21549 jours ! Il s'est écoulé 21549 jours depuis la commission des crimes de Lurs ! En ce triste cinquante-neuvième anniversaire d'une tuerie aussi sordide que rendue célèbre par l'incroyable cynisme de ses auteurs (et de leurs complices), peut-être n'est-il pas inutile, pour éclairer un peu les faits, de se pencher sur un article peu connu, en tout cas complètement oublié. Celui rédigé sous le coup de l'indignation par un journaliste qui eut son heure de gloire dans la capitale des Alpes.
Un numéro de l'ancienne émission "Les dossiers de l'écran", fut consacré, le 9 septembre 1980, à l'Affaire Dominici. Le point de départ fut, naturellement, le film de Claude Bernard-Aubert (rôle-titre : Jean Gabin). Et dans la discussion qui suivit la projection intervinrent, entre autres, la dénommée Yvette ex-Dominici, et le journaliste Jean Laborde. Je ne dirai rien de cette émission - dans laquelle Yvette et ses incroyables dénégations était épaulée par deux avocats. Je signale seulement que nombre de téléspectateurs furent outrés par ce qui fut rapporté - en dépit du courage de Joseph Pasteur, qui présentait l'émission, et des mises au point de Chapus et de Laborde.
Parmi la masse des indignés, un homme devait émerger : Roger-Louis Lachat (1902-1981, connu également sous son pseudonyme, R. Deuzelles), grand journaliste au Dauphiné libéré, présent sur les lieux du crime dès le premier jour. Signalons que pour pallier les désordres prévisibles dus à la masse des reporters présents venus là pour renseigner leur lectorat, Lachat fut en quelque sorte élu par ses pairs, comme leur représentant permanent auprès des enquêteurs. Cela en dit long, et sur la confiance qui lui était faite, et sur le nombre de confidences de première main qu'il a pu, ainsi, glaner. Donc Lachat fut indigné par  ces Dossiers de l'écran-là, et il le fit savoir par l'intermédiaire du quotidien qui l'employait. Sauf erreur de ma part, il devait disparaître peu après. Pour autant, cette sorte de testament doit être lu avec un esprit critique certain, car on y trouve nombre d'assertions qui sont inexactes (par exemple, le journaliste repêchant la crosse de l'US_M1 !).

 

 

Toute la vérité... ! dans la sombre affaire Dominici

Et non l'inacceptable et ridicule romanesque

 

Une fois encore, à la faveur d'un film très très loin de la réalité et des débats des "Dossiers de l'écran" privés de vrais témoins de l'horrible crime et de son enquête, l'Affaire Dominici qui passionna l'opinion durant des années, prend un ton romanesque qui soulève l'indignation de ceux qui ont vécu pas à pas le déroulement de ce drame, que certains persistent à croire mystérieux.

Or,  nous le clamons, il n'y a point de mystère. Tout est même très simple, net et sans bavure, en cette atroce tuerie.

Mais il y a eu, au cœur de l'affaire, un extraordinaire et puissant comédien. Et lorsque le Garde des Sceaux ordonna une seconde enquête après celle du Commissaire Sébeille, le rapport du juge Carrias se termina ainsi :

"Gaston Dominici a perpétré son crime seul, sans complice". Trois ans avant, Sébeille concluait : "le vieux Gaston seul et tout seul".

 

 

Le Commissaire injurié lui aussi par cette reprise de l'enquête poussée par une campagne de presse et des cascades de prétendues "révélations", comme celles que nous avons entendues, scandalisé, mardi soir sur Antenne 2 ; notre ami Sébeille à qui on avait promis avancement et Légion d'honneur, s'effondra en pleurant… de satisfaction soudaine. Et nous écrivit : "Cher compagnon,  cher ardent journaliste et camarade de nos jours et de nos nuits passés ensemble à la recherche 'du vrai' en ce sordide enchevêtrement de mensonges, justice enfin nous est rendue".

En vérité, nous étions quatre reporters seulement, à connaître à fond l'affaire : mes confrères du "Provençal", de "Nice Matin", du "Méridional" et nous-même du "Dauphiné libéré".

 

 

Dominici, ce personnage qui faillit nous tuer

 

Jean Gabin est incontestablement un grand artiste. Dans le film, il campe bien la silhouette du père Dominici, mais n'en a absolument pas le ton. Passons sur l'accent parisien alors que le "vieux" et le commissaire Sébeille, un Provençal aussi, ne s'entretenaient qu'en patois du pays. Pourquoi Gabin "n'était pas dans la peau" du patron de la Grand'Terre ? Parce qu'il ne le connut point. Mais nous, qui l'avons suivi pas à pas durant plus d'un an, eûmes la surprenante révélation que ce gardien de chèvres (sur le tard) possédait l'art au sommet du comédien. Tel que jamais nous n'en vîmes, jamais !

Parce que ce visage de bon grand-père cachait l'abject chevrier ivrogne et incestueux, le tatoué des rues chaudes de Toulon, la terreur des bords de la Durance, celui dont les avocats malgré leurs efforts, n'ont pu trouver à 40 kilomètres à la ronde, un seul témoin à décharge alors que le plus vil des égorgeurs n'en a jamais manqué.

Parce que ce visage, ce masque étonnant a réussi à duper, à attendrir, à "posséder" les plus subtils reporters accourus. Nous nous souvenons d'un trait du procès. Et tout le procès tient peut-être dans ce trait. Lorsque la "vieille Sardine", sa femme, rouée de coups par lui, menée à coups de pieds, méprisée, salie, apparut à la barre, Gaston s'écria, écrasant une larme qui n'existait pas : "Tiens, voici notre chère maman".

