["...Nous nous sommes rendu à Villefranche, près de Nice, pour y voir la villa du professeur Marrian... Grâce à l'obligeance d'un confrère niçois, le lieu nous fut indiqué, et après avoir grimpé au long d'une petite route en lacets, bordée de riches demeures, nous nous sommes retrouvé dans un vallon lugubre et à peu près dépeuplé nommé "Le vallon Muerta"... Au-dessus de la route, nous avons aperçu une maison d'allure vieillotte, aux murs décrépits, sans le moindre luxe (le type de cabanon marseillais à un étage). C'était là, la "villa" du professeur Marrian, qui porte ce nom lugubre "Le Beau Cyprès".
Notre déception fut grande ; nous nous attendions à trouver, sinon un château, tout au moins une somptueuse demeure dans laquelle avait vécu l'une des personnalités les plus importantes d'Angleterre, selon ce qu'en a dit la presse anglaise en août dernier.
Nous étions en présence d'une bicoque si bizarrement située que beaucoup de Français hésiteraient à y vivre.
Mais, somme toute, les Drummond peuvent avoir eu la même déception que nous. Ils n'étaient, après tout, que les invités du professeur Marrian, dont nous ignorons à peu près les moyens de fortune et qui, pour passer ses vacances, n'a peut-être pas hésité à louer une maisonnette dont le prix de location réduit est évidemment fonction du manque de luxe et de confort
" (Gabriel Domenech, En suivant l'itinéraire des Drummond, in Le Méridional du Samedi 18 octobre 1952)].

 

 

 

Quiconque s'approche de l'affaire criminelle de Lurs puis décide d'y voir de plus près, se trouve happé dans un tourbillon de mensonges, de propos contredits, d’incertitudes qui succèdent aux instants de solide conviction. Des noms et prénoms dansent devant nos yeux : Gaston, Gustave et Yvette, Clovis, Roger Perrin dit « Zézé » mais aussi Sébeille et Chenevier, les juges Périès et Carrias. Ce sont les acteurs principaux d'une danse lointaine, aujourd'hui évanouie. N'en restent que des ombres.

Quant aux victimes, si elles ne sont pas oubliées, constatons qu'elles passent un peu au second plan de notre évocation : sir Jack Drummond, sa femme Anne et leur petite Elizabeth restent présents dans nos esprits mais de manière plus vague. Et pour cause : ils sont des personnages essentiels d’une affaire dont le point de départ est leur mort violente. Mais celle-ci les pétrifie à jamais dans un passé antérieur, en fait presque des êtres virtuels et nous prive de toute évocation charnelle de leurs enveloppes physiques. Seules restent quelques photographies bien modestes en regard des innombrables articles de presse, clichés et autres images animées qui font vivre devant nous les membres de la famille Dominici.

 

Et pourtant ! Il ne fait aucun doute que les Drummond furent, pour une durée déterminée, des personnes de chair et de sang.

 

Les époux Drummond, bien insérés dans leur « britannité », avaient certainement des projets pour leur fille. Ils savaient aussi apprécier les plaisirs de l’existence puisqu’ils décidaient de partir en vacances sur la Côte d’Azur, emportés à travers la France par une Hilmann neuve d’une jolie couleur vert tendre et qui, de surcroît, avait le bon goût d’être pratique.

 

Peut-être l’avaient-ils choisie après avoir lu un article tiré d’une revue « The autocar roadtests ».

 

On pouvait y lire : « The layout of controls on this model is similar to that of the saloon Minx, but the bench seat at the front has been replaced by two bucket seats, while if the separate cushions of the rear seat are removed and stowed in the spaces behind the front seats, the seat back folds down to increase the already considerable floor space, providing un extra area which could easily be used for sleeping and suggesting considerable Continental holidays possibilities”.

 

Ce que l’on peut traduire ainsi : “L’agencement des commandes de ce modèle est semblable à celui du “salon Minx” mais la banquette à l’avant a été remplacée par des sièges baquets, tandis que si les coussins séparés de l’arrière sont enlevés et rangés dans les espaces derrière les sièges avant, la banquette arrière se replie pour augmenter l’espace au plancher déjà considérable, donnant alors une place supplémentaire qui pourrait être facilement utilisée pour dormir, apportant ainsi de considérables possibilités pour des vacances sur le continent".

 

Incroyable et tragique pied-de-nez adressé à de paisibles touristes par un vulgaire prospectus.

