Que l'amateur de l'affaire Dominici ne s'attende pas à trouver, ci-dessous, un rapport complet ayant trait à son sujet de prédilection, qu'il lirait, n'en doutons pas, avec délectation certaine. Si toutes les phrases citées - et qu'elles sont nombreuses, plus de trois cents - viennent bien du texte, le lecteur serait parfaitement en peine, en les combinant, de recréer la rédaction originelle.
Il s'agit en réalité d'un essai "linguistique", pour approcher, autant que faire se peut, la pensée et la personnalité - d'une sacrée richesse, on s'en apercevra sans peine - d'un des acteurs majeurs de cette horrible tuerie devenue, avec le temps, fait divers. Acteur majeur qui, de par sa personnalité discrète, est toujours resté en retrait. Bref, on tente ici de rendre toute sa place au commissaire Fernand Constant (1913-1977), et à un rapport que les policiers parisiens de la "contre-enquête", pourtant singulièrement avares de compliments, avaient qualifié "d'exposé fort intéressant et minutieux" (C 401, p. 56)
.
Nul doute que, pour ce faire, un effort de lecture soit nécessaire - encore que tout ne soit pas à lire avec la même attention : par conséquent, que chacun puise dans cette étude ce qui est à même de nourrir sa réflexion, de l'éclairer, peut-être...

 

"Un Commissaire de Police Judiciaire n'est ni un rêveur, ni un rhéteur, c'est avant tout un homme d'action serviteur de la justice, qui est soucieux de la qualité et de l'efficacité de son travail"

(Commissaire principal Fernand Constant, 5 mars 1953).

 

"La police et la justice cherchent à établir la vérité par tout moyen de preuve" (Alain Buquet, Manuel de criminalistique moderne et de police scientifique, PUF, 2008).

 

"L'hypothèse du crime local... est le seul terrain solide sur lequel [les enquêteurs] puissent travailler, où les éléments ne leur font pas défaut" (Jacques Chapus, in France-Soir, 25 octobre 1952).

 

 

 

Introduction

 

En mars 1953, le commissaire principal Fernand Constant, chargé depuis le mois de septembre 1952 de l'enquête sur l'affaire Drummond, faisait parvenir à son chef hiérarchique un long rapport de 71 feuillets, tapés à simple interligne(1). Le double but qu'il poursuivait ainsi était clairement indiqué : faire une récapitulation des événements de la soirée du 4 août et de la nuit suivante en :

 

- relatant le détail des recherches dans leur succession chronologique.

- procédant à une sorte de synthèse de l’affaire.

 

Nous allons tenter de mettre en évidence, selon différentes approches, la déixis de ce rapport (soit l'ensemble de ses "repères" : qui parle à qui, d'où, quand, comment, pourquoi), texte relativement long et rédigé dans une langue d'une parfaite correction.

Dès maintenant on mentionnera ici, pour n'y plus revenir, que le Commissaire a une singulière connaissance des armes et des munitions : lui dont le vocabulaire est si précis et étendu, comme on le verra, commet de surprenantes méprises s'agissant du domaine de la balistique, parlant de balles à la place d'étuis, de fusil pour carabine, de rafales au sujet d'une arme au demeurant bien incapable de "rafaler", etc. Tout cela, comme dit un auteur bien connu, ne fait pas très professionnel. Mais c'est sans rapport aucun avec la commission des odieux crimes.  Quelle importance, après tout, que ce point de détail ? Mais il fallait quand même le signaler. Une incidente me permettra aussi de constater que, depuis soixante ans, peu de progrès ont été réalisés dans ce domaine précis : au moment où je rédige ces lignes, un journaliste qui se la pète (comme dit ma fille) écrit en effet sans sourciller (à propos du policier tué par un membre d'ETA) : "il [l'un des militants] était armé d'un 357 Magnum de calibre 11.43 mm"(2). Tirons le rideau, ou plutôt, rengainons…

 

Et qu'on me permette, pour finir, une nouvelle remarque sans autre gravité : prenant attentivement connaissance de ce travail, on se perd en conjectures sur la façon dont le Commissaire fait comparaître les personnages (suspects, victimes, témoins, collègues) qu'il convoque et fait vivre devant nous dans sa synthèse.

En effet, si l'on a, la plupart du temps, un patronyme suivi d'un prénom ("un certain Mercier André", "une demoiselle Wallman Sandra", etc.), le cas inverse existe également ("Raoul Auric", "Jacques Barth", etc.). Et l'on dispose souvent de l'âge des intervenants, voire de leurs date et lieu de naissance ("André A., né le 17 septembre 1908 à Peyruis, y demeurant....", etc.), sans qu'on puisse comprendre ce qu'apportent ces précisions dans l'économie du rapport, dans la mesure où tout le monde n'est pas logé à la même enseigne, tandis que des renseignements exhaustifs sont fournis au sujet de personnages parfaitement secondaires - et n'ayant rien à voir, de près ou de loin, avec la perpétration des faits criminels.

 

Ceci posé, il n'est pas inutile d'examiner comment sont dénommés les personnages les plus cités - et point n'est besoin d'être grand clerc pour deviner de qui il s'agit, puisque la problématique de ce texte tourne évidemment autour de l'axe victimes/suspects - quand bien même le policier évoque une bonne centaine de témoins entendus, aux alibis archi-vérifiés - ce qui réduit à néant la grotesque galéjade selon laquelle "toutes les pistes n'ont pas été explorées"...

 

 

1.

 

Le patronyme Drummond se rencontre 44 fois, inséré dans divers syntagmes (la famille Drummond, les Drummond, la voiture Drummond, l'auto Drummond, le campement Drummond, l'affaire Drummond).

À l'intérieur du couple, c'est le mari qui est le plus souvent nommé : Sir est cité 19 fois (Sir Drummond 6, Sir Jack Drummond 1, Sir Jack 8, Sir et Lady Drummond 2, Sir Drummond et Lady Ann 1, Sir Jack et Lady Ann : 1). L'épouse (Lady) n'est citée qu'à 9 reprises (outre ce qui a déjà été dit, on a : Lady Drummond 1, et Lady Ann 4).

Le patronyme ne concerne que les parents : en effet, leur enfant n'est désignée que par son seul prénom, et ce à 27 reprises, mais aussi par de nombreux substituts lexicaux (19 occurrences de "fillette", mais aussi "enfant", et "gamine") ou personnels ("elle"). On note enfin qu'il est aussi fait allusion à "les touristes anglais" (4), "les campeurs anglais" (1), "le campement anglais" (2).

On peut en déduire que, dans l'esprit du policier, c'est le crime concernant la fillette qui est le plus atroce, suivi de celui perpétré contre son père.

 

 

2.

 

Le patronyme Dominici est quant à lui crédité de 92 occurrences, apparaissant dans de multiples constellations lexicales (la famille Dominici, les Dominici, la ferme Dominici, la branche Dominici - il s'agit ici de généalogie, la mère Dominici, le père Dominici, les époux Dominici, la bergerie Dominici).

 

A. Le fils Gustave, est nommément cité 80 fois (Gustave : 43, Gustave Dominici : 35, Dominici Gustave : 2), ou par substitut lexical (cet homme).

B. Quant à son père, il n'est cité que 12 fois (Gaston Dominici : 8, le père Gaston : 1, Gaston, le vieux père : 1, Dominici Gaston : 2).

 

Ce qui dit assez, sans autre analyse, lequel des deux Dominici se trouve, à ce moment de l'enquête, dans l'œil du cyclone. (on a omis de compter, ici, les nombreux substituts personnels). Pour compléter ce qui a été dit supra, on se perd une nouvelle fois en conjectures : pourquoi avoir écrit, tantôt Gustave/Gaston Dominici, et tantôt Dominici Gustave/Gaston ?

 

Apparemment, il n'y a pas de réponse. Mais venons-en à une approche lexicale du texte.

 

 

1. Éléments lexicaux

 

 

Un bref mot, pour commencer. Nous tous, contemporains ou semi-contemporains du temps des crimes, nous avons été nourris, durant nos dernières années de Lycée, à la mamelle littéraire des Lagarde et Michard qui, certes, avaient beaucoup de défauts, mais présentaient aussi de très solides qualités, d'exposition et de pertinence, entre autres. Et nous tous, nous avons eu à nous colleter, dans le Lagarde du XVIIe siècle, avant d'aborder les tragédies cornéliennes et raciniennes, et les hommes tels qu'ils sont ou tels qu'ils devraient être, avec les pages 94 et 95 qui exposaient, dans le chapitre III, "les règles et l'art classique"...

Certains d'entre nous, je le dis en frémissant, battant ma coulpe, étaient peut-être même allés jusqu'à souligner au crayon mine de plomb ces quelques lignes qu'il convenait de connaître sur le bout des doigts, risquons le mot affreux : par cœur...

