Écrit avant le procès, ce texte d'un des meilleurs connaisseurs de l'affaire (parmi les journalistes), souffre évidemment de son origine journalistique, qui met en scène avec trop d'emphase l'aboutissement du travail de fourmi des enquêteurs. Il n'en reste pas moins fort intéressant comme document révélant l'état d'esprit de l'époque. On lui reprochera, outre quelques erreurs de détail, de rapporter avec beaucoup trop de liberté la scène des aveux, et de faire de l'assassin un monstre lubrique, ce qu'il n'était certainement pas

 

"Ton frère a parlé, lui dit simplement le commissaire Sébeille" (R. Pacaut).

 

 

Le visage monstrueux de Gaston Dominici vu à travers quinze mois d'enquête

 

Le commissaire Sébeille a tenu parole

 

- Je découvrirai l'assassin de Drummond et je l'enverrai aux Assises, s'était-il promis il y a quinze mois, le lendemain du crime. Non pour la galerie, comme les sceptiques l'avaient alors laissé entendre à travers leurs ricanements, mais sur le ton calme d'un homme décidé à mener à bien une mission des plus ardue ; avec l'accent d'un enquêteur froidement résolu.

Et ceux qui, en toute connaissance de cause, avaient pu apprécier l'intelligence, la patience et la sagacité de ce jeune commissaire ; ceux qui l'avaient vu se pencher avec son admirable calme sur l'une des plus obscures énigmes criminelles, d'emblée lui avaient accordé leur confiance.

À l'heure où personne ne l'attendait plus, il a présenté, en pleine lumière, au monde entier stupéfait, le vieillard lubrique qui, sous sa houppelande de patriarche, dissimulait depuis quinze mois ses mains monstrueuses de tueur.

Pourtant, depuis le 13 novembre 1952, l'affaire semblait "enterrée" : ce jour-là le tribunal correctionnel de Digne avait condamné Gustave Dominici à deux mois de prison avec sursis(1) pour "omission volontaire de porter secours à une personne en danger". N'avait-il pas reconnu que la petite Élisabeth avait remué le bras au moment où il l'avait découverte ?

- C'est une honte ! s'était écrié le patriarche de la Grand'Terre en sortant de tribunal. On veut salir le nom des Dominici : Ça ne se passera pas comme ça !

Le 23 décembre, la cour d'appel d'Aix-en-Provence confirmait le jugement. Mais déjà Gustave avait purgé sa peine : il était rentré à la Grand'Terre le 16 décembre.

Dès lors, à la ferme familiale tant de fois visitée par les enquêteurs et les journalistes, la vie avait repris son cours paisible. Gustave, les traits détendus, s'était remis à la charrue. Son père, berger solitaire, menait chaque matin paître son troupeau de chèvres sur les lieux du massacre où l'herbe, longtemps piétinée par des milliers de curieux, commençait à repousser.

Parfois un automobiliste rangeait sa voiture près du mûrier dont les racines avaient bu le sang des Drummond. Mais lui, le patriarche de la Grand'Terre, tournait dédaigneusement les talons devant les importuns. Tête haute, il s'éloignait dans la vallée, suivi de son chien fidèle. Et devant les mèches blanches qui passaient sous le chapeau à larges bords, les touristes murmuraient :

- Le pauvre homme, il a eu tant d'ennuis !

À nouveau, l'été avait triomphé sur les bords de la Durance. Le 1er août, le maître de la Grand'Terre mariait sa petite-fille, Yvette Perrin :

- Buvons à la santé des jeunes mariés et ne parlons plus de cette histoire ! Elle est maintenant liquidée ! déclara-t-il joyeux à des journalistes qui tentaient d'évoquer le massacre.

Un mois plus tard, sortant de sa solitude, l'ex-conseiller municipal de Ganagobie revêtait son costume des dimanches et allait se mêler aux personnalités venues inaugurer la route conduisant au couvent. Les "ennuis" étaient finis, bien finis : Gaston Dominici, le maître de la Grand'Terre, se devait de paraître en public, l'œil vif, la tête haute pour bien montrer que l'honneur de sa famille était sauf.

Et, le soir, le vent de la Durance emportait parfois les éclats de voix de ce patriarche craint, sinon respecté, chef incontesté de ses fils, de ses brus et de sa vieille épouse ; responsable devant Dieu et devant les hommes de la réputation de son clan.

