L'article qu'on va lire n'est pas exactement du grand Montarron. On y sent beaucoup trop la brosse à reluire destinée à faire briller "le travail irréprochable" des policiers parisiens - tandis qu'est assez insupportable la quasi absence de leurs collègues locaux (Sébeille, d'Avignon ; Constant, de Manosque).
Mais soixante-six ans après la tragédie (et non 46, comme j'ai pu le lire), il nous permettra de commémorer l'impardonnable supplice infligé par des brutes avinées, sans aveu et fières de l'être, à une petite fille innocente, à laquelle nous ne cessons de penser.

 

 

J'ai fait partie, dimanche, du jury de Digne. Mes responsabilités étaient légères au regard de celles qui pesaient, il y a huit mois, sur les épaules de ceux qui avaient été désignés par le sort pour siéger dans l'affaire judiciaire la plus étonnante du siècle.

Le comité des fêtes nous avait fait l'honneur de nous nommer membre du jury chargé de décerner les prix du Corso de la lavande.

C'est à ce même Corso qu'il y a trois ans, une famille anglaise, en vacances en France, eut l'idée d'assister. Cette année-là, en plus du défilé, il y eut une corrida.

Digne n'est pas une ville à courses de taureaux. Mais on y donne parfois, dans des arènes improvisées, des "charlottades". Des razetteurs tentent de ravir la cocarde accrochée aux cornes du fauve.

C'est un spectacle attirant pour des touristes venus d'outre-Manche. Mais les Drummond s'en fatiguent, quittent l'arène avant la fin du spectacle, et le destin les conduit vers la Grand'Terre.

Là, sur les bords de la Durance, une autre corrida les attend. Avec mise à mort, cette fois.

Trois ans se sont écoulés.

 

 

Le seul visage de la vérité

 

Nous voici prenant place au pied de la tribune officielle dressée à l'occasion des fêtes de la Lavande. Des confrères sont à mes côtés. Dans le kiosque à musique, envahi de spectateurs, les policiers parisiens sont au premier rang. Ils ont interrompu leurs auditions et lâché leur procédure pour assister au défilé des chars fleuris.

Le ciel est d'un bleu lumineux. Les accents des fanfares retentissent à tous les échos. De jolies filles en costume provençal dansent la farandole au son des fifres et des tambourins. La nouvelle enquête sur la tragédie de Lurs démarre dans une atmosphère de liesse. La vedette, en ce jour d'allégresse, ce n'est pas Paul Maillet, c'est Robert Lamoureux, que la Comité des Fêtes a fait venir à grands frais. L'affaire Dominici tient encore l'affiche, mais elle apparaît sous le soleil d'août comme ces pièces que l'on reprend pendant les mois d'été, en attendant les créations de la rentrée.

Pourtant, la partie que sont en train de jouer les policiers parisiens est, sans aucun doute, la plus passionnante que des policiers aient jamais eu à jouer dans leur carrière.

On leur a dit : Voilà une affaire qui a eu un retentissement mondial. Un dossier qui a amené la condamnation à mort d'un vieillard de 78 ans. L'opinion publique s'est émue. Elle ne dit pas que la justice a condamné un innocent. Elle pense qu'on ne lui a pas démontré que le vieillard était coupable, ou tout au moins le seul coupable. Il y a eu, dans cette affaire, trop de mensonges et trop de lacunes. À vous de balayer tout cela, de faire place nette pour y faire apparaître le seul visage de la vérité. Messieurs, à vous de jouer !

Oui, c'est bien une partie passionnante. L'enjeu est gros. Car, ou bien tout va s'éclairer, les ombres vont se dissiper, et le rôle de chaque personnage qui s'abritait derrière le mur de mensonge va se préciser ; ou bien on va tourner en rond, remâcher les mêmes contradictions, d'enliser dans le même bourbier.

 

 

Le cinquième acte de la tragédie

 

Le commissaire Chenevier est un policier trop avisé pour ne pas sentir tout ce que cette partie où il a engagé sa réputation comporte de risques. Comme je lui demandais s'il était optimiste, il m'a fait cette réponse prudente et logique :

- De toutes façons, notre travail terminé, on ne pourra pas dire qu'on n'a pas poussé les choses à fond. Notre but sera atteint si notre mise au point du dossier ne laisse plus de porte ouverte à la discussion. Il se peut qu'elle confirme la seule culpabilité de Gaston Dominici. Il se peut qu'elle l'innocente et qu'elle démasque les vrais coupables. En tout état de cause, nous nous serons efforcés de trouver une réponse aux quatre cents questions laissées en suspens dans le dossier de Lurs.

