"L'affaire... est tout à fait exceptionnelle. Pourquoi les policiers n'ont-ils pas réussi à découvrir la vérité, en fin de compte ?" (Na. T.)

 

 

Le journaliste Jean Laborde a écrit sur cette affaire Dominici un livre(1) de synthèse détaillé et d'un grand intérêt, dans lequel les faits sont rapportés avec une impressionnante précision et qui peut sûrement constituer une source documentaire excellente. Ayant publié cet ouvrage seulement quelques années après le drame, et de nombreux protagonistes étant alors encore vivants, il ne conclut bien entendu qu'avec une certaine prudence. Sa thèse est celle de l'assassin unique, celui qui a été condamné à mort par la Cour d'Assises de Digne(2), Gaston Dominici ; c'était aussi, semble-t-il, la conviction du commissaire Sébeille, le premier enquêteur. Mais Gustave, fortement suspecté, n'est aucunement ménagé tout au long du livre.

Quant au commissaire parisien Chenevier, qui avait procédé après le procès à une contre-enquête rapide et peut-être même bâclée, avec un certain parti pris à l'encontre du travail pourtant remarquable de son confrère marseillais, sa conclusion était qu'il y avait plusieurs assassins. Gaston n'était d'après lui que l'assassin d'Elizabeth Drummond ; il suggérait dans son livre(3) que les parents de la fillette avaient été tués par d'autres membres de la famille Dominici, Gustave ou Roger Perrin (un des petits-fils de Gaston).

Ces deux thèses paraissent aussi erronées l'une que l'autre, car elles n'expliquent pas toutes les attitudes - compliquées mais logiques - des principaux protagonistes de cette sombre affaire, surtout celles de Gustave.

L'écrivain provençal Jean Giono a aussi écrit un livre sur ce drame, après avoir assisté aux audiences de Digne. Il n'entend pas proposer une thèse, mais rapporte des impressions assez fines sur le caractère des personnages, en particulier celui de Gaston, en qui il voit un paysan madré mais dépassé par les événements, loin de comprendre tout ce qui lui arrive. Gaston lui paraît passionnément intéressé par certaines dépositions, au point de le convaincre qu'il ne connaît pas lui-même toute la vérité sur le triple crime, et qu'il voudrait bien la connaître.

En tout cas, beaucoup à l'époque avaient partagé le même avis sur l'essentiel, à savoir que les enquêtes n'avaient pas fait toute la lumière sur cette affaire, que le procès avait été sciemment orienté vers un seul coupable, le plus commode car non "guillotinable" vu son âge, et que justice n'avait pas été faite ; il semblait que l'on n'avait rien fait pour extraire réellement de sa tanière le second assassin auquel beaucoup pensaient, le menteur infatigable - Gustave.

Gaston, certainement plus franc et moins finassier qu'on a bien voulu le dire, et même s'il n'est pas innocent, a été essentiellement la victime des événements, de la police, de la justice et surtout de son fils Gustave ; un homme trop simple, Gaston, pour analyser exactement ce qui se passe et pour sortir du piège infernal dans lequel il s'est jeté et où, trop content de l'aubaine, on l'a maintenu comme victime expiatoire d'un autre crime.

Quant à Gustave, c'est un criminel menteur et lâche, et un ignoble manipulateur. Non seulement il a accusé son père, mais il l'a aidé à s'autosuggestionner, il l'a laissé sciemment endosser la responsabilité de son propre crime sans que Gaston s'en rende exactement compte, du moins immédiatement.

La culpabilité partielle de Gaston est cependant indéniable.

L'affaire peut se résumer comme suit :

Gaston a tué, après altercation, Sir Jack Drummond et sa femme Ann à coups de carabine. Après une course-poursuite dans la nuit, il n'a pu qu'assommer la petite Elizabeth. Il a pris la fuite en laissant la carabine sur place. C'est Gustave, qui a achevé la fillette plusieurs heures plus tard, avec cette même arme, ce qui, au moins pendant une période importante de l'enquête, et avant que finalement le doute ne s'installe dans l'esprit de Gaston, a pu laisser croire à son père que c'était lui aussi, Gaston, qui avait commis ce dernier crime.