Cette voix puissante monta soudain dans la cour de la ferme au matin du 12 novembre. Elle s'adressait au commissaire Sébeille dont la silhouette venait de surgir à la porte :

- Que nous voulez-vous encore ? Vous avez déjà assez embêtés !

- J'ai besoin de Gustave un instant, répondit calmement le commissaire.

Tandis que le vieillard grommelait des injures en patois provençal, Gustave, serrant les dents, suivit le policier. À quelques mètres de la ferme, il se retrouva tout à coup plongé dans l'atmosphère qui avait régné, quinze mois auparavant, lors des différentes reconstitutions, sur les lieux du crime. Aux côtés de l'Hillman des Drummond, rangée à l'entrée du chemin, tous les enquêteurs étaient à nouveau réunis. Près d'eux se tenait un groupe de témoins : Faustin Roure, le poseur de voies de Peyruis ; Clovis Dominici ; le motocycliste Olivier et Jacques Ricard, un inconnu pour Gustave.

- Placez-vous à l'endroit où vous étiez quand vous avez fait signe à Olivier ! ordonna le juge Périès.

Gustave Dominici, de mauvaise grâce, alla se poster sur le bord de la route, à trente mètres du chemin, en direction de la ferme. Olivier déboucha sur sa moto venant de Peyruis. En passant devant Gustave, il fait du bras un grand geste négatif :

- C'est faux, dit-il au juge après avoir stoppé. Il ne se trouvait pas là quand il m'a arrêté pour me demander d'alerter les gendarmes. Il était derrière l'Hillman.

Gustave maintenait ses affirmations, mollement, sans commenter plus longuement cette contradiction - que nous avions relevée en son temps. Le juge passa à la seconde vérification, projetée dans le plus grand secret avec les enquêteurs.

Le nouveau témoin, M. Jacques Ricard s'avança. Il était spécialement venu de Marseille pour répéter, devant Gustave, Clovis et Faustin Roure ce qu'il avait vu au matin du 4 août 1952. Après avoir passé la nuit au couvent de Ganagobie où il s'était rendu en excursion, il était passé à pied sur la route pour prendre le car de Marseille.

- En arrivant auprès de la voiture, expliqua-t-il, mon attention a été attirée par le désordre qui régnait sur les lieux du campement. Je me suis approché et j'ai remarqué une forme humaine allongée sur le dos, parallèlement à l'auto. Une couverture la cachait jusqu'à la poitrine. J'ai cru qu'il s'agissait d'une campeuse endormie et j'ai poursuivi ma route. Il était sept heures.

 

Quand approche enfin l'heure de la vérité

 

Or, à 6 h 20, selon les affirmations de Roure et de Clovis Dominici, arrivés les premiers sur les lieux pour constater l'éboulement produit sur la voie ferrée par Gustave, Lady Drummond était allongée sur le ventre, perpendiculairement à l'auto. La couverture lui recouvrait la tête.

La preuve était faite qu'entre 6 h 30 et 7 heures, le corps avait été déplacé. Par qui, sinon par Gustave, demeuré seul sur les lieux ?

- C'est faux, je ne l'ai pas touchée ! protesta le fermier.

Mais il avait aussi prétendu, tout d'abord, qu'il n'avait pas vu les cadavres des parents d'Élisabeth, alors qu'il avait stationné près de l'auto !

- Je regrette de t'ennuyer encore, lui dit le commissaire Sébeille, mais il faut venir t'expliquer à Digne.

À la ferme, en apprenant le départ de son mari pour le palais de justice, Yvette Dominici, enceinte de cinq mois, poussa des hurlements de désespoir, que les imprécations du patriarche n'arrivèrent pas à couvrir.

Les ennuis recommençaient ! De nouveau, le commissaire Sébeille mettait en péril l'honneur des Dominici...

Mais le cordon de gendarmes placés par le juge d'instruction autour de la ferme n'était-il pas prêt à défendre la tranquillité du vieillard ?

Pendant ce temps, derrière les portes hermétiquement closes du palais de justice, les deux fils du chef de clan allaient pouvoir s'expliquer longuement sur les contradictions révélées par l'opération éclair du matin. Le commissaire Sébeille mettait à leur disposition, pour les aider à rappeler leurs souvenirs, de nombreux témoins.