En fait, ce que souhaitent les commissaire Chenevier et ses collaborateurs, c'est d'écrire, noir sur blanc, le cinquième acte de la tragédie de Lurs.

Nous l'avons compris, l'autre nuit, lorsque nous avons accompagné les policiers sur les lieux mêmes de la tragédie, à l'heure même où le triple crime fut perpétré.

 

 

La conviction de l'accusation

 

Ce décor de Lurs, tant de fois décrit, est déjà étonnant en plein jour. cette colline d'oliviers, de cyprès et de vignes, au sommet de laquelle est juché le village, ce large lit de la Durance encombré de galets de sable, cet espace, cet air frais et sec, cet écran de lumière dans lequel se perd l'horizon, tout cela a de la grandeur. Mais, par une nuit de pleine lune, évoquer dans ce site de fraîcheur l'odieux massacre, c'est encore plus impressionnant.

Les taches claires et les trous d'ombre se dessinent avec netteté. Le silence se peuple des bruits de la nuit : le chien qui aboie, en tirant sur sa chaîne, dans la cour de la ferme voisine ; le vent qui agite les feuilles du mûrier ; l'imperceptible murmure des filets d'eau aux reflets d'écailles d'argent, qui cheminent paresseusement à travers les graviers...

Ce que ne peut admettre le commissaire Chenevier, c'est la version qui fut donnée, au procès, du meurtre de la petite Elisabeth. Il ne la voit pas courant vers ce ravin abrupt, vers ce trou d'ombre, alors que la lune éclaire un chemin, à gauche du pont qui enjambe la voie du chemin de fer. Il ne la voit pas dévalant ce ravin, poursuivie par l'assassin. Il ne voit pas la fillette agenouillée devant son meurtrier.

- Un enfant, dit-il, lorsqu'on veut le frapper, a le geste instinctif de se protéger le visage avec ses bras. Où sont les blessures aux bras, aux mains ? Non, l'enfant a été frappée, alors qu'elle était couchée sur le dos. alors, quelle valeur peut-on accorder à cette partie de la reconstitution du crime qui a trait au meurtre de la petite fille ? Le vieux Gaston a dit au policier qui représentait Elisabeth : "Cours !" Le policier s'étant mis à courir, le vieux Gaston l'a poursuivie. Mais si cette poursuite est invraisemblable, que signifie cette comédie à laquelle se prête le vieux ?

Car ce qui heurte surtout les policiers parisiens, c'est l'incohérence de cette fameuse reconstitution, au cours de laquelle le vieux Dominici chemina entrée deux rangées de vignes, sa carabine à la main, entraîna les enquêteurs vers le mûrier, s'assit près de l'endroit où avaient bivouaqué les Anglais et mima la scène qui l'opposa à sir Drummond.

- C'est à la suite de cette reconstitution, nous dit le commissaire, que le juge notifia au vieux Gaston l'inculpation de triple assassinat. Or, relisez la procédure, et vous serez effaré par les contradictions qui existent entre les détails fournis la veille par Gaston et les gestes qu'il accomplit le lendemain.

À cela, les enquêteurs de la première heure répliquent qu'il ne s'agissait pas là d'une reconstitution, au sens littéral du mot.

Certes, le juge Périès avait été troublé, lui aussi, par les diverses versions du drame données par le vieux. C'est pourquoi, avant de prendre la décision de l'inculper, il avait décidé de lui faire répéter son récit sur les lieux mêmes de la tragédie. Gaston dominici pouvait, à cet instant, se rétracter, comme il le fit ensuite. Il pouvait se refuser à donner le spectacle des scènes qu'il avait décrites. Le juge Périès avait envisagé cette éventualité. Il eut la surprise, comme tous ceux qui étaient présents, de voir le vieillard précéder les enquêteurs pour évoquer le drame dont il se disait alors le seul responsable. On ne chercha pas alors à fignoler. À mesure à un mètre près les distances. On ne coupa pas les cheveux en quatre. Un homme, la veille, s'était avisé d'être l'auteur du triple crime de Lurs. Le lendemain, conduit sur les lieux du drame, il maintenait ses aveux. C'est tout et c'était essentiel.

- D'ailleurs, font remarquer les mêmes enquêteurs, dans la version d'un crime provoqué par la colère, un homme ayant l'âge du vieux Gaston pouvait-il se rappeler exactement les faits et gestes accomplis pendant sa crise de folie meurtrière ? Pouvait-on exiger qu'il reconstitue, avec minutie, les moindres détails ?