Avant d'exposer en détail la façon dont les choses ont pu se passer, de rendre cette thèse compréhensible et finalement de la justifier, il convient d'essayer de comprendre ce qui peut se passer dans la tête d'un homme qui participe à des actions soudaines et violentes, et qui se trouve consécutivement sous le coup d'une émotion extrême ; c'est la situation de Gaston, au moment qui a suivi immédiatement le double meurtre des parents.

Il semble évident que cet homme, à moins qu'il ne soit un criminel endurci, ne peut plus être dans son état normal. S'il a commis un crime, il est non seulement l'acteur, mais aussi le témoin de son forfait, comme l'a justement fait remarquer Jean Laborde.

Or, on sait ce que valent en général les témoignages, même ceux de purs spectateurs en pleine possession de leurs moyens de perception : les différences entre les faits dûment établis et ce qui a été vu ou entendu sont monnaie courante, et sont fréquemment déroutantes pour l'enquêteur. Par conséquent, le meurtrier-témoin qui avoue son crime en raconte souvent le déroulement avec de nombreuses erreurs et des omissions, volontaires ou non, ce dont bien entendu ses avocats tireront le meilleur parti pour mettre en doute la sincérité des aveux. On peut même penser que l'état mental passager d'un tel criminel peut l'amener à relater involontairement, ou à accepter comme vrais, des faits qui n'ont aucune réalité - phénomène hallucinatoire lié à une intense émotion - ou au contraire à occulter totalement, pour la même raison, des faits parfaitement réels et correctement perçus.

Rappelons-nous l'affaire Ranucci. On lui a demandé pourquoi il avait avoué, avant de se rétracter définitivement, et ce jusqu'à sa mort. Il répondait qu'il avait avoué parce qu'il ne se souvenait plus de rien, et que les constatations matérielles auxquelles on l'avait confronté lui avaient prouvé, à ses yeux mêmes et sans aucun doute possible, qu'il ne pouvait être que le coupable : effet de la puissante suggestion policière, avide de découvrir un coupable, et qui se trouve, par malheur pour lui, devant un suspect de faible caractère et qui avait été complètement déboussolé au moment des faits qu'on lui reprochait (Ranucci avait été fortement bouleversé par un accident survenu à un "Stop", juste avant le meurtre qu'on lui imputait). Si la thèse d'un Ranucci innocent est vraie(4), il a donc pu être parfaitement sincère au moment de ses aveux, convaincu qu'il était de sa propre culpabilité. Puis, le temps passant, le trouble émotionnel initial s'atténuant, certaines images du subconscient se remettant en place dans le conscient, le doute s'installa et il devint finalement et définitivement persuadé de son innocence ; et il est alors tout autant sincère lorsqu'il rétracte ses aveux, mais il est trop tard. La police, qui n'a pas cherché d'autre coupable dans l'intervalle, ne lâche plus sa proie.

Nous pouvons être convaincus que le même phénomène s'est produit dans l'affaire Dominici. Mais ici, circonstance aggravante et affligeante, ce n'est pas la police qui a la première aidé l'autosuggestion de Gaston, le laissant ou l'aidant même à se convaincre qu'il était bien l'assassin de la petite Elizabeth. Le triste sire qui a joué ce rôle contre son père, et qui y avait évidemment intérêt, c'est le véritable assassin de l'enfant, Gustave lui-même, opérant une substitution instantanée de coupable dans un tour de passe-passe magistral, et ceci aussitôt après ce crime. Mais revenons maintenant aux faits.

Les trois Anglais se sont installés sur leur campement de fortune, près de leur voiture ; il fait nuit. Un peu avant 1 h, Gaston éprouve le besoin de sortir, et plus précisément d'aller rôder autour de ces étrangers bizarres, qui l'intriguent ; et puis il y a une femme … Mais il n'aime pas les Anglais, et il se méfie peut-être un peu. Alors il prend à tout hasard sa vieille carabine rafistolée et un chargeur plein. Il n'a nullement l'intention de chasser le blaireau. Pourquoi irait-il pour ce faire justement vers le camp des Anglais ? Et puis on ne chasse pas de pareilles bestioles la nuit, à la carabine de guerre.

