment des faits), a effectivement reçu quelques confidences de la part de Gaston ; il n'est cependant intervenu qu'à 20 heures, au moment de la relève de Victor Guérino, gardien de la paix devant qui l'homme qu'il était chargé de garder, depuis dix-huit heures ce 14 novembre 1952, avait spontanément fait sa confession.
(3) Détail erroné. Comme l'on sait, les vieux époux faisaient de longue date chambre à part.
(4) Avec le recul, combien cette affirmation apparaît grotesque ! Mais au moment de la rédaction de l'article, seuls les commissaires Constant et Sébeille savaient de quoi il retournait sur ce curieux "témoin", qui leur avait été servi... par leur propre supérieur hiérarchique, le Divisionnaire Harzic !

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

 

 

 

aster