Mais nous sommes là sur un plan psychologique. En fait, ce qui étayait la thèse de l'accusation, au procès de digne, c'était plus la conviction intime qu'on tenait bien là le seul coupable, qu'un ensemble de preuves irréfutables.

Ce que le commissaire Chenevier cherche maintenant à fournit au nouveau magistrat instructeur, le juge Carrias, c'est un réseau serré de faits qui ne peuvent plus être discutés.

 

 

La hantise du commissaire Gillard

 

Quels sont ses atouts ?

Au départ, ils sont minces. Car, comme le dit si bien le commissaire Gillard qui partage avec le commissaire Chenevier la responsabilité de la contre-enquête ordonnée par le Garde des Sceaux, "le vieux est comme ces truands qui vous disent : On ne peut pas vous dire qui a fait le coup, mais allez donc demander à un tel ce qu'il faisait la nuit du crime".

Le commissaire Gillard est, dans l'équipe nouvelle, celui qui a eu le plus de temps d'observer Gaston Dominici. Il assista au procès. À la Direction de la Police judiciaire, à la Sûreté nationale, on s'était ému des lacunes du dossier. On craignait des incidents, des coups de théâtre. On ne voulait pas que le ministre l'apprît par la presse du lendemain. On désirait le tenir au courant, au jour le jour. C'est pourquoi le commissaire Gillard fut un des premiers à observer le vieux durant les débats.

Il en rapporta, lui aussi, une impression de malaise. Cette confrontation à la barre, avec ses fils, cette phrase prononcé par le vieux :

- Gustave, je te pardonne. Je ne veux pas que tu dises que tu es innocent. Ce n'est pas ce qu'il faut dire. Dis la vérité. Qui était avec toi dans la luzerne quand tu as entendu les cris ? Qui était avec toi ? Qui était avec toi ?

Gustave avait ouvert la bouche. Le résident avait suspendu la séance. Gustave était sauvé. Le souvenir avait hanté le commissaire Gillard.

Mais aujourd'hui, que dit le vieux Gaston ? Pas autre chose qu'il n'ait déjà dit : cette nuit-là, Gustave et le petit Roger Perrin étaient dans la luzerne. Pourquoi ? Pour voir si l'éboulement de la terre saturée d'eau sur la voie ferrée ne s'était as aggravé. Car, on ne se lassera pas de le répéter, sans cet éboulement, il n'y aurait pas eu de drame de Lurs, il n'y aurait pas d'affaire Dominici. Un éboulement, depuis qu'on arrose les champs qui dominent la voie ferrée, ça ne s'était, de mémoire d'homme, jamais produit. Les conséquences pouvaient être graves. Et l'on ne dormait pas, cette nuit-là, à La Grand'Terre. On était dehors. Gustave ? Sans aucun doute. Le petit Perrin ?C'est possible. D'autres encore ? Pourquoi pas ? Le vieux ? Sûrement.

Comment se produisit l'accrochage avec les Drummond ? Qui déclencha la bagarre ? C'est tout le problème.

Et le vieux Gaston a beau faire de verser le trouble dans les esprits, puisque tout le monde a menti, Gustave et le petit Perrin en tête.

Mais comment expliquer l'attitude du vieux au procès ? C'est simple, disent les nouveaux enquêteurs, il ne croyait pas qu'il serait condamné à mort.

Au gendarme qui l'escortait, il confia, après avoir écouté l'avocat général Rozan :

- Il est encore plus menteur que Gustave !

Mais il n'avait pas compris que le magistrat réclamait la peine capitale.

Quand il entendit ses avocats dire : "Vous ne pouvez pas envoyer à l'échafaud un homme contre lequel on n'apporte aucune preuve", il murmura : "Qu'est-ce qu'il leur prend, de parler de guillotine ?"

Enfin, lorsque la sentence fut prononcée, il exprima sa stupeur en ces termes :

- Ah, m…., alors ! Elle est forte, celle-là !"

C'est en cellule qu'il réalisa la situation. Le costume de bure qu'il endossa le glaça d'effroi. La solitude à laquelle il fut astreint l'accabla. Il se prit à réfléchir. Il lui sembla monstrueux qu'il fût le seul à endosser la responsabilité de la tragédie. Alors, il reprit ses insinuations.