Que viennent donc faire, dans cet exposé, ces deux pages d'un Lagarde et Michard ? Sans doute un cheveu sur la soupe ? Eh bien, c'est notre Commissaire soi-même qui nous invite à procéder ainsi.

 

N'écrit-il pas, en effet, ce fin lettré : "Les trois crimes ont été perpétrés dans un espace restreint. Il y a unité de lieu...". Certes, il s'est arrêté là, car il n'était pas en train d'écrire un traité littéraire - mais il a employé par six fois le vocable tragédie, ou ses dérivés. Quant à nous, nous sommes de ce fait autorisés à poursuivre : le triple crime de Lurs se présente bien sous les traits d'une tragédie, puisqu'il y a unité de lieu, de temps et d'action. Alors, par pitié, qu'on ne me parle plus de drame !

 

Ceci posé, on se gardera bien de soulever ici le problème de la validité des listes de fréquence, des mots-outils et des mots dits pleins. Le lecteur curieux pourra se reporter à un travail antérieur, en particulier s'agissant du French Word Book d'Henmon(3).

À titre d'exemple, une seule difficulté sera mentionnée, ici : la forme été se rencontre 183 fois dans notre texte. Pour 181 fois, il s'agit de l'auxiliaire être, donc d'un mot-outil. Par deux fois, en revanche, nous avons affaire à un substantif :

 

- Mais pendant l'été 1952, elle est allée passer...

- Il est un fait, c'est que l'été 1952 a été particulièrement sec.

 

Dans ce cas, il ne s'agit plus d'un mot-outil (forme verbale), mais d'un mot plein (substantif) !

 

Cette réserve mise à part, on peut considérer que le rapport est composé de 1 638 phrases, groupées en 672 paragraphes et renfermant environ (car le total dépend du degré de lemmatisation) 27 000 occurrences. Il s'agit donc de phrases relativement longues (16, 36 mots par phrase). Les mots-outils (245 formes différentes) représentent 52 % du texte ; les mots pleins revêtent, quant à eux, 4 112 formes différentes (rappelons qu'il s'agit d'approximation). Ce qui nous donne un degré de lisibilité (Rudolf Flesch) de 48.99, dénotant un texte d'approche relativement difficile.

Cette indication n'est guère pour nous étonner, si nous considérons qu'on rencontre plus de 2300 hapax(4) , ce qui est certes dû, mais pas seulement, aux nombreux noms de lieux (près de 60) et patronymes (près de 120) utilisés. Ainsi nous est révélée une pratique sûre et très étendue de la langue.

 

 

1.1. Champs lexicaux

 

Ce texte fort dense, qui se dit et se veut synthèse de plus de cent procès verbaux d'enquête, emprunte à de nombreux champs lexicaux. On ne listera ici, pour l'essentiel, que les vocables qui regroupent 9 occurrences et plus, depuis heure(s), 210, à journée, 8.

 

 

A. La course du temps

 

Un rapport de police est évidemment un écrit dans lequel le temps apparaît comme élément capital : temps de la commission des faits, temps des témoins, temps des suspects potentiels... Ainsi, on ne s'étonnera pas de constater que le mot vedette de cette série est, après "heure" (rencontré 51 fois au singulier, et 159 fois au pluriel)(5), "août" (120 occurrences). On trouve aussi nuit, temps, matin, septembre, moment, midi, octobre, soir, juillet, lundi, minuit, journée...

Sont également présentes, naturellement, de nombreuses dates, et donc des années (souvent de naissance, toujours des hapax) : 1908, 1909, 1922, 1925, 1926, 1927, 1934, 1936, 1938, 1941, 1942, 1948, 1949, 1950. Bien entendu, l'année 1952 fait, elle, 22 apparitions. La durée, variante du temps, est naturellement également présente.

 

- Il était décédé en janvier 1946

- Il me l'avait précisé en septembre

- Le rapport en date du 20 décembre 1952

- Il s'est engagé pour trois ans en avril 1938 (deux indications temporelles : date précise, et durée)

- Il y a quatre ou cinq ans

- Durant cinq mois

- Durant la nuit

- Durant les premiers jours du mois d'août

- Pendant notre voyage

- Pendant des mois

- Pendant une cinquantaine de mètres (glissement de sens : la préposition temporelle employée pour signifier un lieu)

- Ils sont embauchés depuis le mois d'avril

- Ils sont utilisés depuis la création du système

- Il n'avait pas tiré depuis au moins un mois (précisons immédiatement qu'il s'agit du Springfield Armory n° 702 839, et non d'une grossièreté...).

 

- Il se présenta vers quinze heures

- Il s'est couché vers 21 heures 30

- Elle s'est endormie vers 22 heures 30

- Il s'est retiré vers 21 heures 30

 

- Dans un court délai

- Dans la matinée

- Dans l'intervalle, il a vécu avec une dame

- Dans la nuit du quatre au cinq août, il a dormi avec ses enfants (mentionnons ici que, pour des raisons aisément compréhensibles, l'expression "la nuit du 4 au 5 août" intervient, avec ou sans préposition temporelle, pas moins de 18 fois dans le corps du texte).

 

 

B. Les indications d'ordre géographique

 

Pour la même raison que ci-dessus, les indications de lieu foisonnent, dans le rapport, et on ne s'étonnera pas que Lurs (54) et Peyruis (32) arrivent en tête, suivis de Marseille (29) et Grand'Terre (la ferme Dominici, 21 occurrences).

On rencontre aussi, Digne, Ganagobie, Alpes, Nice, Manosque, La Brillanne, Lyon, région, Durance.

 

 

C. L'environnement

 

route, ferme, terre (29) – avec l'utilisation du sens figuré dans l'expression "un homme de la terre", rue, pont, chemin, lieu(x), village, campagne (au sens de ferme), gare, domicile, bergerie...

 

 

D. Les moyens de transport

 

voiture (49), vélo (15 + 1), vélomoteur, auto, automobile, Hillman (19), véhicule, camion, camionnette, side-car.

 

 

E. Les faits criminels

 

crime, criminel, assassinat, carabine, arme, arme de guerre, coupable, impunité (4), coups de feu (13 + 5), coups de fusil (6 + 1), feu, coup, fusillade, criminel, meurtrier (15), balles, crosse, mort, meurtre, artillerie, mitraillette, pistolet, munitions, rafales.

 

 

F. Les liens familiaux

 

père (30), parents (28), mère, frère(s), sœur, mari, époux, épouse, fils, neveu, nièce, cousin, oncle…

 

 

G. Les activités humaines

 

commissaire (18), ouvrier (8 + 18), police, emploi, chasse (14), batteuse, arrosage, chantier, touristes, agriculteur, cultivateur, instituteur, gendarmes, camionneur, fermier, étudiant, entrepreneur, épicier, chef, ouvrier…

 

 

H. L'enquête

 

enquête (18 + 1), témoignage, témoin (15 + 15), déclaration(s), recherches, renseignements, explications, hypothèses, résultats, interrogatoire (12 + 3), enquêteur (1 + 10), informateur, accusation, vérité, alibi, investigations, vérifications, perquisition(s), identité, suspects, préméditation, identifier, détail, découverte, secret, confidence, exact, mensonges, aveux.

 

 

I. Vie et mort

 

Mort, morte, cadavre, vie, vivant, vivre, trépas, agonie.

 

 

J. Altruisme

 

Aide, aider, réparation, réparée, réparer, faveur.

 

 

K. Les personnages génériques

 

- homme (45 + 12), sieur (7), M. (66 + 4)

- femme (36 + 1), dame (12), madame (2), Mme (6)

- enfant (9 + 12), bébé, fille (5), fillette (19), gamine (1), garçon (2)

- individu (17), gens (12), voisin (15, substantif + qualifiant).

 

 

L. Les couples antithétiques

 

- humidité vs sécheresse ; parole vs écrit ; campagne vs ville ; précision vs imprécision ; sécurité vs danger ; mensonge vs vérité vs réalité ; vie vs trépas ; informateur vs fabulateur

- jeune vs vieux ; bas vs haut ; clair vs sombre ; grand vs petit ; facile vs difficile ; possible vs impossible ; simple vs complexe ; solide vs fragile ; calme vs violent ; bon vs mauvais ; fructueux vs infructueux

- savoir vs ignorer ; cacher vs découvrir ; entrer vs rentrer vs sortir ; venir vs partir.

 

 

1.2. Un exemple de morphème lexical : affirm-

(24 occurrences)

 

- Son père était simple navigateur, et non pas commandant de navire comme il a osé l'affirmer dans une lettre adressée à son propriétaire

- La jeune Geneviève, âgée de 11 ans, affirme avoir vu ce chemineau non pas le lundi 4 août, mais le samedi 2 août

- Les deux époux affirment ne plus s'être rendus auprès de leur père depuis assez longtemps

- Il se montrait sûr de lui lorsqu'il affirmait être innocent.

- Ses parents, avec un bel ensemble, affirmaient qu'il n'était pas sorti.