C'est donc par pure précaution, probablement, qu'il a emporté cette arme. À proximité du camp, il tombe sur Jack Drummond.

Pour une raison inconnue, il y a altercation. Gaston (qui buvait beaucoup et a peut-être un coup dans le nez après une chaude journée arrosée au vin blanc) tire à bout portant et blesse l'Anglais à la main. Il tire encore et l'atteint au foie. La blessure saigne abondamment ; on retrouvera une large flaque de sang près du puisard. Sir Jack fuit en traversant la route et s'effondre de l'autre côté après avoir reçu un dernier coup.

Un quart de tour à droite, et Gaston, qui certainement ne sait déjà plus très bien ce qu'il fait, tire coup sur coup à trois reprises sur la femme, cible pratiquement immobile sur sa couchette. L'action est ici tellement rapide("elle n'a pas souffert", déclarera-t-il par mégarde) qu'il soutiendra par la suite n'avoir tiré qu'une fois – divergence avec les faits sur laquelle, évidemment, ses avocats se précipiteront comme sur une bouée de sauvetage.

Pendant ce temps ou légèrement avant le meurtre de sa mère, Elizabeth s'est échappée de la voiture, dans laquelle elle dormait, et a pris en courant la direction du petit pont en empruntant le chemin, herbeux à l'époque, qui le traversait (c'est la raison pour laquelle on ne verra pratiquement aucune marque sous la plante de ses pieds). Gaston n'a plus qu'à détourner son arme encore légèrement vers la droite pour l'ajuster. Sa dernière balle ne fait cependant que blesser la fillette à l'oreille avant de s'écraser sur le parapet, où on en retrouvera la trace.

Gaston pique alors un véritable sprint pour la rattraper (on a vu lors de la reconstitution qu'il pouvait courir très vite). Il la rejoint derrière le pont, sur le talus. Elle est debout ou, comme il l'a dit, à genoux (on ne voit vraiment pas pourquoi elle se serait allongée sur le sol). Il saisit alors sa carabine par le canon et assomme la fillette d'un bon coup de crosse, geste correctement répété lors de la reconstitution. Il cause à l'enfant une blessure telle que son pantalon est taché de sang. Il croit l'avoir tuée et, affolé, laisse choir sa carabine à proximité et s'enfuit chez lui après avoir été se laver les mains dans la Durance et avoir été recouvrir les cadavres de Sir Jack et de sa femme avec des lits de camp (il n'est pas impossible toutefois que ce dernier geste ait été fait plus tard par Gustave).

Pour Gaston, l'action est terminée. C'est un homme titubant, égaré, qui pénètre dans la cour de la ferme, où il rencontre Gustave. Il lui confesse rapidement ce qu'il vient de faire et, on peut le supposer, engage son fils à aller se coucher sans l'autoriser à poser plus de questions ni à aller se rendre compte sur place.