Que se passait-il derrière les fenêtres du premier étage sur lesquelles la foule des journalistes et des curieux devait avoir les yeux fixés pendant trois jours et trois nuits ?

Dès les premières heures de ce jour anniversaire de la condamnation de Gustave, on eut l'impression que les enquêteurs s'étaient jurés de résoudre l'énigme de Lurs.

Pour atteindre ce but, disposaient-ils d'une arme nouvelle fournie par la rapide reconstitution du matin ? Allaient-ils produire, tout à coup, un témoin capital ?

Ils négligèrent, en tout cas, le témoignage de Faustin Roure, qui fut ramené chez lui après avoir attendu le vainement qu'on l'interroge. Ils semblèrent, de même, ne pas vouloir retenir M. Ricard, le témoin marseillais. Mais, lorsque la foule qui grossissait d'heure en heure vit entrer au palais de justice Paul Maillet, le poseur de voies voisin des Dominici, l'ennemi de Gustave, l'homme qui avait juré d'aider les enquêteurs à découvrir l'assassin, on comprit que les deux frères auraient affaire à forte partie. Enfin, lorsque le jeune Roger Perrin arriva essoufflé, sans avoir pris le temps d'enlever son tablier de garçon boucher, un murmure parcourut la foule. Le petit-fils du patriarche détenait-il le secret du massacre ? Ne se trouvait-il pas à la Grand'Terre, le soir du 4 août ?

- La petite Élisabeth et sa mère sont venues chercher de l'eau à la ferme ! a-t-il affirmé, ainsi que nous l'avions nous-même toujours prétendu.

- C'est absolument faux ! s'était écrié Gustave.

Mais, avant de protester si énergiquement contre ce point de détail, le fermier ou sa femme n'avaient-il pas tenu quelques propos infiniment plus importants devant leur jeune neveu ?

 

C'est mon père qui a tué les Anglais !

 

Quoi qu'il en soit, avant que le jeune homme quittât le palais de justice, le vendredi matin à 6 h 30, Gustave Dominici avait reconnu trois faits du plus haut intérêt : il avait entendu des cris d'effroi dans la nuit, et non pas seulement des coups de feu ; il s'était rendu sur les lieux du crime bien avant six heures du matin. Il avait déplacé le cadavre de Lady Ann !

Le jeune fermier était-il sur la voie des aveux ? À chaque heure, dans chacune de ses réponses, il perdait du terrain. Le moment était venu de faire intervenir l'élément psychologique.

À 10 heures du matin, Yvette, sa femme, s'engouffrait dans le palais, soutenu par M. Barth son père.

Après trente heures d'interrogatoire, l'apparition de cette jeune femme, affaiblie par sa grossesse, minée, depuis 15 mois, par le terrible secret, allait abattre, d'un seul coup, la volonté de fer de ce paysan taciturne.

- vous connaissez la carabine, j'en suis certain, avait dit le commissaire Sébeille aux deux frères. Le haut-le-corps de Clovis, lorsque je la lui ai montrée, le lendemain du crime, vous a trahis. À qui appartenait-elle ?

Livide, les mâchoires serrées, Gustave se taisait.

- Dis-lui, allons, dis-lui ! hurlait sa femme. On ne peut plus vivre comme ça ! Tu ne peux continuer à payer pour les autres.

- Voyons, Gustave, murmurait Sébeille en lui mettant la main sur l'épaule, je sais que tu n'es pas coupable, et le nom de l'assassin, je le connais. Je sais que c'est dur, très dur pour toi, mais je veux que tu me le dises toi-même, ce nom.

Les sanglots d'Yvette déchiraient le silence de la pièce. La jeune femme, debout, demeurait immobile, les yeux clos. Sébeille se tenait devant Gustave, essayant de lire sur ce visage contracté, l'intensité du drame qui le torturait. Et soudain, comme si un ressort venait de casser dans sa robuste poitrine, l'homme se détendit d'un seul coup. Pantelant, il tomba dans les bras de cet "ennemi" contre lequel, depuis quinze mois, il avait mobilisé toutes les ressources de sa volonté, de son énergie.

- Je n'en peux plus ! Je suis trop malheureux ! Il faut que je vous dise tout.