- Il m'a affirmé s'être rendu à Peyruis chez sa mère

- Les médecins m'affirmèrent que la jeune enfant n'avait pu survivre plus d'une heure à ses blessures.

- Pourquoi l'un des habitants du pays aurait-il eu la volonté bien affirmée de venir tuer ces campeurs ?

- J'ai essayé de vérifier dans quelle mesure les affirmations du suspect étaient exactes

 

 

1.3. Approche d'une grille lexico-syntagmatique : embarras

 

- embarras : gêne, trouble ; difficulté, ennui, dérangement ; souci, manque ; façon, histoire.

  ---> Une fois dehors, il n'avait que l'embarras du choix pour gagner le campement

---> Difficulté Il faut qu'on connaisse la difficulté de cette entreprise
---> J'en avais connu le climat et les difficultés

---> Ennui En raison d'ennuis mécaniques, ce conducteur a été obligé de laisser le véhicule à Lyon
---> Ça va nous créer des ennuis

---> Gêne Tous étaient capables, sinon de se défendre par la violence, du moins de gêner le criminel
---> J'ai pu m'apercevoir qu'il était affreusement gêné, décontenancé
---> la personne qui effectuait ce petit travail a été dérangée

---> Trouble Il ne s'est jamais troublé.

 

 

1.4. Contraires étymologiques

 

(a-/dé-/di(s)-/extra/in-/ir-/il-/me-/mal-/)

La richesse lexicale du rapport est telle qu'elle nous fournit des exemples de tous les préfixes permettant de former des antonymes.


anormal


Il a vu la voiture en stationnement, mais rien d'anormal

débouché, découvrir


Il y avait tant de ronces que j'ai désespéré de découvrir là un objet d'aussi petit format


défavorable, déloyal, déplacer


Le corps ne semble pas avoir été déplacé


déranger, désaffecter

Il avait passé la nuit dans la gare désaffectée de Lurs


déséquilibré, dévoiler, difficile


On voudra bien convenir que le problème était difficile à résoudre


dissimuler


Comment l'un ou l'autre aurait réussi à dissimuler une carabine de guerre ?

extraordinaire


C'est un être qui possède à un degré extraordinaire la force d'inertie.

illégalement, impuissant, incapable


Il m'a paru bien vite totalement incapable de commettre un pareil forfait


inconnu, inconscience, incroyable, infructueux


Le rapport nous a fait connaître le résultat infructueux des investigations


injustement, insoutenable


Nous lui avons expliqué que son récit était insoutenable


insuffisance, invraisemblance, malheureusement


Malheureusement, une grosse déception m'attendait


méfiance


La présence d'une auto anglaise aurait pu provoquer la méfiance d'un communiste local.

 

Après ce survol des éléments lexicaux, abordons maintenant les éléments grammaticaux de ce rapport.

 

 

II. Éléments grammaticaux

 

À la richesse lexicale de ce texte répond assurément, on va le voir, une richesse grammaticale peu commune ; et pourtant, il s'agit en apparence d'un simple rapport de police, le récit détaillé d'une enquête particulièrement tortueuse. Dans un récit, l'alternance passé défini (dit aussi "simple")/passé indéfini (ou "composé")/imparfait est de mise. Ajoutons, pour être complet, le présent de narration. Notre rapport présente toutes les facettes temporelles de la narration. On avance généralement que le passé défini rend compte des événements passés ponctuels ou "achevés", tandis que le passé indéfini sert à rendre compte d'événements achevés, mais sans précision temporelle stricte ; et que l'imparfait, temps de la description, présente un aspect duratif, d'inachevé (imparfait = qui n'est pas parfait, dont l'aspect est inachevé).

 

L'exemple classique est celui tiré du Grand Meaulnes :

 

"Il errait au hasard [...] lorsqu'il l'aperçut soudain venant à sa rencontre"

.............il errait.....................x il l'aperçut

temps relatif---------------------------- temps absolu, totalement détaché du présent (ce qui ne signifie pas passé lointain)

 

Curieusement, notre texte nous fournit le contre-exemple que voici :

 

"Il se trouvait sur le palier lorsque le commissaire lui a demandé le motif de sa visite".

... il se trouvait.......................................................................x lui a demandé

 

Le passé composé comprend un aspect de présent, ce qui fait que l'action "retentit" encore dans le présent : c'est le résultat dans le présent d'une action passée.

 

 

II.1. Le Passé défini

 

(42 occurrences pour 29 formes différentes)

 

- Je me décidai alors, dès le 5 novembre après-midi...

- Voilà une anomalie qui allait grandement faciliter les recherches : je décidai en conséquence d'opérer des vérifications systématiques

- Très vite il m'expliqua

- Il me parla des cris entendus

- Tous se justifièrent parfaitement

- On finit cependant par y parvenir

- Les premières vérifications se révélèrent infructueuses

- Bien au contraire, j'y constatai la présence...

- Le matin du 15 octobre, je l'amenai à Digne

- Visant à la plus grande efficacité, j'attaquai aussitôt le suspect qui se borna à nier. Aussitôt, je le confrontai avec le témoin....

 

(on remarquera que la notion de "temps absolu" est aussi prise en charge par la conjonction (aussitôt), comme dans l'exemple "Grand Meaulnes" présenté supra)

 

- Ils m'affirmèrent que la jeune Elisabeth...

- L'épreuve fut entièrement favorable

- Sa déposition fut très brève

- Une demande fut adressée aux diverses intendances

- Leur identification ne fut pas chose aisée

- Il fut décidé néanmoins d'entreprendre les perquisitions (= on décida)

- Il affirme qu'il fut son mauvais génie (sous-entendu : il ne l'est plus)

- Je fis confectionner

- Il me fit le récit suivant

- Il me fit voir ses avant-bras

- Ces cas furent portés à ma connaissance et firent l'objet d'un contrôle

- Au nom de leurs camarades, ils vinrent protester

- La visite domiciliaire ne donna aucun résultat

- Je repris l'interrogatoire

- Je lui posai alors une série de questions

- Je me posai la question

- Elle me permit d'établir les points suivants

- Il me permit de vaincre les réticences du témoin.

- Je résolus de me faire amener Auguste

- La perquisition n'apporta strictement rien à l'enquête

- J'acquiesçai à son désir

- Il soupa à son domicile

- Par la suite, il précisa la position de sa voiture

- Il demanda au chauffeur de stopper

- Il insista pour que le secret le plus absolu fût gardé

- Il se réfugia derrière l'imprécision de sa mémoire

- Il me déclara ensuite

- Il modifia alors son point de vue et se justifia

 

 

II.2. Quelques formes de l'Imparfait

 

(638 occurrences pour 144 formes)

 

- Il était encore levé à 23 heures 30, et parlait à un individu devant sa ferme

- Il était au volant d'un camion, qu'il amenait à Hyères

- Il se montrait sûr de lui lorsqu'il affirmait être innocent

- Ils affirmaient ne connaître aucune personne de ce nom

- La route était déserte

- Il était bien l'acheteur de la bicyclette

- Un billet de 5 000 fr était la seule fortune des touristes

- Il nous faisait plusieurs remarques très pertinentes

- Les Algériens faisaient dix heures de travail par jour

 

- Il venait des Alpes

- Je revenais des Alpes en voiture, lorsque je suis tombé en panne

 

- Cette hypothèse méritait d'être envisagée, car elle donnait une explication séduisante de la présence d'un individu

 

- Les Algériens couchaient sur place, les autres prenaient place sur un camion chargé de les conduire à Peyruis

 

- À mesure que je lui posais des questions, que je manifestais mes étonnements, j'ai pu m'apercevoir qu'il était affreusement gêné

 

- Quand on analyse cette déposition, on s'aperçoit qu'elle ne nous apportait que bien peu d'éléments nouveaux

 

- Un détail m'avait intrigué. Je lui demandais : "comment avez-vous pu voir les deux hommes ?"

- Le graveur demandait à examiner la petite bague d'aluminium

- Comme l'autre insistait pour partir, il n'a eu de cesse qu'il l'ait amené devant moi.

 

 

II.3. Le passé indéfini, exemples

 

- Ils ont fait des déclarations qui corroborent les précédentes

- Il a fait son lit de paille à l'entrée de cette remise

- J'ai fait en sorte de connaître l'origine des renseignements

- Pourquoi n'a-t-il pas fait stopper la petite moto suisse ?

 

- Ils ont couché dans la ferme abandonnée

 

- C'est le même individu que les deux frères ont aperçu un peu plus loin.

 

 

II.4. Le Présent de "vérité générale"

 

- le vallon qui sépare les collines de Lurs et de Ganagobie est un lieu bien connu de passage pour les sangliers

 

 

II.5. Quelques exemples de présent de narration

 

- En 1943, il achète un commerce de moteurs électriques

 

- En juillet 1944, il se rend à Cavaillon

 

- À son retour, il soupe et se couche vers 22 h.