 

Donc, les Drummond ont décidé de prendre des vacances en France en 1952. Nous savons que leur itinéraire les a conduits à Reims, célèbre pour sa cathédrale où furent couronnés les rois de France, hors Henri IV et Hugues Capet. C’est là aussi que Jeanne d’Arc conduisit le futur Charles VII. Étonnante admiration que la jeune Elizabeth ressentait pour cette héroïne si française, au point d’avoir souhaité visiter sa maison natale de Domrémy, le lendemain. Déconcertante fascination si l’on songe que la même Jeanne d’Arc était révérée par … Gaston Dominici.

 

La vie ne se contente pas de faire des clins d’œil, parfois elle grimace.

 

Aix-les-Bains, ville d’eau comme son nom l’indique à deux reprises, a vu passer nos insouciants amis avant leur arrivée à Digne, le 31 juillet. Le lendemain, c’était le départ pour atteindre enfin le but de ces vacances : la grande bleue étincelante sous le soleil de Méditerranée.

 

Qu’ont-ils donc fait les Drummond entre ce vendredi 1er août et le dimanche soir, alors qu’ils étaient à Villefranche-sur-Mer en compagnie de leurs amis ? Quelles ont été leurs distractions, leurs promenades, les échanges qu’ils ont pu avoir avec des autochtones ? On ne sait. Les gendarmes, peu curieux lorsqu’ils ont entendu Valérie Marrian, se sont contentés de cette phrase : « J’ajoute que pendant le séjour à Villefranche-sur-Mer, cette famille a été continuellement avec moi et les membres de ma famille ».

 

Alors, nous voilà contraints d’imaginer. Et, par conséquent, d’avoir la juste crainte que nous allons nous tromper car notre imagination nous trompe presque toujours.À moins que de rares lueurs de vérité ne persistent encore. Mais il faut aller les chercher.

 

C’est ainsi qu’un de mes amis s’est rendu récemment sur la Côte d’Azur. Il avait lu que la villa louée par les Marrian se trouvait dans le vallon de la Murta, à Villefranche. Une photographie prétendant la représenter figurait sur Internet : on y voyait, au fond d’une gorge tourmentée, une maison d’allure provençale, bordée de cyprès, isolée sur un promontoire rocheux au pied duquel une rivière paisible achevait de donner à l’ensemble une teinte romantique. Le tout lui paraissait presque trop beau pour être vrai. Mais après tout, qui sait ?

 

Ses recherches débutaient difficilement car il ne parvenait pas à trouver de vallon de la Murta sur les cartes locales. Même la Police Municipale, interrogée, ne pouvait le guider. Il s’intéressait alors aux indications fournies par une dame Marrone, épicière de son état, entendue elle aussi par les gendarmes le 6 août 1952. La commerçante, établie à Beaulieu-sur-Mer, expliquait qu’elle avait reçu la visite des Drummond le 1er août. Ceux-ci étaient venus demander où se trouvait la villa « Beau cyprès ». Elle les avait revus le dimanche 3 août et leur avait vendu deux bouteilles d’eau de Vichy. Elle indiquait aux militaires que la maison occupée par les Drummond appartenait à un sieur Lorenzi, entrepreneur en travaux publics à Beaulieu-sur-Mer.

 

Ici, je fais une pause pour contenir aussitôt l’enthousiasme de certains qui seraient tentés d’imaginer (eh oui, encore l’imagination) une quelconque parenté entre ce monsieur et le Père Abbé de l’abbaye de Ganagobie. Ils pourraient alors s’engager à grande vitesse dans une impasse. Rien à voir entre ces deux personnages ainsi qu’on pourra s’en rendre compte un peu plus bas.

 

Mon ami, « dominicomaniaque » lui aussi à ses heures, se rendait alors aux Archives Départementales à Nice. Il y consultait librement un annuaire du téléphone de 1952 et retrouvait la trace dudit entrepreneur. Quelques coups de téléphone plus tard, il était en mesure de rendre visite à ses petits-fils qui le recevaient avec amabilité.

À l’évocation d’une villa « Beau cyprès », la réponse arrivait sur-le-champ : cette maison existait bel et bien, faisait toujours partie du patrimoine familial et pouvait donc être vue. L’ami enquêteur était un peu étonné de constater que ses interlocuteurs avaient bien entendu parler de l’affaire Dominici mais qu’ils ignoraient le lien, certes éphémère, existant entre leur maison et les malheureuses victimes. Il apprenait de leur bouche que la villa avait été construite près de la route partant du port de Beaulieu-sur-Mer et rejoignant la moyenne corniche.

 

À l’époque, leur grand-père exploitait une carrière en ce lieu, en retrait du grand virage à gauche que fait la route à cet endroit. Aujourd’hui, l’exploitation de la carrière n’a plus cours et sur le terrain s’élève … une maison de retraite.