Alors, ravalant les sanglots qui lui montaient à la gorge, Gustave Dominici se libéra du plus terrible secret qu'un fils puisse détenir :

- C'est mon père qui a tué les Anglais !

Il ne put en dire plus long.

- C'est bien, Gustave, on comprend, dit le commissaire. Tu me diras tout dans un instant.

Laissant dans les bras d'Yvette le jeune fermier effondré, il se dirigea vers Clovis dans la pièce voisine.

- Ton frère a parlé, lui dit-il simplement.

Quelques minutes plus tard, côte à côte devant le policier qui, à force de patience et d'adresse, avait triomphé de leurs mensonges, de leurs silences, les deux frères anéantis, unissaient leurs forces pour confirmer le terrible aveu qui ravalait au rang d'une bête abjecte le chef du clan des Dominici.

- Tiens, petit, si tu l'arrêtes l'assassin, nous ferons ribote ensemble !

En août 1952, une lueur de défi dans son regard de paysan madré, la moustache quelque peu agressive, un sourire ironique sur les lèvres, Gaston Dominici avait lancé cette promesse au commissaire Sébeille, à travers la fumée de son éternelle bouffarde. Le policier s'était éloigné sans un mot.

Un mois plus tard, au milieu de la cour de sa ferme, le vieillard avait hoché la tête :

- tu vois, petit, il est plus fort que toi, l'assassin. Tu n'es pas assez vicieux pour l'avoir !

Cette fois, le policier marseillais avait répondu :

- Je ne sais pas si l'assassin m'entend ou s'il me voit. Mais rira bien qui rira le dernier !

Le maître de la Grand'Terre avait ricané en se penchant vers son chien.

- J'offre dix mille francs de récompense à celui qui découvrira le coupable ! s'était-il écrié quelques jours après le crime, alors que nous l'emmenions en auto au couvent de Ganagobie. Je veux aider la justice et je désire surtout qu'on nous fiche la paix avec cette histoire. J'attaquerai en diffamation tous les journaux qui auront sali le nom des Dominici !(2).

Qu'elle paraissait sincère, l'indignation de ce vieillard de 76 ans ! Avec quelle fougue il nous avait exposé la défense de Gustave lorsque nous lui avions demandé de se faire, auprès de nous, l'avocat de son fils, arrêté depuis quelques jours !

- Non, Gustave n'est pas coupable, nous avait-il affirmé dans sa cuisine. Depuis deux mois, nous ne vivons plus : la femme est malade et moi je ne sais plus ce que c'est que dormir ! Mais "ils" ne m'auront pas comme ça !... J'y perdrai peut-être la santé et la vie, mais je veux que le nom des Dominici soit respecté !

Après avoir répondu avec force détails à nos questions sur son emploi du temps de la nuit du crime, il s'était lamenté :

- J'ai travaillé nuit et jour pendant soixante-dix ans ; j'ai souffert le froid et la faim pour élever honorablement mes enfants ; je suis un honnête homme et je n'ai pas peur !

Une vie de dur labeur ? Un honnête homme ? Personne n'avait osé nous dire le contraire au pied de la colline de Lurs, et le Père Lorenzi, prieur de Ganagobie, semblait avoir conservé un excellent souvenir de l'ancien fermier du couvent.

Né à Digne, d'une mère italienne qui allait le laisser seul au monde huit ans plus tard, le jeune orphelin connut de bonne heure la rude existence des montagnards bas-alpins. Dans le village de Brunet, sur les pentes du plateau de Valensole, il passe une jeunesse solitaire. Pâtre à la ferme Bec, il part, chaque matin, dès l'aube, avec son troupeau de moutons. Son seul ami : un chien ; ses seules joies : la montagne âpre où rôde le sanglier. Dans ce décor à la Giono, le naturel sauvage du jeune calabrais s'épanouit. Dans l'âpreté de sa solitude, l'orgueil de sa race gonfle son large torse.