 

- C'est alors qu'il aperçoit une fillette en pyjama. Il s'arrête et la considère. Il ne s'approche pas.

 

- Son frère le réveille à 5 heures 15, comme il avait été convenu la veille. Ensemble, ils ramassent des gerbes d'avoine jusqu'à 6 heures 30

 

Enfin, un exemple d'entrelacement passé défini/présent de narration :

 

- Il soupa à son domicile vers 20 h. 30 ; après 21 heures il sort, descend la rue de Rome, consomme au bar Américain sur le Cours Belsunce, repart vers 22 heures, pénètre dans le bar qui fait l'angle de la rue Aldebert et de la rue de Rome, puis se décide brusquement à partir pour Grenoble…

 

 

II.6. Perfectif et imperfectif

 

Il faut maintenant envisager les oppositions verbales du perfectif et de l'imperfectif.

 

 

2.6.1. Par exemple l'opposition lexicale chercher/trouver, aller/arriver, ou encore porter/apporter :

 


- Il était allé chercher du lait


- L'appartement est bien tenu, très propre, je n'y ai trouvé aucun objet compromettant.


À l'aller comme au retour, ils ne se sont pas arrêtés
Il était allé pêcher
Il était allé garder des moutons

Ils sont arrivés sur les lieux à 19 h 45.
Les six autres Algériens venaient d'arriver
Ils ont quitté les lieux peu après l'arrivée des pêcheurs.

 


- A-t-elle été portée ?


- Ils sont les mieux placés pour nous apporter d'utiles renseignements.

 

 

2.6.2. Ou encore l'opposition par le contexte :

 

- Il prend des outils et va procéder au dégagement (perfectif)

 

- Il ne sait même pas monter à bicyclette (imperfectif)

 

 

2.6.3. Ou encore l'action en cours vs l'action accomplie

 

* à la voix active, forme simple vs forme composée (avec avoir et être)

 

- Il part avec lui pour Digne/il est parti pour Pertuis

 

- Je ne veux plus le revoir à la ferme/il n'a pas voulu se laisser fléchir

 

- Il s'arrête et la considère/il s'est arrêté à la hauteur de la gare de Lurs

 

 

* à la voix passive

 

- Six ouvriers sont embauchés sur le chantier (imperfectif)/Un renseignement nous était apporté à la fin du mois de novembre (perfectif)

 

- Il est cambriolé en 1948 (= on l'a cambriolé, action achevée)/Il est muni d'un changement de vitesses (action durative, en cours)

 

- Sur l'aile avant gauche étaient peintes en blanc les lettres BdR (action en cours)/Les coups étaient tirés à cent cinquante mètres (action achevée, perfective)

 

 

2.6.4. Ou encore valeur durative vs valeur non-durative

 

- Il me fit le récit suivant/Il nous faisait plusieurs remarques

 

- Les Algériens faisaient dix heures de travail par jour/Ils firent l'objet d'un contrôle détaillé

 

- Pour s'excuser, il assurait qu'il avait eu l'intention de passer pour un déséquilibré mental/Je l'assurai du contraire, et il me fit alors...

 

- Suivaient-il la voiture anglaise ?/Suivit la description de ses faits et gestes.

 

- Il parlait à un individu devant sa ferme/il me parla des cris entendus.

 

 

II.7. Futurs, Conditionnel, Impératif

 

2.7.1. Futurs simples

 


- Je relaterai le détail de mes recherches
- Je procèderai à une sorte de synthèse
- Je ferai une mise au point
- Je grouperai mes opérations
- On me rétorquera
- Un rapport vous sera fourni.

 

2.7.2. Futurs périphrastiques, avec le semi-auxiliaire aller

 


- Je vais faire l'exposé
- Je vais vous dire ce que j'ai vu
- Nous allons examiner
- Ça va nous créer des ennuis

 

2.7.3. Décalages expressifs

 


- Il va procéder
- Il va le réparer
- Il va passer au bord du talus

- Peu après, il se séparera de sa femme

Ici, nous avons un "décalage expressif" (Wagner) : le sujet parlant évoque, au moyen du futur, simple ou périphrastique, des faits du passé, mais qui n'avaient pas encore eu lieu au moment de l'histoire qui est évoquée

 

2.7.4. Conditionnel

 

(45 occurrences)

 

[Morphologiquement, le Conditionnel est composé d'un élément du futur (-r) suivi d'un élément d'imparfait (-ais, à la première personne du sg.), d'où son caractère hybride, proche de l'Indicatif et du Subjonctif (qui sont des modes)].

* Le Conditionnel-temps est un futur par rapport à un moment du passé (concordance des temps) : il véhicule donc du passé et du futur

- Il espérait, peut-être, que cette confrontation serait décisive, que le suspect serait anéanti et que lui, serait récompensé du service ainsi rendu.

- Ce serait pour moi une catastrophe si la moindre indiscrétion était commise

- Peut-être avait-il connu quelques braconniers, dont il n'hésiterait pas à me révéler les noms, puisqu'il avait quitté le pays (style indirect libre)

* Le Conditionnel-mode (sémantiquement, c'est un éventuel du présent ou du futur, se combinant avec un imperfectif ou un perfectif)

Présent (imperfectif)

- Ils ramassent des gerbes jusqu'à 6 heures 30 - plus tard, le grain des gerbes risquerait de se répandre sur le sol

Passé 1e forme (éventualité dans le passé - perfectif : ne s'est pas réalisé)

- Mais ce sont des gens âgés, qui auraient très bien pu ne pas l'entendre ouvrir et fermer la porte.

- On voyait mal dans quel intérêt il serait venu spontanément apporter un témoignage purement imaginaire.

- Mon père m'a dit qu'il n'aurait pas eu le courage de descendre de voiture

 

 

2.7.5. Impératif à valeur modale

 


- Voyons leur situation
(= nous allons voir)

 

 

II.8. Rapports de l'action et de l'agent

 

[L'énonciateur ne procède pas lui-même à tous les actes qu'il rapporte ; il donne aussi des ordres, et dans ce cas, il y a un intermédiaire entre lui et l'action. Ainsi, on peut comparer :]

 

- Je procéderai à une sorte de synthèse

- Je résolus de me faire amener…

- Je suis allé interroger le témoin

- Je décidai d'opérer des vérifications

- Je repris l'interrogatoire du témoin

- J'ai pratiqué une visite

- J'ai procédé à une perquisition, etc.

 

Et :

 

- J'ai fait rechercher

- Je me suis fait remettre

- J'ai fait relever

- J'ai fait procéder

- Je fis confectionner, etc. [contre-exemple : "J'ai fait remarquer à X que la douille avait dû être éjectée dans le grenier"]

 

 

III. Le champ de l'énonciation

 

Si nous reprenons à notre compte la définition de l'énonciation telle que la présente l'encyclopédie Wikipédia, nous dirons qu'en linguistique, l’énonciation est l'acte individuel de production d'un énoncé, adressé à un destinataire, dans certaines circonstances. Et cet acte reflète la compétence linguistique du sujet parlant.

Il est bon de rappeler, avant toute espèce de démonstration, qu'un énoncé ne possède pas de sens a priori, mais que le destinataire l'extrait d'un signifiant donné, grâce à ses compétences linguistiques et extra-linguistiques personnelles(6).. A partir de là, nous pouvons brièvement tenter de nous intéresser à l'énonciation "constantine".

 

Les actants de l'énonciation sont, d'une part l'énonciateur, c'est-à-dire celui qui parle ou qui écrit (ici, le commissaire principal Constant), d'autre part le destinataire (ici, le supérieur hiérarchique du commissaire Constant – le divisionnaire Harzic). D'emblée, on note une forte présence de l'énonciateur et du destinataire, celui-là impliquant celui-ci dans son acte d'écriture, c'est-à-dire, au vrai, dans son enquête, grâce à un style plutôt argumentatif, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque notre corpus est, qu'on le veuille ou non, une sorte de plaidoyer pro domo :

 

- Au début du mois de septembre 1952, vous m’avez chargé de diriger l’enquête.

- Le commissaire vous a rendu compte.

- On pourra apprécier la complexité de notre tâche (= vous pourrez…).

- Dès votre arrivée au service, vous l'avez envoyé chercher [et pan dans les dents de G. Harzic, pour ceux qui savent de quoi il retourne...]

- Il vous a donné, en ma présence, la même version des faits.

- Un rapport vous sera fourni au fur et à mesure de nos prochaines investigations.

- Il lui a répondu qu'il voulait vous voir [usage du discours indirect]

- Il a répondu : "Si M. le Commissaire n'est pas là, je reviendrai

 

 

III.1. Une première approche pragmatique

 

Rapport fortement charpenté, médité, puisqu'en introduction, l'auteur annonce son intention de traiter la matière en chapitres, puis met très soigneusement en liste les faits et les actes dont il a été le témoin, voire l'auteur : l'énoncé a été produit sur commande et poursuit des objectifs : informer complètement et impartialement le supérieur, préparer aussi l'information d'un éventuel successeur.