Chère maman… La malheureuse, fascinée, magnétisée, tremblante, a reçu ce mot en plein cœur comme une flèche empoisonnée. La maman… jamais Dominici, jamais de sa vie n'avait prononcé ce mot. Et si Gabin avait été à notre place lorsque nous "faisions la planque" derrière ses volets, le photographe Georges Richard et nous-même, et qu'il nous surprit, fou de rage, nous poursuivit à coups de gourdin en criant : "Je vous tuerai comme les autres !..." (un aveu dans sa colère), le héros du film aurait pris une autre physionomie : celle du sinistre assassin tenant tous les siens sous la terreur.

 

 

Un honneur pour Le Dauphiné libéré

 

Lors des "débats" sur Antenne 2, nous avons sursauté lorsque l'un des avocats de Dominici déclara ne pas comprendre pourquoi les victimes, les Drummond, campèrent en ce lieu insolite. Or, c'était écrit noir et blanc dans le petit carnet de l'enfant, un carnet que nous avons découvert (ainsi que la crosse de la carabine meurtrière), et qui disait naïvement : "Papa va nous permettre de camper, ce sera pour la première fois, près d'une route, près d'une maison, pour être tranquilles".

Et la petite Élisabeth d'exprimer sa joie. Il s'agissait d'un caprice enfantin, celui d'une fillette aux parents déjà âgés.

Ainsi, ces détails et autres, plus vils mais secrets (seuls inscrits au dossier) trompèrent les Jean Giono et autres écrivains qui se glissèrent parmi les reporters… et faussèrent complètement l'opinion publique.

Pendant les dix jours du procès, et après le verdict condamnant à mort Gaston Dominici, nous avions à nos côtés un excellent ami, le romancier Maximilien Vox.

Qui nous dit, alors que nous venions de téléphoner notre dernier papier : "L'éditeur de Giono réclame immédiatement un livre sur 'l'affaire'. Jean et moi avons décidé de prendre tous tes articles du procès qui feront le corps de l'ouvrage. Jean Giono fera une longue préface, moi la conclusion. D'accord ?"

C'était un grand honneur pour le "Dauphiné libéré" d'être choisi parmi la centaine de journaux relatant l'affaire de Lurs. Et, avec enthousiasme, nous répondîmes : "D'accord".

Mais, le lendemain, lorsque nous vîmes l'auteur de "Regain" corrigeant certaines de nos phrases et ajoutant quelques commentaires pour laisser un doute sur la culpabilité de Gaston Dominici, nous brisâmes net le contrat :

"Non, Jean je ne puis accepter.

- Mais la belle somme que l'on t'offre ?

- N'insiste pas…"

Le roman (car le livre n'était plus qu'un roman) sortit tardivement avec un portrait du coupable, faux, archi-faux… Ah !... Cher grand Giono, quel dommage que vous n'ayez pas vu cet homme que vous dites "rusé, mais pas habile", devant le cadavre de la petite Élisabeth au crâne écrasé comme une coque de noix et nous dire, en une bourrade abominablement joviale : "Hein !... Quelle chance j'ai eue de ne rien entendre cette nuit-là !... Car vois-tu, petit, moi je dors toutes les nuits comme un ange, comme un ange…"

 

 

Voilà la vérité !

 

Voilà la vérité Voilà la vérité !... Telle que nous l'avons sentie. Voilà la cause tant recherchée de ce crime horrible !

Un crime stupide. Celui d'un braco faisant la sieste de midi à 6 h du soir, le chien gardant les chèvres. Celui d'un Dominici au sang chaud, licheur de litres de "gros rouge" et de gnôle. Celui que toutes les femmes des environs craignent et évitent de passer près de lui tant elles ont peur des assauts bestiaux de ce vieux trousseur de jupons.

Cette nuit-là, deux femmes dorment près de sa terre. Il s'approche, il a envie d'un bras blanc, d'une tache de chair sous la flaque de lune. C'est l'instinct vil du "voyeur" qui le pousse.

Et soudain, Sir Jack Drummond se dresse, effrayé. Ce savant, qui ne sait pas dormir à la belle étoile, qui joue pour la première fois au boy-scout, a 63 ans. Qu'a-t-il devant lui ?... Une sorte de bandit calabrais à la poitrine velue, au chapeau de travers, au fusil sur l'épaule, au sourire mauvais. Il veut défendre sa femme et sa fille. Le braco se hérisse : "Quoi ? sur ma terre ?... Un étranger qui me menace ?"...

C'est la brutale empoignade. Un coup part, un homme tombe. Il faut alors tuer la femme et après l'enfant, cet autre petit témoin gênant. La colère du vieux, je la vois encore, comme je l'ai vue dix fois, vingt fois lors des "crises" à la Grand'Terre. Là-haut, dans la maison familiale, on a tout entendu, bien sûr ! C'est le père qui a "fait l'imbécile". On accourt. C'est affreux. Lui, le meurtrier, carabine toujours en main, se redresse menaçant, et ordonne. On se taira. On maquillera la scène. Gustave, blême et malheureusement servile, sera malgré lui le valet macabre de ces besognes révoltantes qui déconcertèrent l'enquêteur. Et, dans les heures, les jours qui suivirent, chacun était sous la menace. "Un mot, et je vous descends, comme les autres !..."

Puis le vieux apercevant un policier, un journaliste, un écrivain même (il y en eut tant, de passage), prendra son ton mielleux : "Pourquoi venir vers nous ? Nous, on ne sait rien…"

 

 

© Roger-Louis Lachat, in Le Dauphiné libéré du 12 septembre 1980

 

 

Complément : qui était Maximilien Vox (1894-1974), ami de Lachat ?

 

 


 

 

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