ou la remarquable intuition de Monsieur Reymond (Georges)

 

"... Cette suite d'actes va permettre d'imaginer le tempérament du meurtrier : c'est un homme rustre, peureux et simple"
(G. Reymond, 7 août 1952).

 

Le jeudi 7 août 1952, le journaliste Georges Reymond, de Nice-Matin, près de céder sa place à un envoyé spécial, Jean-Paul Ollivier, publie un article particulièrement documenté et perspicace (dans la mesure où il a été rédigé moins de deux jours après le crime - et nous nous sommes permis de ponctuer ses "énormités" par des 'sic' souriants) : "Faisons le point - Résumons les résultats de l'enquête...".
Après avoir évoqué la première piste suivie, celle du légionnaire déserteur, le journaliste écrit :

 

 

L'auteur du triple assassinat est-il un habitant de la région ?

 

 

[...]

Le témoin principal, Gustave Dominici, a été à nouveau et à plusieurs reprises interrogé, au cours de la journée d'hier. Les enquêteurs, en effet, ont pensé qu'il n'a pas dit toute la vérité. Dans ses dépositions successives, il a indiqué qu'au cours de la nuit du crime, il avait été réveillé deux fois. Une première fois à 23 heures 30, des étrangers - un couple et une fillette - qui voyageaient à bord d'un side-car, se sont arrêtés devant sa ferme et ont frappé à la porte. M. Dominici n'a pas ouvert car "c'étaient des étrangers et on ne sait jamais", a-t-il déclaré. La deuxième fois, à une heure du matin, par les coups de feu, mais, s'il a entendu les coups de fusil [sic], le cultivateur aurait pu entendre également les cris de la jeune fille, car elle a crié certainement en se débattant. Mais il sera difficile de le lui faire admettre car, si cela est vrai, il tomberait sous le coup de la loi et serait justiciable du tribunal correctionnel pour "non-assistance à un blessé"(1). Néanmoins, les policiers et les gendarmes ne désespèrent pas d'obtenir de lui de plus amples renseignements.

Un autre fait a frappé les enquêteurs. L'assassinat odieux de la jeune Élisabeth Drummond, à première vue, était un acte gratuit. Plutôt que de perdre son temps à poursuivre et à tuer l'enfant, le meurtrier aurait pu s'enfuir, assuré qu'elle ne le reconnaîtrait pas, ne l'ayant vu que de nuit et dans des conditions extrêmement défavorables, puisque l'homme cherchait à l'éviter.

Les policiers pensent maintenant qu'Élisabeth Drummond, comme ses parents, aurait déjà vu son meurtrier. Ne serait-il pas possible, en effet, que l'assassin soit passé sur la route au moment où les touristes anglais se préparaient à dîner(2), avant que la nuit ne tombe ? Peut-être, même, s'était-il arrêté pour leur parler ?

Voyant des étrangers cossus d'aspect, l'idée du vol ne lui serait-elle pas venue à ce moment ? Il serait alors retourné chez lui pour s'armer de sa carabine afin de parer à toute surprise.

Cette carabine à répétition [sic] n'est pas ou plutôt n'était pas une carabine de l'armée [re-sic]. Quoique entretenue et en bon état [sic], elle n'avait pas le brillant d'un fusil de corps de troupe. De plus, le croisillon qui permet la visée a été cassé et remplacé par une pièce d'aluminium. Cette réparation de fortune n'a pu être faite par un armurier qui aurait remplacé le croisillon cassé par une pièce d'origine. Enfin, le bois de la crosse, qui est [en arrière] du pontet et porte des traces de choc, n'était pas réparé, et il y avait manifestement longtemps que la courroie manquait.

L'hypothèse première, selon laquelle cette arme aurait pu être apportée par le légionnaire, s'effondre donc.

Nous avons fait état des recherches entreprises pour arrêter le légionnaire italien, Cesarino Donati, né en 1929 à Gênes, qui a déserté le 14 juillet dernier. Officiellement, les recherches ont été abandonnées sur la foi de renseignements prouvant qu'il avait franchi la frontière franco-italienne au col de Larches. Or, nous avons pu dire que ces renseignements étaient erronés et comme nous l'indiquions hier, rien ne prouve qu'il se soit dirigé vers l'Italie. La dernière trace de son passage a été trouvée à Aiglun, par ses vêtements d'uniforme, abandonnés au bord de la route.

Dans l'après-midi, à 17 heures, M. V. S. Marrian, professeur de biologie à l'Université d'Édimbourg, est venu à Forcalquier reconnaître les corps de Sir Jack, de Lady Drummond et de leur fille Élisabeth. M. V. S. Marrian, qui occupe une chaire dans la même université que Sir Jack Drummond, connaissait celui-ci de longue date. Une étroite amitié les liait, au point qu'ils avaient loué ensemble la villa "Le beau Cyprès" à Villefranche, sur la Moyenne-Corniche, pour la durée du mois d'août.