 

 

Avant de quitter ses sympathiques interlocuteurs, mon ami qui voulait « fermer les portes » s’enquérait d’un éventuel lien de parenté entre eux et l’ancien Père Abbé de Ganagobie. Il lui était répondu par la négative et précisé que le patronyme Lorenzi était assez courant.

 

 

Quelques minutes plus tard, il s’engageait sur la route indiquée.

 

 

Nulle trace de rivière au fond d’une gorge mais des maisons disparates occupant les espaces constructibles, comme c’est le cas partout dans cette région. À l’extérieur du grand virage à gauche s’élevait la maison de retraite, imposant édifice quelque peu incongru en ce lieu.

 

 

 

En léger surplomb au dessus de la route, contrastant avec la modernité de leur récente voisine, deux modestes maisons accolées survivaient discrètement. C’était ici ! La « villa » de gauche portait bien sur sa boite aux lettres la mention « Beaux cyprès ». Elle avait gagné un pluriel depuis l’établissement du procès-verbal des gendarmes.

 

 

 

Quelle différence avec la photographie de la maison idéale évoquée précédemment ! Point de cyprès, d’humbles dimensions, un enduit bicolore et défraichi, à jamais résigné face aux couleurs vives de la maison de retraite qui espère ainsi faire oublier que la décrépitude est en son sein. Et pas de vue sur la mer.

 

 

Mon ami était un peu étonné et presque déçu. Quoi ? Une si célèbre affaire ? Sir Jack Drummond et sa petite famille dans une si petite maison ? Qui plus est, en compagnie de leurs amis Marrian ? Voilà bien des curiosités. Mais il se rappelait alors que cela se passait en 1952, à quelques années de la fin de la seconde guerre mondiale, à une époque où l’on vivait bien plus modestement qu’aujourd’hui. Une époque où les Drummond et Marrian ne pratiquaient pas le luxe tapageur, même s’ils pouvaient être considérés comme des privilégiés. Il se souvenait de la déclaration de la jeune Jeannine Roland du Grand Hôtel de Digne qui avait indiqué que les Drummond avaient demandé une chambre « bon marché » à un lit et avaient fait ajouter un divan pour Elizabeth. Nous sommes loin des valeurs affichées du 21ème siècle et de son « bling-bling ».

 

Il essayait de se représenter les Drummond et les Marrian dans ce cadre. Mais c’était difficile. La grosse maison de retraite était derrière lui et même s’il lui tournait le dos, il sentait sa présence massive, excessive, en un lieu qui était presque désert à l’époque. Une carrière ? Quelle carrière ? Du béton à plusieurs étages, éblouissant sous le soleil ; une maison tristounette en face ; des voitures sur la route.

 

L’écoulement implacable du temps avait fait son œuvre. Malgré tout, il était satisfait de se trouver en face de la véritable maison ayant accueilli les Drummond et les Marrian : il faut démythifier de fumeuses visions, si l’on prétend se rapprocher un peu de disparus que l’on a en pitié.

 

 

Fort de ces sages pensées, mon ami quittait l’endroit avec un brin de vague à l’âme. Il n’avait pu établir de lien intérieur, même illusoire, avec la présence si brève des Drummond en ce lieu. Il décidait de se diriger vers le petit port de Villefranche-sur-Mer où rendez-vous avait été donné aux Marrian par leurs amis pour le 5 août à midi, au restaurant « La Trinquette ». Il s’agissait alors, dans son esprit, de jeter un simple coup d’œil à ce qui avait dû être un parcours de promenade pour touristes évadés de leurs brumes septentrionales. Quant au restaurant précité, il n’avait aucune illusion : celui-ci avait évidemment disparu ou s’était transformé en pizzeria, voire même, mais il ne voulait pas le croire, en fast-food. Il faut dire que mon ami fait montre parfois d’un pessimisme excessif. Et puis ce nom, La Trinquette, venu tout droit de la marine à voiles, ça vous a un parfum des années cinquante, bal musette, belote et populo, qui n’est plus à la mode.

 

Eh bien, une surprise de taille l’attendait : port de la Darse, La Trinquette est toujours là ! Certes réaménagée, exploitée par un jeune et sympathique tenancier mais bien présente sous le même nom. 

 

Décidément, il suffit d’imaginer pour se tromper.

 

 

J’ai bien l’intention de me rendre à la Trinquette en compagnie de mon ami et de quelques autres. Nous aurons une pensée pour ceux qui devaient s’y retrouver, un beau jour du mois d’Août, et qui ne sont jamais venus.