À 3 h ½, Gaston se lève et s'en va comme à l'accoutumée conduire ses chèvres dans la montagne. Gustave, qui n'y tient plus, se lève aussi et se rend sur les lieux du crime. Il est atterré. C'est peut-être à ce moment-là qu'il fouille la voiture pour y chercher les objets susceptibles de compromettre la famille (par exemple l'appareil photo). Gustave découvre en tout cas sur le talus la fillette allongée et inanimée, mais se rend parfaitement compte qu'elle n'est pas morte ; sa blessure au crâne est peu profonde, ce qui s'explique par le fait que sa tête ne portait pas contre le sol au moment du coup que Gaston lui a porté. Elle va immanquablement reprendre connaissance. Il est environ 4 h du matin. Gustave n'hésite guère ; si elle survit, c'est le grand naufrage, le déshonneur du clan, la perte probable de la ferme. Il saisit donc la carabine et assène à l'enfant, de toute sa force, qui est grande, au moins deux coups de crosse extrêmement violents, lui défonçant le crâne et effaçant totalement les traces de la première blessure causée par son père. Avec de telles contusions, maintenant, la mort d'Elizabeth ne peut que survenir rapidement. Le docteur Dragon, qui l'a examinée, a constaté une absence totale de rigidité cadavérique à 9 h ½ du matin, d'où il conclut formellement qu'elle n'a pu mourir avant 4 h. Il est donc parfaitement justifié d'assurer que Gaston ne peut l'avoir tuée – personne, au cours de l'enquête, n'a jamais contesté qu'il ait quitté la ferme avec ses chèvres à 3 h ½, pour n'y revenir que plusieurs heures plus tard ; son alibi est solide.

Gustave a brisé la carabine et lui aussi – imitant ici tragiquement son père – a taché son pantalon. Il va jeter les morceaux de l'arme dans la Durance et donne à sa femme Yvette son vêtement maculé pour qu'elle le lave. Celui de Gaston a été vu séchant sur un fil dans la cour de la ferme le 5 août, mais il ne faut pas oublier un autre pantalon – logiquement celui de Gustave – séchant aussi à une fenêtre (quel dommage qu'ils n'aient pas été saisis !).

Gustave a été abject. Alors qu'il pouvait probablement sauver la fillette en appelant immédiatement un médecin, et sauvegarder ainsi, dans une certaine mesure, l'honneur de la famille, le meurtre des parents pouvant presque être considéré comme accidentel et certainement comme non prémédité, donc partiellement excusable, il a choisi, mû par un mauvais instinct de brute, d'achever froidement cette innocente sans défense.

Vers 7 h, Gaston revient. Il ne peut s'empêcher de se rendre auprès du cadavre de l'enfant ; il constate les horribles traumatismes. Gustave s'aperçoit alors avec satisfaction et soulagement que son père admet naturellement en être l'auteur ; peut-être même le lui suggère-t-il. Gaston s'en persuade sans trop de difficulté, puisqu'il sait pertinemment qu'il a frappé la fillette. Gustave dit à son père qu'il a retrouvé près du corps la carabine brisée, et qu'il a jugé bon de la jeter dans la Durance. On peut imaginer que Gaston en est reconnaissant à Gustave. Au moment des aveux, il ne fera évidemment aucune difficulté pour reconnaître aussi que c'est lui qui s'est ainsi débarrassé de l'arme. Gustave n'est pas étouffé de scrupules envers son père. Après tout, s'il s'est trouvé dans l'obligation d'achever Elizabeth, n'est-ce pas la faute de Gaston ? N'est-ce pas ce dernier qui a déclenché tout ce malheur, avec son tempérament colérique ? Alors, Gustave entretiendra l'autosuggestion de son père, quoi qu'il arrive. D'abord, il s'empressera de confier à son frère aîné Clovis que c'est le père, l'assassin, sans entrer dans le détail. Clovis constituera ainsi sans défaillance le plus solide et le plus constant étai de l'accusation.

Pour Gustave, le tour est joué, et bien joué. Le père se considère lui-même comme le meurtrier unique de toute la famille Drummond. Le piège dans lequel il est tombé sera désormais implacablement verrouillé par Clovis, qui déteste son père, et qui se fait de la sorte le complice inconscient de son frère. Gustave, qui paraît être un paysan lourdaud et mal dégrossi, avec son visage taillé à coups de serpe, a en réalité manœuvré comme un chef.

Maintenant, confrontons cette solution aux faits, aux attitudes des différents protagonistes de cette affaire pendant l'enquête.