 

 

À l'infirmerie des Baumettes

 

Aujourd'hui, ce n'est un secret pour personne que Gaston Dominici, le plus vieux condamné à mort de France, est soigné comme un coq en pâte à l'infirmerie des Baumettes. Il occupe une vaste chambre claire dont les fenêtres s'ouvrent sur la colline. Il est vêtu d'un pyjama dont il a noué le cordon à la boutonnière de sa veste. Il porte des chaussons. Quand les médecins viennent le voir, il s'appuie sur ses cannes. Il feint d'être encore un peu patraque, tant il a peur de retourner en cellule. Mais quand les médecins ne sont pas là, il reprend toute sa vigueur. D'une seule main, il repousse le large lit de fer de sa chambre. Il mange de bel appétit. Il a l'œil clair, le teint frais. Solide comme un vieux chêne que la foudre n'a pas pu abattre.

On connaît son mot en parlant de sa famille :

- Tous des Bazaine !

Les commissaires Chenevier et Gillard se demandèrent un bref instant ce qu'il avait voulu dire, puis, se souvenant que le vieux adorait lire l'histoire de France, qu'il avait puisé dans ses lectures les prénoms de ses enfants (Clovis, Clothilde, etc.), il déduisirent aisément que le vieux Gaston avait voulu dire que Gustave et consorts étaient des traîtres.

Mais tout cela ne nous conduit pas encore - du moins à l'heure où nous écrivons ces lignes - à la découverte de la vérité totale.

Quelqu'un, qui connaît bien les gens de La Grand'Terre, m'a dit :

- La preuve que le vieux est le vrai coupable, c'est le soulagement qu'on éprouva, à la ferme, lorsqu'il fut arrêté. La "vieille sardine" n'eut aucun mot de protestation. Elle se contenta de dire : "Il aurait mieux valu qu'il soit mort".

Mais le soulagement peut être aussi interprété comme celui de gens qui pensent : "Le vieux va payer. On est sauvés !"

Il est clair que, sans avoir d'idée préconçue, les nouveaux enquêteurs pensent que ce ne fut la gifle qu'aurait donnée Sir Drummond au père Dominici qui déclencha le drame, mais la tentative de pillage de l'Hillman.

 

 

Le travail irréprochable de Chenevier

 

La partie qui se joue revient donc à la confrontation de deux thèses :

Primo. - Celle des enquêteurs de la première heure : le vieux passe à côté du bivouac. Sir Drummond le prend pour un maraudeur. Altercation. Colère du vieux. Bagarre. Drame (soit dit en passant, c'est le vieux Gaston qui fournit l'explication de l'éraflure constatée dans la main de l'Anglais. Celui-ci avait voulu saisir le canon de la carabine. Or, le vieux tira l'arme à lui).

Seconde thèse. - Le vieux n'est pour rien dans la tragédie. Ce sont ceux qui étaient debout, cette nuit-là, pour aller voir l'éboulement, qui ont provoqué le drame en allant rôder autour de l'Hillman. Or, la petite Elisabeth fut tuée sur place, trois heures après ses parents, et transportée sur les bords de la Durance. La tentative de pillage est, disent-ils, évidente. Pourquoi tous ces objets épars, près de la voiture, du côté opposé à la route ?

Le commissaire Chenevier est arrivé au point crucial de la contre-enquête. On peut être sûr que son travail sera irréprochable. Toutes les précautions sont prises. L'heure du début et de la fin des auditions est consignée dans la procédure. Tout se fait sous le contrôle du juge qui, lui-même, reprend les témoins pour être sûr de ne pas se méprendre sur le sens de leurs réponses. On a réentendu Paul Maillet, qui parle toujours d'abondance ; Francis Perrin, le facteur de Lurs ; les parents du petit Perrin ; l'ouvrier agricole Galizi à qui le jeune Roger Perrin a demandé de dire qu'il avait couché, la nuit du crime, à la ferme de La Serre. On a fait venir la "vieille sardine", la femme du vieux Gaston. Gustave va de nouveau être mis sur la sellette.

Mais Gustave a tant de fois menti que même s'il change d'attitude, on se demandera encore à quel moment il dit la vérité.

En tout cas, même si le commissaire Chenevier ne parvient qu'à combler les lacunes du dossier, sa mission n'aura pas été inutile.

Il est des abcès qu'il faut crever jusqu'à la racine. L'affaire Dominici est un abcès avec lequel de nouveaux chirurgiens sont entrain de tenter d'en finir...

 

© Marcel Montarron, in Détective n° 476 du 15 août 1955 "Spécial Dominici".

 

 Chen Gilld 1955

 


 

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