Sir Jack Drummond est arrivé à Villefranche le 1er août. Il était passé par Digne, où il avait couché, dans la nuit du 31 juillet au 1er août, au Grand Hôtel(3). Les Drummond avaient été intéressés par l'annonce des Fêtes de la Lavande, et avaient décidé d'y revenir pour assister au Corso et à la corrida. Ils avaient quitté leur ami Marrian lundi matin à six heures ; ne se munissant que du strict nécessaire, au point qu'ils laissèrent à la garde de M. Marrian leurs passeports, la quasi-totalité de leur avoir en argent, et leurs vêtements. Ils n'emportaient qu'un nécessaire de toilette et de très légers vêtements.

M. Marrian, qui est un homme d'une soixantaine d'années, maigre, les cheveux frisés grisonnants, était très ému en rappelant les derniers instants qu'il a connus de ses amis. Il a pénétré dans la chapelle ardente dressée dans une pièce de la façade de l'hôpital de Forcalquier d'un pas assuré mais las, encadré de M. Degrave, sous-préfet de Digne, M. Sabatier, procureur de la République, et M. Périès, juge d'instruction à Digne. Malgré l'aspect supplicié des cadavres de ses amis, M. Marrian, visiblement très éprouvé, les a reconnus formellement. Le greffier du tribunal de Digne a dressé sur le moment l'acte de procédure, au bas duquel le professeur de biologie a apposé sa signature. Ce fut pour lui une très dure épreuve manifestement, que de revoir dans ces conditions cette famille amie, si unie, si heureuse au moment où il l'avait quittée.

Hormis ce dernier acte en faveur des Drummond, M. Marrian a donné deux renseignements aux enquêteurs. L'un revêt une grande importance pour la poursuite de l'enquête. En effet, les inspecteurs de la brigade mobile ont retrouvé une culotte d'enfant tachée de sang, à 300 mètres environ du lieu du crime, en bordure de la voie ferrée. Cela pouvait indiquer qu'elle appartenait à la jeune Élisabeth, et la direction prise par le meurtrier après son forfait. M. Marrian a été formel. Il n'a pas souvenir que cette pièce de lingerie ait appartenu à la jeune fille de Sir Jack Drummond. Néanmoins, il vérifiera parmi les effets qui sont restés à leur villa, si elle n'est pas de la même marque que les autres culottes.

Faisons le point. Résumons maintenant les résultats de l'enquête conduite par le commissaire Sébeille, de la 9e brigade mobile, et par le capitaine Albert. D'après les derniers renseignements parvenus à leur connaissance, Sir Jack Drummond et sa famille campaient sur le bord de la route, à six kilomètres de Peyruis.

Un inconnu passa et les aperçut. Il crut qu'il pouvait, en les volant, s'octroyer un important butin. Il rentra donc chez lui à une distance maximum de cinq kilomètres, et revint muni d'une arme de guerre avec laquelle, très probablement, il chasse le gros gibier. Il attend que ses victimes soient endormies profondément, et s'approche d'elles ; il peut alors penser agir en toute sécurité. Mais il est trahi par un bruit et Sir Drummond se soulève sur son lit de camp. L'attaquant a peur, il appuie sur la gâchette [sic] de son arme et abat Sir Drummond. Lady Drummond et sa fille sont alors réveillées, et tentent de fuir. Lady Ann est blessée mortellement et tombe, face contre terre, tandis que son mari tente de quitter les lieux du drame et peut, en rampant, traverser la route pour mourir près de la borne kilométrique indiquant que Peyruis se trouve à six kilomètres en direction de Digne.

Mais l'assassin ne le voit pas, trop préoccupé à poursuivre Élisabeth Drummond sur laquelle il décharge, sans résultat et en courant, le chargeur de son fusil. Il attrape enfin l'enfant près de la voie ferrée, après avoir dépassé le pont qu'il enjambe [sic]. Immédiatement, il la frappe comme une brute, quatre fois, en tenant son fusil par le canon. La crosse s'étant cassée, il jette l'arme doublement inutile dans la Durance, mais comme il connaît certainement la rivière, il parcourt une cinquantaine de mètres avant de l'envoyer à la volée, dans un trou d'eau, à un endroit où la berge est très escarpée et haute d'une dizaine de mètres.

Il revient alors au campement dévasté par la mort, fouille la voiture dans laquelle il ne trouve rien, même pas le billet de 5 000 francs et quelques travellers chèques pour une valeur de 40 livres sterling qui s'y trouvaient pourtant.

Avant de quitter les lieux, il recouvre le corps de Lady Drummond d'une couverture, et celui de Sir Jack de l'un des lits de camp, puis il retourne chez lui.

Cette suite d'actes va permettre d'imaginer le tempérament du meurtrier : c'est un homme rustre, peureux et simple. Rustre, car il a agi sans discernement. S'il voulait voler, il pouvait choisir d'autres touristes que des Anglais, dont on sait qu'ils n'ont pas de grandes possibilités financières [sic].

D'autre part, les Drummond étaient vêtus d'une façon très quelconque, et ne portaient aucun bijou.

Peureux : le meurtrier a tiré à la première réaction de ses victimes ; et s'est acharné plus particulièrement sur l'enfant, qui ne pouvait lui opposer aucune résistance.

Simple : car il n'a pas voulu laisser les cadavres sans linceuls, et a employé un temps précieux à les couvrir(4).