 

3.1.1. Du point de vue de l'activité sociale,

 

c'est une pratique scripturale liée à la profession exercée par le scripteur : il fallait gérer des formes en fonction du destinataire. La qualité de cette gestion montre, c'est l'évidence, qu'il y a eu un avant-texte, et même de nombreux brouillons préparatoires.

 

3.1.2. Du point de vue des conditions de production,

 

c'est une activité d'écriture authentique destinée en quelque sorte à faire le point en colligeant et ordonnant les informations que l'enquête a permis de recueillir.

 

3.1.3. Du point de vue de la situation de production,

 

c'est un rapport, acte obligatoire en quelque sorte dû par un subordonné à un supérieur hiérarchique. Ici, il s'agit pour l'énonciateur de rendre compte de la façon dont il a mené à bien la mission qui lui a été confiée. C'est ce que montre excellemment la formule qui ouvre classiquement ce type d'écrit : "j'ai l'honneur de vous rendre compte". Il se trouve que, dans l'écrit que nous examinons, la formule n'apparaît qu'en milieu de première page, après une assez longue introduction rappelant les conditions particulières dans lesquelles le fonctionnaire scripturant a reçu mission : "le moment est venu… de rendre compte de mon travail durant cinq mois..." avec l'apparition d'une formule concessive qui, déjà, laisse place à des investigations ultérieures ("bien que l'enquête ne soit pas terminée").
Nous avons donc un référent (l'extermination de la famille Drummond), une intention (compte rendu d'étape d'une enquête de police judiciaire en cours), à l'origine de laquelle se trouve une obligation (rendre compte), ce qui renvoie à une situation de dépendance hiérarchique. Mais il s'agit plus largement d'une obligation que rappelle, on s'en souvient peut-être, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, en son article 15 ("La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration").Et se trouvent ici en action la fonction référentielle, qui décrit la situation, la fonction émotive (je-vous), la fonction conative (appels au destinataire) et la fonction phatique ("hélas"..., "il est particulièrement douloureux pour un policier"…).

 

3.1.4. C'est assez dire que du point de vue des types d'interaction,

 

ce rapport constitue, malgré qu'on en ait, une sorte d'échange, car le destinataire est nettement impliqué ("vous") dans l'acte d'écriture ; le souci de l'associer au déroulement de l'enquête est très présent, au moins dans le premier tiers du rapport, où l'aspect dialogique est assez évident : écrire, c'est aussi faire, d'où l'important aspect perlocutoire de ce texte, son intention de provoquer des effets sur le supérieur hiérarchique.
Évidemment, cette pratique scripturale n'est cependant pas totalement interactive (à dominante transactionnelle) ; la nature de ce discours commande en quelque sorte un aspect assez impersonnel, en tout cas sans effort dialogique éminent, ce qu'on rencontre par la suite. Le fonctionnaire écrit à son supérieur, mais lui-même n'est pas n'importe qui. En fait, il s'écrit à lui-même. Il rend compte, certes, mais surtout il fait le point. Pour lui-même. L'instrument de communication est certes loin de tourner à vide. Mais il s'agit alors davantage d'une communication pour soi que d'un écrit dialogique.

 

3.1.5. Du point de vue des "savoirs",

 

la connaissance de la langue est parfaitement assurée.

- la maîtrise du plan "linguistique" est remarquable :

* la cohésion micro-structurelle est présente continûment : nombreuses "belles" phrases (la pratique langagière est des plus aisée et limpide, servie par un lexique étendu et toujours adéquat - sauf, sans doute, s'agissant des armes à feu...), cohésion inter-phrastique sans à-coups, grand usage des procédés de substitution,


* la correction morpho-syntaxique ne souffre pas la moindre remarque,


* la cacographie, sans être totalement absente, est extrêmement rare : je n'ai relevé que cinq erreurs orthographiques - peut-être dues, d'ailleurs, à l'inattention de la dactylo ("MB") ayant frappé ce long texte ; la confusion la plus importante concernant la distinction quoi que/quoique à laquelle on peut ajouter une autre confusion, entre l'Indicatif Passé antérieur et le Conditionnel passé 2e forme (ou le Plus-que-Parfait du Subjonctif). S'agissant du plan lexical, je n'ai relevé que deux bourdes, de taille, mais cela peut arriver à tout le monde :

 


- D'ailleurs, la façon dont le témoin s'est compromis est une preuve supplémentaire que lui et son frère ne craignent pas de révélations compromettantes
- N'était-il pas venu là, le jour venu ?

 

* il y a évidente mise en texte, le projet discursif est amené et développé, la progression thématique soignée et le scripteur a également songé à l'organisation textuelle dans l'espace. (paragraphes, retraits, soulignements, listes numérotées).

- Sur le plan textuel, cela induit une cohérence textuelle et un fonctionnement logique et sémantique entraînant une prise de connaissance relativement aisée du rapport, en dépit d'une impression de foisonnement incroyable (pour fermer des portes, comme disent les policiers dans leur jargon propre, il est nécessaire de pousser très loin le souci du détail et de l'exposition minutieuse).

- Tout ce qui précède entraîne que, sur le plan "pragmatique", celui de la visée du texte, l'élaboration soignée ne peut être mise en doute : le discours est géré en fonction du destinataire, s'il s'adresse aussi au scripteur lui-même : sa capacité communicative est très forte, quand bien même ce rapport est un peu comme un pense-bête d'étape, car le style discursif mêle le descriptif, le narratif et l'argumentatif. En définitive, nous sommes ici en présence d'une grande compétence scripturale, avec une parfaite maîtrise cohérence/cohésion et une entière capacité communicative.


Cette stratégie conversationnelle est parfaitement efficace : soixante années après sa mise en texte, ce rapport demeure le témoignage ô combien vivant d'une recherche loyale autant qu'exhaustive - dans la mesure humaine du possible - des auteurs d'un triple crime particulièrement odieux : même pour des lecteurs d'aujourd'hui parfaitement étrangers et au monde policier, et aux conditions initiales de cette enquête, l'axe locuteur-destinataire reste parfaitement évident.

 

 

III.2. Embrayeurs de lieu

 

- Je veux seulement condenser ici les diverses remarques déjà exposées

- Si M. le Commissaire n'est pas , je reviendrai.

- Il y a un cadavre, là-bas.

- J'avais été stupéfait d'apprendre que le témoin affirmait maintenant que, le soir du 4 août, il était parti de Marseille pour se rendre dans les Alpes.

 

 

III.3. Embrayeurs de temps

 

- Il me fit alors le récit suivant

- Il s'est alors rendu à son domicile tout proche.

- Il est revenu à une heure du matin

- Le 27 août, dans la matinée, pendant notre voyage vers Lurs...

- Vous lui avez donné pour consigne de faire arrêter lui-même la voiture lorsqu'il serait arrivé à l'endroit où...

- Ils ramassent des gerbes d'avoine jusqu'à 6 heures 30

- Il est parti avant la date du crime

- Elle a quitté son amant au début de l'année 1952

- Toutes les rumeurs propagées plus tard n'ont rien changé à mon opinion.

- Le moment est venu de rendre compte.

 

 

III.4. Embrayeurs de personnes (je, nous, il, ils, on)

 

Dès le début de son rapport, le Commissaire tient à effectuer une mise au point : "Pour la commodité du récit, je parlerai à la première personne. Mais je tiens à souligner que l’esprit d’équipe n’a pas cessé de régner dans notre groupe… Notre travail est le fruit de l’effort de tous".

Cette précaution oratoire explique la forte présence de la première personne comme sujet (173 occurrences + la forme tonique moi, 18 occurrences) ou complément (161 occurrences) – encore que ce comptage ne concerne pas seulement l'énonciateur, mais aussi tous les témoins dont il rapporte les propos au discours direct.

En face, le nous apparaît nettement moins souvent (50 occurrences) et on pourrait opposer de même le mon, ma, mes (54) au notre, nos (16).

- Dans le premier chapitre, je relaterai le détail de mes recherches dans leur succession

- Je tiens à souligner que l'esprit d'équipe n'a pas cessé de régner dans notre groupe

- Cet homme m'a précisé qu'il était allé garder des moutons

 

- Nous avons demandé son avis à un professionnel du cycle

- La police anglaise nous a fait connaître le résultat infructueux des investigations.

- On constate qu'ils ont très bien pu se rendre sur les lieux du crime

- Ils ont participé avec moi à l'action

 

 

III.5. Embrayeurs possessifs

 

- Le moment est venu de rendre compte de mon travail

- Je grouperai mes opérations sous diverses idées générales.

- On pourra apprécier la complexité de notre tâche

- L'esprit d'équipe n'a pas cessé de régner dans notre groupe

- Nos efforts ont été vains

 

 

III.6. Discours direct et indirect

 

- Il a répondu : "si le Commissaire n'est pas là, je reviendrai"

- Il me fit le récit suivant : "je revenais des Alpes…"

- Il me fit voir ses avant-bras en déclarant : "j’en ai encore la chair de poule !"