Ce torse, il l'exhibe fièrement à son retour du régiment. Il en a fait recouvrir la puissante musculature de tatouages. À 23 ans, Gaston Dominici n'est plus seulement un montagnard orgueilleux. Il est devenu un dur que les gars de Brunet hésitent à attaquer lorsqu'il s'installe, seul à sa table, à l'auberge du village. Et parfois, portées par le vent du plateau, des notes claires emplissent la vallée ; face aux monts désolés, le pâtre embouche le clairon qu'il a rapporté du régiment et sonne la charge. Malheur alors à celui qui oserait sourire ! Malheur aussi au sanglier qui vient rôder près du troupeau : dédaignant l'aide des rabatteurs, le berger-braconnier charge les solitaires et les envoie, d'une décharge de chevrotines, rouler dans les ravins. Il règne en maître sur sa montagne, comme sur son troupeau !

 

La déchéance du despotique chef de clan

 

Il va bientôt régner en despote sur la femme qu'il a choisie.

Lorsqu'il arrive à Ganagobie, trois enfants sont nés. La terre de la colline est ingrate : la roche, aride. Le montagnard attaque la glèbe comme il chargeait le sanglier. Il arrache les buissons, creuse le roc de son soc, qui s'ébrèche :

- Seul de tous les fermiers du couvent, il a pu entretenir les terres du plateau et les fertiliser, nous a affirmé le Père Lorenzi.

Rien ne doit lui résister : ni l'épouse qui courbe l'échine à son approche, ni ses fils qui plient sous sa loi, ni même ce bandit dangereux, terreur des gendarmes, qu'il capture lui-même en 1928.

Les années passent, l'orgueil du tyran grandit. Grâce à son labeur, il peut acheter la ferme de la Grand'Terre, située dans la vallée. Il y descend avec son clan. C'est maintenant le patriarche, mais s'il marche avec une canne, ce n'est pas tant pour s'aider que pour en menacer le fils récalcitrant, le voisin indiscret.

Habitué à la solitude, au clan familial, il hait, par principe, l'étranger, le touriste "fainéant" qui s'installent près de sa ferme.

- Je possédais deux grands arbres en bordure de la route, m'a-t-il dit en septembre 1952. Je les ai fait abattre pour ne plus voir les automobilistes s'installer sous leurs ombrages !

Ce vieux berger solitaire qui rêvait dans ce décor majestueux, devant lequel la petite Élisabeth s'était endormie un soir d'août 1952, ne cachait-il pas sous ses tempes grises l'âme du plus abject des criminels ? Clovis et Gustave, en l'accusant du triple assassinat des Drummond, n'avaient-ils pas commis la plus monstrueuse infamie ?

- Que me veut-on encore ? Je suis vieux, très vieux, je n'en peux plus, dit-il au commandant Bernier, venu le chercher à sa ferme.

Puis le vieillard se mit à pleurer silencieusement.

Au palais de justice, le commissaire Sébeille, épuisé par des nuits de veille, attendait l'homme qui l'avait défié quatorze mois plus tôt.

- Gaston, j'ai découvert l'assassin des Anglais. Malheureusement, nous ne pourrons pas faire la ribote ensemble, parce que l'assassin, c'est toi !(3)

Le vieux ne broncha pas. Il eut la force de rire.

- Allons, petit, ne me dis pas de bêtises ! Que me veux-tu encore ?

- Je te dis ce que je sais depuis longtemps déjà : tu as tué les Drummond avec ta carabine.

Assis dans un fauteuil, la canne entre les jambes, le vieillard allait tenir tête au commissaire, au juge Périès et à deux inspecteurs, pendant une nuit et un jour.

- Tes fils ont tout raconté ! Lis les journaux !

- Ils ont menti, ce sont des salauds !

- Les camionneurs qui passaient sur la route du crime t'avaient déjà reconnu !(4)

Tels ces sangliers qu'il avait attaqués dans sa montagne, l'orgueilleux vieillard faisait front à toutes les attaques.

- Réfléchis encore, lui dit le commissaire, le samedi matin. J'emmène tes fils à la Grand'Terre. Ils m'indiqueront l'endroit où tu cachais ton arme !

Une heure plus tard, les enquêteurs arrivaient à la ferme avec Gustave et Clovis. Une troupe de femmes échevelées les accueillit par des insultes :

- Bandit, c'est vous l'assassin ! Qu'avez-vous fait de mon père ? hurla au juge Périès Mme Caillat, l'une des filles du criminel.