Le tempérament du meurtrier diffère sensiblement de ce que nous pouvions déduire des premières constatations ; mais l'ensemble des faits prouve qu'il ne s'agit pas d'une brute sanguinaire, mais d'un homme faible ayant eu les réflexes du mouton à raser, frappant sans réfléchir.

Un porte-parole de Scotland Yard a démenti les informations selon lesquelles la police criminelle britannique enverrait un détective en France pour coopérer avec la police française dans l'enquête sur le meurtre des Drummond.

"Nous n'avons envoyé personne, a déclaré le porte-parole, et on ne nous a pas demandé d'envoyer un de nos hommes".

Aucune information n'a été demandée jusqu'à présent à Scotland Yard, mais selon le porte-parole la police locale de Nottingham, ville près de laquelle habitait la famille Drummond, échangerait des renseignements avec la police française.

Dans le village de Nuthall où se trouve la maison de la famille Drummond, on ne parle que de l'affreuse nouvelle. Des voisins ont déclaré que Sir Jack avait eu récemment une légère attaque. C'est pour s'en remettre qu'il était parti pour la France.

Frisky, le poney de la petite Élisabeth, semble déjà s'ennuyer de l'absence de sa jeune maîtresse. La Directrice de l'école que fréquentait la petite fille a déclaré, les larmes aux yeux, qu'elle avait reçu une carte d'Élisabeth il y a quelques jours à peine. Dans cette carte, la petite fille lui faisait part de tout le plaisir qu'elle éprouvait en vacances.

Les journaux londoniens du soir continuent à publier sous des titres impressionnants les informations sur le déroulement de l'enquête.

Quelques heures avant d'être assassinée, Élisabeth avait commencé une lettre par ces mots : "Je n'ai jamais été aussi heureuse que maintenant".

Cette lettre inachevée et les autres affaires personnelles des victimes du triple meurtre sont sous scellés dans les locaux de la police. Il y a notamment une boîte de peinture, un volume des sonnets de Shakespeare et un livre scolaire.

Dans la soirée, les policiers et les gendarmes ont fait montre d'une activité débordante, chacun de leur côté. On a l'impression d'une véritable course contre la montre. Chacun des deux services voudrait être le premier à arrêter l'assassin.

On a l'impression que la cadence s'est accélérée subitement en fin de soirée, et depuis 20 heures 30, ce ne sont qu'allées et venues, à croire que les enquêteurs ont le don d'ubiquité ; mais comme par hasard, s'ils se montrent agités, ils restent muets comme des carpes.

Au hasard d'une rencontre sur les cinquante kilomètres du circuit qui est borné par Forcalquier, Peyruis, La Brillanne et Lurs sur la route nationale 96, pas très loin des lieux du drame, nous avons appris que l'arrestation de l'assassin ne serait plus qu'une question d'heures. Il serait très probablement arrêté aujourd'hui, au début de la matinée, à condition toutefois qu'il se confirme que celui qui est visé soit vraiment le meurtrier. Nous n'avons pu savoir qui il était.

"Contentez-vous d'être informés qu'il sera arrêté entre 6 et 9 heures demain matin", nous a-t-on dit, et malgré toutes les ruses et les poursuites des voitures policières, nous n'en avons pas appris davantage.

 

DERNIÈRE MINUTE
UN SUSPECT EST APPRÉHENDÉ

 

À 23 h., le capitaine Albert, commandant la gendarmerie de l'arrondissement de Forcalquier, partait en automobile avec le commissaire divisionnaire [sic] Sébeille, de la brigade mobile de Marseille pour Barjols, dans le Var, et déclarait :

"Nous venons d'arrêter un suspect, qui est interrogé par nos hommes. Tout laisse croire que nous tenons le meurtrier de Sir Jack Drummond et de sa famille".

 

© Georges Reymond, in Nice-Matin du 7 août 1952, p. 5

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 




Notes

(1) Quelle incroyable prémonition !
(2)
Un auteur, que je qualifierai de misérable falsificateur, se gausse du commissaire Sébeille faisant allusion à ce repas. Il n'est pourtant que de piocher dans la litanie des témoins pour s'assurer de sa réalité, au soir du 4 août :
- à 20 h 15, M. Ch. Pin, demeurant à Apt, voit les Drummond en train de manger (GN Apt, 24 septembre 1952).
- à 20 h 30, Mme J. Christianini, demeurant à Marseille, voit Elisabeth secouer la nappe (B 9, GN Marseille-Nord, 17 août 1952).
(3) Cet hôtel était sis, 19 Boulevard Gassendi. Possédant un ascenseur, et comprenant 80 chambres.
(4)
Le commissaire Constant, dans son rapport de synthèse du 5 mars 1953, fait montre d'une vision plus réaliste de cette simplicité : "Ce n'est pas par humanité que les cadavres de Sir Jack et Lady Ann ont été recouverts d'un lit de camp et d'une couverture : ils étaient morts depuis longtemps. C'est sans nul doute pour masquer les cadavres aux yeux des gens de passage, dans le but de retarder le plus possible la découverte du crime".