Gaston était sincère, bien entendu, lorsqu'il avoua son crime à Gustave dans la cour de la ferme ; il n'a probablement pas émis de doutes quant à la mort effective de la petite fille. Gustave a dû supposer qu'elle était effectivement déjà morte, sinon il serait allé s'en assurer sans tarder. De même, Gaston était-il encore convaincu lorsqu'il confessa son forfait à son autre fils Clovis, dans la cuisine ("j'en ai fait péter trois", etc.). Clovis fut parfaitement persuadé, dès ce moment, que Gustave, qu'il avait un premier temps fortement soupçonné, ne lui avait pas menti.

Plus tard, les éléments de l'enquête et peut-être des réminiscences de ce qui s'était réellement passé allaient faire réfléchir Gaston. L'heure présumée de la mort d'Elizabeth, en particulier, a dû lui donner beaucoup à penser, par la suite. Il s'est mis à douter de sa responsabilité dans le meurtre de la fillette, peut-être de façon intermittente, et certainement avec les hésitations douloureuses que l'on peut imaginer.

Le gendarme Guérino [Victor Guérino n'était pas gendarme, mais policier du corps urbain - gardien de la paix. SH], plus tard, a encore obtenu des aveux sincères et spontanés, mettant à profit la lassitude de Gaston, mais à ce moment-là, la rétractation était en germe, et n'a plus tardé : rétractation en bloc, pour les trois crimes. Pourquoi faire le détail, puisque les policiers, Gaston s'en rendait bien compte, n'avaient en main aucune preuve formelle ?

Cette thèse explique aussi les mensonges répétitifs et fastidieux de Gustave, inexplicables si l'on se contentait de considérer qu'ils étaient uniquement destinés à disculper son père – après l'avoir accusé !

C'est évidemment un motif beaucoup plus puissant qui l'a incité à mentir avec une telle persévérance : tout simplement sauver sa propre peau. Convaincu du meurtre d'Elizabeth, dans les conditions exposées plus haut, de sang froid alors qu'il avait la possibilité de lui porter secours, il pouvait être sûr qu'on lui coupait la tête, sans l'ombre d'un doute, sans pardon.

On s'explique encore, et principalement, pourquoi Gustave a toujours semblé tellement terrifié par son père, et notamment par les confrontations organisées par les policiers. Peur primaire du père, de sa seule autorité ? Probablement pas : Gaston se plaignait amèrement de la paresse de Gustave, de ne pouvoir en tirer rien de bon pour l'exploitation de la ferme. Non, de façon beaucoup plus terre à terre, ce qui terrorisait Gustave, c'est l'idée qu'un jour son père pourrait finir par se rendre compte de la supercherie, et alors n'hésiterait plus à l'accuser du pire : avoir tué l'enfant. C'est pourquoi Gustave tenait à se garder de toute provocation à l'égard de son père, et n'a jamais été capable de persister dans ses accusations, face à lui. Il s'est même efforcé désespérément de faire oublier qu'il avait été le premier à l'accabler. Gaston a même pu dire, et là encore soyons convaincus qu'il ne feintait pas : "qu'on me l'amène" (le Gustave), "et je le ferai blêmir !"

Non, Gustave ne pouvait en aucun cas risquer ce redoutable retour de boomerang : persister à accuser son père du meurtre des parents Drummond, et recevoir en retour immédiat la terrible accusation du meurtre de la fillette. Qui aurait été le plus grand perdant, dans ce sinistre échange ?

Pourquoi alors, pensera-t-on, Gustave a-t-il commencé à accabler son père pour en fin de compte y renoncer ? Où était sa logique ? Tout simplement dans le fait qu'ayant commis ce qu'il avait commis, Gustave, qui au début avait une crainte panique de la police (se rappeler son certificat médical de complaisance dans les premiers jours de l'enquête), pouvait à juste titre craindre d'être soupçonné des trois crimes. Lorsqu'il a vu les menaces se préciser dangereusement, il a compris qu'il était temps de détourner la foudre en accusant son père. Ensuite, les rétractations de ce Gustave acrobate allaient de soi : elles lui permettaient de ne pas continuer à provoquer le pensif Gaston, et même d'avoir l'air de le défendre, sans pour autant que les policiers soient tentés de lâcher la piste de ce dernier. On peut même penser qu'à ce stade les mensonges réitérés et aberrants de Gustave constituaient pour lui une tactique délibérée et fort habile : ils empêchaient les policiers de le croire, lorsqu'il prétendait que son père n'était plus le coupable, et c'est très exactement ce qu'il s'est passé. Avec plein succès, puisque Gustave a ainsi pu sortir, quoique difficilement, des mailles du filet. Du grand art !