Déjà, Yvette, la petite-fille, maniait un gourdin. Il fallut faire appel aux gendarmes pour rétablir l'ordre. Puis, parmi les hurlements et les imprécations, Clovis et Gustave descendirent de voiture, se dirigèrent vers le hangar situé à l'entrée de la cour.

- C'est là que notre père cachait sa carabine ! dirent-ils...

… Au palais de justice, dans son fauteuil, le vieux montagnard niait toujours :

- Et si c'était Gustave qui a fait le coup ? lança-t-il tout à coup.

Écœurés, les enquêteurs laissèrent le vieillard seul avec sa lâcheté.

Au bout d'un moment, la porte s'ouvrit et le commissaire de police Prudhomme entra :

- Alors grand-père, comment ça va ?

Le vieux regarda franchement le commissaire. Durant quelques minutes, la conversation roula entre les deux hommes. On aurait dit deux vieux amis qui se racontaient leurs amourettes avec un évident plaisir. Puis le commissaire partit et le vieux Gaston resta seul avec un gardien de la paix, M. Guérino. Au bout d'un moment de silence, le fermier de la Grand'Terre sortit de sa torpeur :

- Il est sympathique, ton "président" , petit. Va me le chercher. À lui, je parlerai ; c'est moi qui ai fait le coup.

L'agent de police resta bouche bée. L'instant de surprise passé, il appela son chef. Le commissaire rentra :

- Eh bien ! voilà, confirma le vieux Gaston. Je vais tout te dire mais surtout, ne te moque pas de moi : c'est pour voir la femme se déshabiller que j'ai tué.

Le commissaire Prudhomme écouta patiemment, encourageant le criminel par des flatteries auxquelles Gaston Dominici n'était pas insensible.

- ils vont se moquer de moi, ils vont me prendre pour un écolier parce que j'ai voulu voir l'Anglaise se déshabiller, disait-il au commissaire Prudhomme.

Ce dernier, cependant, avec beaucoup de douceur, calmait les appréhensions du fermier.

- Mais non, grand-père, le commissaire Sébeille comprendra très bien.

- Bon ! Ça va, appelle-le, consentit finalement Gaston Dominici. Mais auparavant, je vais te signer le papier de mes aveux, et puis, tu me laisseras aller chez moi régler mes affaires avec "ma vieille sardine" (la vieille sardine, c'est sa femme). Il faut que je règle la vente de la Grand'Terre, que nous partagerons avec elle. Les gosses se débrouilleront.

Le commissaire Sébeille arriva enfin :

- Petit, tu as gagné ! Je vais tout t'expliquer !

Alors, le patriarche de la Grand'Terre, péniblement, se dépouilla de son orgueil pour mettre à nu son âme hideuse d'assassin lubrique.

Incapable d'analyser son vice, ce vieux pâtre solitaire, accoutumé depuis toujours à vivre parmi les béliers bondissants, à l'approche des printemps ; ce vieillard d'une verdeur extraordinaire auquel les ans n'avaient pas réussi à faire oublier les joies du jeune âge, découvrit brutalement à son interlocuteur sidéré l'instinct de bête qui l'avait conduit à son triple assassinat.

- Le 4 août, vers 7 heures, j'avais vu les Anglais installer leur campement à l'entrée du chemin. En passant près d'eux, avec mon troupeau, j'avais croisé la femme et la petite fille qui préparaient le repas. Je suis rentré chez moi manger ma soupe et je suis allé me coucher.

Après ce préambule, le vieillard hésita, chercha ses mots : il tentait d'expliquer le désir malsain, lancinant, qui l'avait empêché, en cette nuit étoilée, de trouver le sommeil. La silhouette de cette étrangère, jeune encore, moulée dans sa légère robe d'été, hantait sa rêverie…

Peut-être allait-elle revêtir un déshabillé pour affronter la chaleur de cette nuit d'été. Peut-être !...

 

Je ne peux pas croire que tu aies fait cela !

 

Booz lubrique, le vieux paysan ne put lutter plus longtemps contre ses instincts séniles. Ce "dur" au torse tatoué qui avait joué du couteau dans les auberges de Brunet, ce despote qui avait régné en maître sur les siens, qui avait dominé, toute sa vie, la terre ingrate, les sangliers déchaînés, n'avait pu maîtriser cet attrait charnel. D'ailleurs, avait-il seulement tenté de lutter ?