- Très vite, il m'expliqua : "j'avais oublié de vous dire…"

- Il précise : "elle était vêtue d'une robe de couleur rouge"

 

- Il me déclara ensuite qu’il avait gagné Marseille cette nuit-là

- Je lui ai fait remarquer que la douille de la balle tirée [sic !] avait dû être éjectée dans le grenier.

- Jamais ils ne lui ont confié qu'ils possédaient une carabine

- Le Commissaire affirme qu'il s'agit d'un suspect dont l'alibi a été contrôlé

 

 

III.7. Les modalisateurs de discours

 

3.7.1 Ironie, humour

 

- Je ne sais quel chevalier du pendule

- Je ne sais quelle voyante ultrasensible

- Sa voiture ancestrale

- Une crise nerveuse particulièrement spectaculaire.

- Le doute plane sur sa sincérité

- Il joue volontiers à l'agent secret

- C'est déjà beaucoup d'audace de sa part de choisir une arme aussi bruyante

- Il manifeste une sorte d'énergie verbale

- Chaque coup retentissait dans le calme de la nuit comme une sorte de coup de canon.

- Le serment que nous faisons prêter est aussi incapable de provoquer un élan de sincérité qu'un coup de clairon est impuissant à faire choir une muraille.

- Lorsqu'on est ému, est-il concevable qu'on se montre difficile sur le choix des personnes qu'on chargera de donner l'alerte ?

- Motu proprio : l'intrusion, dans un rapport de police si calibré, d'une expression latine si peu couramment rencontrée, mérite examen attentif.

Selon un dictionnaire "référence de la langue française", un motu proprio ("de son propre chef") est au vrai sens une lettre émise par le pape de sa propre initiative.

 

Ici, il ne s'agit naturellement pas du pape, ni même d'un pape, mais d'un témoin, dont la police devait faire grand cas, trop grand cas même, du temps qu'elle n'avait pas grand-chose d'autre à se mettre sous la dent. Après avoir longuement détaillé les péripéties de la vie agitée de son client, multiplié les marques d'humour à son égard, et mis en cause les conditions dans lesquelles la Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur lui fut attribuée, l'énonciateur donne l'estocade : cet être, qui joue à l'agent secret, a voulu se couvrir de gloire :

 

N'avait-il pas jugé prudent et astucieux à la fois de prendre les devants et de venir s'expliquer proprio motu, bénéficiant de ce fait du préjugé favorable ?

 

Autrement dit, il pontifie, mais il est loin d'être souverain, c'est tout au plus un fantaisiste, qui nous a fait perdre trop de temps.

 

-- constant : il m'apparaît même que, sans trop solliciter le texte, on pourrait à bon droit y déceler l'humour volontaire du Commissaire jouant avec son propre patronyme, non seulement dans la phrase suivante,

avec de constantes alternatives d'espoir et de déception, je....,

mais encore dans les quatorze occurrences du substantif constat, et de ses déclinaisons.

Ici, naturellement, il ne s'agit que d'une hypothèse, que certains trouveront bien ténue.

 

 

3.7.2. Expressions péjoratives

 

- j'ai souligné les points où sa mauvaise foi éclate

- Les crapules urbaines préfèrent emporter une arme plus facile à dissimuler

- Cet être possède à un degré extraordinaire la force d'inertie

- Ce serment est bien illusoire

- Les raisons qu'il a données de son abstention sont de piètre valeur

- Combien spécieux sont ses raisonnements

- Sa moralité est mauvaise puisqu'il a été condamné deux fois pour vol

- La moralité de ce suspect est sujette à caution

- Chez sa mère (simple d'esprit)

- Un homme hébété, à l'esprit fruste.

 

 

3.7.3. Expressions mélioratives

 

- Paisibles travailleurs, assidus, réguliers, aux mœurs calmes

- L'auteur ne peut être qu'un modeste bricoleur

- L'appartement est bien tenu, très propre. Le témoin mène une vie très rangée

- Des gens particulièrement bien informés

- Les renseignements recueillis sur les deux familles sont excellents.

- Les meilleurs renseignements ont été recueillis sur ce commerçant

- Cette épreuve fut entièrement favorable au suspect, dont les réactions furent exactement celles d'un homme injustement accusé, sans aucune fausse note.

 

 

3.7.4. L'usage du mode Conditionnel (expression du doute, de l'incertain)

 

- Dans le cas où le témoin aurait joué un rôle actif, n’avait-il pas jugé prudent et astucieux à la fois de prendre les devants ? (Ici, double modalisation mode Conditionnel/ tournure interrogative)

- À son propos, la mère aurait dit : "Qu'il revienne vite..."

- La présence d'une auto anglaise aurait pu provoquer la méfiance d'un communiste local

 

 

3.7.5. Modalisateurs concessifs (et opposition)

 

Extrêmement nombreux (71 "mais"), ils révèlent souvent les obstacles rencontrés dans la poursuite de l'enquête, et parfois la lassitude de l'enquêteur ("alternatives d’espoir et de déception").

 

- Malheureusement, une grosse déception m’attendait.

- Malheureusement, rien dans les constatations et les témoignages ne parvient à nous éclairer sûrement

 

peut-être : 9 occurrences.

 

- la sclérose en plaques, qui le rend peut-être anormal

- La mentalité des pilleurs de diligence n'a peut-être pas disparu

 

- Je crois que ces quelques considérations sont suffisantes

 

- Ce n'est pas un dément, mais plutôt un fabulateur

 

- Bien que l’enquête ne soit pas terminée...

 

- Encore robuste malgré son âge...

 

- Malgré les efforts opiniâtres…

 

- Ces faits sont pourtant assez courants

 

- Cependant, j'avais été stupéfait

 

- Il ne sait même pas monter à bicyclette

 

- Un mensonge, même s'il est prouvé, ne se traduit par aucune punition

 

- Au lieu de serrer au plus près, il va passer tout au bord du talus

 

- Bien au contraire, j'y constatai la présence d'une carabine de chasse

- Au contraire, ce retard était important aux yeux d'un criminel proche

 

- Par contre, tout ce qui touchait à la surveillance de l'éboulement n'était qu'une simple hypothèse. Elle méritait toutefois d'être envisagée très sérieusement

- Par contre, elle a noté que, le 6 août...

 

- Toutefois, un point de détail était en sa faveur

 

- J'ai fait néanmoins des sondages

- Il fut décidé néanmoins d'entreprendre les perquisitions nécessaires (le passif impersonnel adoucissant la formule : j'ai décidé…).

 

- Quoi qu'il en soit, une chose est sûre : elle a été frappée après ses parents

 

- Bien que le témoin n'ait jamais avoué sa supercherie, il...

- Bien que l'idée d'une agression contre les campeurs lui soit venue au cours de la nuit, il...

 

- On mesure son importance quand on sait que plusieurs douilles ont disparu

 

- Loin d'être poursuivi, il est l'objet d'une flatteuse distinction

 

 

III.8. Présentatifs et anaphoriques

 


- Anna, actuellement aux États-Unis d’Amérique

 


- Voici comment se présentaient exactement les choses


- Voici ses explications
- Voici leur opinion
- Voici comment se présentaient les choses
- Voilà une anomalie qui allait grandement faciliter les recherches
- Voilà un paysan bien informé !
- Voilà encore un massacre !

 


- Il y a un cadavre, là-bas
- Il y avait tant de ronces, que...
- Il y a des témoins auditifs

 


- C'est à un futur interrogatoire, qu'il a pensé !
- La seule chose que nous sachions c'est qu'à 5 h 45, le motocycliste l'a aperçu
- S'ils n'ont pas parlé, c'est qu'ils ne savaient rien
- C'est le 4 août en pleine nuit, que vous vous décidez à partir pour l'Isère ?
- C'est à ce moment-là qu'il se marie
- C'est le 10 septembre que j'ai vu se présenter à moi...

- C'est là qu'il entend un coup de feu tiré vers 13 heures.
- C'est là que ses parents ont couché

 


- Ce sont des gens âgés, qui...
- Ce sont les ouvriers du chantier qui ont attiré l'attention...

 

 

III.9. Modalités interrogative (80) et exclamative (27)

 

Ce sont vraisemblablement ces modalités qui révèlent le plus l'implication de l'énonciateur dans son texte.

 

- C'est incroyable !

- C'est à un futur interrogatoire, qu'il a pensé !

 

- N’était-ce pas une habileté de sa part ?

- Comment aurait-il eu l’idée d’aller les attaquer ?

- Le témoin ne s'est-il pas trompé ?

- N'est-il pas anormal cependant, alors que le jour se lève vers 4 h ½, de voir le suspect attendre 5 h 30 pour sortir de chez lui, sans parler de son père qui, bien tranquillement, est allé garder son troupeau ?