Quant au procès truqué (truqué, car les magistrats soupçonnaient assurément que la vérité n'était pas forcément celle du juge d'instruction mais ne voulaient pas en connaître d'autre), il n'a évidemment rien apporté de neuf, presque rien. Certaines interventions de Gaston sont cependant dignes d'intérêt. Il a dit : "on m'a pris comme un mouton dans la bergerie", et cela a ému l'assistance. Parce que cela sonnait vrai, était vrai, et qu'ici le vieil homme inspirait la pitié. Quand il proclamait : "je suis franc z' et loyal ; je suis innocent !" Mentait-il ? Pas vraiment. Pour lui, vieux grand père pas si dur que cela, qui est l'ASSASSIN, dans toute cette histoire ? C'est celui qui a tué Elizabeth, et personne d'autre. Et justement, il n'est plus du tout sûr, à ce moment-là, d'avoir commis cette abomination. Et celui qui a tué ses parents ? Ce n'est pas un véritable meurtrier, répondait la conscience de Gaston : c'était un accident, et de toute façon ces Anglais n'avaient rien à faire chez moi !

Au moment le plus pathétique du procès, le plus périlleux peut-être pour les tenants de la "vérité officielle", Gaston a sommé Gustave de dire qui était avec lui dans la luzerne. Bluff ? Il ne semble pas. Ce que l'on peut imaginer, c'est que Gustave savait que son père avait l'intention de rendre visite aux Anglais, un peu avant 1 h du matin, et qu'il l'avait suivi de loin, probablement accompagné de son neveu, Roger Perrin. Et au moment des coups de feu, ils se trouvaient tous deux dans ce champ de luzerne. En insistant pour que Gustave l'avoue lors du procès, on peut penser que Gaston voulait ainsi le compromettre, peu ou prou, et voir la suite. Il ne s'est rien passé, le Président de la cour ayant interrompu la scène. De toute façon, Gaston avait tiré avec une arbalète, alors que s'il avait connu toute la vérité, c'est une bombe, qu'il pouvait lâcher sur son fils.

Gaston Dominici s'attendait à être acquitté, logique avec sa conscience. Il ne l'a pas été, et cela, tout naturellement, a nourri et renforcé puissamment le sentiment qui le minait déjà depuis longtemps : celui d'avoir été roulé, en particulier par Gustave, mais là encore sans savoir exactement de quelle façon. On comprend ainsi le caractère assez vague, hésitant et finalement assez peu convaincant des accusations portées par Gaston contre son fils, et accessoirement contre Roger, après le procès. Roger Perrin s'est permis de narguer insolemment son grand père au sujet de cette présence dans le champ de luzerne, ce qui prouve qu'il n'avait rien à en craindre, et Gustave pas plus. Au pire, ils avaient assisté de là au meurtre des parents. À défaut d'une certitude quant aux responsabilités de Gustave, Gaston s'est trouvé dans l'impossibilité de relancer l'affaire, et la contre-enquête de Chenevier ne pouvait qu'échouer.

On s'aperçoit ainsi que dans toute cette affaire Gaston n'a jamais pu prendre le dessus sur Gustave, et se dégager du piège dans lequel il était tombé. C'est Gustave, qui finalement a roulé tout , en frôlant parfois le précipice (ne pas oublier qu'il a fait quelques jours de prison pour non-assistance à personne en danger, ayant dû admettre avoir vu la petite Elizabeth encore en vie). Avec constance et sang froid, il a réussi, avec son apparence de paysan fruste, à berner des policiers aussi chevronnés que Sébeille et Chenevier, ce dernier pâtissant d'ailleurs d'une certaine présomption, attachée à sa réputation de "grand flic". Ces policiers n'ont jamais réussi à comprendre pourquoi il mentait aussi constamment, souvent de façon gratuite, sur des détails sans intérêt, allant jusqu'à avouer un jour : "oui, j'ai menti tout du long !" N'était-il pourtant pas clair qu'il voulait à toute force éviter qu'on le croie, lorsqu'il disculpait son père ?