… Déjà, il est dans sa cour. À pas de loup, il s'avance vers le hangar, prend à tâtons sa carabine. Sait-on jamais ! Un blaireau peut se présenter à portée de fusil ! Et puis, peut-on prévoir ce qui peut se passer, la nuit, quand on approche des étrangers !

Le cœur battant à lui rompre les veines, il avance dans son verger le long du talus, fasciné par les nickels de l'Hillman qui scintillent sous la lune. Deux phares sur la route : le vieux renard se tapit sur l'herbe. Lentement, il rampe vers le mûrier, s'allonge sur le sol. Sous ses sourcils broussailleux, son regard de fauve s'agrandit. Cette fois, la brute apparaît ; il ne reste de l'homme que l'animal primitif, féroce et lubrique.

Cette femme, qui sourit aux étoiles à travers son rêve, ce n'est plus seulement l'étrangère qu'il voulait regarder dormir, c'est une proie vivante qui s'offre à sa folie. Il approche, cassé en deux, vers le lit de camp. Il la contemple, immobile ; il va toucher cette peau laiteuse que la lune saupoudre d'or. Trop tard ! Un homme, Sir Jack, s'est dressé devant lui, en hurlant, dans sa langue. Il a saisi, de la main droite, l'extrémité du canon qui le menaçait.

- Instinctivement, j'ai appuyé sur la gâchette, a raconté le vieillard. Il a crié de douleur ; la balle l'avait blessé aux doigts. Quand je l'ai vu s'enfuir derrière la voiture, j'ai tiré à nouveau, trois fois. Il est allé tomber de l'autre côté de la route. La femme s'était levée, elle aussi, pour protéger sa fille qui criait. J'ai tiré sur la femme, trois fois, au jugé ; elle est tombée près du mûrier. À ce moment, j'ai vu l'enfant s'enfuir vers la Durance ; j'ai tiré une dernière balle, je l'ai ratée. Alors je me suis lancé à sa poursuite. Je l'ai rattrapée sur la rive où elle avait trébuché. Elle était à genoux : je l'ai frappée avec la crosse, sur la tête. Ensuite, je suis allé jeter ma carabine brisée dans la Durance, et je suis rentré me coucher...

Durant cet hallucinant récit, le commissaire Sébeille ne s'était pas moqué de lui, comme l'avait craint le sinistre assassin. Il ne s'était pas moqué, parce que, dans la bouche de ce patriarche quatorze fois grand-père, cette scène de carnage qu'il avait pourtant reconstituée cent fois en imagination, apparaissait sous un jour plus horrible encore que la réalité. Il ne s'était pas étonné non plus, car, depuis longtemps, il savait à quoi s'en tenir sur les bas instincts de cet obsédé sexuel.

- tu vois, cet avion dans le ciel, lui avait-il dit un jour. Eh bien ! les aviateurs ont de la chance, de là-haut ils peuvent voir les amoureux dans les buissons.

Et, dans le voisinage de la Grand'Terre, plus d'une femme, plus d'une jeune fille avaient frémi sous le regard égrillard du patriarche.

- Les hurlements de la femme et de sa fille m'ont rendu fou !

C'est la seule excuse qu'a invoquée jusqu'alors la vieille canaille. Puis il a demandé s'il pouvait faire rentrer dans sa prison son chien et un tonneau de vin !

Le lendemain de ses aveux, le patriarche déchu reprenait, pour la dernière fois, en voiture cellulaire, le chemin de la Grand'Terre.

Dès qu'il eut pénétré dans la cour du mas, un hurlement inhumain déchira le silence qu'avait provoqué dans la foule des journalistes l'apparition de sa silhouette trapue.

- Je ne peux pas croire que tu aies fait cela !

La femme qu'il avait terrorisée pendant cinquante ans, doutait encore de la déchéance de son Maître !

- Il fallait bien qu'il y en ait un pour le faire ! répondit la brute.

Devant Gustave et Clovis, vieillis de dix ans en trois nuits, devant ses filles et ses brus effondrées dans la cuisine, il fit demi-tour sur ce seuil à jamais interdit, et, levant négligemment sa canne vers le hangar :

- La carabine était là, dit-il au juge Périès.

 

Devant le spectre de la petite Élisabeth

 

Puis, avec la démarche d'un propriétaire faisant l'honneur de sa maison à des amis, il entraîna les enquêteurs à travers le verger.