 

 

III.10. Le schéma de Jean-Paul Bronckart

 

Plutôt que d'appliquer à ce texte le classique schéma général de la communication humaine, tel qu'il a été proposé par le linguiste Roman Jakobson (1969), il me paraît davantage opportun de l'utiliser pour illustrer les trois moments du schéma de Bronckart (1975) :

 

a). Imminence :

 

- Et pour quel motif, sinon pour aller chasser ?

- J'avais projeté d'aller prospecter la région de Digne et Grenoble

- J'avais l'intention d'aller rendre visite à la mère...

- Nous allons tour à tour examiner...

 

 

b). Accomplissement :

 

- Il commence par ne pas s'intéresser à leur sort

- On finit cependant par y parvenir

- Je m'étais déjà employé

- Elle a déjà été longuement commentée

- Ils n'avaient toujours pas eu le temps matériel de le faire

- Les déclarations ont toujours été concordantes

- J'en ai encore la chair de poule

- Elle est restée encore un moment à bavarder

- Il était encore pour deux mois fermier

- Elle les voit en train de manger

- Il était en train de jouir de la fraîcheur de la nuit

 

 

c). Accompli récent :

 

- Il venait de profiter de son droit d'arrosage

- L'événement venait de leur inspirer une grande peur

 

 

III.11 De l'implicite, ou le calcul interprétatif

 

"Un habile lecteur découvre souvent dans les écrits d'autrui des perfections autres que celles que l'auteur y a mises et aperçues, et leur prête des sens et des visages plus riches"(7)

 

Nous allons maintenant partir d'une réflexion de C. Kerbrat-Orecchioni :

"La compréhension de certains énoncés inclut... celle d'autres énoncés que l'on construit à partir des premiers - ou, plus exactement, d'autres niveaux de contenus que le littéral, contenus que l'on explicite méta-linguistiquement en leur octroyant des supports signifiants, c'est-à-dire en les convertissant en énoncés verbaux. […]

Autrement dit, comment amener quelqu'un à penser quelque chose, si ce quelque chose n'est pas dit, et présent quelque part dans l'énoncé ?"(8).

Bref, nous allons, pour terminer, esquisser une recherche d'autres contenus que le littéral : ce qu'on appelle, familièrement, "lire entre les lignes". Rappelons ici qu'à la suite de "l'épuisement" du commissaire Sébeille, le commissaire principal Constant fut chargé par le Chef du Service Régional de Police Judiciaire (le commissaire divisionnaire Harzic), de prendre le relais. Constant était à la fois directement le cadet et indirectement le supérieur de Sébeille, "simple" Commissaire.

Comme il le faisait remarquer au patron du SRPJ marseillais, Constant n'arrivait pas à Lurs comme un cheveu sur la soupe : "Jouant auprès de vous, et par intérim, le rôle de sous-chef de Service, j’avais été placé dès le premier jour pour suivre les diverses étapes de l’enquête. J’en avais connu le climat et les difficultés", lui écrit-il. Par ailleurs, durant les congés du commissaire Harzic, le sous-Chef du Service Régional de Police Judiciaire, le commissaire principal Noël Mevel devenait "patron" par intérim (tandis que Constant prenait sa place de sous-chef lorsque Mevel partait en congé). Ce Mével, chargé donc de l'intérim de Harzic, écrivit à la Direction de la Police Judiciaire (c'est-à-dire, au vrai, directement ou indirectement, au commissaire Chenevier), fin septembre 1952, lui indiquant entre autres que, "la première phase de l'enquête menée par le Commissaire Sébeille n'ayant apporté aucun élément précis susceptible d'amener l'identification du criminel, etc. etc.". Petit cafard, inutile et prétentieux ! On ne saurait plus fielleusement fusiller un collègue, qui avait fait ce qu'il avait pu et n'avait nullement démérité. Qui, d'ailleurs, avait été littéralement dessaisi au profit de Constant, et un temps condamné à jouer les utilités : ainsi peut-on lire par ailleurs : "mon collègue Sébeille fut chargé de vérifier une piste secondaire [le vannier d'Aoste] pour entraîner à sa suite la meute des correspondants de presse dont la présence eût redoublé la difficulté de la tâche"(9).

Sébeille dans le rôle de simple leurre, de faux-appât ! Qui l'eût cru ? La discrétion de Constant fut telle que ce dessaisissement est largement passé inaperçu dans le public et que France-Soir pouvait à bon droit écrire, dans son édition du 15 octobre 1952, "le commissaire Sébeille, après son congé, reprend la direction de l'affaire".

Mais je me plais à imaginer que Constant a connu les sentiments que nourrissait Mével à l'encontre de Sébeille. Et qu'il s'en est souvenu. Et qu'il avait respect et amitié pour son aîné (de cinq ans), qu'il n'oublie pas d'associer au travail commun - et de citer à la dernière ligne de son rapport : "Nous gardons donc l'espérance, le commissaire Sébeille et moi...". Et qu'il ne faisait pas partie des courageux qui hurlent avec les loups et piaulent avec les chacals.

En effet, dans le rapport que nous sommes en train de lire, Sébeille est cité 18 fois : le commissaire Sébeille, 11 occurrences ; l'équipe Sébeille, 2 fois, le rapport Sébeille, 2 fois ; et surtout, mon collègue Sébeille, 3 fois. Autrement dit, Constant a en quelque sorte eu le souci de porter à bout de bras son collègue "épuisé", mais aussi de vanter ses mérites :

 

- Il en a été souvent parlé dans le rapport Sébeille

- Le commissaire Sébeille a longuement commenté cette contradiction

- Recueillant le fruit du travail de l'équipe Sébeille, j'ai vu se présenter à moi…

- La présence de manœuvres … n'avait pas échappé à l'équipe Sébeille.

- Un fusil mitrailleur, saisi par le commissaire Sébeille…

 

Il va d'ailleurs plus loin. Il écrit, en effet, à propos d'une audition (le fameux interrogatoire du 3 septembre 1952), que "mon collègue Sébeille et moi-même, en présence de M. Mével, avons tenté de…" Or, Constant cite, avec leurs titres, des tas de Commissaires (désignés soit nommément, soit par la localité où ils exercent leurs fonctions), et d'Inspecteurs. Parler du sous-chef du SRPJ en termes neutres ("M. Mével") équivaut donc à un enterrement de première classe. La réponse du berger à la bergère, en quelque sorte. Une marque de souverain mépris.

Que cela a dû mettre du baume au cœur de notre Sébeille qui, non content de devoir avaler les couleuvres de la famille Dominici, comme on a pu le lire ici même dans un fichier récemment mis en ligne, a dû également, et ce fut sans doute pire, se payer les quolibets et les lazzis méprisants de certains de ses supérieurs !

 

 

IV. Fernand Constant, commissaire principal

 

Ainsi, nous l'avons vu, le commissaire Constant ne se contentait pas d'observer le monde autour de lui avec une certaine équanimité. Il savait aussi, toute hiérarchie mise entre parenthèses, remettre chacun à sa place, sans appuyer, mais sans crainte aucune.

Et pour cela, il commence par rappeler son vrai rôle, majeur, dans l'affaire Drummond : "Jouant auprès de vous… le rôle de sous-chef de Service, j’avais été placé dès le premier jour… pour suivre les diverses étapes de l’enquête… Au début du mois de septembre 1952, … vous m’avez chargé de diriger l’enquête".

Constant était si modeste, que ce rôle éminent lui a rarement été consenti. Au demeurant, ne s'était-il pas montré lui-même humble devant son sujet ? "J'ai dû me contenter de... , J'ai dû reconnaître mon erreur", écrit-il entre autres, à propos d'un renseignement incomplet, ou d'une piste indûment suivie.

Ensuite, Constant dit à chacun des protagonistes son fait : nous venons de voir de quelle manière il avait renvoyé Mével à ses chères études. Il n'est pas jusqu'au grand patron qui ne fasse l'objet de ses remarques, courtoises certes, mais directes – sinon narquoises. En effet, il ne craint pas de lui écrire, "un témoin connu de vous pour être un garçon mal équilibré". Ayant lui-même conclu par ailleurs que ce témoin était un fantaisiste, et qu'il avait fait perdre beaucoup trop de temps au service, Constant impute cette perte de temps au commissaire Harzic qui connaissait en effet l'homme à la Lincoln immatriculée 441 G.2, qui même le connaissait défavorablement, mais qui n'en avait pas moins, après toute une mise en scène grandiloquente autour du 27 août, alerté la presse - et bien entendu ses lecteurs – sur l'existence d'un témoin, Monsieur X, qu'il qualifiait de capital, entraînant à sa suite la gent policière sur une voie interminable et sans issue.