Ainsi Gustave restera un véritable cas, dans les annales du crime, et l'indiscutable et sinistre antihéros d'un épouvantable drame paysan.

Il a tué froidement, sauvagement, une petite fille évanouie, inoffensive, à coups de crosse de carabine, au lieu de lui porter assistance. Crime d'une sombre brute, impardonnable. Et pourtant cette sombre brute au physique de l'emploi, paysan fourbe et menteur, ne s'est pas fait prendre. Après le crime, presque tous les assassins commettent des erreurs, et c'est ainsi qu'ils se font prendre. Celui-ci, ce primaire, n'en a pratiquement pas commis ! Il a échappé au couperet parce qu'il a pris les bonnes décisions exactement au moment où il fallait les prendre : laisser croire à son père, ou même lui suggérer, qu'il avait tué l'enfant ; lui dire qu'il avait trouvé sur place la carabine brisée, et qu'il lui avait rendu un fier service, en allant la jeter dans la Durance, ce que ce simplet de Gaston n'avait même pas pensé à faire ; confier immédiatement à Clovis l'obtus, le haineux, futur et intraitable chien de garde, que le père était l'assassin de toute la famille (Gaston le lui avait d'ailleurs avoué, et Gustave jouait ici sur du velours) ; "avouer" la même chose aux policiers ; se rétracter ensuite avec persévérance pour se dédouaner auprès de Gaston ; mentir et mentir encore, quoi qu'il arrive, ce qui le faisait imparablement gagner sur deux tableaux : 1) éviter d'exciter son père contre lui, et limiter le risque que Gaston s'acharne à découvrir la vérité, 2) empêcher les policiers de le croire (un tel menteur !) lorsqu'il disait son père innocent.

L'affaire, elle aussi, est tout à fait exceptionnelle. Pourquoi les policiers n'ont-ils pas réussi à découvrir la vérité, en fin de compte ? C'est parce qu'en "bons" policiers qu'ils étaient, ils ont essayé de convaincre Gaston du meurtre d'Elizabeth (outre celui de ses parents), renforçant ainsi l'autosuggestion de ce dernier. C'est très exactement le contraire, qu'il aurait fallu faire : convaincre Gaston que ce n'était pas lui, l'assassin de la petite fille, que cela n'était pas possible, à cause de l'heure de la mort. Gaston ainsi convaincu aurait admis plus facilement et sans plus de tergiversations avoir tué les parents "par accident". Il était alors plus facile aussi de faire craquer Gustave (ce qui avait bien failli arriver au moment de sa condamnation pour non assistance), et l'affaire était résolue, avec un Gaston condamné à quelques années de réclusion, et un Gustave condamné à mort.

Le pauvre Alain, fils de Gustave et d'Yvette, qui a tenté en vain d'obtenir une révision du procès et se laisse illusionner par un avocat distant mais avide de publicité, devrait certes admettre avec tout son clan - ce à quoi il se refuse encore - non seulement que son grand père était un criminel, mais aussi que son père avait été un assassin sans remords. C'est visiblement au-dessus de ses forces, et l'on peut comprendre ses souffrances, et celles de toute une famille dont la vie a été saccagée. Mais la vérité n'a-t-elle pas des vertus apaisantes pour les innocents ?

 

aster

 

 


Notes

 

(1) "UN MATIN D'ÉTÉ A LURS" Ed. Robert Laffont, 1972.
(2) Le 28 novembre 1954.
(3) "L'AFFAIRE DOMINICI" Ed. Productions de Paris, 1973.
(4) Voir"LE PULL-OVER ROUGE" de Gilles Perrault.

 

 

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.