Soudain, il s'allonge sur le sol près du mûrier. Le geste a été si rapide qu'on a pu croire à un malaise. Illusion ! Le vieillard vient simplement de montrer comment il s'est tapi pour bondir sur sa proie.

Dans sa rude main de paysan, la carabine Rock-Ola semble un jouet d'enfant, et lorsqu'il la brandit contre l'inspecteur Girolami qui représente Sir Drummond, il semble avoir oublié les râles de Lady Ann expirant à ses pieds.

- Ça suffit ! Laissez-moi ! ordonne-t-il aux policiers.

Le tyran a-t-il peur d'affronter la prochaine scène qu'on lui demande de mimer : l'assassinat de la douce Élisabeth ?

- Montrez-nous comment vous avez fait pour rattraper l'enfant ! lui ordonne le juge.

Le vieillard se ramasse sur lui-même, et d'un bond s'élance derrière l'inspecteur Amédée.

Médusée, la foule se tait : à 77 ans, l'homme court comme un conscrit ! Il va trébucher : non, il vole ! Au milieu du pont, il stoppe brutalement, lance par-dessus le parapet canne et fusil, enjambe le mur et, déjà, bascule dans le vide. S'est-il écrasé sur la voie ferrée ?

Non, la mort a méprisé cette proie indigne. La main de l'inspecteur Girolami l'a agrippé par sa veste et déjà le juge Périès et les gendarmes hissent sur le pont l'assassin qui n'a pas eu le courage d'affronter le spectre d'un enfant !

Car il n'aura pas la force de répéter son geste ignoble au-dessus des gerbes de fleurs qui marquent l'emplacement où Élizabeth, à genoux, a été suppliciée par ce bourreau…

Il faudra encore répéter d'autres gestes, mais d'un intérêt bien secondaire. Le juge d'instruction sait maintenant que le vieillard a des jambes de 20 ans et qu'il n'avait besoin de personne pour accomplir son carnage.

Il est bien d'autres questions qui se posent encore aux enquêteurs : quel rôle exact a joué Gustave lorsqu'il eut appris la tuerie de la bouche même de son père ?

N'a-t-il pas tenté, en ramassant les six balles non percutées et les huit douilles, en dérangeant les cadavres, de brouiller les cartes des policiers ? S'est-il rendu son complice ?

Et puis, surtout, Gaston Dominici n'a-t-il pas prémédité son crime ? S'est-il vraiment armé dans la seule intention de tuer un gibier ? Dans ce cas, pourquoi n'a-t-il pas pris son fusil de chasse plutôt que cette carabine dont il ignorait le mécanisme à répétition automatique(5), puisqu'il a armé l'arme avant chaque coup, en perdant ainsi une balle sur deux ?

Enfin, qui a fouillé les bagages, retrouvés en désordre ?

Tout cela, il est vrai, est bien secondaire maintenant. L'auteur du massacre au clair de lune est hors d'état de nuire : le monde entier respire et rend grâce à l'habileté de la belle équipe de policiers marseillais qui arracha le fauve à sa tanière.

La tâche de Mes Pollak et Charrier, de Marseille et de Me Charles Alfred de Digne, les trois avocats que Gaston Dominici a choisis sera des plus difficile !

À l'époque où, en ricanant, il défiait le commissaire Sébeille, le patriarche de la Grand'Terre avait, en effet, déjà choisi le châtiment qu'il convenait de réserver à l'assassin des Drummond :

- Si jamais on l'arrête, s'était-il écrié, j'espère bien qu'on lui coupera le cou !

© René Pacaut, in Détective n° 388 du 23 novembre 1953, pp. 20-21

 

 

 

 


Notes

(1) Erreur manifeste commise par ce fin connaisseur de l'Affaire Dominici. Il s'est agi d'une condamnation ferme, d'ailleurs fort modérée. La suite du texte le confirme.
(2) Ici, le journaliste confond les propos du père avec ceux du fils.
(3) Petite erreur. Jamais le commissaire Sébeille n'a tutoyé Gaston ; il l'a affirmé avec force face à l'inculpé, lors du procès.
(4) Ce dernier fait est plus que sujet à caution.
(5) !!!.

 


 

 

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