Naturellement, l'ami Sébeille lui-même est l'objet de discrets coups de griffe : "mes Inspecteurs et moi avons repris l'examen le plus minutieux de la carabine pour y rechercher un indice, ou tout au moins l'amorce de recherches logiquement conduites". Il y a, dans cette phrase, tout ce que Constant estime avoir manqué lors du premier mois de l'enquête : examen minutieux des faits, recherches logiquement conduites. Il ajoute même : "Le sieur Z n'avait jamais été entendu sous la foi du serment. J'ai comblé cette lacune". Et aussi : "Plusieurs personnes… n'avaient pas été entendues sous la foi du serment. J'ai jugé bon d'enregistrer leurs dépositions". Les admonestations sont en filigrane, mais elles sont bien présentes ! Notre Commissaire, cependant, ne s'arrête pas en si bon chemin.

On note qu'il fronce les sourcils, pour ne pas dire beaucoup plus, tout en écrivant : "Sans m'attendre et sans me prévenir de son action, le Maréchal des Logis Romanet se transportait aussitôt chez le suspect, obtenait ses aveux et saisissait un fusil de guerre […]. N'ayant pas assisté à l'interrogatoire initial, j'ai dû me contenter de recevoir dans une forme légale les déclarations de Y., 32 ans…". Cette initiative, que Constant n'a pas dû, à l'époque, manqué de qualifier d'intempestive et de déplacée (sans doute, in petto, avait-il usé de termes moins académiques), n'étonnera que ceux qui ont oublié que dans l'affaire Drummond, les policiers recevaient les commissions rogatoires du juge Périès, cependant que les gendarmes obéissaient, de leur côté, aux ordres du procureur Sabatier… La Pagaille, nous voilà ! Dans cette cour du roi Pétaud, le ou les coupable(s) pouvaient danser la gigue avec allégresse !

Quoi qu'il en soit, cette phrase montre sans contredit que notre Commissaire principal ne portait pas précisément la brigade de Forcalquier - et son chef - dans son cœur. Car Romanet n'avait pu agir de sa propre initiative… On comprend que Constant tenait le capitaine Albert à distance, et pourquoi il agissait ainsi, car le militaire conduisait, en définitive une enquête parallèle, aux actes souvent redondants, d'ailleurs. La meilleure preuve en est… qu'il ne le cite jamais, tandis qu'il déclare avoir fait appel au capitaine de Gendarmerie de Digne (dont il cite le patronyme), pour que ses brigades veuillent bien se mettre en quête d'un certain type de plaque d'identité pour vélo. À Digne, mais pas à Forcalquier ce qui, au premier examen, eût peut-être porté de plus beaux fruits…

 

 

Conclusion

 

Registre de langue très soutenu. Cohérence (indices formels et grammaticaux guidant le parcours du lecteur) et cohésion (qualité sémantique), remarquables. Si nous ajoutons la présence d'un para-texte clairement ordonné (chapitres, paragraphes) nous pourrons conclure que ce rapport est congruent à la situation de communication dans laquelle il s'insère : informer très précisément un supérieur hiérarchique (et, au-delà, le dispensateur des commissions rogatoires, ainsi que le représentant de l'État dans le département) de l'état des lieux. On pourrait même être tenté, pour achever, de reprendre le schéma de Grice (plus exactement son "principe de coopération") : le philosophe américain Paul Grice a élaboré un modèle de l'échange conversationnel (1975). Selon lui, le dialogue implique un minimum de règles communes entre le locuteur et le destinataire – ce qui paraît au premier abord être une lapalissade -, qu'il nomme effort coopératif. Cet effort impliquerait quatre catégories de maximes dites “conversationnelles” :

 

* Maximes de quantité

 

1. Que votre contribution soit aussi informative que nécessaire.

Le texte que nous venons de traiter au scalpel répond parfaitement à l'exigence de ce critère.

2. Que votre contribution ne soit pas plus informative que nécessaire.

Ici, au contraire, on pourrait penser que l'auteur se montre par trop bavard, si l'on oubliait l'un de ses objectifs premiers : transmettre éventuellement le dossier à une personne tierce ("faciliter la tâche d'enquêteurs futurs")

 

* Maximes de qualité

 

1. Ne dites pas ce que vous croyez être faux.

2. Ne dites pas les choses pour lesquelles vous manquez de preuves.

Les précautions du Commissaire, les nombreux marqueurs du doute montrent assez que les maximes de qualité ont été suivies

 

* Maxime de relation

 

Soyez pertinent.

Ici encore, le rapport est congruent à son objet.

 

* Maximes de manière

 

1. Évitez de vous exprimer de façon obscure.

2. Évitez l'ambiguïté.

Ces deux premières maximes sont parfaitement suivies, ainsi que la quatrième, comme il a été dit supra.

3. Soyez bref.

Certes, on ne peut guère parler de brièveté, concernant ce rapport. Rappelons qu'il était destiné à effectuer la synthèse de 220 jours d'enquêtes et d'autant de rebondissements, ce qui n'était guère compatible, "pour la clarté de l'exposé", avec un certain laconisme souhaité par Grice.

4. Soyez ordonné.

Sur ce dernier point, le rapport de Constant "si dense, si complexe", n'appelle évidemment aucune remarque, autre que parfaitement positive !

 

En définitive, une étude linguistique, même sommaire, révèle à quel point la personnalité du Commissaire devait être attachante. Certes pas rhéteur, mais si remarquable scripteur(10), d'une probité éclairant chacune de ses pages. Peu enclin à la pratique des médias (comme on dirait aujourd'hui), travers qu'on pourrait sans doute, avec quelque raison, reprocher à son aîné et ami Sébeille, d'une finesse extraordinaire et d'une remarquable ténacité dans ses avancées, le commissaire Constant n'avait pas la grosse tête, s'il l'avait sacrément bien faite. Il ne faisait pas partie, comme Sébeille ou Chenevier, des leaders. Il relevait davantage du type éminence grise. Un sacré grand flic.

Il ne nous a pas, semble-t-il, légué d'écrits, en dehors des rapports que sa profession l'a conduit à rédiger. On peut le déplorer : au service d'une pensée droite, une écriture d'une remarquable limpidité nous eût laissé l'empreinte d'un modèle, d'un être exceptionnel. Il n'y en a pas tellement que cela, dans la police comme ailleurs.

Il est maintenant temps que l'expert [;-)))] cède la place au commun des mortels : qui a pris connaissance de la richesse de ce rapport (et le dossier en comprend bien d'autres) ne peut que s'indigner envers tous les salopards qui s'en vont raconter aux gogos – qui les croient ! - que "l'enquête a été bâclée". Je sais bien qu'il s'agit de la tarte à la crème de tous les contempteurs du service public en général, et du boulot des flics, en particulier, mais cela commence à bien faire.

 

Ah ! ils m'énervent,

Ah ! c'en est trop !

On devrait, charitablement, leur conseiller d'aller plutôt jouer de l'hélicon

Pon pon pon pon

Cons !

 

 

 

signconst

 


Notes

 

(1) Rapport du commissaire Constant Fernand, cote D 178, 5 mars 1953.
(2) Yves Bordenave in Le Monde du 18 mars 2010, p. 10. Pour les Béotiens en la matière, rappelons que le célébrissime 357 (calibre anglo-saxon) n'est qu'un 9 m/m (calibre français) un peu gonflé, tandis que le 11,43 m/m correspond à un 450 (le Colt 45 américain, de la Seconde Guerre Mondiale).
(3) SH, L'enrichissement du vocabulaire, CRDP Grenoble, 1997, pp. 63 sq.
Verbes les plus fréquents de la liste Henmon
: être, avoir, faire, dire, aller, voir, pouvoir, vouloir, donner, savoir, venir…
Verbes les plus fréquents de notre corpus
: être, avoir, pouvoir, faire, voir, dire, devoir, aller, venir, passer…
(4)
Hapax : forme rencontrée une seule fois dans un corpus donné.
(5)
Dorénavant, nous n'indiquerons plus les marques sg/pl que par leurs occurrences : par exemple, (51 + 159).
(6)
C. Kerbrat-Orecchioni, l'Implicite, A. Colin, 1986, p. 308 : "Un énoncé n'accède au sens qu'à partir du moment où il est reçu, perçu, et déchiffré. Autant de déchiffreurs, autant de sens différents (plus ou moins, selon que divergent plus ou moins les compétences des divers interprétants, et selon que le texte dans lequel il s'insère est plus ou moins "ouvert") ".
(7)
Montaigne, Essais, livre I, chapitre XXIV) : "Un suffisant lecteur descouvre souvant ès escrits d'autruy des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et apperceües, et y preste des sens et des visages plus riches" (texte mis en français moderne par André Lanly)
(8)
C. Kerbrat-Orecchioni, ouvr. cit., pp. 14 & 21.
(9)
Rapport du commissaire Constant en date du 18 octobre 1952.
(10) Ce qui ne saurait guère étonner de la part de quelqu'un ayant d'abord envisagé, à partir de Lettres Sup', d'intégrer Normale, puis a bifurqué vers la carrière policière.

 

 

 

 

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